Conscience et neurosciences
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Title
Conscience et neurosciences
Description
Dans la préface pour la Conscience et neuroscience de France Quéré, Ricœur propose un cheminement précis dans lequel il s’interroge sur le cerveau, rappelle la nécessité d’un discours pluriel concernant l’être humain puis évoque la question de la conscience.
Contributor
Thiriez-Arjangi, Azadeh. Auteur du commentaire
Éditeur
Date Created
2001
Textes en liaison
Préfaces
D'une lucidité inquiète
Structures philosophiques du péché originel
André Philip par lui-même ou les voix de la liberté
Le jeune Hegel et la vision morale du monde
La participation à l'être dans la philosophie de Louis Lavelle
Conscience et neurosciences
Il cammino della libertà : fenomenologia, ermeneutica, ontologia della libertà nella ricerca filosofica di Paul Ricœur
Langage religieux. Mythe et symbole
D'une lucidité inquiète
Structures philosophiques du péché originel
André Philip par lui-même ou les voix de la liberté
Le jeune Hegel et la vision morale du monde
La participation à l'être dans la philosophie de Louis Lavelle
Conscience et neurosciences
Il cammino della libertà : fenomenologia, ermeneutica, ontologia della libertà nella ricerca filosofica di Paul Ricœur
Langage religieux. Mythe et symbole
Language
fre
Type
Texte
Description physique
pp. 7-12
Sujets
France Quéré
Conscience
Neuroscience
Morale
Cerveau
Maladie mentale
Sollicitude
Conscience
Neuroscience
Morale
Cerveau
Maladie mentale
Sollicitude
Vedettes Rameau
Source
IIA699a
Identifiant
ark:/18469/2ngn0
Détenteur des droits
Fonds Ricœur
Numérisation Fonds Ricœur
Numérisation Fonds Ricœur
content
Conscience et neurosciences /
QUÉRÉ F.
Préface de P. Ricœur
IIA699a, in Conscience et neurosciences [sur les rapports entre
les neurosciences et la problématique morale], Paris : Bayard,
2001,7-12.
Notice éditoriale
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
C’est dans le cadre de l’édition des différents écrits de la théologienne et
éthicienne France Quéré (1936-1995), portant notamment sur les rapports
entre les neurosciences et la problématique morale, que Paul Ricœur
préface son livre posthume, Conscience et neuroscience1, publié en 2001.
Sa préface s’articule autour de trois axes principaux :
I- Le cerveau
En s’appuyant sur les essais de France Quéré consacrés à la contribution
des sciences neuronales à la compréhension de soi, Ricœur aborde les
raisons de l’inquiétude légitime du public concernant la compréhension de
soi sur un plan purement théorique : d’une part la connaissance objective
du cerveau en tant qu’objet des neurosciences est une connaissance
récente ; d’autre part à cette connaissance limitée du cerveau s’ajoutent les
fantasmes à la fois de toute-puissance en même temps de totale
impuissance. Là s’ouvre le champ de réflexion sur les maladies mentales et
le clivage provoqué par
ces dernières
entre
raison
et déraison.
© Comité
éditorial du
Fonds
Ricœur
II- Le redéploiement des approches hétérogènes sur l’homme
Ricœur reconstruit de façon schématique la démarche proposée par France
Quéré portant sur un voyage en deux sens : faire un détour par la science
avant de faire un retour dans la partie du soi. L’autonomie revendiquée par
les neurosciences constitue le point de départ de cette reconstruction
schématique. L’éducateur du public doit désormais proposer une sorte de
mise en garde face à toute tentation réductrice provenant du glissement du
matérialisme de méthode au matérialisme doctrinal – ontologique. Ainsi, le
1
France Quéré, Conscience et neuroscience, coll. Questions débat, éd. Bayard, 2001.
redéploiement de toutes les approches hétérogènes visant l’être humain
commence par les sciences humaines ayant un autre référent que le
cerveau ; il continue son chemin vers les disciplines littéraires, les arts et
l’esthétique et arrive enfin aux régions du savoir évoquant les
problématiques morales et religieuses ainsi que les convictions spirituelles.
Ce redéploiement exige par conséquent la nécessité d’un discours pluriel
sur l’homme.
III- La conscience
Le plaidoyer pour la conscience est le résultat de ce redéploiement. Il
s’articule sur le discours scientifique par l’intermédiaire du jugement et de
la décision. Ainsi l’homme se reconnaît comme sujet responsable de ses
actes et se situe face au monde des objets — parmi lesquels le cerveau.
Enfin, sur l’arrière plan de vigilance à soi, la conscience se donne comme
conscience morale dès lors qu’un autrui agissant et souffrant s’implique en
tant que le vis-à-vis de discours. En se situant aux carrefours
interdisciplinaires, le discours de France Quéré évite toute confrontation
inutile entre la conscience et le cerveau, entre le moraliste et le
neurobiologiste, et témoigne de la capacité intellectuelle de l’auteure à faire
circuler les savoirs et à les faire rejoindre la sollicitude.
(A. Thiriez-Arjangi, pour le Fonds Ricœur)
Mots-clés : France Quéré ; conscience ; neuroscience ; morale ; cerveau ;
maladie mentale ; sollicitude.
Résumé : Dans la préface pour la Conscience et neuroscience de France
Quéré, Ricœur propose un cheminement précis dans lequel il s’interroge
d’abord sur le cerveau, rappelle la nécessité d’un discours pluriel concernant
l’être humain puis évoque la question de la conscience.
Rubrique : Préfaces.
Préface
Je remercie Yves Quéré et les amis de France Quéré pour l'occasion qu'ils me donnent de participer à l'édition des communications, articles, réflexions de France touchant les rapports entre les
neurosciences et la problématique morale.
Si je devais d'un mot désigner celui à qui s'adressent de préférence ces textes , où se rejoignent de façon si harmonieuse l'intelligence et la sollicitude, je répondrais sans hésiter que c'est le public
cultivé. On se tromperait si on y discernait une quelconque prétention à donner des leçons aux scientifiques. Si elle s'adresse à eux
- et elle le fait aussi -, c'est dans la perspective de l'image qu'ils
donnent de leur savoir en dehors de leur cabinet d'études, du laboratoire ou de la clinique, par-dessus la tête de leurs collègues et de
leurs étudiants, bref au plan de l'espace public de la discussion.
L'opinion publique est en effet particulierement déconcertée dès
qu'il est question de l'impact des sciences neuronales tant au plan théorique qu'au plan pratique. C'est à la contribution de ces sciences à la
compréhension de soi, plus qu'à l'influence sur les comportements
individuels et sur la pratique sociale, que le premier groupe d'essais est
consacré. C'est pourquoi je tenterai d'abord de dire les raisons légitimes
CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES
de l'inquiétude du public au plan théorique de la compréhension de
soi, en regroupant sous ce chefles notations de France.
D'abord, l'objet des neurosciences - le cerveau - est un objet
hors pair. Sa connaissance est relativement récente et doit son essor
actuel au développement rapide de moyens d'investigation très
sophistiqués comn1e la caméra à positons et à l'intervention de procédures chimiques qui ajoutent à la connaissance fragmentaire que
permettait l'observation de lésions cérébrales non provoquées par
l'expérimentateur. Mais, surtout, nous n'avons pas à l'égard du cerveau le rapport direct, intime, que nous avons dans le cas d'autres
organes. Nous ne pensons pas « avec» notre cerveau comme nous
voyons « avec » nos yeux ou prenons « avec » nos mains. Nous
apprenons du dehors - par la science précisément - le fonctionnement du cerveau ; et cette connaissance n'est le doublet d'aucune
sensibilité intime qui nous permettrait de dire « notre » cerveau. En
outre, cette connaissance objective ne nous touche pas aussi longtemps que le fonctionnement est normal : c'est sur fond de silence
des organes que d'ordinaire nous sentons, agissons et pensons. Le
silence est total quant au cerveau.
Faute du repère d'un lien organique ressenti, nous ne savons que
faire pour nous-mêmes de la connaissance du cerveau : est-il un
simple substrat, le « ce sans quoi » nous ne penserions pas ? ou
bien est-il ce qui nous fait penser ? Mais comment ? De fait, nous
pouvons non seulement vivre quotidiennement, mais mener des activités scientifiques pointues, dans de nombreuses sciences humaines,
sans même mentionner le cerveau, qui reste pour le grand nombre
terra incognita. Et, quand survient une maladie mettant directement
en cause le cerveau, le réajustement de toutes les conduites à la situation « catastrophique » occupe tellement les soins de l'entourage du
n1alade, pour ne rien dire du trouble de ce dernier, que ce bouleversement des conduites fait écran à la prise en compte et en charge
des savoirs sur ce cerveau.
8
PRÉFACE
À cette ignorance obstinée s'ajoutent les fantastnes. Fantasmes
de toute-puissance, fantasmes de totale impuissance. D'un côté, des
sciences réputées atteindre l'organe hégémonique par excellence
peuvent-elles être autre chose qu'hégémoniques ? L'homtne neuronal - une fois son cerveau exposé au regard - ne va-t-il pas être
livré à une sorcellerie savante, le scientifique occupant la place du
devin, du confesseur ? Si, en effet, la tête est aux commandes - et
dans la boîte crânienne cette inquiétante merveille -, ne devient-il
pas le maître du maître, celui qui a la maîtrise supposée sur l'organe du commandement ? D'un autre côté, le même fantasme a
tôt fait de se renverser en son contraire : les maladies mentales ne
sont-elles pas les plus effrayantes, qui atteignent précisément
l'homme au siège de sa supposée maîtrise ? Pis. La maladie mentale fait peur dans la mesure où elle ren1et en cause la séparation
entre la raison et la déraison. Or ce clivage est un acquis particulièrement précieux de la modernité : dans la mesure où nous ne
croyons plus à la possession démoniaque ou diabolique, qui permettait encore d'attribuer la maladie à des puissances extérieures
et supérieures, il devient suprêmement inquiétant et scandaleux que
nous puissions être pris comme à· revers au lieu même de la lucidité, de la vigilance, de la conscience, en tous les sens du mot.
France Quéré fait plusieurs fois écho à ce thème du glissement
sans rupture de continuité de la figure du fou à celle du cinglé, du
marginal, de l'original, du subversif - et, pourquoi pas, du génie ...
Or que peuvent les neurosciences face à ces attaques, à cette suspicion en chaîne? Rien- ou presque rien-, est-on tenté d'avouer.
Cette sous-estimation, soudain substituée à la surestimation du
pouvoir intellectuel des neurosciences, se trouve de fait entretenue
par la méconnaissance ordinaire des progrès immenses que la thérapeutique doit aux neurosciences en particulier dans le maniement
des drogues. Mais les résistances sont si fortes au plan spéculatif où
nous nous tenons ici que ces effets bénéfiques ne sont pas portés
9
CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES
au compte de la contribution de ces sciences à la compréhension
de soi.
C'est pourquoi il appartient à de grands éducateurs, comme l'était
France Quéré, de servir de médiateurs entre les scientifiques et l' opinion publique. Pour tenir ce rôle, il leur faut faire eux-mêmes le
détour par la science avant de faire retour dans la patrie du soi. lis
sont alors habilités à accompagner le lecteur de neuroscience dans
ce voyage. Ce sont les étapes de ce voyage aller et retour dans les
textes de France que je tente ici de reconstruire de façon schématique.
C'est de la légitime revendication d'autonomie des neurosciences
qu'il faut partir. Pour chaque science, il existe en effet une tranche
de la réalité objective qui pour elle constitue le dernier référent.
