L'éthique, la morale et la règle
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Title
L'éthique, la morale et la règle
Description
"L’éthique, la morale et la règle" propose un condensé pédagogique de la "petite éthique" développée dans Soi-même comme un autre, en y ajoutant la référence au "souci de soi", "souci de l’autre" et "souci de l’institution".
Creator
Contributor
Site du contributeur
Éditeur
Date Created
1990
Textes en liaison
Autour de « Soi-même comme un autre » (1983-1997)
Language
fre
Type
Texte
Description physique
pp. 52-59
Sujets
Éthique
Morale
Règle
Souci de soi
Souci de l’autre
Souci de l’institution
Vedettes Rameau
Source
IIA459
Fonds Ricœur
Identifiant
ark:/18469/mx2s
Détenteur des droits
Fonds Ricœur
Numérisation Fonds Ricœur
content
L'éthique, la morale et la règle
IIA459, in Autres Temps 24 (1990) février, 52-59.
© ComitéNote
éditorial
du Fonds Ricœur
éditoriale.
Note éditoriale
« L’éthique, la morale, la règle » constituait l’une des deux réponses à la question « Pourquoi l’éthique
est-elle une question actuelle ? », posée dans le cadre des « Entretiens de Robinson » (paroisse de
l’Église réformée de France). Elle figure, au côté de l’autre réponse (celle d’Olivier Abel, évoquée
d’ailleurs par Paul Ricœur, p. 57) dans Autres Temps (Les cahiers du christianisme social), n° 24, Hiver
1989-90, p. 52-59.
Le propos de Ricœur est délibérément simplifié et « pédagogique » (p. 53), au point de ne comporter
aucune technicité. Il peut pour cette raison servir de toute première approche de sa « petite éthique »,
développée plus longuement dans Soi-même comme un autre (Paris, Éditions du seuil, 1990 : voir les
études 7, 8, 9, ainsi que l’interlude). La référence au triple souci (« souci de soi », « souci de l’autre »,
« souci de l’institution ») constitue une originalité de ce texte. Le lecteur trouvera également dans Soimême comme un autre les références complètes aux différents auteurs (Aristote, Kant, etc.) cités ou
évoqués dans ce texte ; seules les références biblique et talmudique ont été ajoutées entre crochets. Les
erreurs et coquilles présentes dans l’édition originale sont ici corrigées.
(D. Frey, pour le Fonds Ricœur).
Mots-clés : éthique ; morale ; règle ; souci de soi ; souci de l’autre, souci de l’institution.
[p.52]
V
enant à la suite des réflexions d'Olivier Abel sur la demande actuelle d'éthique, mon propos ne
sera pas de répondre à cette demande, mais de suggérer quelques axes pour construire des
réponses. Ma contribution s'organisera selon trois niveaux et autour de trois questions :
— Jusqu'où peut-on aller dans la demande d'éthique sans recourir à des règles ?
— [p. 53] Quel est le moment inéluctable de la règle ?
— Où est la limite de la règle qui nous laisse devant un choix en situation ?
Cette grille pédagogique, je l'ai adoptée à partir des mots mêmes, car il se trouve que nous
avons deux mots en concurrence, que nous ne savons pas très bien situer l'un par rapport à l'autre :
quand faut-il parler d'éthique ? Quand faut-il parler de morale ?
Dans l'absolu, si l'on prend l'étymologie, ce sont deux parfaits synonymes; l'un est grec et l'autre
latin. Et dans les deux langues, ils évoquent la même chose : les mœurs. Mais il y a aujourd'hui un
certain discrédit du mot « morale », et il se trouve que, dans la société, le mot « éthique » a meilleure
presse. On ne voit pas très bien comment on pourrait parler d'un Comité national de morale ! Adoptons
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IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Comité éditorial du fonds Ricœur
cela comme un préjugé de langage et tirons-en le meilleur parti, en reliant le mot « éthique » plutôt à la
visée et le mot « morale » plutôt aux contenus.
Mon propos va tenir justement dans ce jeu entre éthique et morale, entre la visée éthique et la
recherche, non moins légitime, de règles que l'on voudrait indiscutables, sans ambiguïté, sans exception,
sans conflit. L'homme est certainement attaché à cette notion de morale qui a quelque chose de
sécurisant dans l'ordre de la cohérence de vie, qui permet d'échapper au relativisme.
C'est pourquoi je commencerai par une sorte d'éloge de l'éthique avant son « entrée en
morale » : le moment de l'éthique comme moment d'avant la règle. Pour adopter une définition de
travail, je dirai que parler éthique, c'est partir de la conviction qu'il existe une manière « meilleure »
d'agir et de vivre. Une « vie bonne », pour reprendre les termes d'Aristote dans l'Éthique à Nicomaque,
mais aussi une manière de vivre bien et pour l'autre; et j'ajouterai aussitôt : dans le cadre d'institutions
justes. La réponse aux demandes d'éthique implique ces trois références : souci de soi, souci de l'autre,
souci de l'institution.
Souci de soi
On trouvera peut-être bizarre de commencer par le souci de soi. Levinas, lui, commencerait
sûrement par le deuxième point. Mais partir du premier, c'est faire appel immédiatement à ce qu'il y a de
plus positif dans le désir d'exister pleinement, accompli et reconnu par l'autre. Il y a dans ce désir
quelque chose de fondamentalement bon; dans un langage biblique, c'est le fait d'être une « créature »,
de dire qu'il est bon pour moi d'exister plutôt que de ne pas être. C'est cette affirmation éthique qui est
la plus profonde, et par conséquent l'égoïsme — le « mal » qui s'attache à ce désir — n'est pas premier.
Précisément, pour donner au souci de l'autre sa juste place, il faut que je puisse le situer par rapport à
mon propre souci d'exister, d'être reconnu [p. 54] et, par conséquent, par rapport à l'estime de moimême. À mon sens, c'est la raison profonde pour laquelle le commandement que nous lisons dans le
Lévitique ose s'énoncer ainsi : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » [Lévitique, 19, 18]. Il n'y a
strictement rien de choquant dans ce « comme toi-même » : je dirai que nous sommes à la recherche
d'un droit à l'amour de nous-même; c'est la première pulsion éthique.
Qu'est-ce qui est aimable en moi, c'est-à-dire en chacun disant « je » ? C'est d'être l'auteur
d'actes qui ne sont pas simplement le fruit des déterminismes de la nature : je suis capable d'initiative,
je peux commencer quelque chose en ce monde. Je suis capable d'agir selon des raisons, et non pas
seulement selon des pulsions. Donc je peux tenter de légitimer ma conduite en argumentant, en rendant
raison aux autres de ce que je fais. Je suis capable d'évaluer, de préférer ceci plutôt que cela sans être
poussé par le dehors ou par le dedans. Je suis capable de mettre en perspective mes actions courtes
dans des projets plus vastes, des pratiques, des métiers, voire des plans de vie. J'ai finalement toute une
perspective narrative sur ma propre vie. Je peux me percevoir moi-même comme une histoire de vie qui
a de la valeur, qui mérite d'exister.
On voit bien, là, comment la place de la norme, du devoir, est annoncée en creux dès le début,
car le devoir est essentiel à la visée d'une « vraie vie » (selon le mot, cette fois, de Proust). Avant le
sentiment d'avoir mal fait, il y a un sentiment de n'être pas égal à sa propre visée. Le sentiment de la
faute va s'articuler là-dessus à partir de la loi, des règles; mais avant la transgression de quelque
commandement que ce soit, il y a le sentiment d'une disproportion entre l'effectuation d'une vie —
surtout lorsqu'on arrive à la fin — et ce qu'on a pu désirer de meilleur pour elle. Dans cette sorte
d'inadéquation va apparaître la place d'une réflexion sur les règles.
Souci de l'autre
Le souci d'autrui, deuxième composante de l'exigence morale, est un point sans doute plus
évident. Mais je ne peux vraiment le formuler que si j'ai droit au premier. Parce que, respecter autrui —
« traiter autrui comme une fin en soi, disait Kant, et non pas seulement comme un moyen » — c'est
vouloir que ta liberté ait autant de place sous le soleil que la mienne. Je pense que toi aussi, comme moi,
tu agis, tu penses, tu es capable d'initiative, de donner des raisons pour tes actes, de faire des projets à
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longue distance, de composer le récit de ta propre vie.
Par conséquent, le je et le tu s'engendrent mutuellement. Je ne pourrais pas tenir autrui pour
une personne si je ne l'avais fait d'abord pour moi-même. L'estime de soi et le respect de l'autre se
produisent réciproquement, et c'est là le premier socle de l'éthique.
Levinas a raison, dans son œuvre, lorsqu'il met constamment « l'autre » en avant. Il est évident
que si je n'avais pas cette idée [p. 55] d'altérité, je n'aurais pas la notion capitale de la personne, à
savoir « l'insubstituabilité »: chaque vie est infiniment précieuse parce que rien ne peut la remplacer;
c'est même là l'expérience fondamentale du deuil. Cette « non-substituabilité » impose évidemment la
notion d'altérité. Dans la formule : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », le « comme » ne
signifie pas « le même en double », mais un autre vraiment autre.
La relation est bien sûr réciproque : quand l'autre s'adresse à moi, il me dit « tu », c'est-à-dire
que je suis une seconde personne pour l'autre parlant à la première personne. Et lorsque l'autre me dit :
« Ne me tue pas », c'est justement un discours tenu à la première personne. Je crois cette capacité
d'échange tout à fait importante sur le plan du langage : « Se mettre à la place de l'autre ». La règle de
justice consisterait donc à dire : « Toi, agent, traite le récepteur de ton action aussi comme un agent ».
Souci de l'institution
Pour cela, il faut la médiation d'une institution. Par « institution », nous entendrons simplement
« un vivre-ensemble organisé » de quelque façon que ce soit. La politique ne représente donc là qu'une
relation particulière. Je pense à une notion plus vaste que la relation de domination, que le rapport
commander-obéir : une distribution organisée de rôles, de tâches, d'avantages, de désavantages.
J'insiste sur ce terme de « distribution », qui est à la base de l'œuvre de John Rawls : ce n'est pas
seulement en économie que l'on distribue des choses; toute la société est un grand système de
distribution. Ce contexte distributif est très intéressant, parce qu'il donne raison aussi bien à ceux qui
disent « le social est plus qu'une somme d'individus », qu'à ceux qui font passer en premier les droits de
l'individu.
L'introduction de l'institution dans le projet éthique va nous conduire très rapidement à l'idée de
règle, parce que c'est l'institution qui confère la durée à un vouloir-vivre ensemble. Sa fonction première
est de faire durer les relations humaines. Ensuite, elle introduit ce que Thomas d'Aquin appelait « la
tranquillité de l'ordre », la paix sociale sans laquelle la réciprocité de personne à personne ne pourrait
pas s'exercer. Il suffit de voir combien, dans un État totalitaire, même les relations interpersonnelles
sont perverties par le mensonge, la peur... C'est qu'il n'y a pas d'espace de liberté pour l'individu sans un
minimum institutionnel, un État de droit.
Par ailleurs, l'institution introduit dans le projet éthique ce qu'on peut appeler « le tiers », c'està-dire celui qui, pour moi, ne sera jamais un visage; par exemple, le postier qui m'apporte le courrier :
je lui dois quelque chose, il me doit quelque chose... Dans le fonctionnement de l'institution, il y a donc
une place pour l'anonyme, pour le « chacun » — c'est [p. 56] même une catégorie du droit : « à chacun
son dû ». Chacun, dans le lointain et non le proche, est aussi une personne.
Voir mon lointain comme mon prochain, et inversement, c'est la règle de justice. On a tort de se
méfier, comme d'une chose immorale, du neutre, de l'anonyme : ce sont des personnes aussi. Des
Chinois, je ne sais où, là-bas..., sont mes prochains, mais d'une façon que je ne pourrais pas préciser.
Dans l'éthique de l'Ancien Testament, quand on dit « la veuve et l'orphelin », on évoque justement des
rôles. En ce sens, le véritable prochain serait le plus inconnu de mes lointains !
Ayant ainsi mis en place le triangle originel de l'éthique : souci de soi, souci de l'autre, souci de
l'institution, on peut se poser la question : pourquoi ne pourrait-il pas y avoir une éthique sans morale ?
« Si tout le monde mentait...»
Je vois trois raisons à cette nécessité de la règle.
D'abord, le besoin de critères, si possibles universels (Kant) : si je n'ai pas un étalon pour juger,
mon désir d'être, le respect d'autrui, le sens global de l'institution, ça peut être « n'importe quoi ». Or,
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dans notre raison pratique, nous avons une pierre de touche, nous pouvons mettre à l'épreuve une
maxime d'action en nous demandant : « Est-ce que cela peut s'universaliser ?»
Par exemple : « Si tout le monde mentait comme moi, l'institution du langage tiendrait-elle
encore ? Et si je me donne le droit personnel de voler, si le vol était généralisé, est-ce que la société
pourrait
subsister ?
Au moins à titre minimal, comme « garde-fou » au sens littéral, la règle d'universalisation est
donc la première pierre de touche. Celle de mes maximes qui résiste au test a valeur de principe moral.
C'est ainsi qu'on peut mettre à l'épreuve de la formalisation toutes les situations interhumaines, sociales,
et même le rapport avec soi-même, devoir de s'instruire, de développer ses propres talents.
Ce principe d'universalisation est une pierre de touche contre les illusions d'une éthique sans
morale qui ramènerait tout aux sentiments, à l'intuition privée, et finalement à des convictions qui ne
seraient que des préjugés, ou qui se contenteraient de ratifier le sens commun, « ce que tout le monde
dit ». Le principe d'universalisation a ici valeur critique de mise à l'épreuve de ce qui ne passe pas le
test : est-ce que la règle de ton action peut être universalisée ?
En deuxième lieu, je placerai la nécessité inéluctable de l'interdiction. Ce serait une chimère, un
fantasme qu'une éthique sans interdiction. D'abord, il faut voir que l'interdiction laisse beaucoup plus de
place à l'invention que les règles positives. Quand on dit : « Tu ne tueras pas », l'espace reste vaste pour
inventer les comportements où s'exerce vraiment la reconnaissance d'autrui !
[p. 57] Pour vérifier la légitimité de l'interdiction, reprenons nos trois références. S'il est vrai que
l'estime de moi-même jaillit de mon désir fondamental d'être une créature accomplie, il y a cependant en
moi des résistances, une recherche du plaisir à court terme, de la satisfaction immédiate, qui peuvent
ruiner un projet de longue durée et de plus haute qualité. C'est ce que, dans toute la tradition judéochrétienne, on a appelé « le péché ». Du fait de cette inadéquation, du fait que je ne suis pas à la
hauteur de mes désirs les plus profonds, le passage est obligé par le « non » : non, tu ne feras pas ceci
ou cela.
À plus forte raison cela s'applique-t-il au rapport avec autrui. Mon premier mouvement n'est
peut-être pas de tuer l'autre, mais il est tout au moins de m'en servir. Que ce soit sexuellement ou
professionnellement, dans le loisir ou dans la vie institutionnelle, la formule de Kant : « Tu traiteras
l'humanité, en ta personne comme en celle d'autrui, comme une fin et jamais seulement comme un
moyen », est une façon indirecte de dire que notre mouvement naturel est de traiter autrui comme un
moyen. Il y a un « non » qui est illustré par le « tu ne tueras pas » : interdiction du meurtre comme
interdiction du mouvement de victimisation qui est sans cesse relancé par l'affirmation de nous-mêmes.
Au plan institutionnel aussi, il est certain que nous ne connaissons pas de système de vouloirvivre ensemble qui n'ait pas à trancher sans cesse contre des coalitions d'intérêts privés, des formes
multiples de parasitisme social, de résistance belliqueuse. Sans aller jusqu'à Hobbes, voyant dans l'état
de nature la guerre de tous contre tous, il est avéré que nous ne savons pas faire fonctionner une société
sans un moment répressif inexpugnable. C'est dans ce contexte, en particulier, qu'il faut réfléchir sur
l'État. On ne peut pas concevoir une structure politique qui ne disposerait pas de l'usage légitime de la
violence à certains moments; ce monopole de la puissance publique signifie bien qu'à un certain point, il
y a un « non, tu ne feras pas ». Citons pour exemple la législation routière.