Pour les sciences neuronales ce dernier référent est le cerveau. Cela
veut dire que la corrélation entre l'organisation en systètnes des
connexions neuronales et les fonctions correspondantes expérimentalement vérifiées constitue la thématique de base de ces sciences.
Pour elles, tout ce qui concerne l'être humain tombe de proche en
proche sous cette thématique. En outre, la profession de matérialisme épistémologique fait partie de ce qu'on peut appeler le contrat
d'adhésion aux règles du discours propres à la discipline. Enfin, il
est attendu des chercheurs travaillant dans ce champ qu'ils tentent
de situer le référent des sciences voisines - biologie humaine, chitnie biologique, d'un côté, sciences cognitives, sciences du comportement, éthologie, de l'autre côté- par rapport au référent-cerveau,
quitte à se faire accuser d'empiètement, voire de prétention hégémonique par ces sciences-frontières. li en est ainsi dans l'espace souvent conflictuel des sciences de la nature.
C'est alors que l'éducateur du public, relayant le philosophe qu'il
est aussi, met en garde le public, mais aussi les scientifiques euxmêtnes, contre les tentations de débordement hors du dotnaine de
compétence de la science considérée, et au-dehors des limites de
10
PRÉFACE
tolérance qu'on vient d'évoquer. C'est à de telles tentations réductrices que peut être attribué le glissement du matérialisme de
méthode au matérialisme doctrinal qu'on peut dire ontologique,
ainsi que la mise en perspective unilatérale de tout savoir touchant
l'h01nme par rapport à l'homme neuronal.
Chez France Quéré, cette mise en garde ne prend jamais un tour
négatif. Elle s'exprime de façon positive et constructive par un redéploiement de toutes les approches hétérogènes ayant l'être humain
pour cible.
Ce redéploiement passe d'abord par les autres sciences humaines
ayant un autre référent que le cerveau, que sont le traitement de l'information, le comportement en milieu expérimental ou en milieu libre et
surtout le langage, cet objet de savoir qui, au niveau spécifique humain
suscite tout un chapelet de sciences particulières. Avec les faits culturels, liés au fait du langage et de la pluralité des langues, la transition se
fait des sciences sociales aux disciplines littéraires, aux arts et à l' esthétique.
Ce redéploiement se poursuit jusque dans les régions du savoir
touchées par la problématique morale, par les convictions spirituelles et les engagements religieux et plus précisément théologiques.
On trouvera dans les textes qu'on va lire l'expression répétée d'une
attention différenciée accordée à la diversité des croyances susceptibles par leur dispersion même de contribuer à une entreprise de
re-fondation, qui ne peut être que de co-fondation, à l'égard de ce
que l'on peut appeler le discours de la sollicitude. Ce discours est
un discours brisé ; et nul ne dispose du savoir de surplomb qui permettrait d'unifier le champ des convictions fondamentales. La pluralité est la condition d'exercice de tous les discours sur l'hotnme,
qu'ils soient théoriques ou pratiques, scientifiques, esthétiques,
moraux, spirituels.
C'est par rapport à ce redéploiement que se situe le plaidoyer
pour la conscience nommée dans le titre de ce recueil. Ce plaidoyer
11
CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES
ne se laisse pas confiner à son tour dans la protestation moralisante.
li s'articule directement sur le discours scientifique par le truchement du jugement et de la décision. Connaître - est-il rappelé - ,
pour le scientifique comme pour tout homme, c'est juger, c'est-àdire élever une revendication de vérité soumise à la discussion des
pairs et au-delà de ceux-ci à celle du public général. Et juger, c'est
prendre position, trancher dans un débat. C'est alors que, par retour
sur soi, dans le moment de la réflexion, l'homme sachant et discutant, se reconnaît sujet de son jugement et de sa décision ; il se situe
face au monde des objets- parmi lesquels le cerveau-, comme sujet
irréductible à ces objets, sujet auteur responsable de ses actes.
C'est finalement sur cet arrière-plan de vigilance à soi que la
conscience se donne comme conscience morale, dès lors qu'un
autrui est impliqué, non seulement comme vis-à-vis de discours et
de discussion, mais comme être agissant et souffrant, comme celui
à qui il peut être fait tort et qui, à tous ces titres, appelle sollicitude.
Ce serait alors au prix d'un raccourci regrettable, d'un court-circuit inadmissible, qu'on viendrait à opposer, directement et sans
médiation, les deux extrêmes de la chaîne ainsi redéployée, le cerveau à un bout, la conscience à l'autre bout, et que l'on fabriquerait un faux débat entre la conscience et le cerveau, entre le moraliste et le neurobiologiste.
La participation de France Quéré à plusieurs commissions du
Comité consultatif national d'Éthique et aux séances plénières de
cette institution - dont on trouvera la trace ici - l'a, au contraire,
toujours placée au point d'intersection, aux carrefours interdisciplinaires, et atteste de sa capacité à faire circuler les savoirs et à les
faire rejoindre la sollicitude.
Paul RICŒUR
Notice éditoriale
Note éditoriale
C’est dans le cadre de l’édition des différents écrits de la théologienne et
éthicienne France Quéré (1936-1995), portant notamment sur les rapports
entre les neurosciences et la problématique morale, que Paul Ricœur
préface son livre posthume, Conscience et neuroscience
1
, publié en 2001.
Sa préface s’articule autour de trois axes principaux :
I- Le cerveau
En s’appuyant sur les essais de France Quéré consacrés à la contribution
des sciences neuronales à la compréhension de soi, Ricœur aborde les
raisons de l’inquiétude légitime du public concernant la compréhension de
soi sur un plan purement théorique : d’une part la connaissance objective
du cerveau en tant qu’objet des neurosciences est une connaissance
récente ; d’autre part à cette connaissance limitée du cerveau s’ajoutent les
fantasmes à la fois de toute-puissance en même temps de totale
impuissance. Là s’ouvre le champ de réflexion sur les maladies mentales et
le clivage provoqué par ces dernières entre raison et déraison.
II- Le redéploiement des approches hétérogènes sur l’homme
Ricœur reconstruit de façon schématique la démarche proposée par France
Quéré portant sur un voyage en deux sens : faire un détour par la science
avant de faire un retour dans la partie du soi. L’autonomie revendiquée par
les neurosciences constitue le point de départ de cette reconstruction
schématique. L’éducateur du public doit désormais proposer une sorte de
mise en garde face à toute tentation réductrice provenant du glissement du
matérialisme de méthode au matérialisme doctrinal – ontologique. Ainsi, le
1
France Quéré, Conscience et neuroscience, coll. Questions débat, éd. Bayard, 2001.
religieu
Conscience et neurosciences /
Q
UÉRÉ
F.
Préface de P. Ricœur
IIA699a, in Conscience et neurosciences [sur les rapports entre
les neurosciences et la problématique morale], Paris : Bayard,
2001,7-12.
© Fonds Ricœur
© Comité éditorial du Fonds Ricœur
redéploiement de toutes les approches hétérogènes visant l’être humain
commence par les sciences humaines ayant un autre référent que le
cerveau ; il continue son chemin vers les disciplines littéraires, les arts et
l’esthétique et arrive enfin aux régions du savoir évoquant les
problématiques morales et religieuses ainsi que les convictions spirituelles.
Ce redéploiement exige par conséquent la nécessité d’un discours pluriel
sur l’homme.
III- La conscience
Le plaidoyer pour la conscience est le résultat de ce redéploiement. Il
s’articule sur le discours scientifique par l’intermédiaire du jugement et de
la décision. Ainsi l’homme se reconnaît comme sujet responsable de ses
actes et se situe face au monde des objets — parmi lesquels le cerveau.
Enfin, sur l’arrière plan de vigilance à soi, la conscience se donne comme
conscience morale dès lors qu’un autrui agissant et souffrant s’implique en
tant que le vis-à-vis de discours. En se situant aux carrefours
interdisciplinaires, le discours de France Quéré évite toute confrontation
inutile entre la conscience et le cerveau, entre le moraliste et le
neurobiologiste, et témoigne de la capacité intellectuelle de l’auteure à faire
circuler les savoirs et à les faire rejoindre la sollicitude.
(A. Thiriez-Arjangi, pour le Fonds Ricœur)
Mots-clés : France Quéré ; conscience ; neuroscience ; morale ; cerveau ;
maladie mentale ; sollicitude.
Résumé : Dans la préface pour la Conscience et neuroscience de France
Quéré, Ricœur propose un cheminement précis dans lequel il s’interroge
d’abord sur le cerveau, rappelle la nécessité d’un discours pluriel concernant
l’être humain puis évoque la question de la conscience.
Rubrique : Préfaces.
Préface
Je remercie Yves Quéré et les amis de France Quéré pour l'oc-
casion qu'ils me donnent de participer à l'édition des communica-
tions, articles, réflexions de France touchant les rapports entre les
neurosciences et la problématique morale.
Si je devais d'un mot désigner celui à qui s'adressent de préfé-
rence ces textes , où se rejoignent de façon si harmonieuse l'intelli-
gence et la sollicitude, je répondrais sans hésiter que c'est le public
cultivé. On se tromperait si on y discernait une quelconque pré-
tention à donner des leçons aux scientifiques. Si elle s'adresse à eux
- et elle le fait aussi -, c'est dans la perspective de l'image qu'ils
donnent de leur savoir en dehors de leur cabinet d'études, du labo-
ratoire ou de la clinique, par-dessus la tête de leurs collègues et de
leurs étudiants, bref au plan de l'espace public de la discussion.
L'opinion publique est en effet particulierement déconcertée dès
qu'il est question de l'impact des sciences neuronales tant au plan théo-
rique qu'au plan pratique. C'est à la contribution de ces sciences à la
compréhension de soi, plus qu'à l'influence sur les comportements
individuels et sur la pratique sociale, que le premier groupe d'essais est
consacré. C'est pourquoi je tenterai d'abord de dire les raisons légitimes
8
CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES
de l'inquiétude du public au plan théorique de la compréhension de
soi, en regroupant sous ce chefles notations de France.
D'abord, l'objet des neurosciences - le cerveau - est un objet
hors pair. Sa connaissance est relativement récente et doit son essor
actuel au développement rapide de moyens d'investigation très
sophistiqués comn1e la caméra
à
positons et
à
l'intervention de pro-
cédures chimiques qui ajoutent à la connaissance fragmentaire que
permettait l'observation de lésions cérébrales non provoquées par
l'expérimentateur. Mais, surtout, nous n'avons pas
à
l'égard du cer-
veau le rapport direct, intime, que nous avons dans le cas d'autres
organes. Nous ne pensons pas
«
avec» notre cerveau comme nous
voyons
«
avec » nos yeux ou prenons
«
avec
»
nos mains. Nous
apprenons du dehors - par la science précisément - le fonctionne-
ment du cerveau ; et cette connaissance n'est le doublet d'aucune
sensibilité intime qui nous permettrait de dire
«
notre
»
cerveau. En
outre, cette connaissance objective ne nous touche pas aussi long-
temps que le fonctionnement est normal : c'est sur fond de silence
des organes que d'ordinaire nous sentons, agissons et pensons. Le
silence est total quant au cerveau.
Faute du repère d'un lien organique ressenti, nous ne savons que
faire pour nous-mêmes de la connaissance du cerveau : est-il un
simple substrat, le
«
ce sans quoi
»
nous ne penserions pas
?
ou
bien est-il ce qui nous fait penser
?
Mais comment
?
De fait, nous
pouvons non seulement vivre quotidiennement, mais mener des acti-
vités scientifiques pointues, dans de nombreuses sciences humaines,
sans même mentionner le cerveau, qui reste pour le grand nombre
terra incognita.
Et, quand survient une maladie mettant directement
en cause le cerveau, le réajustement de toutes les conduites
à
la situa-
tion
«
catastrophique
»
occupe tellement les soins de l'entourage du
n1alade, pour ne rien dire du trouble de ce dernier, que ce boule-
versement des conduites fait écran
à
la prise en compte et en charge
des savoirs sur ce cerveau.
À cette ignorance obstinée s'ajoutent les fantastnes. Fantasmes
de toute-puissance, fantasmes de totale impuissance. D'un côté, des
sciences réputées atteindre l'organe hégémonique par excellence
peuvent-elles être autre chose qu'hégémoniques ? L'homtne neuro-
nal - une fois son cerveau exposé au regard - ne va-t-il pas être
livré
à une sorcellerie savante, le scientifique occupant la place du
devin, du confesseur ? Si, en effet, la tête est aux commandes - et
dans la boîte crânienne cette inquiétante merveille -, ne devient-il
pas le maître du maître, celui qui a la maîtrise supposée sur l'or-
gane du commandement ? D'un autre côté, le même fantasme a
tôt fait de se renverser en son contraire : les maladies mentales ne
sont-elles pas les plus effrayantes, qui atteignent précisément
l'homme au siège de sa supposée maîtrise
?
Pis. La maladie men-
tale fait peur dans la mesure où elle ren1et en cause la séparation
entre la raison et la déraison. Or ce clivage est un acquis particu-
lièrement précieux de la modernité : dans la mesure où nous ne
croyons plus
à
la possession démoniaque ou diabolique, qui per-
mettait encore d'attribuer la maladie
à des puissances extérieures
et supérieures, il devient suprêmement inquiétant et scandaleux que
nous puissions être pris comme
à·
revers au lieu même de la luci-
dité, de la vigilance, de la
conscience,
en tous les sens du mot.
France Quéré fait plusieurs fois écho
à
ce thème du glissement
sans rupture de continuité de la figure du fou
à
celle du cinglé, du
marginal, de l'original, du subversif - et, pourquoi pas, du génie ...
Or que peuvent les neurosciences face
à
ces attaques,
à
cette sus-
picion en chaîne? Rien- ou presque rien-, est-on tenté d'avouer.
Cette sous-estimation, soudain substituée
à la surestimation du
pouvoir intellectuel des neurosciences, se trouve de fait entretenue
par la méconnaissance ordinaire des progrès immenses que la thé-
rapeutique doit aux neurosciences en particulier dans le maniement
des drogues. Mais les résistances sont si fortes au plan spéculatif où
nous nous tenons ici que ces effets bénéfiques ne sont pas portés
PRÉFACE
9
CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES
10
au compte de la contribution de ces sciences
à la compréhension
de soi.
C'est pourquoi
il
appartient
à de grands éducateurs, comme l'était
France Quéré, de servir de médiateurs entre les scientifiques et l' opi-
nion publique. Pour tenir ce rôle,
il
leur faut faire eux-mêmes le
détour par la science avant de faire retour dans la patrie du soi. lis
sont alors habilités
à accompagner le lecteur de neuroscience dans
ce voyage. Ce sont les étapes de ce voyage aller et retour dans les
textes de France que je tente ici de reconstruire de façon schéma-
tique.
C'est de la légitime revendication d'autonomie des neurosciences
qu'il faut partir. Pour chaque science, il existe en effet une tranche
de la réalité objective qui pour elle constitue le dernier référent.
Pour les sciences neuronales ce dernier référent est le cerveau. Cela
veut dire que la corrélation entre l'organisation en systètnes des
connexions neuronales et les fonctions correspondantes expérimen-
talement vérifiées constitue la thématique de base de ces sciences.
Pour elles, tout ce qui concerne l'être humain tombe de proche en
proche sous cette thématique. En outre, la profession de matéria-
lisme épistémologique fait partie de ce qu'on peut appeler le contrat
d'adhésion aux règles du discours propres
à la discipline. Enfin, il
est attendu des chercheurs travaillant dans ce champ qu'ils tentent
de situer le référent des sciences voisines - biologie humaine, chi-
tnie biologique, d'un côté, sciences cognitives, sciences du compor-
tement, éthologie, de l'autre côté- par rapport au référent-cerveau,
quitte
à
se faire accuser d'empiètement, voire de prétention hégé-
monique par ces sciences-frontières.
li
en est ainsi dans l'espace sou-
vent conflictuel des sciences de la nature.
C'est alors que l'éducateur du public, relayant le philosophe qu'il
est aussi, met en garde le public, mais aussi les scientifiques eux-
mêtnes, contre les tentations de débordement hors du dotnaine de
compétence de la science considérée, et au-dehors des limites de
tolérance qu'on vient d'évoquer. C'est
à
de telles tentations réduc-
trices que peut être attribué le glissement du matérialisme de
méthode au matérialisme doctrinal qu'on peut dire ontologique,
ainsi que la mise en perspective unilatérale de tout savoir touchant
l'h01nme par rapport
à
l'homme neuronal.
Chez France Quéré, cette mise en garde ne prend jamais un tour
négatif. Elle s'exprime de façon positive et constructive par un redé-
ploiement de toutes les approches hétérogènes ayant l'être humain
pour cible.
Ce redéploiement passe d'abord par les autres sciences humaines
ayant un autre référent que le cerveau, que sont le traitement de l'infor-
mation, le comportement en milieu expérimental ou en milieu libre et
surtout le langage, cet objet de savoir qui, au niveau spécifique humain
suscite tout un chapelet de sciences particulières. Avec les faits cultu-
rels, liés au fait du langage et de la pluralité des langues, la transition se
fait des sciences sociales aux disciplines littéraires, aux arts et
à
l' esthé-
tique.
Ce redéploiement se poursuit jusque dans les régions du savoir
touchées par la problématique morale, par les convictions spiri-
tuelles et les engagements religieux et plus précisément théologiques.
On trouvera dans les textes qu'on va lire l'expression répétée d'une
attention différenciée accordée
à
la diversité des croyances suscep-
tibles par leur dispersion même de contribuer à une entreprise de
re-fondation, qui ne peut être que de co-fondation,
à
l'égard de ce
que l'on peut appeler le discours de la sollicitude. Ce discours est
un discours brisé ; et nul ne dispose du savoir de surplomb qui per-
mettrait d'unifier le champ des convictions fondamentales. La plu-
ralité est la condition d'exercice de tous les discours sur l'hotnme,
qu'ils soient théoriques ou pratiques, scientifiques, esthétiques,
moraux, spirituels.
C'est par rapport
à
ce redéploiement que se situe le plaidoyer
pour la
conscience
nommée dans le titre de ce recueil. Ce plaidoyer
PRÉFACE
11
CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES
ne se laisse pas confiner à son tour dans la protestation moralisante.
li
s'articule directement sur le discours scientifique par le truche-
ment du jugement et de la décision. Connaître - est-il rappelé - ,
pour le scientifique comme pour tout homme, c'est juger, c'est-à-
dire élever une revendication de vérité soumise à la discussion des
pairs et au-delà de ceux-ci à celle du public général. Et juger, c'est
prendre position, trancher dans un débat. C'est alors que, par retour
sur soi, dans le moment de la réflexion, l'homme sachant et discu-
tant, se reconnaît sujet de son jugement et de sa décision ; il se situe
face au monde des objets- parmi lesquels le cerveau-, comme sujet
irréductible à ces objets, sujet auteur responsable de ses actes.
C'est finalement sur cet arrière-plan de vigilance à soi que la
conscience se donne comme conscience morale, dès lors qu'un
autrui est impliqué, non seulement comme vis-à-vis de discours et
de discussion, mais comme être agissant et souffrant, comme celui
à qui il peut être fait tort et qui, à tous ces titres, appelle sollici-
tude.
Ce serait alors au prix d'un raccourci regrettable, d'un court-cir-
cuit inadmissible, qu'on viendrait à opposer, directement et sans
médiation, les deux extrêmes de la chaîne ainsi redéployée, le cer-
veau à un bout, la conscience à l'autre bout, et que l'on fabrique-
rait un faux débat entre la conscience et le cerveau, entre le mora-
liste et le neurobiologiste.
La participation de France Quéré à plusieurs commissions du
Comité consultatif national d'Éthique et aux séances plénières de
cette institution - dont on trouvera la trace ici - l'a, au contraire,
toujours placée au point d'intersection, aux carrefours interdiscipli-
naires, et atteste de sa capacité à faire circuler les savoirs et à les
faire rejoindre la sollicitude.