Que tout cela doive être soumis à une réflexion anthropologique, théologique sur le mal, c'est
indiscutable. Mais quand on parle de confession des péchés, cela suppose d'abord une vision positive de
la « vie bonne » : le mal ne peut être identifié que là où a été trahi, négligé, assassiné un projet
d'accomplissement. C'est sur le fond d'un tel projet que l'on peut parler de jugement éthique, mais la
norme vient nécessairement, ici, comme négation.
Troisième justification de l'idée de norme : la nécessité pour l'action d'avoir des repères fixes
afin de constituer une tradition sur laquelle s'appuyer. Olivier Abel parlait tout à l'heure de la «
communauté des scientifiques » comme modèle; nous avons un autre modèle, qui est le modèle
juridique : un système de codes doit former un ensemble non-contradictoire. Il faut tenir compte des
précédents; quand on instaure une loi, il faut veiller à ce qu'elle ne contredise pas d'autres lois. Nous
sommes des êtres rationnels dans l'action comme dans la pensée et la science.
[p. 58] N'ayons garde, d'ailleurs, de confondre le rationnel et le raisonnable : il y a un
raisonnable pratique qui n'est pas le rationnel scientifique. De ce point de vue, la cohérence est donc une
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valeur positive.
En quoi Antigone nous intéresse-t-elle toujours ?
Tout cela posé, il faut maintenant marquer les limites de la règle. Constatons d'emblée que la
règle d'universalisation n'évite pas les conflits de devoirs, ne les résout pas, et même en crée de
nouveaux. Tout simplement parce que, dès que l'on veut commencer à légiférer, à articuler de façon
cohérente, on crée des situations conflictuelles; c'est que nous ne sommes pas capables de viser un
objectif sans le limiter dans sa perspective.
Un exemple permanent, dans notre culture, est la tragédie d'Antigone sur laquelle ont réfléchi
tous les moralistes. Pourquoi s'est-on toujours intéressé à ce drame ? Parce que nous avons affaire, là, à
deux personnages qui ont raison et qui ont tort; et qui ont tort en ce qu'ils ont raison.
Quand Antigone veut à tout prix assurer des funérailles honorables à son frère, qui est un traître, elle
obéit à une loi religieuse, à une loi familiale. « Même si c'est un traître, c'est mon frère, et il a droit aux
rites religieux ».
Pour Créon, pour l'État, la relation ami-ennemi passe avant les liens familiaux.
Dans ce conflit, on peut dire que chacun a une vision courte, l'un du religieux, l'autre du politique. Leurs
valeurs sont indiscutablement positives; l'un comme l'autre sert une puissance qui le dépasse, mais par
laquelle chacun n'a qu'une vision partielle. C'est dans des horizons bornés que nous serrons des valeurs
universelles.
Nous pourrons toujours afficher une sorte de prétention à l'universalité dans nos projets de vie,
mais cette prétention est comme immergée dans une histoire de mœurs (histoire personnelle, histoire
tribale). Dans le registre historique où nous sommes, l'universel n'apparaît jamais à nu. En politique,
nous revivons l'histoire d'Antigone — une chose que Raymond Aron avait fortement soulignée lorsqu'il
parlait du « tragique de l'action » —, nous ne savons pas résoudre le problème des fins du « bon
gouvernement ». On ne peut pas avoir tout à la fois la liberté, l'égalité, la justice, la sécurité...
Par conséquent se pose le problème des priorités : nos divisions politiques ne reposent pas tant sur la
nature des valeurs que sur l'ordre dans lequel il faut les mettre. Pour certains, la sécurité passe avant
tout, pour d'autres, c'est la liberté. Nous avons chaque fois une vision partielle sous le couvert de
l'universalité.
Autre sorte de limite : dans certains débats contemporains, notamment dans les milieux anglosaxons, on oppose universalisme et [p. 59] « contextualisme », signifiant par-là que c'est toujours dans
des communautés historiques que se posent les problèmes. Nous ne connaissons pas, au fond, de
morale universelle, nous ne connaissons que des morales historiques qui reposent sur une expérience
séculaire portant la marque de grands hommes, ou de communautés religieuses, culturelles, etc. Par
conséquent, l'universel est fragmenté; nous n'avons qu'une vision fracturée de l'humanité. Si bien que,
lors même que nous invoquons une règle universelle — « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas
qu'on te fasse » [Hillel, Talmud de Babylone, 31a] —, il va nous falloir, pour l'appliquer, la confronter
avec l'état actuel des mœurs, de la législation, donc arriver à des compromis boiteux.
Le sens éthique n'intervient pas dans des cas limites ou extrêmes. Prenons l'exemple de la
morale biologique : ce n'est pas dans le contexte d'un assassinat que l'on discute, mais sur la question
de savoir si un fœtus de deux mois est une personne que l'on est déjà obligé de respecter. Les débats
naissent donc dans des situations intermédiaires. Tout ne peut pas être légiféré, tout ne peut pas être
rationalisé.
Dernière limite au pouvoir de la règle : on ne peut pas éviter le jugement moral « en situation ».
Cela vaut surtout dans les cas où une règle, juste en elle-même, devient inhumaine lorsqu'elle est
appliquée de façon aveugle, lorsqu'elle entre en conflit avec ce que Peter Kemp, scientifique et
théologien danois, appelle « la sollicitude ».
Vérité aux mourants, euthanasie, avortement, expérimentation sur des organes prélevés..., on
s'aperçoit que, dans ces cas-là, le rôle du jugement moral est inéluctable. Le seul guide que l'on ait ici —
la sollicitude, la compassion — présente de grands dangers, car il nous ramène toujours au
subjectivisme, aux bons sentiments.
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La difficulté est de faire tenir ensemble les mœurs acceptées et la sollicitude en situation
concrète. Comment éviter, à la fois, la raideur de la règle et l'arbitraire du n'importe quoi ? C'est là que
s'exerce le jugement moral. Il y aurait lieu, d'ailleurs, notamment dans l'éthique médicale, de laisser sa
place à un libre débat entre les parties en cause, dans un colloque moral qui seul peut donner une
dimension communautaire à un « jugement de sagesse ». Ce qui permettrait, justement, de soustraire
celui-ci à l'arbitraire du bon cœur... ou du mauvais cœur ! En soulignant le rôle du jugement moral en
situation, il ne faudrait pas en arriver à traiter l'éthique en détresse comme un mode de décision normal.
En définitive, le sens moral — le « tact » moral — consisterait ainsi à savoir circuler entre la visée
éthique lointaine, les règles de formalisation de la morale, les mœurs acceptées et cette sollicitude qui
donne son sens immédiat au regard, à la main tendue.
Paul RICŒUR
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IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Comité éditorial du fonds Ricœur
IIA459, in Autres Temps 24 (1990) février, 52-59.
© ComitéNote
éditorial
du Fonds Ricœur
éditoriale.
Note éditoriale
« L’éthique, la morale, la règle » constituait l’une des deux réponses à la question « Pourquoi l’éthique
est-elle une question actuelle ? », posée dans le cadre des « Entretiens de Robinson » (paroisse de
l’Église réformée de France). Elle figure, au côté de l’autre réponse (celle d’Olivier Abel, évoquée
d’ailleurs par Paul Ricœur, p. 57) dans Autres Temps (Les cahiers du christianisme social), n° 24, Hiver
1989-90, p. 52-59.
Le propos de Ricœur est délibérément simplifié et « pédagogique » (p. 53), au point de ne comporter
aucune technicité. Il peut pour cette raison servir de toute première approche de sa « petite éthique »,
développée plus longuement dans Soi-même comme un autre (Paris, Éditions du seuil, 1990 : voir les
études 7, 8, 9, ainsi que l’interlude). La référence au triple souci (« souci de soi », « souci de l’autre »,
« souci de l’institution ») constitue une originalité de ce texte. Le lecteur trouvera également dans Soimême comme un autre les références complètes aux différents auteurs (Aristote, Kant, etc.) cités ou
évoqués dans ce texte ; seules les références biblique et talmudique ont été ajoutées entre crochets. Les
erreurs et coquilles présentes dans l’édition originale sont ici corrigées.
(D. Frey, pour le Fonds Ricœur).
Mots-clés : éthique ; morale ; règle ; souci de soi ; souci de l’autre, souci de l’institution.
[p.52]
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enant à la suite des réflexions d'Olivier Abel sur la demande actuelle d'éthique, mon propos ne
sera pas de répondre à cette demande, mais de suggérer quelques axes pour construire des
réponses. Ma contribution s'organisera selon trois niveaux et autour de trois questions :
— Jusqu'où peut-on aller dans la demande d'éthique sans recourir à des règles ?
— [p. 53] Quel est le moment inéluctable de la règle ?
— Où est la limite de la règle qui nous laisse devant un choix en situation ?
Cette grille pédagogique, je l'ai adoptée à partir des mots mêmes, car il se trouve que nous
avons deux mots en concurrence, que nous ne savons pas très bien situer l'un par rapport à l'autre :
quand faut-il parler d'éthique ? Quand faut-il parler de morale ?
Dans l'absolu, si l'on prend l'étymologie, ce sont deux parfaits synonymes; l'un est grec et l'autre
latin. Et dans les deux langues, ils évoquent la même chose : les mœurs. Mais il y a aujourd'hui un
certain discrédit du mot « morale », et il se trouve que, dans la société, le mot « éthique » a meilleure
presse. On ne voit pas très bien comment on pourrait parler d'un Comité national de morale ! Adoptons
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IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Comité éditorial du fonds Ricœur
cela comme un préjugé de langage et tirons-en le meilleur parti, en reliant le mot « éthique » plutôt à la
visée et le mot « morale » plutôt aux contenus.
Mon propos va tenir justement dans ce jeu entre éthique et morale, entre la visée éthique et la
recherche, non moins légitime, de règles que l'on voudrait indiscutables, sans ambiguïté, sans exception,
sans conflit. L'homme est certainement attaché à cette notion de morale qui a quelque chose de
sécurisant dans l'ordre de la cohérence de vie, qui permet d'échapper au relativisme.
C'est pourquoi je commencerai par une sorte d'éloge de l'éthique avant son « entrée en
morale » : le moment de l'éthique comme moment d'avant la règle. Pour adopter une définition de
travail, je dirai que parler éthique, c'est partir de la conviction qu'il existe une manière « meilleure »
d'agir et de vivre. Une « vie bonne », pour reprendre les termes d'Aristote dans l'Éthique à Nicomaque,
mais aussi une manière de vivre bien et pour l'autre; et j'ajouterai aussitôt : dans le cadre d'institutions
justes. La réponse aux demandes d'éthique implique ces trois références : souci de soi, souci de l'autre,
souci de l'institution.
Souci de soi
On trouvera peut-être bizarre de commencer par le souci de soi. Levinas, lui, commencerait
sûrement par le deuxième point. Mais partir du premier, c'est faire appel immédiatement à ce qu'il y a de
plus positif dans le désir d'exister pleinement, accompli et reconnu par l'autre. Il y a dans ce désir
quelque chose de fondamentalement bon; dans un langage biblique, c'est le fait d'être une « créature »,
de dire qu'il est bon pour moi d'exister plutôt que de ne pas être. C'est cette affirmation éthique qui est
la plus profonde, et par conséquent l'égoïsme — le « mal » qui s'attache à ce désir — n'est pas premier.
Précisément, pour donner au souci de l'autre sa juste place, il faut que je puisse le situer par rapport à
mon propre souci d'exister, d'être reconnu [p. 54] et, par conséquent, par rapport à l'estime de moimême. À mon sens, c'est la raison profonde pour laquelle le commandement que nous lisons dans le
Lévitique ose s'énoncer ainsi : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » [Lévitique, 19, 18]. Il n'y a
strictement rien de choquant dans ce « comme toi-même » : je dirai que nous sommes à la recherche
d'un droit à l'amour de nous-même; c'est la première pulsion éthique.
Qu'est-ce qui est aimable en moi, c'est-à-dire en chacun disant « je » ? C'est d'être l'auteur
d'actes qui ne sont pas simplement le fruit des déterminismes de la nature : je suis capable d'initiative,
je peux commencer quelque chose en ce monde. Je suis capable d'agir selon des raisons, et non pas
seulement selon des pulsions. Donc je peux tenter de légitimer ma conduite en argumentant, en rendant
raison aux autres de ce que je fais. Je suis capable d'évaluer, de préférer ceci plutôt que cela sans être
poussé par le dehors ou par le dedans. Je suis capable de mettre en perspective mes actions courtes
dans des projets plus vastes, des pratiques, des métiers, voire des plans de vie. J'ai finalement toute une
perspective narrative sur ma propre vie. Je peux me percevoir moi-même comme une histoire de vie qui
a de la valeur, qui mérite d'exister.
On voit bien, là, comment la place de la norme, du devoir, est annoncée en creux dès le début,
car le devoir est essentiel à la visée d'une « vraie vie » (selon le mot, cette fois, de Proust). Avant le
sentiment d'avoir mal fait, il y a un sentiment de n'être pas égal à sa propre visée. Le sentiment de la
faute va s'articuler là-dessus à partir de la loi, des règles; mais avant la transgression de quelque
commandement que ce soit, il y a le sentiment d'une disproportion entre l'effectuation d'une vie —
surtout lorsqu'on arrive à la fin — et ce qu'on a pu désirer de meilleur pour elle. Dans cette sorte
d'inadéquation va apparaître la place d'une réflexion sur les règles.
Souci de l'autre
Le souci d'autrui, deuxième composante de l'exigence morale, est un point sans doute plus
évident. Mais je ne peux vraiment le formuler que si j'ai droit au premier. Parce que, respecter autrui —
« traiter autrui comme une fin en soi, disait Kant, et non pas seulement comme un moyen » — c'est
vouloir que ta liberté ait autant de place sous le soleil que la mienne. Je pense que toi aussi, comme moi,
tu agis, tu penses, tu es capable d'initiative, de donner des raisons pour tes actes, de faire des projets à
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IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
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longue distance, de composer le récit de ta propre vie.
Par conséquent, le je et le tu s'engendrent mutuellement. Je ne pourrais pas tenir autrui pour
une personne si je ne l'avais fait d'abord pour moi-même. L'estime de soi et le respect de l'autre se
produisent réciproquement, et c'est là le premier socle de l'éthique.
Levinas a raison, dans son œuvre, lorsqu'il met constamment « l'autre » en avant. Il est évident
que si je n'avais pas cette idée [p. 55] d'altérité, je n'aurais pas la notion capitale de la personne, à
savoir « l'insubstituabilité »: chaque vie est infiniment précieuse parce que rien ne peut la remplacer;
c'est même là l'expérience fondamentale du deuil. Cette « non-substituabilité » impose évidemment la
notion d'altérité. Dans la formule : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », le « comme » ne
signifie pas « le même en double », mais un autre vraiment autre.
La relation est bien sûr réciproque : quand l'autre s'adresse à moi, il me dit « tu », c'est-à-dire
que je suis une seconde personne pour l'autre parlant à la première personne. Et lorsque l'autre me dit :
« Ne me tue pas », c'est justement un discours tenu à la première personne. Je crois cette capacité
d'échange tout à fait importante sur le plan du langage : « Se mettre à la place de l'autre ». La règle de
justice consisterait donc à dire : « Toi, agent, traite le récepteur de ton action aussi comme un agent ».
Souci de l'institution
Pour cela, il faut la médiation d'une institution. Par « institution », nous entendrons simplement
« un vivre-ensemble organisé » de quelque façon que ce soit. La politique ne représente donc là qu'une
relation particulière. Je pense à une notion plus vaste que la relation de domination, que le rapport
commander-obéir : une distribution organisée de rôles, de tâches, d'avantages, de désavantages.
J'insiste sur ce terme de « distribution », qui est à la base de l'œuvre de John Rawls : ce n'est pas
seulement en économie que l'on distribue des choses; toute la société est un grand système de
distribution. Ce contexte distributif est très intéressant, parce qu'il donne raison aussi bien à ceux qui
disent « le social est plus qu'une somme d'individus », qu'à ceux qui font passer en premier les droits de
l'individu.
L'introduction de l'institution dans le projet éthique va nous conduire très rapidement à l'idée de
règle, parce que c'est l'institution qui confère la durée à un vouloir-vivre ensemble. Sa fonction première
est de faire durer les relations humaines. Ensuite, elle introduit ce que Thomas d'Aquin appelait « la
tranquillité de l'ordre », la paix sociale sans laquelle la réciprocité de personne à personne ne pourrait
pas s'exercer. Il suffit de voir combien, dans un État totalitaire, même les relations interpersonnelles
sont perverties par le mensonge, la peur... C'est qu'il n'y a pas d'espace de liberté pour l'individu sans un
minimum institutionnel, un État de droit.
Par ailleurs, l'institution introduit dans le projet éthique ce qu'on peut appeler « le tiers », c'està-dire celui qui, pour moi, ne sera jamais un visage; par exemple, le postier qui m'apporte le courrier :
je lui dois quelque chose, il me doit quelque chose... Dans le fonctionnement de l'institution, il y a donc
une place pour l'anonyme, pour le « chacun » — c'est [p. 56] même une catégorie du droit : « à chacun
son dû ». Chacun, dans le lointain et non le proche, est aussi une personne.
Voir mon lointain comme mon prochain, et inversement, c'est la règle de justice. On a tort de se
méfier, comme d'une chose immorale, du neutre, de l'anonyme : ce sont des personnes aussi. Des
Chinois, je ne sais où, là-bas..., sont mes prochains, mais d'une façon que je ne pourrais pas préciser.
Dans l'éthique de l'Ancien Testament, quand on dit « la veuve et l'orphelin », on évoque justement des
rôles. En ce sens, le véritable prochain serait le plus inconnu de mes lointains !
Ayant ainsi mis en place le triangle originel de l'éthique : souci de soi, souci de l'autre, souci de
l'institution, on peut se poser la question : pourquoi ne pourrait-il pas y avoir une éthique sans morale ?
« Si tout le monde mentait...»
Je vois trois raisons à cette nécessité de la règle.
D'abord, le besoin de critères, si possibles universels (Kant) : si je n'ai pas un étalon pour juger,
mon désir d'être, le respect d'autrui, le sens global de l'institution, ça peut être « n'importe quoi ». Or,
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dans notre raison pratique, nous avons une pierre de touche, nous pouvons mettre à l'épreuve une
maxime d'action en nous demandant : « Est-ce que cela peut s'universaliser ?»
Par exemple : « Si tout le monde mentait comme moi, l'institution du langage tiendrait-elle
encore ? Et si je me donne le droit personnel de voler, si le vol était généralisé, est-ce que la société
pourrait
subsister ?
Au moins à titre minimal, comme « garde-fou » au sens littéral, la règle d'universalisation est
donc la première pierre de touche. Celle de mes maximes qui résiste au test a valeur de principe moral.
C'est ainsi qu'on peut mettre à l'épreuve de la formalisation toutes les situations interhumaines, sociales,
et même le rapport avec soi-même, devoir de s'instruire, de développer ses propres talents.
Ce principe d'universalisation est une pierre de touche contre les illusions d'une éthique sans
morale qui ramènerait tout aux sentiments, à l'intuition privée, et finalement à des convictions qui ne
seraient que des préjugés, ou qui se contenteraient de ratifier le sens commun, « ce que tout le monde
dit ». Le principe d'universalisation a ici valeur critique de mise à l'épreuve de ce qui ne passe pas le
test : est-ce que la règle de ton action peut être universalisée ?
En deuxième lieu, je placerai la nécessité inéluctable de l'interdiction. Ce serait une chimère, un
fantasme qu'une éthique sans interdiction. D'abord, il faut voir que l'interdiction laisse beaucoup plus de
place à l'invention que les règles positives. Quand on dit : « Tu ne tueras pas », l'espace reste vaste pour
inventer les comportements où s'exerce vraiment la reconnaissance d'autrui !
[p. 57] Pour vérifier la légitimité de l'interdiction, reprenons nos trois références. S'il est vrai que
l'estime de moi-même jaillit de mon désir fondamental d'être une créature accomplie, il y a cependant en
moi des résistances, une recherche du plaisir à court terme, de la satisfaction immédiate, qui peuvent
ruiner un projet de longue durée et de plus haute qualité. C'est ce que, dans toute la tradition judéochrétienne, on a appelé « le péché ». Du fait de cette inadéquation, du fait que je ne suis pas à la
hauteur de mes désirs les plus profonds, le passage est obligé par le « non » : non, tu ne feras pas ceci
ou cela.
À plus forte raison cela s'applique-t-il au rapport avec autrui. Mon premier mouvement n'est
peut-être pas de tuer l'autre, mais il est tout au moins de m'en servir. Que ce soit sexuellement ou
professionnellement, dans le loisir ou dans la vie institutionnelle, la formule de Kant : « Tu traiteras
l'humanité, en ta personne comme en celle d'autrui, comme une fin et jamais seulement comme un
moyen », est une façon indirecte de dire que notre mouvement naturel est de traiter autrui comme un
moyen. Il y a un « non » qui est illustré par le « tu ne tueras pas » : interdiction du meurtre comme
interdiction du mouvement de victimisation qui est sans cesse relancé par l'affirmation de nous-mêmes.
Au plan institutionnel aussi, il est certain que nous ne connaissons pas de système de vouloirvivre ensemble qui n'ait pas à trancher sans cesse contre des coalitions d'intérêts privés, des formes
multiples de parasitisme social, de résistance belliqueuse. Sans aller jusqu'à Hobbes, voyant dans l'état
de nature la guerre de tous contre tous, il est avéré que nous ne savons pas faire fonctionner une société
sans un moment répressif inexpugnable. C'est dans ce contexte, en particulier, qu'il faut réfléchir sur
l'État. On ne peut pas concevoir une structure politique qui ne disposerait pas de l'usage légitime de la
violence à certains moments; ce monopole de la puissance publique signifie bien qu'à un certain point, il
y a un « non, tu ne feras pas ». Citons pour exemple la législation routière.
Que tout cela doive être soumis à une réflexion anthropologique, théologique sur le mal, c'est
indiscutable. Mais quand on parle de confession des péchés, cela suppose d'abord une vision positive de
la « vie bonne » : le mal ne peut être identifié que là où a été trahi, négligé, assassiné un projet
d'accomplissement. C'est sur le fond d'un tel projet que l'on peut parler de jugement éthique, mais la
norme vient nécessairement, ici, comme négation.
Troisième justification de l'idée de norme : la nécessité pour l'action d'avoir des repères fixes
afin de constituer une tradition sur laquelle s'appuyer. Olivier Abel parlait tout à l'heure de la «
communauté des scientifiques » comme modèle; nous avons un autre modèle, qui est le modèle
juridique : un système de codes doit former un ensemble non-contradictoire. Il faut tenir compte des
précédents; quand on instaure une loi, il faut veiller à ce qu'elle ne contredise pas d'autres lois. Nous
sommes des êtres rationnels dans l'action comme dans la pensée et la science.
[p. 58] N'ayons garde, d'ailleurs, de confondre le rationnel et le raisonnable : il y a un
raisonnable pratique qui n'est pas le rationnel scientifique. De ce point de vue, la cohérence est donc une
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valeur positive.
En quoi Antigone nous intéresse-t-elle toujours ?
Tout cela posé, il faut maintenant marquer les limites de la règle. Constatons d'emblée que la
règle d'universalisation n'évite pas les conflits de devoirs, ne les résout pas, et même en crée de
nouveaux. Tout simplement parce que, dès que l'on veut commencer à légiférer, à articuler de façon
cohérente, on crée des situations conflictuelles; c'est que nous ne sommes pas capables de viser un
objectif sans le limiter dans sa perspective.
Un exemple permanent, dans notre culture, est la tragédie d'Antigone sur laquelle ont réfléchi
tous les moralistes. Pourquoi s'est-on toujours intéressé à ce drame ? Parce que nous avons affaire, là, à
deux personnages qui ont raison et qui ont tort; et qui ont tort en ce qu'ils ont raison.
Quand Antigone veut à tout prix assurer des funérailles honorables à son frère, qui est un traître, elle
obéit à une loi religieuse, à une loi familiale. « Même si c'est un traître, c'est mon frère, et il a droit aux
rites religieux ».
Pour Créon, pour l'État, la relation ami-ennemi passe avant les liens familiaux.
Dans ce conflit, on peut dire que chacun a une vision courte, l'un du religieux, l'autre du politique. Leurs
valeurs sont indiscutablement positives; l'un comme l'autre sert une puissance qui le dépasse, mais par
laquelle chacun n'a qu'une vision partielle. C'est dans des horizons bornés que nous serrons des valeurs
universelles.
Nous pourrons toujours afficher une sorte de prétention à l'universalité dans nos projets de vie,
mais cette prétention est comme immergée dans une histoire de mœurs (histoire personnelle, histoire
tribale). Dans le registre historique où nous sommes, l'universel n'apparaît jamais à nu. En politique,
nous revivons l'histoire d'Antigone — une chose que Raymond Aron avait fortement soulignée lorsqu'il
parlait du « tragique de l'action » —, nous ne savons pas résoudre le problème des fins du « bon
gouvernement ». On ne peut pas avoir tout à la fois la liberté, l'égalité, la justice, la sécurité...
Par conséquent se pose le problème des priorités : nos divisions politiques ne reposent pas tant sur la
nature des valeurs que sur l'ordre dans lequel il faut les mettre. Pour certains, la sécurité passe avant
tout, pour d'autres, c'est la liberté. Nous avons chaque fois une vision partielle sous le couvert de
l'universalité.
Autre sorte de limite : dans certains débats contemporains, notamment dans les milieux anglosaxons, on oppose universalisme et [p. 59] « contextualisme », signifiant par-là que c'est toujours dans
des communautés historiques que se posent les problèmes. Nous ne connaissons pas, au fond, de
morale universelle, nous ne connaissons que des morales historiques qui reposent sur une expérience
séculaire portant la marque de grands hommes, ou de communautés religieuses, culturelles, etc. Par
conséquent, l'universel est fragmenté; nous n'avons qu'une vision fracturée de l'humanité. Si bien que,
lors même que nous invoquons une règle universelle — « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas
qu'on te fasse » [Hillel, Talmud de Babylone, 31a] —, il va nous falloir, pour l'appliquer, la confronter
avec l'état actuel des mœurs, de la législation, donc arriver à des compromis boiteux.
Le sens éthique n'intervient pas dans des cas limites ou extrêmes. Prenons l'exemple de la
morale biologique : ce n'est pas dans le contexte d'un assassinat que l'on discute, mais sur la question
de savoir si un fœtus de deux mois est une personne que l'on est déjà obligé de respecter. Les débats
naissent donc dans des situations intermédiaires. Tout ne peut pas être légiféré, tout ne peut pas être
rationalisé.
Dernière limite au pouvoir de la règle : on ne peut pas éviter le jugement moral « en situation ».
Cela vaut surtout dans les cas où une règle, juste en elle-même, devient inhumaine lorsqu'elle est
appliquée de façon aveugle, lorsqu'elle entre en conflit avec ce que Peter Kemp, scientifique et
théologien danois, appelle « la sollicitude ».
Vérité aux mourants, euthanasie, avortement, expérimentation sur des organes prélevés..., on
s'aperçoit que, dans ces cas-là, le rôle du jugement moral est inéluctable. Le seul guide que l'on ait ici —
la sollicitude, la compassion — présente de grands dangers, car il nous ramène toujours au
subjectivisme, aux bons sentiments.
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IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Comité éditorial du fonds Ricœur
La difficulté est de faire tenir ensemble les mœurs acceptées et la sollicitude en situation
concrète. Comment éviter, à la fois, la raideur de la règle et l'arbitraire du n'importe quoi ? C'est là que
s'exerce le jugement moral. Il y aurait lieu, d'ailleurs, notamment dans l'éthique médicale, de laisser sa
place à un libre débat entre les parties en cause, dans un colloque moral qui seul peut donner une
dimension communautaire à un « jugement de sagesse ». Ce qui permettrait, justement, de soustraire
celui-ci à l'arbitraire du bon cœur... ou du mauvais cœur ! En soulignant le rôle du jugement moral en
situation, il ne faudrait pas en arriver à traiter l'éthique en détresse comme un mode de décision normal.
En définitive, le sens moral — le « tact » moral — consisterait ainsi à savoir circuler entre la visée
éthique lointaine, les règles de formalisation de la morale, les mœurs acceptées et cette sollicitude qui
donne son sens immédiat au regard, à la main tendue.
Paul RICŒUR
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IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Comité éditorial du fonds Ricœur
L'éthique, la morale et la règle
IIA459, in Autres Temps 24 (1990) février, 52-59.
© Fonds Ricœur
Note éditoriale.
Note éditoriale
« L’éthique, la morale et la règle » constituait l’une des deux réponses à la question « Pourquoi l’éthique
est-elle une question actuelle ? », posée dans le cadre des « Entretiens de Robinson » (paroisse de l’Église
réformée de France). Elle figure, au côté de l’autre réponse (celle d’Olivier Abel, évoquée d’ailleurs par
Paul Ricœur, 57) dans Autres Temps (Les cahiers du christianisme social), n° 24, Hiver 1989-90.
Le propos de Ricœur est délibérément simplifié et « pédagogique » (53), au point de ne comporter
aucune technicité. Il peut pour cette raison servir de toute première approche de sa « petite éthique »,
développée plus longuement dans Soi-même comme un autre (Paris, Éditions du seuil, 1990 : voir les
études 7, 8, 9, ainsi que l’interlude). La référence au triple souci (« souci de soi », « souci de l’autre »,
« souci de l’institution ») constitue une originalité de ce texte. Le lecteur trouvera également dans Soimême comme un autre les références complètes aux différents auteurs (Aristote, Kant, etc.) cités ou
évoqués dans ce texte ; seules les références biblique et talmudique ont été ici ajoutées entre crochets.
Les erreurs et coquilles présentes dans l’édition originale ont été tacitement corrigées.
(D. Frey, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : « L’éthique, la morale et la règle » propose un condensé pédagogique de la « petite éthique »
développée dans Soi-même comme un autre, en y ajoutant la référence au « souci de soi », « souci de
l’autre » et « souci de l’institution ».
Mots-clés : éthique ; morale ; règle ; souci de soi ; souci de l’autre ; souci de l’institution.
Rubrique : Autour de Soi-même comme un autre (1983-1997).
~
[p.52]
V
enant à la suite des réflexions d’Olivier Abel sur la demande actuelle d’éthique,
mon propos ne sera pas de répondre à cette demande, mais de suggérer quelques
axes pour construire des réponses. Ma contribution s’organisera selon trois niveaux
et autour de trois questions :
— Jusqu’où peut-on aller dans la demande d’éthique sans recourir à des règles ?
— [p. 53] Quel est le moment inéluctable de la règle ?
— Où est la limite de la règle qui nous laisse devant un choix en situation ?
1
IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Fonds Ricœur
Cette grille pédagogique, je l’ai adoptée à partir des mots mêmes, car il se trouve que
nous avons deux mots en concurrence, que nous ne savons pas très bien situer l’un par
rapport à l’autre : quand faut-il parler d’éthique ? Quand faut-il parler de morale ?
Dans l’absolu, si l’on prend l’étymologie, ce sont deux parfaits synonymes ; l’un est grec
et l’autre latin. Et dans les deux langues, ils évoquent la même chose : les mœurs. Mais il
y a aujourd’hui un certain discrédit du mot « morale », et il se trouve que, dans la
société, le mot « éthique » a meilleure presse. On ne voit pas très bien comment on
pourrait parler d’un Comité national de morale ! Adoptons cela comme un préjugé de
langage et tirons-en le meilleur parti, en reliant le mot « éthique » plutôt à la visée et le
mot « morale » plutôt aux contenus.
Mon propos va tenir justement dans ce jeu entre éthique et morale, entre la visée
éthique et la recherche, non moins légitime, de règles que l’on voudrait indiscutables,
sans ambiguïté, sans exception, sans conflit. L’homme est certainement attaché à cette
notion de morale qui a quelque chose de sécurisant dans l’ordre de la cohérence de vie,
qui permet d’échapper au relativisme.
C’est pourquoi je commencerai par une sorte d’éloge de l’éthique avant son « entrée en
morale » : le moment de l’éthique comme moment d’avant la règle. Pour adopter une
définition de travail, je dirai que parler éthique, c’est partir de la conviction qu’il existe
une manière « meilleure » d’agir et de vivre. Une « vie bonne », pour reprendre les
termes d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, mais aussi une manière de vivre bien et
pour l’autre ; et j’ajouterai aussitôt : dans le cadre d’institutions justes. La réponse aux
demandes d’éthique implique ces trois références : souci de soi, souci de l’autre, souci de
l’institution.