Paul
RICŒUR
IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur001
IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur002
IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur003
IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur004
IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur005
IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur006
Notice éditoriale Note éditoriale C’est dans le cadre de l’édition des différents écrits de la théologienne et éthicienne France Quéré (1936-1995), portant notamment sur les rapports entre les neurosciences et la problématique morale, que Paul Ricœur préface son livre posthume, Conscience et neuroscience 1 , publié en 2001. Sa préface s’articule autour de trois axes principaux : I- Le cerveau En s’appuyant sur les essais de France Quéré consacrés à la contribution des sciences neuronales à la compréhension de soi, Ricœur aborde les raisons de l’inquiétude légitime du public concernant la compréhension de soi sur un plan purement théorique : d’une part la connaissance objective du cerveau en tant qu’objet des neurosciences est une connaissance récente ; d’autre part à cette connaissance limitée du cerveau s’ajoutent les fantasmes à la fois de toute-puissance en même temps de totale impuissance. Là s’ouvre le champ de réflexion sur les maladies mentales et le clivage provoqué par ces dernières entre raison et déraison. II- Le redéploiement des approches hétérogènes sur l’homme Ricœur reconstruit de façon schématique la démarche proposée par France Quéré portant sur un voyage en deux sens : faire un détour par la science avant de faire un retour dans la partie du soi. L’autonomie revendiquée par les neurosciences constitue le point de départ de cette reconstruction schématique. L’éducateur du public doit désormais proposer une sorte de mise en garde face à toute tentation réductrice provenant du glissement du matérialisme de méthode au matérialisme doctrinal – ontologique. Ainsi, le 1 France Quéré, Conscience et neuroscience , coll. Questions débat, éd. Bayard, 2001. religieu Conscience et neurosciences / Q UÉRÉ F. Préface de P. Ricœur IIA699a, in Conscience et neurosciences [sur les rapports entre les neurosciences et la problématique morale], Paris : Bayard, 2001,7-12. © Fonds Ricœur © Comité éditorial du Fonds Ricœur redéploiement de toutes les approches hétérogènes visant l’être humain commence par les sciences humaines ayant un autre référent que le cerveau ; il continue son chemin vers les disciplines littéraires, les arts et l’esthétique et arrive enfin aux régions du savoir évoquant les problématiques morales et religieuses ainsi que les convictions spirituelles. Ce redéploiement exige par conséquent la nécessité d’un discours pluriel sur l’homme. III- La conscience Le plaidoyer pour la conscience est le résultat de ce redéploiement. Il s’articule sur le discours scientifique par l’intermédiaire du jugement et de la décision. Ainsi l’homme se reconnaît comme sujet responsable de ses actes et se situe face au monde des objets — parmi lesquels le cerveau. Enfin, sur l’arrière plan de vigilance à soi, la conscience se donne comme conscience morale dès lors qu’un autrui agissant et souffrant s’implique en tant que le vis-à-vis de discours. En se situant aux carrefours interdisciplinaires, le discours de France Quéré évite toute confrontation inutile entre la conscience et le cerveau, entre le moraliste et le neurobiologiste, et témoigne de la capacité intellectuelle de l’auteure à faire circuler les savoirs et à les faire rejoindre la sollicitude. (A. Thiriez-Arjangi, pour le Fonds Ricœur) Mots-clés : France Quéré ; conscience ; neuroscience ; morale ; cerveau ; maladie mentale ; sollicitude. Résumé : Dans la préface pour la Conscience et neuroscience de France Quéré, Ricœur propose un cheminement précis dans lequel il s’interroge d’abord sur le cerveau, rappelle la nécessité d’un discours pluriel concernant l’être humain puis évoque la question de la conscience. Rubrique : Préfaces. Préface Je remercie Yves Quéré et les amis de France Quéré pour l'oc- casion qu'ils me donnent de participer à l'édition des communica- tions, articles, réflexions de France touchant les rapports entre les neurosciences et la problématique morale. Si je devais d'un mot désigner celui à qui s'adressent de préfé- rence ces textes , où se rejoignent de façon si harmonieuse l'intelli- gence et la sollicitude, je répondrais sans hésiter que c'est le public cultivé. On se tromperait si on y discernait une quelconque pré- tention à donner des leçons aux scientifiques. Si elle s'adresse à eux - et elle le fait aussi -, c'est dans la perspective de l'image qu'ils donnent de leur savoir en dehors de leur cabinet d'études, du labo- ratoire ou de la clinique, par-dessus la tête de leurs collègues et de leurs étudiants, bref au plan de l'espace public de la discussion. L'opinion publique est en effet particulierement déconcertée dès qu'il est question de l'impact des sciences neuronales tant au plan théo- rique qu'au plan pratique. C'est à la contribution de ces sciences à la compréhension de soi, plus qu'à l'influence sur les comportements individuels et sur la pratique sociale, que le premier groupe d'essais est consacré. C'est pourquoi je tenterai d'abord de dire les raisons légitimes 8 CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES de l'inquiétude du public au plan théorique de la compréhension de soi, en regroupant sous ce chefles notations de France. D'abord, l'objet des neurosciences - le cerveau - est un objet hors pair. Sa connaissance est relativement récente et doit son essor actuel au développement rapide de moyens d'investigation très sophistiqués comn1e la caméra à positons et à l'intervention de pro- cédures chimiques qui ajoutent à la connaissance fragmentaire que permettait l'observation de lésions cérébrales non provoquées par l'expérimentateur. Mais, surtout, nous n'avons pas à l'égard du cer- veau le rapport direct, intime, que nous avons dans le cas d'autres organes. Nous ne pensons pas « avec» notre cerveau comme nous voyons « avec » nos yeux ou prenons « avec » nos mains. Nous apprenons du dehors - par la science précisément - le fonctionne- ment du cerveau ; et cette connaissance n'est le doublet d'aucune sensibilité intime qui nous permettrait de dire « notre » cerveau. En outre, cette connaissance objective ne nous touche pas aussi long- temps que le fonctionnement est normal : c'est sur fond de silence des organes que d'ordinaire nous sentons, agissons et pensons. Le silence est total quant au cerveau. Faute du repère d'un lien organique ressenti, nous ne savons que faire pour nous-mêmes de la connaissance du cerveau : est-il un simple substrat, le « ce sans quoi » nous ne penserions pas ? ou bien est-il ce qui nous fait penser ? Mais comment ? De fait, nous pouvons non seulement vivre quotidiennement, mais mener des acti- vités scientifiques pointues, dans de nombreuses sciences humaines, sans même mentionner le cerveau, qui reste pour le grand nombre terra incognita. Et, quand survient une maladie mettant directement en cause le cerveau, le réajustement de toutes les conduites à la situa- tion « catastrophique » occupe tellement les soins de l'entourage du n1alade, pour ne rien dire du trouble de ce dernier, que ce boule- versement des conduites fait écran à la prise en compte et en charge des savoirs sur ce cerveau. À cette ignorance obstinée s'ajoutent les fantastnes. Fantasmes de toute-puissance, fantasmes de totale impuissance. D'un côté, des sciences réputées atteindre l'organe hégémonique par excellence peuvent-elles être autre chose qu'hégémoniques ? L'homtne neuro- nal - une fois son cerveau exposé au regard - ne va-t-il pas être livré à une sorcellerie savante, le scientifique occupant la place du devin, du confesseur ? Si, en effet, la tête est aux commandes - et dans la boîte crânienne cette inquiétante merveille -, ne devient-il pas le maître du maître, celui qui a la maîtrise supposée sur l'or- gane du commandement ? D'un autre côté, le même fantasme a tôt fait de se renverser en son contraire : les maladies mentales ne sont-elles pas les plus effrayantes, qui atteignent précisément l'homme au siège de sa supposée maîtrise ? Pis. La maladie men- tale fait peur dans la mesure où elle ren1et en cause la séparation entre la raison et la déraison. Or ce clivage est un acquis particu- lièrement précieux de la modernité : dans la mesure où nous ne croyons plus à la possession démoniaque ou diabolique, qui per- mettait encore d'attribuer la maladie à des puissances extérieures et supérieures, il devient suprêmement inquiétant et scandaleux que nous puissions être pris comme à· revers au lieu même de la luci- dité, de la vigilance, de la conscience, en tous les sens du mot. France Quéré fait plusieurs fois écho à ce thème du glissement sans rupture de continuité de la figure du fou à celle du cinglé, du marginal, de l'original, du subversif - et, pourquoi pas, du génie ... Or que peuvent les neurosciences face à ces attaques, à cette sus- picion en chaîne? Rien- ou presque rien-, est-on tenté d'avouer. Cette sous-estimation, soudain substituée à la surestimation du pouvoir intellectuel des neurosciences, se trouve de fait entretenue par la méconnaissance ordinaire des progrès immenses que la thé- rapeutique doit aux neurosciences en particulier dans le maniement des drogues. Mais les résistances sont si fortes au plan spéculatif où nous nous tenons ici que ces effets bénéfiques ne sont pas portés PRÉFACE 9 CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES 10 au compte de la contribution de ces sciences à la compréhension de soi. C'est pourquoi il appartient à de grands éducateurs, comme l'était France Quéré, de servir de médiateurs entre les scientifiques et l' opi- nion publique. Pour tenir ce rôle, il leur faut faire eux-mêmes le détour par la science avant de faire retour dans la patrie du soi. lis sont alors habilités à accompagner le lecteur de neuroscience dans ce voyage. Ce sont les étapes de ce voyage aller et retour dans les textes de France que je tente ici de reconstruire de façon schéma- tique. C'est de la légitime revendication d'autonomie des neurosciences qu'il faut partir. Pour chaque science, il existe en effet une tranche de la réalité objective qui pour elle constitue le dernier référent. Pour les sciences neuronales ce dernier référent est le cerveau. Cela veut dire que la corrélation entre l'organisation en systètnes des connexions neuronales et les fonctions correspondantes expérimen- talement vérifiées constitue la thématique de base de ces sciences. Pour elles, tout ce qui concerne l'être humain tombe de proche en proche sous cette thématique. En outre, la profession de matéria- lisme épistémologique fait partie de ce qu'on peut appeler le contrat d'adhésion aux règles du discours propres à la discipline. Enfin, il est attendu des chercheurs travaillant dans ce champ qu'ils tentent de situer le référent des sciences voisines - biologie humaine, chi- tnie biologique, d'un côté, sciences cognitives, sciences du compor- tement, éthologie, de l'autre côté- par rapport au référent-cerveau, quitte à se faire accuser d'empiètement, voire de prétention hégé- monique par ces sciences-frontières. li en est ainsi dans l'espace sou- vent conflictuel des sciences de la nature. C'est alors que l'éducateur du public, relayant le philosophe qu'il est aussi, met en garde le public, mais aussi les scientifiques eux- mêtnes, contre les tentations de débordement hors du dotnaine de compétence de la science considérée, et au-dehors des limites de tolérance qu'on vient d'évoquer. C'est à de telles tentations réduc- trices que peut être attribué le glissement du matérialisme de méthode au matérialisme doctrinal qu'on peut dire ontologique, ainsi que la mise en perspective unilatérale de tout savoir touchant l'h01nme par rapport à l'homme neuronal. Chez France Quéré, cette mise en garde ne prend jamais un tour négatif. Elle s'exprime de façon positive et constructive par un redé- ploiement de toutes les approches hétérogènes ayant l'être humain pour cible. Ce redéploiement passe d'abord par les autres sciences humaines ayant un autre référent que le cerveau, que sont le traitement de l'infor- mation, le comportement en milieu expérimental ou en milieu libre et surtout le langage, cet objet de savoir qui, au niveau spécifique humain suscite tout un chapelet de sciences particulières. Avec les faits cultu- rels, liés au fait du langage et de la pluralité des langues, la transition se fait des sciences sociales aux disciplines littéraires, aux arts et à l' esthé- tique. Ce redéploiement se poursuit jusque dans les régions du savoir touchées par la problématique morale, par les convictions spiri- tuelles et les engagements religieux et plus précisément théologiques. On trouvera dans les textes qu'on va lire l'expression répétée d'une attention différenciée accordée à la diversité des croyances suscep- tibles par leur dispersion même de contribuer à une entreprise de re-fondation, qui ne peut être que de co-fondation, à l'égard de ce que l'on peut appeler le discours de la sollicitude. Ce discours est un discours brisé ; et nul ne dispose du savoir de surplomb qui per- mettrait d'unifier le champ des convictions fondamentales. La plu- ralité est la condition d'exercice de tous les discours sur l'hotnme, qu'ils soient théoriques ou pratiques, scientifiques, esthétiques, moraux, spirituels. C'est par rapport à ce redéploiement que se situe le plaidoyer pour la conscience nommée dans le titre de ce recueil. Ce plaidoyer PRÉFACE 11 CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES ne se laisse pas confiner à son tour dans la protestation moralisante. li s'articule directement sur le discours scientifique par le truche- ment du jugement et de la décision. Connaître - est-il rappelé - , pour le scientifique comme pour tout homme, c'est juger, c'est-à- dire élever une revendication de vérité soumise à la discussion des pairs et au-delà de ceux-ci à celle du public général. Et juger, c'est prendre position, trancher dans un débat. C'est alors que, par retour sur soi, dans le moment de la réflexion, l'homme sachant et discu- tant, se reconnaît sujet de son jugement et de sa décision ; il se situe face au monde des objets- parmi lesquels le cerveau-, comme sujet irréductible à ces objets, sujet auteur responsable de ses actes. C'est finalement sur cet arrière-plan de vigilance à soi que la conscience se donne comme conscience morale, dès lors qu'un autrui est impliqué, non seulement comme vis-à-vis de discours et de discussion, mais comme être agissant et souffrant, comme celui à qui il peut être fait tort et qui, à tous ces titres, appelle sollici- tude. Ce serait alors au prix d'un raccourci regrettable, d'un court-cir- cuit inadmissible, qu'on viendrait à opposer, directement et sans médiation, les deux extrêmes de la chaîne ainsi redéployée, le cer- veau à un bout, la conscience à l'autre bout, et que l'on fabrique- rait un faux débat entre la conscience et le cerveau, entre le mora- liste et le neurobiologiste. La participation de France Quéré à plusieurs commissions du Comité consultatif national d'Éthique et aux séances plénières de cette institution - dont on trouvera la trace ici - l'a, au contraire, toujours placée au point d'intersection, aux carrefours interdiscipli- naires, et atteste de sa capacité à faire circuler les savoirs et à les faire rejoindre la sollicitude. Paul RICŒUR IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur001 IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur002 IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur003 IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur004 IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur005 IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur006
QUÉRÉ F.
Préface de P. Ricœur
IIA699a, in Conscience et neurosciences [sur les rapports entre
les neurosciences et la problématique morale], Paris : Bayard,
2001,7-12.
Notice éditoriale
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
C’est dans le cadre de l’édition des différents écrits de la théologienne et
éthicienne France Quéré (1936-1995), portant notamment sur les rapports
entre les neurosciences et la problématique morale, que Paul Ricœur
préface son livre posthume, Conscience et neuroscience1, publié en 2001.
Sa préface s’articule autour de trois axes principaux :
I- Le cerveau
En s’appuyant sur les essais de France Quéré consacrés à la contribution
des sciences neuronales à la compréhension de soi, Ricœur aborde les
raisons de l’inquiétude légitime du public concernant la compréhension de
soi sur un plan purement théorique : d’une part la connaissance objective
du cerveau en tant qu’objet des neurosciences est une connaissance
récente ; d’autre part à cette connaissance limitée du cerveau s’ajoutent les
fantasmes à la fois de toute-puissance en même temps de totale
impuissance. Là s’ouvre le champ de réflexion sur les maladies mentales et
le clivage provoqué par
ces dernières
entre
raison
et déraison.
© Comité
éditorial du
Fonds
Ricœur
II- Le redéploiement des approches hétérogènes sur l’homme
Ricœur reconstruit de façon schématique la démarche proposée par France
Quéré portant sur un voyage en deux sens : faire un détour par la science
avant de faire un retour dans la partie du soi. L’autonomie revendiquée par
les neurosciences constitue le point de départ de cette reconstruction
schématique. L’éducateur du public doit désormais proposer une sorte de
mise en garde face à toute tentation réductrice provenant du glissement du
matérialisme de méthode au matérialisme doctrinal – ontologique. Ainsi, le
1
France Quéré, Conscience et neuroscience, coll. Questions débat, éd. Bayard, 2001.
redéploiement de toutes les approches hétérogènes visant l’être humain
commence par les sciences humaines ayant un autre référent que le
cerveau ; il continue son chemin vers les disciplines littéraires, les arts et
l’esthétique et arrive enfin aux régions du savoir évoquant les
problématiques morales et religieuses ainsi que les convictions spirituelles.
Ce redéploiement exige par conséquent la nécessité d’un discours pluriel
sur l’homme.
III- La conscience
Le plaidoyer pour la conscience est le résultat de ce redéploiement. Il
s’articule sur le discours scientifique par l’intermédiaire du jugement et de
la décision. Ainsi l’homme se reconnaît comme sujet responsable de ses
actes et se situe face au monde des objets — parmi lesquels le cerveau.
Enfin, sur l’arrière plan de vigilance à soi, la conscience se donne comme
conscience morale dès lors qu’un autrui agissant et souffrant s’implique en
tant que le vis-à-vis de discours. En se situant aux carrefours
interdisciplinaires, le discours de France Quéré évite toute confrontation
inutile entre la conscience et le cerveau, entre le moraliste et le
neurobiologiste, et témoigne de la capacité intellectuelle de l’auteure à faire
circuler les savoirs et à les faire rejoindre la sollicitude.
(A. Thiriez-Arjangi, pour le Fonds Ricœur)
Mots-clés : France Quéré ; conscience ; neuroscience ; morale ; cerveau ;
maladie mentale ; sollicitude.
Résumé : Dans la préface pour la Conscience et neuroscience de France
Quéré, Ricœur propose un cheminement précis dans lequel il s’interroge
d’abord sur le cerveau, rappelle la nécessité d’un discours pluriel concernant
l’être humain puis évoque la question de la conscience.
Rubrique : Préfaces.
Préface
Je remercie Yves Quéré et les amis de France Quéré pour l'occasion qu'ils me donnent de participer à l'édition des communications, articles, réflexions de France touchant les rapports entre les
neurosciences et la problématique morale.
Si je devais d'un mot désigner celui à qui s'adressent de préférence ces textes , où se rejoignent de façon si harmonieuse l'intelligence et la sollicitude, je répondrais sans hésiter que c'est le public
cultivé. On se tromperait si on y discernait une quelconque prétention à donner des leçons aux scientifiques. Si elle s'adresse à eux
- et elle le fait aussi -, c'est dans la perspective de l'image qu'ils
donnent de leur savoir en dehors de leur cabinet d'études, du laboratoire ou de la clinique, par-dessus la tête de leurs collègues et de
leurs étudiants, bref au plan de l'espace public de la discussion.
L'opinion publique est en effet particulierement déconcertée dès
qu'il est question de l'impact des sciences neuronales tant au plan théorique qu'au plan pratique. C'est à la contribution de ces sciences à la
compréhension de soi, plus qu'à l'influence sur les comportements
individuels et sur la pratique sociale, que le premier groupe d'essais est
consacré. C'est pourquoi je tenterai d'abord de dire les raisons légitimes
CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES
de l'inquiétude du public au plan théorique de la compréhension de
soi, en regroupant sous ce chefles notations de France.
D'abord, l'objet des neurosciences - le cerveau - est un objet
hors pair. Sa connaissance est relativement récente et doit son essor
actuel au développement rapide de moyens d'investigation très
sophistiqués comn1e la caméra à positons et à l'intervention de procédures chimiques qui ajoutent à la connaissance fragmentaire que
permettait l'observation de lésions cérébrales non provoquées par
l'expérimentateur. Mais, surtout, nous n'avons pas à l'égard du cerveau le rapport direct, intime, que nous avons dans le cas d'autres
organes. Nous ne pensons pas « avec» notre cerveau comme nous
voyons « avec » nos yeux ou prenons « avec » nos mains. Nous
apprenons du dehors - par la science précisément - le fonctionnement du cerveau ; et cette connaissance n'est le doublet d'aucune
sensibilité intime qui nous permettrait de dire « notre » cerveau. En
outre, cette connaissance objective ne nous touche pas aussi longtemps que le fonctionnement est normal : c'est sur fond de silence
des organes que d'ordinaire nous sentons, agissons et pensons. Le
silence est total quant au cerveau.
Faute du repère d'un lien organique ressenti, nous ne savons que
faire pour nous-mêmes de la connaissance du cerveau : est-il un
simple substrat, le « ce sans quoi » nous ne penserions pas ? ou
bien est-il ce qui nous fait penser ? Mais comment ? De fait, nous
pouvons non seulement vivre quotidiennement, mais mener des activités scientifiques pointues, dans de nombreuses sciences humaines,
sans même mentionner le cerveau, qui reste pour le grand nombre
terra incognita. Et, quand survient une maladie mettant directement
en cause le cerveau, le réajustement de toutes les conduites à la situation « catastrophique » occupe tellement les soins de l'entourage du
n1alade, pour ne rien dire du trouble de ce dernier, que ce bouleversement des conduites fait écran à la prise en compte et en charge
des savoirs sur ce cerveau.
8
PRÉFACE
À cette ignorance obstinée s'ajoutent les fantastnes. Fantasmes
de toute-puissance, fantasmes de totale impuissance. D'un côté, des
sciences réputées atteindre l'organe hégémonique par excellence
peuvent-elles être autre chose qu'hégémoniques ? L'homtne neuronal - une fois son cerveau exposé au regard - ne va-t-il pas être
livré à une sorcellerie savante, le scientifique occupant la place du
devin, du confesseur ? Si, en effet, la tête est aux commandes - et
dans la boîte crânienne cette inquiétante merveille -, ne devient-il
pas le maître du maître, celui qui a la maîtrise supposée sur l'organe du commandement ? D'un autre côté, le même fantasme a
tôt fait de se renverser en son contraire : les maladies mentales ne
sont-elles pas les plus effrayantes, qui atteignent précisément
l'homme au siège de sa supposée maîtrise ? Pis. La maladie mentale fait peur dans la mesure où elle ren1et en cause la séparation
entre la raison et la déraison. Or ce clivage est un acquis particulièrement précieux de la modernité : dans la mesure où nous ne
croyons plus à la possession démoniaque ou diabolique, qui permettait encore d'attribuer la maladie à des puissances extérieures
et supérieures, il devient suprêmement inquiétant et scandaleux que
nous puissions être pris comme à· revers au lieu même de la lucidité, de la vigilance, de la conscience, en tous les sens du mot.
France Quéré fait plusieurs fois écho à ce thème du glissement
sans rupture de continuité de la figure du fou à celle du cinglé, du
marginal, de l'original, du subversif - et, pourquoi pas, du génie ...
Or que peuvent les neurosciences face à ces attaques, à cette suspicion en chaîne? Rien- ou presque rien-, est-on tenté d'avouer.
Cette sous-estimation, soudain substituée à la surestimation du
pouvoir intellectuel des neurosciences, se trouve de fait entretenue
par la méconnaissance ordinaire des progrès immenses que la thérapeutique doit aux neurosciences en particulier dans le maniement
des drogues. Mais les résistances sont si fortes au plan spéculatif où
nous nous tenons ici que ces effets bénéfiques ne sont pas portés
9
CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES
au compte de la contribution de ces sciences à la compréhension
de soi.
C'est pourquoi il appartient à de grands éducateurs, comme l'était
France Quéré, de servir de médiateurs entre les scientifiques et l' opinion publique. Pour tenir ce rôle, il leur faut faire eux-mêmes le
détour par la science avant de faire retour dans la patrie du soi. lis
sont alors habilités à accompagner le lecteur de neuroscience dans
ce voyage. Ce sont les étapes de ce voyage aller et retour dans les
textes de France que je tente ici de reconstruire de façon schématique.
C'est de la légitime revendication d'autonomie des neurosciences
qu'il faut partir. Pour chaque science, il existe en effet une tranche
de la réalité objective qui pour elle constitue le dernier référent.
Pour les sciences neuronales ce dernier référent est le cerveau. Cela
veut dire que la corrélation entre l'organisation en systètnes des
connexions neuronales et les fonctions correspondantes expérimentalement vérifiées constitue la thématique de base de ces sciences.
Pour elles, tout ce qui concerne l'être humain tombe de proche en
proche sous cette thématique. En outre, la profession de matérialisme épistémologique fait partie de ce qu'on peut appeler le contrat
d'adhésion aux règles du discours propres à la discipline. Enfin, il
est attendu des chercheurs travaillant dans ce champ qu'ils tentent
de situer le référent des sciences voisines - biologie humaine, chitnie biologique, d'un côté, sciences cognitives, sciences du comportement, éthologie, de l'autre côté- par rapport au référent-cerveau,
quitte à se faire accuser d'empiètement, voire de prétention hégémonique par ces sciences-frontières. li en est ainsi dans l'espace souvent conflictuel des sciences de la nature.
C'est alors que l'éducateur du public, relayant le philosophe qu'il
est aussi, met en garde le public, mais aussi les scientifiques euxmêtnes, contre les tentations de débordement hors du dotnaine de
compétence de la science considérée, et au-dehors des limites de
10
PRÉFACE
tolérance qu'on vient d'évoquer. C'est à de telles tentations réductrices que peut être attribué le glissement du matérialisme de
méthode au matérialisme doctrinal qu'on peut dire ontologique,
ainsi que la mise en perspective unilatérale de tout savoir touchant
l'h01nme par rapport à l'homme neuronal.