Souci de soi
On trouvera peut-être bizarre de commencer par le souci de soi. Levinas, lui,
commencerait sûrement par le deuxième point. Mais partir du premier, c’est faire appel
immédiatement à ce qu’il y a de plus positif dans le désir d’exister pleinement, accompli
et reconnu par l’autre. Il y a dans ce désir quelque chose de fondamentalement bon ;
dans un langage biblique, c’est le fait d’être une « créature », de dire qu’il est bon pour
moi d’exister plutôt que de ne pas être. C’est cette affirmation éthique qui est la plus
profonde, et par conséquent l’égoïsme — le « mal » qui s’attache à ce désir — n’est pas
premier.
Précisément, pour donner au souci de l’autre sa juste place, il faut que je puisse le situer
par rapport à mon propre souci d’exister, d’être reconnu [p. 54] et, par conséquent, par
rapport à l’estime de moi-même. À mon sens, c’est la raison profonde pour laquelle le
commandement que nous lisons dans le Lévitique ose s’énoncer ainsi : « Tu aimeras ton
prochain comme toi-même » [Lévitique, 19, 18]. Il n’y a strictement rien de choquant
dans ce « comme toi-même » : je dirai que nous sommes à la recherche d’un droit à
l’amour de nous-même ; c’est la première pulsion éthique.
Qu’est-ce qui est aimable en moi, c’est-à-dire en chacun disant « je » ? C’est d’être
l’auteur d’actes qui ne sont pas simplement le fruit des déterminismes de la nature : je
suis capable d’initiative, je peux commencer quelque chose en ce monde. Je suis capable
d’agir selon des raisons, et non pas seulement selon des pulsions. Donc je peux tenter de
légitimer ma conduite en argumentant, en rendant raison aux autres de ce que je fais. Je
suis capable d’évaluer, de préférer ceci plutôt que cela sans être poussé par le dehors ou
par le dedans. Je suis capable de mettre en perspective mes actions courtes dans des
projets plus vastes, des pratiques, des métiers, voire des plans de vie. J’ai finalement
toute une perspective narrative sur ma propre vie. Je peux me percevoir moi-même
comme une histoire de vie qui a de la valeur, qui mérite d’exister.
On voit bien, là, comment la place de la norme, du devoir, est annoncée en creux dès le
début, car le devoir est essentiel à la visée d’une « vraie vie » (selon le mot, cette fois, de
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Proust). Avant le sentiment d’avoir mal fait, il y a un sentiment de n’être pas égal à sa
propre visée. Le sentiment de la faute va s’articuler là-dessus à partir de la loi, des
règles ; mais avant la transgression de quelque commandement que ce soit, il y a le
sentiment d’une disproportion entre l’effectuation d’une vie — surtout lorsqu’on arrive à
la fin — et ce qu’on a pu désirer de meilleur pour elle. Dans cette sorte d’inadéquation va
apparaître la place d’une réflexion sur les règles.
Souci de l’autre
Le souci d’autrui, deuxième composante de l’exigence morale, est un point sans doute
plus évident. Mais je ne peux vraiment le formuler que si j’ai droit au premier. Parce que,
respecter autrui — « traiter autrui comme une fin en soi, disait Kant, et non pas
seulement comme un moyen » — c’est vouloir que ta liberté ait autant de place sous le
soleil que la mienne. Je pense que toi aussi, comme moi, tu agis, tu penses, tu es
capable d’initiative, de donner des raisons pour tes actes, de faire des projets à longue
distance, de composer le récit de ta propre vie.
Par conséquent, le je et le tu s’engendrent mutuellement. Je ne pourrais pas tenir autrui
pour une personne si je ne l’avais fait d’abord pour moi-même. L’estime de soi et le
respect de l’autre se produisent réciproquement, et c’est là le premier socle de l’éthique.
Levinas a raison, dans son œuvre, lorsqu’il met constamment « l’autre » en avant. Il est
évident que si je n’avais pas cette idée [p. 55] d’altérité, je n’aurais pas la notion capitale
de la personne, à savoir « l’insubstituabilité » : chaque vie est infiniment précieuse parce
que rien ne peut la remplacer ; c’est même là l’expérience fondamentale du deuil. Cette
« non-substituabilité » impose évidemment la notion d’altérité. Dans la formule : « Tu
aimeras ton prochain comme toi-même », le « comme » ne signifie pas « le même en
double », mais un autre vraiment autre.
La relation est bien sûr réciproque : quand l’autre s’adresse à moi, il me dit « tu », c’està-dire que je suis une seconde personne pour l’autre parlant à la première personne. Et
lorsque l’autre me dit : « Ne me tue pas », c’est justement un discours tenu à la première
personne. Je crois cette capacité d’échange tout à fait importante sur le plan du
langage : « Se mettre à la place de l’autre ». La règle de justice consisterait donc à dire :
« Toi, agent, traite le récepteur de ton action aussi comme un agent ».
Souci de l’institution
Pour cela, il faut la médiation d’une institution. Par « institution », nous entendrons
simplement « un vivre-ensemble organisé » de quelque façon que ce soit. La politique ne
représente donc là qu’une relation particulière. Je pense à une notion plus vaste que la
relation de domination, que le rapport commander-obéir : une distribution organisée de
rôles, de tâches, d’avantages, de désavantages. J’insiste sur ce terme de « distribution »,
qui est à la base de l’œuvre de John Rawls : ce n’est pas seulement en économie que l’on
distribue des choses ; toute la société est un grand système de distribution. Ce contexte
distributif est très intéressant, parce qu’il donne raison aussi bien à ceux qui disent « le
social est plus qu’une somme d’individus », qu’à ceux qui font passer en premier les
droits de l’individu.
L’introduction de l’institution dans le projet éthique va nous conduire très rapidement à
l’idée de règle, parce que c’est l’institution qui confère la durée à un vouloir-vivre
ensemble. Sa fonction première est de faire durer les relations humaines. Ensuite, elle
introduit ce que Thomas d’Aquin appelait « la tranquillité de l’ordre », la paix sociale sans
laquelle la réciprocité de personne à personne ne pourrait pas s’exercer. Il suffit de voir
combien, dans un État totalitaire, même les relations interpersonnelles sont perverties
par le mensonge, la peur... C’est qu’il n’y a pas d’espace de liberté pour l’individu sans
un minimum institutionnel, un État de droit.
Par ailleurs, l’institution introduit dans le projet éthique ce qu’on peut appeler « le tiers »,
c’est-à-dire celui qui, pour moi, ne sera jamais un visage ; par exemple, le postier qui
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m’apporte le courrier : je lui dois quelque chose, il me doit quelque chose... Dans le
fonctionnement de l’institution, il y a donc une place pour l’anonyme, pour le « chacun »
— c’est [p. 56] même une catégorie du droit : « à chacun son dû ». Chacun, dans le lointain et non le proche, est aussi une personne.
Voir mon lointain comme mon prochain, et inversement, c’est la règle de justice. On a
tort de se méfier, comme d’une chose immorale, du neutre, de l’anonyme : ce sont des
personnes aussi. Des Chinois, je ne sais où, là-bas..., sont mes prochains, mais d’une
façon que je ne pourrais pas préciser. Dans l’éthique de l’Ancien Testament, quand on dit
« la veuve et l’orphelin », on évoque justement des rôles. En ce sens, le véritable
prochain serait le plus inconnu de mes lointains !
Ayant ainsi mis en place le triangle originel de l’éthique : souci de soi, souci de l’autre,
souci de l’institution, on peut se poser la question : pourquoi ne pourrait-il pas y avoir
une éthique sans morale ?
« Si tout le monde mentait... »
Je vois trois raisons à cette nécessité de la règle.
D’abord, le besoin de critères, si possibles universels (Kant) : si je n’ai pas un étalon
pour juger, mon désir d’être, le respect d’autrui, le sens global de l’institution, ça peut
être « n’importe quoi ». Or, dans notre raison pratique, nous avons une pierre de touche,
nous pouvons mettre à l’épreuve une maxime d’action en nous demandant : « Est-ce que
cela peut s’universaliser ? »
Par exemple : « Si tout le monde mentait comme moi, l’institution du langage tiendraitelle encore ? Et si je me donne le droit personnel de voler, si le vol était généralisé, estce que la société pourrait subsister ?
Au moins à titre minimal, comme “garde-fou” au sens littéral, la règle d’universalisation
est donc la première pierre de touche. Celle de mes maximes qui résiste au test a valeur
de principe moral. C’est ainsi qu’on peut mettre à l’épreuve de la formalisation toutes les
situations interhumaines, sociales, et même le rapport avec soi-même, devoir de
s’instruire, de développer ses propres talents.
Ce principe d’universalisation est une pierre de touche contre les illusions d’une éthique
sans morale qui ramènerait tout aux sentiments, à l’intuition privée, et finalement à des
convictions qui ne seraient que des préjugés, ou qui se contenteraient de ratifier le sens
commun, “ce que tout le monde dit”. Le principe d’universalisation a ici valeur critique de
mise à l’épreuve de ce qui ne passe pas le test : est-ce que la règle de ton action peut
être universalisée ?
En deuxième lieu, je placerai la nécessité inéluctable de l’interdiction. Ce serait une
chimère, un fantasme qu’une éthique sans interdiction. D’abord, il faut voir que
l’interdiction laisse beaucoup plus de place à l’invention que les règles positives. Quand
on dit : « Tu ne tueras pas », l’espace reste vaste pour inventer les comportements où
s’exerce vraiment la reconnaissance d’autrui !
[p. 57] Pour vérifier la légitimité de l’interdiction, reprenons nos trois références. S’il est
vrai que l’estime de moi-même jaillit de mon désir fondamental d’être une créature
accomplie, il y a cependant en moi des résistances, une recherche du plaisir à court
terme, de la satisfaction immédiate, qui peuvent ruiner un projet de longue durée et de
plus haute qualité. C’est ce que, dans toute la tradition judéo-chrétienne, on a appelé
« le péché ». Du fait de cette inadéquation, du fait que je ne suis pas à la hauteur de
mes désirs les plus profonds, le passage est obligé par le « non » : non, tu ne feras pas
ceci ou cela.
À plus forte raison cela s’applique-t-il au rapport avec autrui. Mon premier mouvement
n’est peut-être pas de tuer l’autre, mais il est tout au moins de m’en servir. Que ce soit
sexuellement ou professionnellement, dans le loisir ou dans la vie institutionnelle, la
formule de Kant : « Tu traiteras l’humanité, en ta personne comme en celle d’autrui,
comme une fin et jamais seulement comme un moyen », est une façon indirecte de dire
4
IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Fonds Ricœur
que notre mouvement naturel est de traiter autrui comme un moyen. Il y a un « non »
qui est illustré par le « tu ne tueras pas » : interdiction du meurtre comme interdiction
du mouvement de victimisation qui est sans cesse relancé par l’affirmation de nousmêmes.
Au plan institutionnel aussi, il est certain que nous ne connaissons pas de système de
vouloir-vivre ensemble qui n’ait pas à trancher sans cesse contre des coalitions d’intérêts
privés, des formes multiples de parasitisme social, de résistance belliqueuse. Sans aller
jusqu’à Hobbes, voyant dans l’état de nature la guerre de tous contre tous, il est avéré
que nous ne savons pas faire fonctionner une société sans un moment répressif inexpugnable. C’est dans ce contexte, en particulier, qu’il faut réfléchir sur l’État. On ne peut
pas concevoir une structure politique qui ne disposerait pas de l’usage légitime de la
violence à certains moments ; ce monopole de la puissance publique signifie bien qu’à un
certain point, il y a un « non, tu ne feras pas ». Citons pour exemple la législation
routière.
Que tout cela doive être soumis à une réflexion anthropologique, théologique sur le mal,
c’est indiscutable. Mais quand on parle de confession des péchés, cela suppose d’abord
une vision positive de la « vie bonne » : le mal ne peut être identifié que là où a été
trahi, négligé, assassiné un projet d’accomplissement. C’est sur le fond d’un tel projet
que l’on peut parler de jugement éthique, mais la norme vient nécessairement, ici,
comme négation.
Troisième justification de l’idée de norme : la nécessité pour l’action d’avoir des repères
fixes afin de constituer une tradition sur laquelle s’appuyer. Olivier Abel parlait tout à
l’heure de la « communauté des scientifiques » comme modèle ; nous avons un autre
modèle, qui est le modèle juridique : un système de codes doit former un ensemble noncontradictoire. Il faut tenir compte des précédents ; quand on instaure une loi, il faut
veiller à ce qu’elle ne contredise pas d’autres lois. Nous sommes des êtres rationnels
dans l’action comme dans la pensée et la science.
[p. 58] N’ayons garde, d’ailleurs, de confondre le rationnel et le raisonnable : il y a un
raisonnable pratique qui n’est pas le rationnel scientifique. De ce point de vue, la
cohérence est donc une valeur positive.
En quoi Antigone nous intéresse-t-elle toujours ?
Tout cela posé, il faut maintenant marquer les limites de la règle. Constatons d’emblée
que la règle d’universalisation n’évite pas les conflits de devoirs, ne les résout pas, et
même en crée de nouveaux. Tout simplement parce que, dès que l’on veut commencer à
légiférer, à articuler de façon cohérente, on crée des situations conflictuelles ; c’est que
nous ne sommes pas capables de viser un objectif sans le limiter dans sa perspective.
Un exemple permanent, dans notre culture, est la tragédie d’Antigone sur laquelle ont
réfléchi tous les moralistes. Pourquoi s’est-on toujours intéressé à ce drame ? Parce que
nous avons affaire, là, à deux personnages qui ont raison et qui ont tort ; et qui ont tort
en ce qu’ils ont raison.
Quand Antigone veut à tout prix assurer des funérailles honorables à son frère, qui est un
traître, elle obéit à une loi religieuse, à une loi familiale. « Même si c’est un traître, c’est
mon frère, et il a droit aux rites religieux ».
Pour Créon, pour l’État, la relation ami-ennemi passe avant les liens familiaux.
Dans ce conflit, on peut dire que chacun a une vision courte, l’un du religieux, l’autre du
politique. Leurs valeurs sont indiscutablement positives ; l’un comme l’autre sert une
puissance qui le dépasse, mais par laquelle chacun n’a qu’une vision partielle. C’est dans
des horizons bornés que nous serrons des valeurs universelles.
Nous pourrons toujours afficher une sorte de prétention à l’universalité dans nos projets
de vie, mais cette prétention est comme immergée dans une histoire de mœurs (histoire
personnelle, histoire tribale). Dans le registre historique où nous sommes, l’universel
n’apparaît jamais à nu. En politique, nous revivons l’histoire d’Antigone — une chose que
5
IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Fonds Ricœur
Raymond Aron avait fortement soulignée lorsqu’il parlait du « tragique de l’action » —,
nous ne savons pas résoudre le problème des fins du « bon gouvernement ». On ne peut
pas avoir tout à la fois la liberté, l’égalité, la justice, la sécurité...
Par conséquent se pose le problème des priorités : nos divisions politiques ne reposent
pas tant sur la nature des valeurs que sur l’ordre dans lequel il faut les mettre. Pour
certains, la sécurité passe avant tout, pour d’autres, c’est la liberté. Nous avons chaque
fois une vision partielle sous le couvert de l’universalité.
Autre sorte de limite : dans certains débats contemporains, notamment dans les milieux
anglo-saxons, on oppose universalisme et [p. 59] « contextualisme », signifiant par-là
que c’est toujours dans des communautés historiques que se posent les problèmes. Nous
ne connaissons pas, au fond, de morale universelle, nous ne connaissons que des
morales historiques qui reposent sur une expérience séculaire portant la marque de
grands hommes, ou de communautés religieuses, culturelles, etc. Par conséquent,
l’universel est fragmenté ; nous n’avons qu’une vision fracturée de l’humanité. Si bien
que, lors même que nous invoquons une règle universelle — « Ne fais pas à autrui ce que
tu ne voudrais pas qu’on te fasse » [Hillel, Talmud de Babylone, 31 a] —, il va nous
falloir, pour l’appliquer, la confronter avec l’état actuel des mœurs, de la législation, donc
arriver à des compromis boiteux.
Le sens éthique n’intervient pas dans des cas limites ou extrêmes. Prenons l’exemple de
la morale biologique : ce n’est pas dans le contexte d’un assassinat que l’on discute, mais
sur la question de savoir si un fœtus de deux mois est une personne que l’on est déjà
obligé de respecter. Les débats naissent donc dans des situations intermédiaires. Tout ne
peut pas être légiféré, tout ne peut pas être rationalisé.
Dernière limite au pouvoir de la règle : on ne peut pas éviter le jugement moral « en
situation ». Cela vaut surtout dans les cas où une règle, juste en elle-même, devient
inhumaine lorsqu’elle est appliquée de façon aveugle, lorsqu’elle entre en conflit avec ce
que Peter Kemp, scientifique et théologien danois, appelle « la sollicitude.
Vérité aux mourants, euthanasie, avortement, expérimentation sur des organes
prélevés..., on s’aperçoit que, dans ces cas-là, le rôle du jugement moral est inéluctable.
Le seul guide que l’on ait ici — la sollicitude, la compassion — présente de grands
dangers, car il nous ramène toujours au subjectivisme, aux bons sentiments.
La difficulté est de faire tenir ensemble les mœurs acceptées et la sollicitude en situation
concrète. Comment éviter, à la fois, la raideur de la règle et l’arbitraire du n’importe
quoi ? C’est là que s’exerce le jugement moral. Il y aurait lieu, d’ailleurs, notamment
dans l’éthique médicale, de laisser sa place à un libre débat entre les parties en cause,
dans un colloque moral qui seul peut donner une dimension communautaire à un « jugement de sagesse ». Ce qui permettrait, justement, de soustraire celui-ci à l’arbitraire du
bon cœur... ou du mauvais cœur ! En soulignant le rôle du jugement moral en situation, il
ne faudrait pas en arriver à traiter l’éthique en détresse comme un mode de décision
normal.
En définitive, le sens moral — le « tact » moral — consisterait ainsi à savoir circuler
entre la visée éthique lointaine, les règles de formalisation de la morale, les mœurs
acceptées et cette sollicitude qui donne son sens immédiat au regard, à la main tendue.
Paul RICŒUR.
6
IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Fonds Ricœur
IIA459, in Autres Temps 24 (1990) février, 52-59.
© Fonds Ricœur
Note éditoriale.
Note éditoriale
« L’éthique, la morale et la règle » constituait l’une des deux réponses à la question « Pourquoi l’éthique
est-elle une question actuelle ? », posée dans le cadre des « Entretiens de Robinson » (paroisse de l’Église
réformée de France). Elle figure, au côté de l’autre réponse (celle d’Olivier Abel, évoquée d’ailleurs par
Paul Ricœur, 57) dans Autres Temps (Les cahiers du christianisme social), n° 24, Hiver 1989-90.
Le propos de Ricœur est délibérément simplifié et « pédagogique » (53), au point de ne comporter
aucune technicité. Il peut pour cette raison servir de toute première approche de sa « petite éthique »,
développée plus longuement dans Soi-même comme un autre (Paris, Éditions du seuil, 1990 : voir les
études 7, 8, 9, ainsi que l’interlude). La référence au triple souci (« souci de soi », « souci de l’autre »,
« souci de l’institution ») constitue une originalité de ce texte. Le lecteur trouvera également dans Soimême comme un autre les références complètes aux différents auteurs (Aristote, Kant, etc.) cités ou
évoqués dans ce texte ; seules les références biblique et talmudique ont été ici ajoutées entre crochets.
Les erreurs et coquilles présentes dans l’édition originale ont été tacitement corrigées.
(D. Frey, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : « L’éthique, la morale et la règle » propose un condensé pédagogique de la « petite éthique »
développée dans Soi-même comme un autre, en y ajoutant la référence au « souci de soi », « souci de
l’autre » et « souci de l’institution ».
Mots-clés : éthique ; morale ; règle ; souci de soi ; souci de l’autre ; souci de l’institution.
Rubrique : Autour de Soi-même comme un autre (1983-1997).
~
[p.52]
V
enant à la suite des réflexions d’Olivier Abel sur la demande actuelle d’éthique,
mon propos ne sera pas de répondre à cette demande, mais de suggérer quelques
axes pour construire des réponses. Ma contribution s’organisera selon trois niveaux
et autour de trois questions :
— Jusqu’où peut-on aller dans la demande d’éthique sans recourir à des règles ?
— [p. 53] Quel est le moment inéluctable de la règle ?
— Où est la limite de la règle qui nous laisse devant un choix en situation ?
1
IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Fonds Ricœur
Cette grille pédagogique, je l’ai adoptée à partir des mots mêmes, car il se trouve que
nous avons deux mots en concurrence, que nous ne savons pas très bien situer l’un par
rapport à l’autre : quand faut-il parler d’éthique ? Quand faut-il parler de morale ?
Dans l’absolu, si l’on prend l’étymologie, ce sont deux parfaits synonymes ; l’un est grec
et l’autre latin. Et dans les deux langues, ils évoquent la même chose : les mœurs. Mais il
y a aujourd’hui un certain discrédit du mot « morale », et il se trouve que, dans la
société, le mot « éthique » a meilleure presse. On ne voit pas très bien comment on
pourrait parler d’un Comité national de morale ! Adoptons cela comme un préjugé de
langage et tirons-en le meilleur parti, en reliant le mot « éthique » plutôt à la visée et le
mot « morale » plutôt aux contenus.
Mon propos va tenir justement dans ce jeu entre éthique et morale, entre la visée
éthique et la recherche, non moins légitime, de règles que l’on voudrait indiscutables,
sans ambiguïté, sans exception, sans conflit. L’homme est certainement attaché à cette
notion de morale qui a quelque chose de sécurisant dans l’ordre de la cohérence de vie,
qui permet d’échapper au relativisme.
C’est pourquoi je commencerai par une sorte d’éloge de l’éthique avant son « entrée en
morale » : le moment de l’éthique comme moment d’avant la règle. Pour adopter une
définition de travail, je dirai que parler éthique, c’est partir de la conviction qu’il existe
une manière « meilleure » d’agir et de vivre. Une « vie bonne », pour reprendre les
termes d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, mais aussi une manière de vivre bien et
pour l’autre ; et j’ajouterai aussitôt : dans le cadre d’institutions justes. La réponse aux
demandes d’éthique implique ces trois références : souci de soi, souci de l’autre, souci de
l’institution.
Souci de soi
On trouvera peut-être bizarre de commencer par le souci de soi. Levinas, lui,
commencerait sûrement par le deuxième point. Mais partir du premier, c’est faire appel
immédiatement à ce qu’il y a de plus positif dans le désir d’exister pleinement, accompli
et reconnu par l’autre. Il y a dans ce désir quelque chose de fondamentalement bon ;
dans un langage biblique, c’est le fait d’être une « créature », de dire qu’il est bon pour
moi d’exister plutôt que de ne pas être. C’est cette affirmation éthique qui est la plus
profonde, et par conséquent l’égoïsme — le « mal » qui s’attache à ce désir — n’est pas
premier.
Précisément, pour donner au souci de l’autre sa juste place, il faut que je puisse le situer
par rapport à mon propre souci d’exister, d’être reconnu [p. 54] et, par conséquent, par
rapport à l’estime de moi-même. À mon sens, c’est la raison profonde pour laquelle le
commandement que nous lisons dans le Lévitique ose s’énoncer ainsi : « Tu aimeras ton
prochain comme toi-même » [Lévitique, 19, 18]. Il n’y a strictement rien de choquant
dans ce « comme toi-même » : je dirai que nous sommes à la recherche d’un droit à
l’amour de nous-même ; c’est la première pulsion éthique.
Qu’est-ce qui est aimable en moi, c’est-à-dire en chacun disant « je » ? C’est d’être
l’auteur d’actes qui ne sont pas simplement le fruit des déterminismes de la nature : je
suis capable d’initiative, je peux commencer quelque chose en ce monde. Je suis capable
d’agir selon des raisons, et non pas seulement selon des pulsions. Donc je peux tenter de
légitimer ma conduite en argumentant, en rendant raison aux autres de ce que je fais. Je
suis capable d’évaluer, de préférer ceci plutôt que cela sans être poussé par le dehors ou
par le dedans. Je suis capable de mettre en perspective mes actions courtes dans des
projets plus vastes, des pratiques, des métiers, voire des plans de vie. J’ai finalement
toute une perspective narrative sur ma propre vie. Je peux me percevoir moi-même
comme une histoire de vie qui a de la valeur, qui mérite d’exister.
On voit bien, là, comment la place de la norme, du devoir, est annoncée en creux dès le
début, car le devoir est essentiel à la visée d’une « vraie vie » (selon le mot, cette fois, de
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IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Fonds Ricœur
Proust). Avant le sentiment d’avoir mal fait, il y a un sentiment de n’être pas égal à sa
propre visée. Le sentiment de la faute va s’articuler là-dessus à partir de la loi, des
règles ; mais avant la transgression de quelque commandement que ce soit, il y a le
sentiment d’une disproportion entre l’effectuation d’une vie — surtout lorsqu’on arrive à
la fin — et ce qu’on a pu désirer de meilleur pour elle. Dans cette sorte d’inadéquation va
apparaître la place d’une réflexion sur les règles.
Souci de l’autre
Le souci d’autrui, deuxième composante de l’exigence morale, est un point sans doute
plus évident. Mais je ne peux vraiment le formuler que si j’ai droit au premier. Parce que,
respecter autrui — « traiter autrui comme une fin en soi, disait Kant, et non pas
seulement comme un moyen » — c’est vouloir que ta liberté ait autant de place sous le
soleil que la mienne. Je pense que toi aussi, comme moi, tu agis, tu penses, tu es
capable d’initiative, de donner des raisons pour tes actes, de faire des projets à longue
distance, de composer le récit de ta propre vie.
Par conséquent, le je et le tu s’engendrent mutuellement. Je ne pourrais pas tenir autrui
pour une personne si je ne l’avais fait d’abord pour moi-même. L’estime de soi et le
respect de l’autre se produisent réciproquement, et c’est là le premier socle de l’éthique.
Levinas a raison, dans son œuvre, lorsqu’il met constamment « l’autre » en avant. Il est
évident que si je n’avais pas cette idée [p. 55] d’altérité, je n’aurais pas la notion capitale
de la personne, à savoir « l’insubstituabilité » : chaque vie est infiniment précieuse parce
que rien ne peut la remplacer ; c’est même là l’expérience fondamentale du deuil. Cette
« non-substituabilité » impose évidemment la notion d’altérité. Dans la formule : « Tu
aimeras ton prochain comme toi-même », le « comme » ne signifie pas « le même en
double », mais un autre vraiment autre.
La relation est bien sûr réciproque : quand l’autre s’adresse à moi, il me dit « tu », c’està-dire que je suis une seconde personne pour l’autre parlant à la première personne. Et
lorsque l’autre me dit : « Ne me tue pas », c’est justement un discours tenu à la première
personne. Je crois cette capacité d’échange tout à fait importante sur le plan du
langage : « Se mettre à la place de l’autre ». La règle de justice consisterait donc à dire :
« Toi, agent, traite le récepteur de ton action aussi comme un agent ».
Souci de l’institution
Pour cela, il faut la médiation d’une institution. Par « institution », nous entendrons
simplement « un vivre-ensemble organisé » de quelque façon que ce soit. La politique ne
représente donc là qu’une relation particulière. Je pense à une notion plus vaste que la
relation de domination, que le rapport commander-obéir : une distribution organisée de
rôles, de tâches, d’avantages, de désavantages. J’insiste sur ce terme de « distribution »,
qui est à la base de l’œuvre de John Rawls : ce n’est pas seulement en économie que l’on
distribue des choses ; toute la société est un grand système de distribution. Ce contexte
distributif est très intéressant, parce qu’il donne raison aussi bien à ceux qui disent « le
social est plus qu’une somme d’individus », qu’à ceux qui font passer en premier les
droits de l’individu.
L’introduction de l’institution dans le projet éthique va nous conduire très rapidement à
l’idée de règle, parce que c’est l’institution qui confère la durée à un vouloir-vivre
ensemble. Sa fonction première est de faire durer les relations humaines. Ensuite, elle
introduit ce que Thomas d’Aquin appelait « la tranquillité de l’ordre », la paix sociale sans
laquelle la réciprocité de personne à personne ne pourrait pas s’exercer. Il suffit de voir
combien, dans un État totalitaire, même les relations interpersonnelles sont perverties
par le mensonge, la peur... C’est qu’il n’y a pas d’espace de liberté pour l’individu sans
un minimum institutionnel, un État de droit.
Par ailleurs, l’institution introduit dans le projet éthique ce qu’on peut appeler « le tiers »,
c’est-à-dire celui qui, pour moi, ne sera jamais un visage ; par exemple, le postier qui
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IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
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m’apporte le courrier : je lui dois quelque chose, il me doit quelque chose... Dans le
fonctionnement de l’institution, il y a donc une place pour l’anonyme, pour le « chacun »
— c’est [p. 56] même une catégorie du droit : « à chacun son dû ». Chacun, dans le lointain et non le proche, est aussi une personne.
Voir mon lointain comme mon prochain, et inversement, c’est la règle de justice. On a
tort de se méfier, comme d’une chose immorale, du neutre, de l’anonyme : ce sont des
personnes aussi. Des Chinois, je ne sais où, là-bas..., sont mes prochains, mais d’une
façon que je ne pourrais pas préciser. Dans l’éthique de l’Ancien Testament, quand on dit
« la veuve et l’orphelin », on évoque justement des rôles. En ce sens, le véritable
prochain serait le plus inconnu de mes lointains !
Ayant ainsi mis en place le triangle originel de l’éthique : souci de soi, souci de l’autre,
souci de l’institution, on peut se poser la question : pourquoi ne pourrait-il pas y avoir
une éthique sans morale ?
« Si tout le monde mentait... »
Je vois trois raisons à cette nécessité de la règle.
D’abord, le besoin de critères, si possibles universels (Kant) : si je n’ai pas un étalon
pour juger, mon désir d’être, le respect d’autrui, le sens global de l’institution, ça peut
être « n’importe quoi ». Or, dans notre raison pratique, nous avons une pierre de touche,
nous pouvons mettre à l’épreuve une maxime d’action en nous demandant : « Est-ce que
cela peut s’universaliser ? »
Par exemple : « Si tout le monde mentait comme moi, l’institution du langage tiendraitelle encore ? Et si je me donne le droit personnel de voler, si le vol était généralisé, estce que la société pourrait subsister ?
Au moins à titre minimal, comme “garde-fou” au sens littéral, la règle d’universalisation
est donc la première pierre de touche. Celle de mes maximes qui résiste au test a valeur
de principe moral. C’est ainsi qu’on peut mettre à l’épreuve de la formalisation toutes les
situations interhumaines, sociales, et même le rapport avec soi-même, devoir de
s’instruire, de développer ses propres talents.
Ce principe d’universalisation est une pierre de touche contre les illusions d’une éthique
sans morale qui ramènerait tout aux sentiments, à l’intuition privée, et finalement à des
convictions qui ne seraient que des préjugés, ou qui se contenteraient de ratifier le sens
commun, “ce que tout le monde dit”. Le principe d’universalisation a ici valeur critique de
mise à l’épreuve de ce qui ne passe pas le test : est-ce que la règle de ton action peut
être universalisée ?
En deuxième lieu, je placerai la nécessité inéluctable de l’interdiction. Ce serait une
chimère, un fantasme qu’une éthique sans interdiction. D’abord, il faut voir que
l’interdiction laisse beaucoup plus de place à l’invention que les règles positives. Quand
on dit : « Tu ne tueras pas », l’espace reste vaste pour inventer les comportements où
s’exerce vraiment la reconnaissance d’autrui !
[p. 57] Pour vérifier la légitimité de l’interdiction, reprenons nos trois références. S’il est
vrai que l’estime de moi-même jaillit de mon désir fondamental d’être une créature
accomplie, il y a cependant en moi des résistances, une recherche du plaisir à court
terme, de la satisfaction immédiate, qui peuvent ruiner un projet de longue durée et de
plus haute qualité. C’est ce que, dans toute la tradition judéo-chrétienne, on a appelé
« le péché ». Du fait de cette inadéquation, du fait que je ne suis pas à la hauteur de
mes désirs les plus profonds, le passage est obligé par le « non » : non, tu ne feras pas
ceci ou cela.