Chez France Quéré, cette mise en garde ne prend jamais un tour
négatif. Elle s'exprime de façon positive et constructive par un redéploiement de toutes les approches hétérogènes ayant l'être humain
pour cible.
Ce redéploiement passe d'abord par les autres sciences humaines
ayant un autre référent que le cerveau, que sont le traitement de l'information, le comportement en milieu expérimental ou en milieu libre et
surtout le langage, cet objet de savoir qui, au niveau spécifique humain
suscite tout un chapelet de sciences particulières. Avec les faits culturels, liés au fait du langage et de la pluralité des langues, la transition se
fait des sciences sociales aux disciplines littéraires, aux arts et à l' esthétique.
Ce redéploiement se poursuit jusque dans les régions du savoir
touchées par la problématique morale, par les convictions spirituelles et les engagements religieux et plus précisément théologiques.
On trouvera dans les textes qu'on va lire l'expression répétée d'une
attention différenciée accordée à la diversité des croyances susceptibles par leur dispersion même de contribuer à une entreprise de
re-fondation, qui ne peut être que de co-fondation, à l'égard de ce
que l'on peut appeler le discours de la sollicitude. Ce discours est
un discours brisé ; et nul ne dispose du savoir de surplomb qui permettrait d'unifier le champ des convictions fondamentales. La pluralité est la condition d'exercice de tous les discours sur l'hotnme,
qu'ils soient théoriques ou pratiques, scientifiques, esthétiques,
moraux, spirituels.
C'est par rapport à ce redéploiement que se situe le plaidoyer
pour la conscience nommée dans le titre de ce recueil. Ce plaidoyer
11
CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES
ne se laisse pas confiner à son tour dans la protestation moralisante.
li s'articule directement sur le discours scientifique par le truchement du jugement et de la décision. Connaître - est-il rappelé - ,
pour le scientifique comme pour tout homme, c'est juger, c'est-àdire élever une revendication de vérité soumise à la discussion des
pairs et au-delà de ceux-ci à celle du public général. Et juger, c'est
prendre position, trancher dans un débat. C'est alors que, par retour
sur soi, dans le moment de la réflexion, l'homme sachant et discutant, se reconnaît sujet de son jugement et de sa décision ; il se situe
face au monde des objets- parmi lesquels le cerveau-, comme sujet
irréductible à ces objets, sujet auteur responsable de ses actes.
C'est finalement sur cet arrière-plan de vigilance à soi que la
conscience se donne comme conscience morale, dès lors qu'un
autrui est impliqué, non seulement comme vis-à-vis de discours et
de discussion, mais comme être agissant et souffrant, comme celui
à qui il peut être fait tort et qui, à tous ces titres, appelle sollicitude.
Ce serait alors au prix d'un raccourci regrettable, d'un court-circuit inadmissible, qu'on viendrait à opposer, directement et sans
médiation, les deux extrêmes de la chaîne ainsi redéployée, le cerveau à un bout, la conscience à l'autre bout, et que l'on fabriquerait un faux débat entre la conscience et le cerveau, entre le moraliste et le neurobiologiste.
La participation de France Quéré à plusieurs commissions du
Comité consultatif national d'Éthique et aux séances plénières de
cette institution - dont on trouvera la trace ici - l'a, au contraire,
toujours placée au point d'intersection, aux carrefours interdisciplinaires, et atteste de sa capacité à faire circuler les savoirs et à les
faire rejoindre la sollicitude.
Paul RICŒUR
Notice éditoriale
Note éditoriale
C’est dans le cadre de l’édition des différents écrits de la théologienne et
éthicienne France Quéré (1936-1995), portant notamment sur les rapports
entre les neurosciences et la problématique morale, que Paul Ricœur
préface son livre posthume, Conscience et neuroscience
1
, publié en 2001.
Sa préface s’articule autour de trois axes principaux :
I- Le cerveau
En s’appuyant sur les essais de France Quéré consacrés à la contribution
des sciences neuronales à la compréhension de soi, Ricœur aborde les
raisons de l’inquiétude légitime du public concernant la compréhension de
soi sur un plan purement théorique : d’une part la connaissance objective
du cerveau en tant qu’objet des neurosciences est une connaissance
récente ; d’autre part à cette connaissance limitée du cerveau s’ajoutent les
fantasmes à la fois de toute-puissance en même temps de totale
impuissance. Là s’ouvre le champ de réflexion sur les maladies mentales et
le clivage provoqué par ces dernières entre raison et déraison.
II- Le redéploiement des approches hétérogènes sur l’homme
Ricœur reconstruit de façon schématique la démarche proposée par France
Quéré portant sur un voyage en deux sens : faire un détour par la science
avant de faire un retour dans la partie du soi. L’autonomie revendiquée par
les neurosciences constitue le point de départ de cette reconstruction
schématique. L’éducateur du public doit désormais proposer une sorte de
mise en garde face à toute tentation réductrice provenant du glissement du
matérialisme de méthode au matérialisme doctrinal – ontologique. Ainsi, le
1
France Quéré, Conscience et neuroscience, coll. Questions débat, éd. Bayard, 2001.
religieu
Conscience et neurosciences /
Q
UÉRÉ
F.
Préface de P. Ricœur
IIA699a, in Conscience et neurosciences [sur les rapports entre
les neurosciences et la problématique morale], Paris : Bayard,
2001,7-12.
© Fonds Ricœur
© Comité éditorial du Fonds Ricœur
redéploiement de toutes les approches hétérogènes visant l’être humain
commence par les sciences humaines ayant un autre référent que le
cerveau ; il continue son chemin vers les disciplines littéraires, les arts et
l’esthétique et arrive enfin aux régions du savoir évoquant les
problématiques morales et religieuses ainsi que les convictions spirituelles.
Ce redéploiement exige par conséquent la nécessité d’un discours pluriel
sur l’homme.
III- La conscience
Le plaidoyer pour la conscience est le résultat de ce redéploiement. Il
s’articule sur le discours scientifique par l’intermédiaire du jugement et de
la décision. Ainsi l’homme se reconnaît comme sujet responsable de ses
actes et se situe face au monde des objets — parmi lesquels le cerveau.
Enfin, sur l’arrière plan de vigilance à soi, la conscience se donne comme
conscience morale dès lors qu’un autrui agissant et souffrant s’implique en
tant que le vis-à-vis de discours. En se situant aux carrefours
interdisciplinaires, le discours de France Quéré évite toute confrontation
inutile entre la conscience et le cerveau, entre le moraliste et le
neurobiologiste, et témoigne de la capacité intellectuelle de l’auteure à faire
circuler les savoirs et à les faire rejoindre la sollicitude.
(A. Thiriez-Arjangi, pour le Fonds Ricœur)
Mots-clés : France Quéré ; conscience ; neuroscience ; morale ; cerveau ;
maladie mentale ; sollicitude.
Résumé : Dans la préface pour la Conscience et neuroscience de France
Quéré, Ricœur propose un cheminement précis dans lequel il s’interroge
d’abord sur le cerveau, rappelle la nécessité d’un discours pluriel concernant
l’être humain puis évoque la question de la conscience.
Rubrique : Préfaces.
Préface
Je remercie Yves Quéré et les amis de France Quéré pour l'oc-
casion qu'ils me donnent de participer à l'édition des communica-
tions, articles, réflexions de France touchant les rapports entre les
neurosciences et la problématique morale.
Si je devais d'un mot désigner celui à qui s'adressent de préfé-
rence ces textes , où se rejoignent de façon si harmonieuse l'intelli-
gence et la sollicitude, je répondrais sans hésiter que c'est le public
cultivé. On se tromperait si on y discernait une quelconque pré-
tention à donner des leçons aux scientifiques. Si elle s'adresse à eux
- et elle le fait aussi -, c'est dans la perspective de l'image qu'ils
donnent de leur savoir en dehors de leur cabinet d'études, du labo-
ratoire ou de la clinique, par-dessus la tête de leurs collègues et de
leurs étudiants, bref au plan de l'espace public de la discussion.
L'opinion publique est en effet particulierement déconcertée dès
qu'il est question de l'impact des sciences neuronales tant au plan théo-
rique qu'au plan pratique. C'est à la contribution de ces sciences à la
compréhension de soi, plus qu'à l'influence sur les comportements
individuels et sur la pratique sociale, que le premier groupe d'essais est
consacré. C'est pourquoi je tenterai d'abord de dire les raisons légitimes
8
CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES
de l'inquiétude du public au plan théorique de la compréhension de
soi, en regroupant sous ce chefles notations de France.
D'abord, l'objet des neurosciences - le cerveau - est un objet
hors pair. Sa connaissance est relativement récente et doit son essor
actuel au développement rapide de moyens d'investigation très
sophistiqués comn1e la caméra
à
positons et
à
l'intervention de pro-
cédures chimiques qui ajoutent à la connaissance fragmentaire que
permettait l'observation de lésions cérébrales non provoquées par
l'expérimentateur. Mais, surtout, nous n'avons pas
à
l'égard du cer-
veau le rapport direct, intime, que nous avons dans le cas d'autres
organes. Nous ne pensons pas
«
avec» notre cerveau comme nous
voyons
«
avec » nos yeux ou prenons
«
avec
»
nos mains. Nous
apprenons du dehors - par la science précisément - le fonctionne-
ment du cerveau ; et cette connaissance n'est le doublet d'aucune
sensibilité intime qui nous permettrait de dire
«
notre
»
cerveau. En
outre, cette connaissance objective ne nous touche pas aussi long-
temps que le fonctionnement est normal : c'est sur fond de silence
des organes que d'ordinaire nous sentons, agissons et pensons. Le
silence est total quant au cerveau.
Faute du repère d'un lien organique ressenti, nous ne savons que
faire pour nous-mêmes de la connaissance du cerveau : est-il un
simple substrat, le
«
ce sans quoi
»
nous ne penserions pas
?
ou
bien est-il ce qui nous fait penser
?
Mais comment
?
De fait, nous
pouvons non seulement vivre quotidiennement, mais mener des acti-
vités scientifiques pointues, dans de nombreuses sciences humaines,
sans même mentionner le cerveau, qui reste pour le grand nombre
terra incognita.
Et, quand survient une maladie mettant directement
en cause le cerveau, le réajustement de toutes les conduites
à
la situa-
tion
«
catastrophique
»
occupe tellement les soins de l'entourage du
n1alade, pour ne rien dire du trouble de ce dernier, que ce boule-
versement des conduites fait écran
à
la prise en compte et en charge
des savoirs sur ce cerveau.
À cette ignorance obstinée s'ajoutent les fantastnes. Fantasmes
de toute-puissance, fantasmes de totale impuissance. D'un côté, des
sciences réputées atteindre l'organe hégémonique par excellence
peuvent-elles être autre chose qu'hégémoniques ? L'homtne neuro-
nal - une fois son cerveau exposé au regard - ne va-t-il pas être
livré
à une sorcellerie savante, le scientifique occupant la place du
devin, du confesseur ? Si, en effet, la tête est aux commandes - et
dans la boîte crânienne cette inquiétante merveille -, ne devient-il
pas le maître du maître, celui qui a la maîtrise supposée sur l'or-
gane du commandement ? D'un autre côté, le même fantasme a
tôt fait de se renverser en son contraire : les maladies mentales ne
sont-elles pas les plus effrayantes, qui atteignent précisément
l'homme au siège de sa supposée maîtrise
?