À plus forte raison cela s’applique-t-il au rapport avec autrui. Mon premier mouvement
n’est peut-être pas de tuer l’autre, mais il est tout au moins de m’en servir. Que ce soit
sexuellement ou professionnellement, dans le loisir ou dans la vie institutionnelle, la
formule de Kant : « Tu traiteras l’humanité, en ta personne comme en celle d’autrui,
comme une fin et jamais seulement comme un moyen », est une façon indirecte de dire
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© Fonds Ricœur
que notre mouvement naturel est de traiter autrui comme un moyen. Il y a un « non »
qui est illustré par le « tu ne tueras pas » : interdiction du meurtre comme interdiction
du mouvement de victimisation qui est sans cesse relancé par l’affirmation de nousmêmes.
Au plan institutionnel aussi, il est certain que nous ne connaissons pas de système de
vouloir-vivre ensemble qui n’ait pas à trancher sans cesse contre des coalitions d’intérêts
privés, des formes multiples de parasitisme social, de résistance belliqueuse. Sans aller
jusqu’à Hobbes, voyant dans l’état de nature la guerre de tous contre tous, il est avéré
que nous ne savons pas faire fonctionner une société sans un moment répressif inexpugnable. C’est dans ce contexte, en particulier, qu’il faut réfléchir sur l’État. On ne peut
pas concevoir une structure politique qui ne disposerait pas de l’usage légitime de la
violence à certains moments ; ce monopole de la puissance publique signifie bien qu’à un
certain point, il y a un « non, tu ne feras pas ». Citons pour exemple la législation
routière.
Que tout cela doive être soumis à une réflexion anthropologique, théologique sur le mal,
c’est indiscutable. Mais quand on parle de confession des péchés, cela suppose d’abord
une vision positive de la « vie bonne » : le mal ne peut être identifié que là où a été
trahi, négligé, assassiné un projet d’accomplissement. C’est sur le fond d’un tel projet
que l’on peut parler de jugement éthique, mais la norme vient nécessairement, ici,
comme négation.
Troisième justification de l’idée de norme : la nécessité pour l’action d’avoir des repères
fixes afin de constituer une tradition sur laquelle s’appuyer. Olivier Abel parlait tout à
l’heure de la « communauté des scientifiques » comme modèle ; nous avons un autre
modèle, qui est le modèle juridique : un système de codes doit former un ensemble noncontradictoire. Il faut tenir compte des précédents ; quand on instaure une loi, il faut
veiller à ce qu’elle ne contredise pas d’autres lois. Nous sommes des êtres rationnels
dans l’action comme dans la pensée et la science.
[p. 58] N’ayons garde, d’ailleurs, de confondre le rationnel et le raisonnable : il y a un
raisonnable pratique qui n’est pas le rationnel scientifique. De ce point de vue, la
cohérence est donc une valeur positive.
En quoi Antigone nous intéresse-t-elle toujours ?
Tout cela posé, il faut maintenant marquer les limites de la règle. Constatons d’emblée
que la règle d’universalisation n’évite pas les conflits de devoirs, ne les résout pas, et
même en crée de nouveaux. Tout simplement parce que, dès que l’on veut commencer à
légiférer, à articuler de façon cohérente, on crée des situations conflictuelles ; c’est que
nous ne sommes pas capables de viser un objectif sans le limiter dans sa perspective.
Un exemple permanent, dans notre culture, est la tragédie d’Antigone sur laquelle ont
réfléchi tous les moralistes. Pourquoi s’est-on toujours intéressé à ce drame ? Parce que
nous avons affaire, là, à deux personnages qui ont raison et qui ont tort ; et qui ont tort
en ce qu’ils ont raison.
Quand Antigone veut à tout prix assurer des funérailles honorables à son frère, qui est un
traître, elle obéit à une loi religieuse, à une loi familiale. « Même si c’est un traître, c’est
mon frère, et il a droit aux rites religieux ».
Pour Créon, pour l’État, la relation ami-ennemi passe avant les liens familiaux.
Dans ce conflit, on peut dire que chacun a une vision courte, l’un du religieux, l’autre du
politique. Leurs valeurs sont indiscutablement positives ; l’un comme l’autre sert une
puissance qui le dépasse, mais par laquelle chacun n’a qu’une vision partielle. C’est dans
des horizons bornés que nous serrons des valeurs universelles.
Nous pourrons toujours afficher une sorte de prétention à l’universalité dans nos projets
de vie, mais cette prétention est comme immergée dans une histoire de mœurs (histoire
personnelle, histoire tribale). Dans le registre historique où nous sommes, l’universel
n’apparaît jamais à nu. En politique, nous revivons l’histoire d’Antigone — une chose que
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IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Fonds Ricœur
Raymond Aron avait fortement soulignée lorsqu’il parlait du « tragique de l’action » —,
nous ne savons pas résoudre le problème des fins du « bon gouvernement ». On ne peut
pas avoir tout à la fois la liberté, l’égalité, la justice, la sécurité...
Par conséquent se pose le problème des priorités : nos divisions politiques ne reposent
pas tant sur la nature des valeurs que sur l’ordre dans lequel il faut les mettre. Pour
certains, la sécurité passe avant tout, pour d’autres, c’est la liberté. Nous avons chaque
fois une vision partielle sous le couvert de l’universalité.
Autre sorte de limite : dans certains débats contemporains, notamment dans les milieux
anglo-saxons, on oppose universalisme et [p. 59] « contextualisme », signifiant par-là
que c’est toujours dans des communautés historiques que se posent les problèmes. Nous
ne connaissons pas, au fond, de morale universelle, nous ne connaissons que des
morales historiques qui reposent sur une expérience séculaire portant la marque de
grands hommes, ou de communautés religieuses, culturelles, etc. Par conséquent,
l’universel est fragmenté ; nous n’avons qu’une vision fracturée de l’humanité. Si bien
que, lors même que nous invoquons une règle universelle — « Ne fais pas à autrui ce que
tu ne voudrais pas qu’on te fasse » [Hillel, Talmud de Babylone, 31 a] —, il va nous
falloir, pour l’appliquer, la confronter avec l’état actuel des mœurs, de la législation, donc
arriver à des compromis boiteux.
Le sens éthique n’intervient pas dans des cas limites ou extrêmes. Prenons l’exemple de
la morale biologique : ce n’est pas dans le contexte d’un assassinat que l’on discute, mais
sur la question de savoir si un fœtus de deux mois est une personne que l’on est déjà
obligé de respecter. Les débats naissent donc dans des situations intermédiaires. Tout ne
peut pas être légiféré, tout ne peut pas être rationalisé.
Dernière limite au pouvoir de la règle : on ne peut pas éviter le jugement moral « en
situation ». Cela vaut surtout dans les cas où une règle, juste en elle-même, devient
inhumaine lorsqu’elle est appliquée de façon aveugle, lorsqu’elle entre en conflit avec ce
que Peter Kemp, scientifique et théologien danois, appelle « la sollicitude.
Vérité aux mourants, euthanasie, avortement, expérimentation sur des organes
prélevés..., on s’aperçoit que, dans ces cas-là, le rôle du jugement moral est inéluctable.
Le seul guide que l’on ait ici — la sollicitude, la compassion — présente de grands
dangers, car il nous ramène toujours au subjectivisme, aux bons sentiments.
La difficulté est de faire tenir ensemble les mœurs acceptées et la sollicitude en situation
concrète. Comment éviter, à la fois, la raideur de la règle et l’arbitraire du n’importe
quoi ? C’est là que s’exerce le jugement moral. Il y aurait lieu, d’ailleurs, notamment
dans l’éthique médicale, de laisser sa place à un libre débat entre les parties en cause,
dans un colloque moral qui seul peut donner une dimension communautaire à un « jugement de sagesse ». Ce qui permettrait, justement, de soustraire celui-ci à l’arbitraire du
bon cœur... ou du mauvais cœur ! En soulignant le rôle du jugement moral en situation, il
ne faudrait pas en arriver à traiter l’éthique en détresse comme un mode de décision
normal.
En définitive, le sens moral — le « tact » moral — consisterait ainsi à savoir circuler
entre la visée éthique lointaine, les règles de formalisation de la morale, les mœurs
acceptées et cette sollicitude qui donne son sens immédiat au regard, à la main tendue.
Paul RICŒUR.
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IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Fonds Ricœur
1 IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Fonds Ricœur
Note éditoriale.
Note éditoriale
« L’éthique, la morale et la règle » constituait l’une des deux réponses à la question « Pourquoi l’éthique
est-elle une question actuelle ? », posée dans le cadre des « Entretiens de Robinson » (paroisse de l’Église
réformée de France). Elle figure, au côté de l’autre réponse (celle d’Olivier Abel, évoquée d’ailleurs par
Paul Ricœur, 57) dans Autres Temps (Les cahiers du christianisme social), n° 24, Hiver 1989-90.
Le propos de Ricœur est délibérément simplifié et « pédagogique » (53), au point de ne comporter
aucune technicité. Il peut pour cette raison servir de toute première approche de sa « petite éthique »,
développée plus longuement dans Soi-même comme un autre (Paris, Éditions du seuil, 1990 : voir les
études 7, 8, 9, ainsi que l’interlude). La référence au triple souci (« souci de soi », « souci de l’autre »,
« souci de l’institution ») constitue une originalité de ce texte. Le lecteur trouvera également dans Soi-
même comme un autre les références complètes aux différents auteurs (Aristote, Kant, etc.) cités ou
évoqués dans ce texte ; seules les références biblique et talmudique ont été ici ajoutées entre crochets.
Les erreurs et coquilles présentes dans l’édition originale ont été tacitement corrigées.
(D. Frey, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : « L’éthique, la morale et la règle » propose un condensé pédagogique de la « petite éthique »
développée dans Soi-même comme un autre, en y ajoutant la référence au « souci de soi », « souci de
l’autre » et « souci de l’institution ».
Mots-clés : éthique ; morale ; règle ; souci de soi ; souci de l’autre ; souci de l’institution.
Rubrique : Autour de Soi-même comme un autre (1983-1997).
~
[p.52]
enant à la suite des réflexions d’Olivier Abel sur la demande actuelle d’éthique,
mon propos ne sera pas de répondre à cette demande, mais de suggérer quelques
axes pour construire des réponses. Ma contribution s’organisera selon trois niveaux
et autour de trois questions :
— Jusqu’où peut-on aller dans la demande d’éthique sans recourir à des règles ?
— [p. 53] Quel est le moment inéluctable de la règle ?
— Où est la limite de la règle qui nous laisse devant un choix en situation ?
V
L'éthique, la morale et la règle
IIA459, in Autres Temps 24 (1990) février, 52-59.
© Fonds Ricœur
2 IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Fonds Ricœur
Cette grille pédagogique, je l’ai adoptée à partir des mots mêmes, car il se trouve que
nous avons deux mots en concurrence, que nous ne savons pas très bien situer l’un par
rapport à l’autre : quand faut-il parler d’éthique ? Quand faut-il parler de morale ?
Dans l’absolu, si l’on prend l’étymologie, ce sont deux parfaits synonymes ; l’un est grec
et l’autre latin. Et dans les deux langues, ils évoquent la même chose : les mœurs. Mais il
y a aujourd’hui un certain discrédit du mot « morale », et il se trouve que, dans la
société, le mot « éthique » a meilleure presse. On ne voit pas très bien comment on
pourrait parler d’un Comité national de morale ! Adoptons cela comme un préjugé de
langage et tirons-en le meilleur parti, en reliant le mot « éthique » plutôt à la visée et le
mot « morale » plutôt aux contenus.
Mon propos va tenir justement dans ce jeu entre éthique et morale, entre la visée
éthique et la recherche, non moins légitime, de règles que l’on voudrait indiscutables,
sans ambiguïté, sans exception, sans conflit. L’homme est certainement attaché à cette
notion de morale qui a quelque chose de sécurisant dans l’ordre de la cohérence de vie,
qui permet d’échapper au relativisme.
C’est pourquoi je commencerai par une sorte d’éloge de l’éthique avant son « entrée en
morale » : le moment de l’éthique comme moment d’avant la règle. Pour adopter une
définition de travail, je dirai que parler éthique, c’est partir de la conviction qu’il existe
une manière « meilleure » d’agir et de vivre. Une « vie bonne », pour reprendre les
termes d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, mais aussi une manière de vivre bien et
pour l’autre ; et j’ajouterai aussitôt : dans le cadre d’institutions justes. La réponse aux
demandes d’éthique implique ces trois références : souci de soi, souci de l’autre, souci de
l’institution.
Souci de soi
On trouvera peut-être bizarre de commencer par le souci de soi. Levinas, lui,
commencerait sûrement par le deuxième point. Mais partir du premier, c’est faire appel
immédiatement à ce qu’il y a de plus positif dans le désir d’exister pleinement, accompli
et reconnu par l’autre. Il y a dans ce désir quelque chose de fondamentalement bon ;
dans un langage biblique, c’est le fait d’être une « créature », de dire qu’il est bon pour
moi d’exister plutôt que de ne pas être. C’est cette affirmation éthique qui est la plus
profonde, et par conséquent l’égoïsme — le « mal » qui s’attache à ce désir — n’est pas
premier.
Précisément, pour donner au souci de l’autre sa juste place, il faut que je puisse le situer
par rapport à mon propre souci d’exister, d’être reconnu [p. 54] et, par conséquent, par
rapport à l’estime de moi-même. À mon sens, c’est la raison profonde pour laquelle le
commandement que nous lisons dans le Lévitique ose s’énoncer ainsi : « Tu aimeras ton
prochain comme toi-même » [Lévitique, 19, 18]. Il n’y a strictement rien de choquant
dans ce « comme toi-même » : je dirai que nous sommes à la recherche d’un droit à
l’amour de nous-même ; c’est la première pulsion éthique.
Qu’est-ce qui est aimable en moi, c’est-à-dire en chacun disant « je » ? C’est d’être
l’auteur d’actes qui ne sont pas simplement le fruit des déterminismes de la nature : je
suis capable d’initiative, je peux commencer quelque chose en ce monde. Je suis capable
d’agir selon des raisons, et non pas seulement selon des pulsions. Donc je peux tenter de
légitimer ma conduite en argumentant, en rendant raison aux autres de ce que je fais. Je
suis capable d’évaluer, de préférer ceci plutôt que cela sans être poussé par le dehors ou
par le dedans. Je suis capable de mettre en perspective mes actions courtes dans des
projets plus vastes, des pratiques, des métiers, voire des plans de vie. J’ai finalement
toute une perspective narrative sur ma propre vie. Je peux me percevoir moi-même
comme une histoire de vie qui a de la valeur, qui mérite d’exister.
On voit bien, là, comment la place de la norme, du devoir, est annoncée en creux dès le
début, car le devoir est essentiel à la visée d’une « vraie vie » (selon le mot, cette fois, de
3 IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
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Proust). Avant le sentiment d’avoir mal fait, il y a un sentiment de n’être pas égal à sa
propre visée. Le sentiment de la faute va s’articuler là-dessus à partir de la loi, des
règles ; mais avant la transgression de quelque commandement que ce soit, il y a le
sentiment d’une disproportion entre l’effectuation d’une vie — surtout lorsqu’on arrive à
la fin — et ce qu’on a pu désirer de meilleur pour elle. Dans cette sorte d’inadéquation va
apparaître la place d’une réflexion sur les règles.
Souci de l’autre
Le souci d’autrui, deuxième composante de l’exigence morale, est un point sans doute
plus évident. Mais je ne peux vraiment le formuler que si j’ai droit au premier. Parce que,
respecter autrui — « traiter autrui comme une fin en soi, disait Kant, et non pas
seulement comme un moyen » — c’est vouloir que ta liberté ait autant de place sous le
soleil que la mienne. Je pense que toi aussi, comme moi, tu agis, tu penses, tu es
capable d’initiative, de donner des raisons pour tes actes, de faire des projets à longue
distance, de composer le récit de ta propre vie.
Par conséquent, le je et le tu s’engendrent mutuellement. Je ne pourrais pas tenir autrui
pour une personne si je ne l’avais fait d’abord pour moi-même. L’estime de soi et le
respect de l’autre se produisent réciproquement, et c’est là le premier socle de l’éthique.
Levinas a raison, dans son œuvre, lorsqu’il met constamment « l’autre » en avant. Il est
évident que si je n’avais pas cette idée [p. 55] d’altérité, je n’aurais pas la notion capitale
de la personne, à savoir « l’insubstituabilité » : chaque vie est infiniment précieuse parce
que rien ne peut la remplacer ; c’est même là l’expérience fondamentale du deuil. Cette
« non-substituabilité » impose évidemment la notion d’altérité. Dans la formule : « Tu
aimeras ton prochain comme toi-même », le « comme » ne signifie pas « le même en
double », mais un autre vraiment autre.
La relation est bien sûr réciproque : quand l’autre s’adresse à moi, il me dit « tu », c’est-
à-dire que je suis une seconde personne pour l’autre parlant à la première personne. Et
lorsque l’autre me dit : « Ne me tue pas », c’est justement un discours tenu à la première
personne. Je crois cette capacité d’échange tout à fait importante sur le plan du
langage : « Se mettre à la place de l’autre ». La règle de justice consisterait donc à dire :
« Toi, agent, traite le récepteur de ton action aussi comme un agent ».
Souci de l’institution
Pour cela, il faut la médiation d’une institution. Par « institution », nous entendrons
simplement « un vivre-ensemble organisé » de quelque façon que ce soit. La politique ne
représente donc là qu’une relation particulière. Je pense à une notion plus vaste que la
relation de domination, que le rapport commander-obéir : une distribution organisée de
rôles, de tâches, d’avantages, de désavantages. J’insiste sur ce terme de « distribution »,
qui est à la base de l’œuvre de John Rawls : ce n’est pas seulement en économie que l’on
distribue des choses ; toute la société est un grand système de distribution. Ce contexte
distributif est très intéressant, parce qu’il donne raison aussi bien à ceux qui disent « le
social est plus qu’une somme d’individus », qu’à ceux qui font passer en premier les
droits de l’individu.
L’introduction de l’institution dans le projet éthique va nous conduire très rapidement à
l’idée de règle, parce que c’est l’institution qui confère la durée à un vouloir-vivre
ensemble. Sa fonction première est de faire durer les relations humaines. Ensuite, elle
introduit ce que Thomas d’Aquin appelait « la tranquillité de l’ordre », la paix sociale sans
laquelle la réciprocité de personne à personne ne pourrait pas s’exercer. Il suffit de voir
combien, dans un État totalitaire, même les relations interpersonnelles sont perverties
par le mensonge, la peur... C’est qu’il n’y a pas d’espace de liberté pour l’individu sans
un minimum institutionnel, un État de droit.
Par ailleurs, l’institution introduit dans le projet éthique ce qu’on peut appeler « le tiers »,
c’est-à-dire celui qui, pour moi, ne sera jamais un visage ; par exemple, le postier qui
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© Fonds Ricœur
m’apporte le courrier : je lui dois quelque chose, il me doit quelque chose... Dans le
fonctionnement de l’institution, il y a donc une place pour l’anonyme, pour le « chacun »
— c’est [p. 56] même une catégorie du droit : « à chacun son dû ». Chacun, dans le loin-
tain et non le proche, est aussi une personne.
Voir mon lointain comme mon prochain, et inversement, c’est la règle de justice. On a
tort de se méfier, comme d’une chose immorale, du neutre, de l’anonyme : ce sont des
personnes aussi. Des Chinois, je ne sais où, là-bas..., sont mes prochains, mais d’une
façon que je ne pourrais pas préciser. Dans l’éthique de l’Ancien Testament, quand on dit
« la veuve et l’orphelin », on évoque justement des rôles. En ce sens, le véritable
prochain serait le plus inconnu de mes lointains !
Ayant ainsi mis en place le triangle originel de l’éthique : souci de soi, souci de l’autre,
souci de l’institution, on peut se poser la question : pourquoi ne pourrait-il pas y avoir
une éthique sans morale ?
« Si tout le monde mentait... »
Je vois trois raisons à cette nécessité de la règle.
D’abord, le besoin de critères, si possibles universels (Kant) : si je n’ai pas un étalon
pour juger, mon désir d’être, le respect d’autrui, le sens global de l’institution, ça peut
être « n’importe quoi ». Or, dans notre raison pratique, nous avons une pierre de touche,
nous pouvons mettre à l’épreuve une maxime d’action en nous demandant : « Est-ce que
cela peut s’universaliser ? »
Par exemple : « Si tout le monde mentait comme moi, l’institution du langage tiendrait-
elle encore ? Et si je me donne le droit personnel de voler, si le vol était généralisé, est-
ce que la société pourrait subsister ?
Au moins à titre minimal, comme “garde-fou” au sens littéral, la règle d’universalisation
est donc la première pierre de touche. Celle de mes maximes qui résiste au test a valeur
de principe moral. C’est ainsi qu’on peut mettre à l’épreuve de la formalisation toutes les
situations interhumaines, sociales, et même le rapport avec soi-même, devoir de
s’instruire, de développer ses propres talents.
Ce principe d’universalisation est une pierre de touche contre les illusions d’une éthique
sans morale qui ramènerait tout aux sentiments, à l’intuition privée, et finalement à des
convictions qui ne seraient que des préjugés, ou qui se contenteraient de ratifier le sens
commun, “ce que tout le monde dit”. Le principe d’universalisation a ici valeur critique de
mise à l’épreuve de ce qui ne passe pas le test : est-ce que la règle de ton action peut
être universalisée ?
En deuxième lieu, je placerai la nécessité inéluctable de l’interdiction. Ce serait une
chimère, un fantasme qu’une éthique sans interdiction. D’abord, il faut voir que
l’interdiction laisse beaucoup plus de place à l’invention que les règles positives. Quand
on dit : « Tu ne tueras pas », l’espace reste vaste pour inventer les comportements où
s’exerce vraiment la reconnaissance d’autrui !
[p. 57] Pour vérifier la légitimité de l’interdiction, reprenons nos trois références. S’il est
vrai que l’estime de moi-même jaillit de mon désir fondamental d’être une créature
accomplie, il y a cependant en moi des résistances, une recherche du plaisir à court
terme, de la satisfaction immédiate, qui peuvent ruiner un projet de longue durée et de
plus haute qualité. C’est ce que, dans toute la tradition judéo-chrétienne, on a appelé
« le péché ». Du fait de cette inadéquation, du fait que je ne suis pas à la hauteur de
mes désirs les plus profonds, le passage est obligé par le « non » : non, tu ne feras pas
ceci ou cela.
À plus forte raison cela s’applique-t-il au rapport avec autrui. Mon premier mouvement
n’est peut-être pas de tuer l’autre, mais il est tout au moins de m’en servir. Que ce soit
sexuellement ou professionnellement, dans le loisir ou dans la vie institutionnelle, la
formule de Kant : « Tu traiteras l’humanité, en ta personne comme en celle d’autrui,
comme une fin et jamais seulement comme un moyen », est une façon indirecte de dire
5 IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Fonds Ricœur
que notre mouvement naturel est de traiter autrui comme un moyen. Il y a un « non »
qui est illustré par le « tu ne tueras pas » : interdiction du meurtre comme interdiction
du mouvement de victimisation qui est sans cesse relancé par l’affirmation de nous-
mêmes.
Au plan institutionnel aussi, il est certain que nous ne connaissons pas de système de
vouloir-vivre ensemble qui n’ait pas à trancher sans cesse contre des coalitions d’intérêts
privés, des formes multiples de parasitisme social, de résistance belliqueuse. Sans aller
jusqu’à Hobbes, voyant dans l’état de nature la guerre de tous contre tous, il est avéré
que nous ne savons pas faire fonctionner une société sans un moment répressif inexpu-
gnable. C’est dans ce contexte, en particulier, qu’il faut réfléchir sur l’État. On ne peut
pas concevoir une structure politique qui ne disposerait pas de l’usage légitime de la
violence à certains moments ; ce monopole de la puissance publique signifie bien qu’à un
certain point, il y a un « non, tu ne feras pas ». Citons pour exemple la législation
routière.
Que tout cela doive être soumis à une réflexion anthropologique, théologique sur le mal,
c’est indiscutable. Mais quand on parle de confession des péchés, cela suppose d’abord
une vision positive de la « vie bonne » : le mal ne peut être identifié que là où a été
trahi, négligé, assassiné un projet d’accomplissement. C’est sur le fond d’un tel projet
que l’on peut parler de jugement éthique, mais la norme vient nécessairement, ici,
comme négation.
Troisième justification de l’idée de norme : la nécessité pour l’action d’avoir des repères
fixes afin de constituer une tradition sur laquelle s’appuyer. Olivier Abel parlait tout à
l’heure de la « communauté des scientifiques » comme modèle ; nous avons un autre
modèle, qui est le modèle juridique : un système de codes doit former un ensemble non-
contradictoire. Il faut tenir compte des précédents ; quand on instaure une loi, il faut
veiller à ce qu’elle ne contredise pas d’autres lois. Nous sommes des êtres rationnels
dans l’action comme dans la pensée et la science.
[p. 58] N’ayons garde, d’ailleurs, de confondre le rationnel et le raisonnable : il y a un
raisonnable pratique qui n’est pas le rationnel scientifique. De ce point de vue, la
cohérence est donc une valeur positive.
En quoi Antigone nous intéresse-t-elle toujours ?
Tout cela posé, il faut maintenant marquer les limites de la règle. Constatons d’emblée
que la règle d’universalisation n’évite pas les conflits de devoirs, ne les résout pas, et
même en crée de nouveaux. Tout simplement parce que, dès que l’on veut commencer à
légiférer, à articuler de façon cohérente, on crée des situations conflictuelles ; c’est que
nous ne sommes pas capables de viser un objectif sans le limiter dans sa perspective.
Un exemple permanent, dans notre culture, est la tragédie d’Antigone sur laquelle ont
réfléchi tous les moralistes. Pourquoi s’est-on toujours intéressé à ce drame ? Parce que
nous avons affaire, là, à deux personnages qui ont raison et qui ont tort ; et qui ont tort
en ce qu’ils ont raison.
Quand Antigone veut à tout prix assurer des funérailles honorables à son frère, qui est un
traître, elle obéit à une loi religieuse, à une loi familiale. « Même si c’est un traître, c’est
mon frère, et il a droit aux rites religieux ».
Pour Créon, pour l’État, la relation ami-ennemi passe avant les liens familiaux.
Dans ce conflit, on peut dire que chacun a une vision courte, l’un du religieux, l’autre du
politique. Leurs valeurs sont indiscutablement positives ; l’un comme l’autre sert une
puissance qui le dépasse, mais par laquelle chacun n’a qu’une vision partielle. C’est dans
des horizons bornés que nous serrons des valeurs universelles.
Nous pourrons toujours afficher une sorte de prétention à l’universalité dans nos projets
de vie, mais cette prétention est comme immergée dans une histoire de mœurs (histoire
personnelle, histoire tribale). Dans le registre historique où nous sommes, l’universel
n’apparaît jamais à nu. En politique, nous revivons l’histoire d’Antigone — une chose que
6 IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Fonds Ricœur
Raymond Aron avait fortement soulignée lorsqu’il parlait du « tragique de l’action » —,
nous ne savons pas résoudre le problème des fins du « bon gouvernement ». On ne peut
pas avoir tout à la fois la liberté, l’égalité, la justice, la sécurité...
Par conséquent se pose le problème des priorités : nos divisions politiques ne reposent
pas tant sur la nature des valeurs que sur l’ordre dans lequel il faut les mettre. Pour
certains, la sécurité passe avant tout, pour d’autres, c’est la liberté. Nous avons chaque
fois une vision partielle sous le couvert de l’universalité.
Autre sorte de limite : dans certains débats contemporains, notamment dans les milieux
anglo-saxons, on oppose universalisme et [p. 59] « contextualisme », signifiant par-là
que c’est toujours dans des communautés historiques que se posent les problèmes. Nous
ne connaissons pas, au fond, de morale universelle, nous ne connaissons que des
morales historiques qui reposent sur une expérience séculaire portant la marque de
grands hommes, ou de communautés religieuses, culturelles, etc. Par conséquent,
l’universel est fragmenté ; nous n’avons qu’une vision fracturée de l’humanité. Si bien
que, lors même que nous invoquons une règle universelle — « Ne fais pas à autrui ce que
tu ne voudrais pas qu’on te fasse » [Hillel, Talmud de Babylone, 31 a] —, il va nous
falloir, pour l’appliquer, la confronter avec l’état actuel des mœurs, de la législation, donc
arriver à des compromis boiteux.
Le sens éthique n’intervient pas dans des cas limites ou extrêmes. Prenons l’exemple de
la morale biologique : ce n’est pas dans le contexte d’un assassinat que l’on discute, mais
sur la question de savoir si un fœtus de deux mois est une personne que l’on est déjà
obligé de respecter. Les débats naissent donc dans des situations intermédiaires. Tout ne
peut pas être légiféré, tout ne peut pas être rationalisé.
Dernière limite au pouvoir de la règle : on ne peut pas éviter le jugement moral « en
situation ». Cela vaut surtout dans les cas où une règle, juste en elle-même, devient
inhumaine lorsqu’elle est appliquée de façon aveugle, lorsqu’elle entre en conflit avec ce
que Peter Kemp, scientifique et théologien danois, appelle « la sollicitude.
Vérité aux mourants, euthanasie, avortement, expérimentation sur des organes
prélevés..., on s’aperçoit que, dans ces cas-là, le rôle du jugement moral est inéluctable.
Le seul guide que l’on ait ici — la sollicitude, la compassion — présente de grands
dangers, car il nous ramène toujours au subjectivisme, aux bons sentiments.
La difficulté est de faire tenir ensemble les mœurs acceptées et la sollicitude en situation
concrète. Comment éviter, à la fois, la raideur de la règle et l’arbitraire du n’importe
quoi ? C’est là que s’exerce le jugement moral. Il y aurait lieu, d’ailleurs, notamment
dans l’éthique médicale, de laisser sa place à un libre débat entre les parties en cause,
dans un colloque moral qui seul peut donner une dimension communautaire à un « juge-
ment de sagesse ». Ce qui permettrait, justement, de soustraire celui-ci à l’arbitraire du
bon cœur... ou du mauvais cœur ! En soulignant le rôle du jugement moral en situation, il
ne faudrait pas en arriver à traiter l’éthique en détresse comme un mode de décision
normal.
En définitive, le sens moral — le « tact » moral — consisterait ainsi à savoir circuler
entre la visée éthique lointaine, les règles de formalisation de la morale, les mœurs
acceptées et cette sollicitude qui donne son sens immédiat au regard, à la main tendue.
Paul R
ICŒUR
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Note éditoriale.
Note éditoriale
« L’éthique, la morale et la règle » constituait l’une des deux réponses à la question « Pourquoi l’éthique
est-elle une question actuelle ? », posée dans le cadre des « Entretiens de Robinson » (paroisse de l’Église
réformée de France). Elle figure, au côté de l’autre réponse (celle d’Olivier Abel, évoquée d’ailleurs par
Paul Ricœur, 57) dans Autres Temps (Les cahiers du christianisme social), n° 24, Hiver 1989-90.
Le propos de Ricœur est délibérément simplifié et « pédagogique » (53), au point de ne comporter
aucune technicité. Il peut pour cette raison servir de toute première approche de sa « petite éthique »,
développée plus longuement dans Soi-même comme un autre (Paris, Éditions du seuil, 1990 : voir les
études 7, 8, 9, ainsi que l’interlude). La référence au triple souci (« souci de soi », « souci de l’autre »,
« souci de l’institution ») constitue une originalité de ce texte. Le lecteur trouvera également dans Soi-
même comme un autre les références complètes aux différents auteurs (Aristote, Kant, etc.) cités ou
évoqués dans ce texte ; seules les références biblique et talmudique ont été ici ajoutées entre crochets.
Les erreurs et coquilles présentes dans l’édition originale ont été tacitement corrigées.
(D. Frey, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : « L’éthique, la morale et la règle » propose un condensé pédagogique de la « petite éthique »
développée dans Soi-même comme un autre, en y ajoutant la référence au « souci de soi », « souci de
l’autre » et « souci de l’institution ».
Mots-clés : éthique ; morale ; règle ; souci de soi ; souci de l’autre ; souci de l’institution.
Rubrique : Autour de Soi-même comme un autre (1983-1997).
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enant à la suite des réflexions d’Olivier Abel sur la demande actuelle d’éthique,
mon propos ne sera pas de répondre à cette demande, mais de suggérer quelques
axes pour construire des réponses. Ma contribution s’organisera selon trois niveaux
et autour de trois questions :
— Jusqu’où peut-on aller dans la demande d’éthique sans recourir à des règles ?
— [p. 53] Quel est le moment inéluctable de la règle ?
— Où est la limite de la règle qui nous laisse devant un choix en situation ?