Pis. La maladie men-
tale fait peur dans la mesure où elle ren1et en cause la séparation
entre la raison et la déraison. Or ce clivage est un acquis particu-
lièrement précieux de la modernité : dans la mesure où nous ne
croyons plus
à
la possession démoniaque ou diabolique, qui per-
mettait encore d'attribuer la maladie
à des puissances extérieures
et supérieures, il devient suprêmement inquiétant et scandaleux que
nous puissions être pris comme
à·
revers au lieu même de la luci-
dité, de la vigilance, de la
conscience,
en tous les sens du mot.
France Quéré fait plusieurs fois écho
à
ce thème du glissement
sans rupture de continuité de la figure du fou
à
celle du cinglé, du
marginal, de l'original, du subversif - et, pourquoi pas, du génie ...
Or que peuvent les neurosciences face
à
ces attaques,
à
cette sus-
picion en chaîne? Rien- ou presque rien-, est-on tenté d'avouer.
Cette sous-estimation, soudain substituée
à la surestimation du
pouvoir intellectuel des neurosciences, se trouve de fait entretenue
par la méconnaissance ordinaire des progrès immenses que la thé-
rapeutique doit aux neurosciences en particulier dans le maniement
des drogues. Mais les résistances sont si fortes au plan spéculatif où
nous nous tenons ici que ces effets bénéfiques ne sont pas portés
PRÉFACE
9
CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES
10
au compte de la contribution de ces sciences
à la compréhension
de soi.
C'est pourquoi
il
appartient
à de grands éducateurs, comme l'était
France Quéré, de servir de médiateurs entre les scientifiques et l' opi-
nion publique. Pour tenir ce rôle,
il
leur faut faire eux-mêmes le
détour par la science avant de faire retour dans la patrie du soi. lis
sont alors habilités
à accompagner le lecteur de neuroscience dans
ce voyage. Ce sont les étapes de ce voyage aller et retour dans les
textes de France que je tente ici de reconstruire de façon schéma-
tique.
C'est de la légitime revendication d'autonomie des neurosciences
qu'il faut partir. Pour chaque science, il existe en effet une tranche
de la réalité objective qui pour elle constitue le dernier référent.
Pour les sciences neuronales ce dernier référent est le cerveau. Cela
veut dire que la corrélation entre l'organisation en systètnes des
connexions neuronales et les fonctions correspondantes expérimen-
talement vérifiées constitue la thématique de base de ces sciences.
Pour elles, tout ce qui concerne l'être humain tombe de proche en
proche sous cette thématique. En outre, la profession de matéria-
lisme épistémologique fait partie de ce qu'on peut appeler le contrat
d'adhésion aux règles du discours propres
à la discipline. Enfin, il
est attendu des chercheurs travaillant dans ce champ qu'ils tentent
de situer le référent des sciences voisines - biologie humaine, chi-
tnie biologique, d'un côté, sciences cognitives, sciences du compor-
tement, éthologie, de l'autre côté- par rapport au référent-cerveau,
quitte
à
se faire accuser d'empiètement, voire de prétention hégé-
monique par ces sciences-frontières.
li
en est ainsi dans l'espace sou-
vent conflictuel des sciences de la nature.
C'est alors que l'éducateur du public, relayant le philosophe qu'il
est aussi, met en garde le public, mais aussi les scientifiques eux-
mêtnes, contre les tentations de débordement hors du dotnaine de
compétence de la science considérée, et au-dehors des limites de
tolérance qu'on vient d'évoquer. C'est
à
de telles tentations réduc-
trices que peut être attribué le glissement du matérialisme de
méthode au matérialisme doctrinal qu'on peut dire ontologique,
ainsi que la mise en perspective unilatérale de tout savoir touchant
l'h01nme par rapport
à
l'homme neuronal.
Chez France Quéré, cette mise en garde ne prend jamais un tour
négatif. Elle s'exprime de façon positive et constructive par un redé-
ploiement de toutes les approches hétérogènes ayant l'être humain
pour cible.
Ce redéploiement passe d'abord par les autres sciences humaines
ayant un autre référent que le cerveau, que sont le traitement de l'infor-
mation, le comportement en milieu expérimental ou en milieu libre et
surtout le langage, cet objet de savoir qui, au niveau spécifique humain
suscite tout un chapelet de sciences particulières. Avec les faits cultu-
rels, liés au fait du langage et de la pluralité des langues, la transition se
fait des sciences sociales aux disciplines littéraires, aux arts et
à
l' esthé-
tique.
Ce redéploiement se poursuit jusque dans les régions du savoir
touchées par la problématique morale, par les convictions spiri-
tuelles et les engagements religieux et plus précisément théologiques.
On trouvera dans les textes qu'on va lire l'expression répétée d'une
attention différenciée accordée
à
la diversité des croyances suscep-
tibles par leur dispersion même de contribuer à une entreprise de
re-fondation, qui ne peut être que de co-fondation,
à
l'égard de ce
que l'on peut appeler le discours de la sollicitude. Ce discours est
un discours brisé ; et nul ne dispose du savoir de surplomb qui per-
mettrait d'unifier le champ des convictions fondamentales. La plu-
ralité est la condition d'exercice de tous les discours sur l'hotnme,
qu'ils soient théoriques ou pratiques, scientifiques, esthétiques,
moraux, spirituels.
C'est par rapport
à
ce redéploiement que se situe le plaidoyer
pour la
conscience
nommée dans le titre de ce recueil. Ce plaidoyer
PRÉFACE
11
CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES
ne se laisse pas confiner à son tour dans la protestation moralisante.
li
s'articule directement sur le discours scientifique par le truche-
ment du jugement et de la décision. Connaître - est-il rappelé - ,
pour le scientifique comme pour tout homme, c'est juger, c'est-à-
dire élever une revendication de vérité soumise à la discussion des
pairs et au-delà de ceux-ci à celle du public général. Et juger, c'est
prendre position, trancher dans un débat. C'est alors que, par retour
sur soi, dans le moment de la réflexion, l'homme sachant et discu-
tant, se reconnaît sujet de son jugement et de sa décision ; il se situe
face au monde des objets- parmi lesquels le cerveau-, comme sujet
irréductible à ces objets, sujet auteur responsable de ses actes.
C'est finalement sur cet arrière-plan de vigilance à soi que la
conscience se donne comme conscience morale, dès lors qu'un
autrui est impliqué, non seulement comme vis-à-vis de discours et
de discussion, mais comme être agissant et souffrant, comme celui
à qui il peut être fait tort et qui, à tous ces titres, appelle sollici-
tude.
Ce serait alors au prix d'un raccourci regrettable, d'un court-cir-
cuit inadmissible, qu'on viendrait à opposer, directement et sans
médiation, les deux extrêmes de la chaîne ainsi redéployée, le cer-
veau à un bout, la conscience à l'autre bout, et que l'on fabrique-
rait un faux débat entre la conscience et le cerveau, entre le mora-
liste et le neurobiologiste.
La participation de France Quéré à plusieurs commissions du
Comité consultatif national d'Éthique et aux séances plénières de
cette institution - dont on trouvera la trace ici - l'a, au contraire,
toujours placée au point d'intersection, aux carrefours interdiscipli-
naires, et atteste de sa capacité à faire circuler les savoirs et à les
faire rejoindre la sollicitude.
Paul
RICŒUR
IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur001
IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur002
IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur003
IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur004
IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur005
IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur006
Notice éditoriale Note éditoriale C’est dans le cadre de l’édition des différents écrits de la théologienne et éthicienne France Quéré (1936-1995), portant notamment sur les rapports entre les neurosciences et la problématique morale, que Paul Ricœur préface son livre posthume, Conscience et neuroscience 1 , publié en 2001. Sa préface s’articule autour de trois axes principaux : I- Le cerveau En s’appuyant sur les essais de France Quéré consacrés à la contribution des sciences neuronales à la compréhension de soi, Ricœur aborde les raisons de l’inquiétude légitime du public concernant la compréhension de soi sur un plan purement théorique : d’une part la connaissance objective du cerveau en tant qu’objet des neurosciences est une connaissance récente ; d’autre part à cette connaissance limitée du cerveau s’ajoutent les fantasmes à la fois de toute-puissance en même temps de totale impuissance. Là s’ouvre le champ de réflexion sur les maladies mentales et le clivage provoqué par ces dernières entre raison et déraison. II- Le redéploiement des approches hétérogènes sur l’homme Ricœur reconstruit de façon schématique la démarche proposée par France Quéré portant sur un voyage en deux sens : faire un détour par la science avant de faire un retour dans la partie du soi. L’autonomie revendiquée par les neurosciences constitue le point de départ de cette reconstruction schématique. L’éducateur du public doit désormais proposer une sorte de mise en garde face à toute tentation réductrice provenant du glissement du matérialisme de méthode au matérialisme doctrinal – ontologique. Ainsi, le 1 France Quéré, Conscience et neuroscience , coll. Questions débat, éd. Bayard, 2001. religieu Conscience et neurosciences / Q UÉRÉ F. Préface de P. Ricœur IIA699a, in Conscience et neurosciences [sur les rapports entre les neurosciences et la problématique morale], Paris : Bayard, 2001,7-12. © Fonds Ricœur © Comité éditorial du Fonds Ricœur redéploiement de toutes les approches hétérogènes visant l’être humain commence par les sciences humaines ayant un autre référent que le cerveau ; il continue son chemin vers les disciplines littéraires, les arts et l’esthétique et arrive enfin aux régions du savoir évoquant les problématiques morales et religieuses ainsi que les convictions spirituelles. Ce redéploiement exige par conséquent la nécessité d’un discours pluriel sur l’homme. III- La conscience Le plaidoyer pour la conscience est le résultat de ce redéploiement. Il s’articule sur le discours scientifique par l’intermédiaire du jugement et de la décision. Ainsi l’homme se reconnaît comme sujet responsable de ses actes et se situe face au monde des objets — parmi lesquels le cerveau. Enfin, sur l’arrière plan de vigilance à soi, la conscience se donne comme conscience morale dès lors qu’un autrui agissant et souffrant s’implique en tant que le vis-à-vis de discours. En se situant aux carrefours interdisciplinaires, le discours de France Quéré évite toute confrontation inutile entre la conscience et le cerveau, entre le moraliste et le neurobiologiste, et témoigne de la capacité intellectuelle de l’auteure à faire circuler les savoirs et à les faire rejoindre la sollicitude. (A. Thiriez-Arjangi, pour le Fonds Ricœur) Mots-clés : France Quéré ; conscience ; neuroscience ; morale ; cerveau ; maladie mentale ; sollicitude. Résumé : Dans la préface pour la Conscience et neuroscience de France Quéré, Ricœur propose un cheminement précis dans lequel il s’interroge d’abord sur le cerveau, rappelle la nécessité d’un discours pluriel concernant l’être humain puis évoque la question de la conscience. Rubrique : Préfaces. Préface Je remercie Yves Quéré et les amis de France Quéré pour l'oc- casion qu'ils me donnent de participer à l'édition des communica- tions, articles, réflexions de France touchant les rapports entre les neurosciences et la problématique morale. Si je devais d'un mot désigner celui à qui s'adressent de préfé- rence ces textes , où se rejoignent de façon si harmonieuse l'intelli- gence et la sollicitude, je répondrais sans hésiter que c'est le public cultivé. On se tromperait si on y discernait une quelconque pré- tention à donner des leçons aux scientifiques. Si elle s'adresse à eux - et elle le fait aussi -, c'est dans la perspective de l'image qu'ils donnent de leur savoir en dehors de leur cabinet d'études, du labo- ratoire ou de la clinique, par-dessus la tête de leurs collègues et de leurs étudiants, bref au plan de l'espace public de la discussion. L'opinion publique est en effet particulierement déconcertée dès qu'il est question de l'impact des sciences neuronales tant au plan théo- rique qu'au plan pratique. C'est à la contribution de ces sciences à la compréhension de soi, plus qu'à l'influence sur les comportements individuels et sur la pratique sociale, que le premier groupe d'essais est consacré. C'est pourquoi je tenterai d'abord de dire les raisons légitimes 8 CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES de l'inquiétude du public au plan théorique de la compréhension de soi, en regroupant sous ce chefles notations de France. D'abord, l'objet des neurosciences - le cerveau - est un objet hors pair. Sa connaissance est relativement récente et doit son essor actuel au développement rapide de moyens d'investigation très sophistiqués comn1e la caméra à positons et à l'intervention de pro- cédures chimiques qui ajoutent à la connaissance fragmentaire que permettait l'observation de lésions cérébrales non provoquées par l'expérimentateur. Mais, surtout, nous n'avons pas à l'égard du cer- veau le rapport direct, intime, que nous avons dans le cas d'autres organes. Nous ne pensons pas « avec» notre cerveau comme nous voyons « avec » nos yeux ou prenons « avec » nos mains. Nous apprenons du dehors - par la science précisément - le fonctionne- ment du cerveau ; et cette connaissance n'est le doublet d'aucune sensibilité intime qui nous permettrait de dire « notre » cerveau. En outre, cette connaissance objective ne nous touche pas aussi long- temps que le fonctionnement est normal : c'est sur fond de silence des organes que d'ordinaire nous sentons, agissons et pensons. Le silence est total quant au cerveau. Faute du repère d'un lien organique ressenti, nous ne savons que faire pour nous-mêmes de la connaissance du cerveau : est-il un simple substrat, le « ce sans quoi » nous ne penserions pas ? ou bien est-il ce qui nous fait penser ? Mais comment ? De fait, nous pouvons non seulement vivre quotidiennement, mais mener des acti- vités scientifiques pointues, dans de nombreuses sciences humaines, sans même mentionner le cerveau, qui reste pour le grand nombre terra incognita. Et, quand survient une maladie mettant directement en cause le cerveau, le réajustement de toutes les conduites à la situa- tion « catastrophique » occupe tellement les soins de l'entourage du n1alade, pour ne rien dire du trouble de ce dernier, que ce boule- versement des conduites fait écran à la prise en compte et en charge des savoirs sur ce cerveau. À cette ignorance obstinée s'ajoutent les fantastnes. Fantasmes de toute-puissance, fantasmes de totale impuissance. D'un côté, des sciences réputées atteindre l'organe hégémonique par excellence peuvent-elles être autre chose qu'hégémoniques ? L'homtne neuro- nal - une fois son cerveau exposé au regard - ne va-t-il pas être livré à une sorcellerie savante, le scientifique occupant la place du devin, du confesseur ? Si, en effet, la tête est aux commandes - et dans la boîte crânienne cette inquiétante merveille -, ne devient-il pas le maître du maître, celui qui a la maîtrise supposée sur l'or- gane du commandement ? D'un autre côté, le même fantasme a tôt fait de se renverser en son contraire : les maladies mentales ne sont-elles pas les plus effrayantes, qui atteignent précisément l'homme au siège de sa supposée maîtrise ? Pis. La maladie men- tale fait peur dans la mesure où elle ren1et en cause la séparation entre la raison et la déraison. Or ce clivage est un acquis particu- lièrement précieux de la modernité : dans la mesure où nous ne croyons plus à la possession démoniaque ou diabolique, qui per- mettait encore d'attribuer la maladie à des puissances extérieures et supérieures, il devient suprêmement inquiétant et scandaleux que nous puissions être pris comme à· revers au lieu même de la luci- dité, de la vigilance, de la conscience, en tous les sens du mot. France Quéré fait plusieurs fois écho à ce thème du glissement sans rupture de continuité de la figure du fou à celle du cinglé, du marginal, de l'original, du subversif - et, pourquoi pas, du génie ... Or que peuvent les neurosciences face à ces attaques, à cette sus- picion en chaîne? Rien- ou presque rien-, est-on tenté d'avouer. Cette sous-estimation, soudain substituée à la surestimation du pouvoir intellectuel des neurosciences, se trouve de fait entretenue par la méconnaissance ordinaire des progrès immenses que la thé- rapeutique doit aux neurosciences en particulier dans le maniement des drogues. Mais les résistances sont si fortes au plan spéculatif où nous nous tenons ici que ces effets bénéfiques ne sont pas portés PRÉFACE 9 CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES 10 au compte de la contribution de ces sciences à la compréhension de soi. C'est pourquoi il appartient à de grands éducateurs, comme l'était France Quéré, de servir de médiateurs entre les scientifiques et l' opi- nion publique. Pour tenir ce rôle, il leur faut faire eux-mêmes le détour par la science avant de faire retour dans la patrie du soi. lis sont alors habilités à accompagner le lecteur de neuroscience dans ce voyage. Ce sont les étapes de ce voyage aller et retour dans les textes de France que je tente ici de reconstruire de façon schéma- tique. C'est de la légitime revendication d'autonomie des neurosciences qu'il faut partir. Pour chaque science, il existe en effet une tranche de la réalité objective qui pour elle constitue le dernier référent. Pour les sciences neuronales ce dernier référent est le cerveau. Cela veut dire que la corrélation entre l'organisation en systètnes des connexions neuronales et les fonctions correspondantes expérimen- talement vérifiées constitue la thématique de base de ces sciences. Pour elles, tout ce qui concerne l'être humain tombe de proche en proche sous cette thématique. En outre, la profession de matéria- lisme épistémologique fait partie de ce qu'on peut appeler le contrat d'adhésion aux règles du discours propres à la discipline. Enfin, il est attendu des chercheurs travaillant dans ce champ qu'ils tentent de situer le référent des sciences voisines - biologie humaine, chi- tnie biologique, d'un côté, sciences cognitives, sciences du compor- tement, éthologie, de l'autre côté- par rapport au référent-cerveau, quitte à se faire accuser d'empiètement, voire de prétention hégé- monique par ces sciences-frontières. li en est ainsi dans l'espace sou- vent conflictuel des sciences de la nature. C'est alors que l'éducateur du public, relayant le philosophe qu'il est aussi, met en garde le public, mais aussi les scientifiques eux- mêtnes, contre les tentations de débordement hors du dotnaine de compétence de la science considérée, et au-dehors des limites de tolérance qu'on vient d'évoquer. C'est à de telles tentations réduc- trices que peut être attribué le glissement du matérialisme de méthode au matérialisme doctrinal qu'on peut dire ontologique, ainsi que la mise en perspective unilatérale de tout savoir touchant l'h01nme par rapport à l'homme neuronal. Chez France Quéré, cette mise en garde ne prend jamais un tour négatif. Elle s'exprime de façon positive et constructive par un redé- ploiement de toutes les approches hétérogènes ayant l'être humain pour cible. Ce redéploiement passe d'abord par les autres sciences humaines ayant un autre référent que le cerveau, que sont le traitement de l'infor- mation, le comportement en milieu expérimental ou en milieu libre et surtout le langage, cet objet de savoir qui, au niveau spécifique humain suscite tout un chapelet de sciences particulières. Avec les faits cultu- rels, liés au fait du langage et de la pluralité des langues, la transition se fait des sciences sociales aux disciplines littéraires, aux arts et à l' esthé- tique. Ce redéploiement se poursuit jusque dans les régions du savoir touchées par la problématique morale, par les convictions spiri- tuelles et les engagements religieux et plus précisément théologiques. On trouvera dans les textes qu'on va lire l'expression répétée d'une attention différenciée accordée à la diversité des croyances suscep- tibles par leur dispersion même de contribuer à une entreprise de re-fondation, qui ne peut être que de co-fondation, à l'égard de ce que l'on peut appeler le discours de la sollicitude. Ce discours est un discours brisé ; et nul ne dispose du savoir de surplomb qui per- mettrait d'unifier le champ des convictions fondamentales. La plu- ralité est la condition d'exercice de tous les discours sur l'hotnme, qu'ils soient théoriques ou pratiques, scientifiques, esthétiques, moraux, spirituels. C'est par rapport à ce redéploiement que se situe le plaidoyer pour la conscience nommée dans le titre de ce recueil. Ce plaidoyer PRÉFACE 11 CONSCIENCE ET NEUROSCIENCES ne se laisse pas confiner à son tour dans la protestation moralisante. li s'articule directement sur le discours scientifique par le truche- ment du jugement et de la décision. Connaître - est-il rappelé - , pour le scientifique comme pour tout homme, c'est juger, c'est-à- dire élever une revendication de vérité soumise à la discussion des pairs et au-delà de ceux-ci à celle du public général. Et juger, c'est prendre position, trancher dans un débat. C'est alors que, par retour sur soi, dans le moment de la réflexion, l'homme sachant et discu- tant, se reconnaît sujet de son jugement et de sa décision ; il se situe face au monde des objets- parmi lesquels le cerveau-, comme sujet irréductible à ces objets, sujet auteur responsable de ses actes. C'est finalement sur cet arrière-plan de vigilance à soi que la conscience se donne comme conscience morale, dès lors qu'un autrui est impliqué, non seulement comme vis-à-vis de discours et de discussion, mais comme être agissant et souffrant, comme celui à qui il peut être fait tort et qui, à tous ces titres, appelle sollici- tude. Ce serait alors au prix d'un raccourci regrettable, d'un court-cir- cuit inadmissible, qu'on viendrait à opposer, directement et sans médiation, les deux extrêmes de la chaîne ainsi redéployée, le cer- veau à un bout, la conscience à l'autre bout, et que l'on fabrique- rait un faux débat entre la conscience et le cerveau, entre le mora- liste et le neurobiologiste. La participation de France Quéré à plusieurs commissions du Comité consultatif national d'Éthique et aux séances plénières de cette institution - dont on trouvera la trace ici - l'a, au contraire, toujours placée au point d'intersection, aux carrefours interdiscipli- naires, et atteste de sa capacité à faire circuler les savoirs et à les faire rejoindre la sollicitude. Paul RICŒUR IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur001 IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur002 IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur003 IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur004 IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur005 IIA699a Conscience et neurosciences de France Quéré - Préface de Paul Ricoeur006
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Title
Conscience et neurosciences
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Ricoeur, Paul (1913-2005). Préfacier, “Conscience et neurosciences”, 2001, IIA699a. Consulté le 20 mai 2025, https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/ark:/18469/2ngn0
À propos
Dans la préface pour la Conscience et neuroscience de France Quéré, Ricœur propose un cheminement précis dans lequel il s’interroge sur le cerveau, rappelle la nécessité d’un discours pluriel concernant l’être humain puis évoque la question de la conscience.
Notice
Contributeur
Thiriez-Arjangi, Azadeh. Auteur du commentaire
Éditeur
Date de création
2001
Textes en liaison
Préfaces
Langue
fre
Type
Texte
Description physique
pp. 7-12
Sujets
France Quéré
Conscience
Neuroscience
Morale
Cerveau
Maladie mentale
Sollicitude
Vedettes Rameau
Source
IIA699a
Identifiant
ark:/18469/2ngn0
Détenteur des droits
Fonds Ricœur
Numérisation Fonds Ricœur