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L'éthique, la morale et la règle
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© Fonds Ricœur
2 IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
© Fonds Ricœur
Cette grille pédagogique, je l’ai adoptée à partir des mots mêmes, car il se trouve que
nous avons deux mots en concurrence, que nous ne savons pas très bien situer l’un par
rapport à l’autre : quand faut-il parler d’éthique ? Quand faut-il parler de morale ?
Dans l’absolu, si l’on prend l’étymologie, ce sont deux parfaits synonymes ; l’un est grec
et l’autre latin. Et dans les deux langues, ils évoquent la même chose : les mœurs. Mais il
y a aujourd’hui un certain discrédit du mot « morale », et il se trouve que, dans la
société, le mot « éthique » a meilleure presse. On ne voit pas très bien comment on
pourrait parler d’un Comité national de morale ! Adoptons cela comme un préjugé de
langage et tirons-en le meilleur parti, en reliant le mot « éthique » plutôt à la visée et le
mot « morale » plutôt aux contenus.
Mon propos va tenir justement dans ce jeu entre éthique et morale, entre la visée
éthique et la recherche, non moins légitime, de règles que l’on voudrait indiscutables,
sans ambiguïté, sans exception, sans conflit. L’homme est certainement attaché à cette
notion de morale qui a quelque chose de sécurisant dans l’ordre de la cohérence de vie,
qui permet d’échapper au relativisme.
C’est pourquoi je commencerai par une sorte d’éloge de l’éthique avant son « entrée en
morale » : le moment de l’éthique comme moment d’avant la règle. Pour adopter une
définition de travail, je dirai que parler éthique, c’est partir de la conviction qu’il existe
une manière « meilleure » d’agir et de vivre. Une « vie bonne », pour reprendre les
termes d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, mais aussi une manière de vivre bien et
pour l’autre ; et j’ajouterai aussitôt : dans le cadre d’institutions justes. La réponse aux
demandes d’éthique implique ces trois références : souci de soi, souci de l’autre, souci de
l’institution.
Souci de soi
On trouvera peut-être bizarre de commencer par le souci de soi. Levinas, lui,
commencerait sûrement par le deuxième point. Mais partir du premier, c’est faire appel
immédiatement à ce qu’il y a de plus positif dans le désir d’exister pleinement, accompli
et reconnu par l’autre. Il y a dans ce désir quelque chose de fondamentalement bon ;
dans un langage biblique, c’est le fait d’être une « créature », de dire qu’il est bon pour
moi d’exister plutôt que de ne pas être. C’est cette affirmation éthique qui est la plus
profonde, et par conséquent l’égoïsme — le « mal » qui s’attache à ce désir — n’est pas
premier.
Précisément, pour donner au souci de l’autre sa juste place, il faut que je puisse le situer
par rapport à mon propre souci d’exister, d’être reconnu [p. 54] et, par conséquent, par
rapport à l’estime de moi-même. À mon sens, c’est la raison profonde pour laquelle le
commandement que nous lisons dans le Lévitique ose s’énoncer ainsi : « Tu aimeras ton
prochain comme toi-même » [Lévitique, 19, 18]. Il n’y a strictement rien de choquant
dans ce « comme toi-même » : je dirai que nous sommes à la recherche d’un droit à
l’amour de nous-même ; c’est la première pulsion éthique.
Qu’est-ce qui est aimable en moi, c’est-à-dire en chacun disant « je » ? C’est d’être
l’auteur d’actes qui ne sont pas simplement le fruit des déterminismes de la nature : je
suis capable d’initiative, je peux commencer quelque chose en ce monde. Je suis capable
d’agir selon des raisons, et non pas seulement selon des pulsions. Donc je peux tenter de
légitimer ma conduite en argumentant, en rendant raison aux autres de ce que je fais. Je
suis capable d’évaluer, de préférer ceci plutôt que cela sans être poussé par le dehors ou
par le dedans. Je suis capable de mettre en perspective mes actions courtes dans des
projets plus vastes, des pratiques, des métiers, voire des plans de vie. J’ai finalement
toute une perspective narrative sur ma propre vie. Je peux me percevoir moi-même
comme une histoire de vie qui a de la valeur, qui mérite d’exister.
On voit bien, là, comment la place de la norme, du devoir, est annoncée en creux dès le
début, car le devoir est essentiel à la visée d’une « vraie vie » (selon le mot, cette fois, de
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Proust). Avant le sentiment d’avoir mal fait, il y a un sentiment de n’être pas égal à sa
propre visée. Le sentiment de la faute va s’articuler là-dessus à partir de la loi, des
règles ; mais avant la transgression de quelque commandement que ce soit, il y a le
sentiment d’une disproportion entre l’effectuation d’une vie — surtout lorsqu’on arrive à
la fin — et ce qu’on a pu désirer de meilleur pour elle. Dans cette sorte d’inadéquation va
apparaître la place d’une réflexion sur les règles.
Souci de l’autre
Le souci d’autrui, deuxième composante de l’exigence morale, est un point sans doute
plus évident. Mais je ne peux vraiment le formuler que si j’ai droit au premier. Parce que,
respecter autrui — « traiter autrui comme une fin en soi, disait Kant, et non pas
seulement comme un moyen » — c’est vouloir que ta liberté ait autant de place sous le
soleil que la mienne. Je pense que toi aussi, comme moi, tu agis, tu penses, tu es
capable d’initiative, de donner des raisons pour tes actes, de faire des projets à longue
distance, de composer le récit de ta propre vie.
Par conséquent, le je et le tu s’engendrent mutuellement. Je ne pourrais pas tenir autrui
pour une personne si je ne l’avais fait d’abord pour moi-même. L’estime de soi et le
respect de l’autre se produisent réciproquement, et c’est là le premier socle de l’éthique.
Levinas a raison, dans son œuvre, lorsqu’il met constamment « l’autre » en avant. Il est
évident que si je n’avais pas cette idée [p. 55] d’altérité, je n’aurais pas la notion capitale
de la personne, à savoir « l’insubstituabilité » : chaque vie est infiniment précieuse parce
que rien ne peut la remplacer ; c’est même là l’expérience fondamentale du deuil. Cette
« non-substituabilité » impose évidemment la notion d’altérité. Dans la formule : « Tu
aimeras ton prochain comme toi-même », le « comme » ne signifie pas « le même en
double », mais un autre vraiment autre.
La relation est bien sûr réciproque : quand l’autre s’adresse à moi, il me dit « tu », c’est-
à-dire que je suis une seconde personne pour l’autre parlant à la première personne. Et
lorsque l’autre me dit : « Ne me tue pas », c’est justement un discours tenu à la première
personne. Je crois cette capacité d’échange tout à fait importante sur le plan du
langage : « Se mettre à la place de l’autre ». La règle de justice consisterait donc à dire :
« Toi, agent, traite le récepteur de ton action aussi comme un agent ».
Souci de l’institution
Pour cela, il faut la médiation d’une institution. Par « institution », nous entendrons
simplement « un vivre-ensemble organisé » de quelque façon que ce soit. La politique ne
représente donc là qu’une relation particulière. Je pense à une notion plus vaste que la
relation de domination, que le rapport commander-obéir : une distribution organisée de
rôles, de tâches, d’avantages, de désavantages. J’insiste sur ce terme de « distribution »,
qui est à la base de l’œuvre de John Rawls : ce n’est pas seulement en économie que l’on
distribue des choses ; toute la société est un grand système de distribution. Ce contexte
distributif est très intéressant, parce qu’il donne raison aussi bien à ceux qui disent « le
social est plus qu’une somme d’individus », qu’à ceux qui font passer en premier les
droits de l’individu.
L’introduction de l’institution dans le projet éthique va nous conduire très rapidement à
l’idée de règle, parce que c’est l’institution qui confère la durée à un vouloir-vivre
ensemble. Sa fonction première est de faire durer les relations humaines. Ensuite, elle
introduit ce que Thomas d’Aquin appelait « la tranquillité de l’ordre », la paix sociale sans
laquelle la réciprocité de personne à personne ne pourrait pas s’exercer. Il suffit de voir
combien, dans un État totalitaire, même les relations interpersonnelles sont perverties
par le mensonge, la peur... C’est qu’il n’y a pas d’espace de liberté pour l’individu sans
un minimum institutionnel, un État de droit.
Par ailleurs, l’institution introduit dans le projet éthique ce qu’on peut appeler « le tiers »,
c’est-à-dire celui qui, pour moi, ne sera jamais un visage ; par exemple, le postier qui
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m’apporte le courrier : je lui dois quelque chose, il me doit quelque chose... Dans le
fonctionnement de l’institution, il y a donc une place pour l’anonyme, pour le « chacun »
— c’est [p. 56] même une catégorie du droit : « à chacun son dû ». Chacun, dans le loin-
tain et non le proche, est aussi une personne.
Voir mon lointain comme mon prochain, et inversement, c’est la règle de justice. On a
tort de se méfier, comme d’une chose immorale, du neutre, de l’anonyme : ce sont des
personnes aussi. Des Chinois, je ne sais où, là-bas..., sont mes prochains, mais d’une
façon que je ne pourrais pas préciser. Dans l’éthique de l’Ancien Testament, quand on dit
« la veuve et l’orphelin », on évoque justement des rôles. En ce sens, le véritable
prochain serait le plus inconnu de mes lointains !
Ayant ainsi mis en place le triangle originel de l’éthique : souci de soi, souci de l’autre,
souci de l’institution, on peut se poser la question : pourquoi ne pourrait-il pas y avoir
une éthique sans morale ?
« Si tout le monde mentait... »
Je vois trois raisons à cette nécessité de la règle.
D’abord, le besoin de critères, si possibles universels (Kant) : si je n’ai pas un étalon
pour juger, mon désir d’être, le respect d’autrui, le sens global de l’institution, ça peut
être « n’importe quoi ». Or, dans notre raison pratique, nous avons une pierre de touche,
nous pouvons mettre à l’épreuve une maxime d’action en nous demandant : « Est-ce que
cela peut s’universaliser ? »
Par exemple : « Si tout le monde mentait comme moi, l’institution du langage tiendrait-
elle encore ? Et si je me donne le droit personnel de voler, si le vol était généralisé, est-
ce que la société pourrait subsister ?
Au moins à titre minimal, comme “garde-fou” au sens littéral, la règle d’universalisation
est donc la première pierre de touche. Celle de mes maximes qui résiste au test a valeur
de principe moral. C’est ainsi qu’on peut mettre à l’épreuve de la formalisation toutes les
situations interhumaines, sociales, et même le rapport avec soi-même, devoir de
s’instruire, de développer ses propres talents.
Ce principe d’universalisation est une pierre de touche contre les illusions d’une éthique
sans morale qui ramènerait tout aux sentiments, à l’intuition privée, et finalement à des
convictions qui ne seraient que des préjugés, ou qui se contenteraient de ratifier le sens
commun, “ce que tout le monde dit”. Le principe d’universalisation a ici valeur critique de
mise à l’épreuve de ce qui ne passe pas le test : est-ce que la règle de ton action peut
être universalisée ?
En deuxième lieu, je placerai la nécessité inéluctable de l’interdiction. Ce serait une
chimère, un fantasme qu’une éthique sans interdiction. D’abord, il faut voir que
l’interdiction laisse beaucoup plus de place à l’invention que les règles positives. Quand
on dit : « Tu ne tueras pas », l’espace reste vaste pour inventer les comportements où
s’exerce vraiment la reconnaissance d’autrui !
[p. 57] Pour vérifier la légitimité de l’interdiction, reprenons nos trois références. S’il est
vrai que l’estime de moi-même jaillit de mon désir fondamental d’être une créature
accomplie, il y a cependant en moi des résistances, une recherche du plaisir à court
terme, de la satisfaction immédiate, qui peuvent ruiner un projet de longue durée et de
plus haute qualité. C’est ce que, dans toute la tradition judéo-chrétienne, on a appelé
« le péché ». Du fait de cette inadéquation, du fait que je ne suis pas à la hauteur de
mes désirs les plus profonds, le passage est obligé par le « non » : non, tu ne feras pas
ceci ou cela.
À plus forte raison cela s’applique-t-il au rapport avec autrui. Mon premier mouvement
n’est peut-être pas de tuer l’autre, mais il est tout au moins de m’en servir. Que ce soit
sexuellement ou professionnellement, dans le loisir ou dans la vie institutionnelle, la
formule de Kant : « Tu traiteras l’humanité, en ta personne comme en celle d’autrui,
comme une fin et jamais seulement comme un moyen », est une façon indirecte de dire
5 IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59
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que notre mouvement naturel est de traiter autrui comme un moyen. Il y a un « non »
qui est illustré par le « tu ne tueras pas » : interdiction du meurtre comme interdiction
du mouvement de victimisation qui est sans cesse relancé par l’affirmation de nous-
mêmes.
Au plan institutionnel aussi, il est certain que nous ne connaissons pas de système de
vouloir-vivre ensemble qui n’ait pas à trancher sans cesse contre des coalitions d’intérêts
privés, des formes multiples de parasitisme social, de résistance belliqueuse. Sans aller
jusqu’à Hobbes, voyant dans l’état de nature la guerre de tous contre tous, il est avéré
que nous ne savons pas faire fonctionner une société sans un moment répressif inexpu-
gnable. C’est dans ce contexte, en particulier, qu’il faut réfléchir sur l’État. On ne peut
pas concevoir une structure politique qui ne disposerait pas de l’usage légitime de la
violence à certains moments ; ce monopole de la puissance publique signifie bien qu’à un
certain point, il y a un « non, tu ne feras pas ». Citons pour exemple la législation
routière.
Que tout cela doive être soumis à une réflexion anthropologique, théologique sur le mal,
c’est indiscutable. Mais quand on parle de confession des péchés, cela suppose d’abord
une vision positive de la « vie bonne » : le mal ne peut être identifié que là où a été
trahi, négligé, assassiné un projet d’accomplissement. C’est sur le fond d’un tel projet
que l’on peut parler de jugement éthique, mais la norme vient nécessairement, ici,
comme négation.
Troisième justification de l’idée de norme : la nécessité pour l’action d’avoir des repères
fixes afin de constituer une tradition sur laquelle s’appuyer. Olivier Abel parlait tout à
l’heure de la « communauté des scientifiques » comme modèle ; nous avons un autre
modèle, qui est le modèle juridique : un système de codes doit former un ensemble non-
contradictoire. Il faut tenir compte des précédents ; quand on instaure une loi, il faut
veiller à ce qu’elle ne contredise pas d’autres lois. Nous sommes des êtres rationnels
dans l’action comme dans la pensée et la science.
[p. 58] N’ayons garde, d’ailleurs, de confondre le rationnel et le raisonnable : il y a un
raisonnable pratique qui n’est pas le rationnel scientifique. De ce point de vue, la
cohérence est donc une valeur positive.
En quoi Antigone nous intéresse-t-elle toujours ?
Tout cela posé, il faut maintenant marquer les limites de la règle. Constatons d’emblée
que la règle d’universalisation n’évite pas les conflits de devoirs, ne les résout pas, et
même en crée de nouveaux. Tout simplement parce que, dès que l’on veut commencer à
légiférer, à articuler de façon cohérente, on crée des situations conflictuelles ; c’est que
nous ne sommes pas capables de viser un objectif sans le limiter dans sa perspective.
Un exemple permanent, dans notre culture, est la tragédie d’Antigone sur laquelle ont
réfléchi tous les moralistes. Pourquoi s’est-on toujours intéressé à ce drame ? Parce que
nous avons affaire, là, à deux personnages qui ont raison et qui ont tort ; et qui ont tort
en ce qu’ils ont raison.
Quand Antigone veut à tout prix assurer des funérailles honorables à son frère, qui est un
traître, elle obéit à une loi religieuse, à une loi familiale. « Même si c’est un traître, c’est
mon frère, et il a droit aux rites religieux ».
Pour Créon, pour l’État, la relation ami-ennemi passe avant les liens familiaux.
Dans ce conflit, on peut dire que chacun a une vision courte, l’un du religieux, l’autre du
politique. Leurs valeurs sont indiscutablement positives ; l’un comme l’autre sert une
puissance qui le dépasse, mais par laquelle chacun n’a qu’une vision partielle. C’est dans
des horizons bornés que nous serrons des valeurs universelles.
Nous pourrons toujours afficher une sorte de prétention à l’universalité dans nos projets
de vie, mais cette prétention est comme immergée dans une histoire de mœurs (histoire
personnelle, histoire tribale). Dans le registre historique où nous sommes, l’universel
n’apparaît jamais à nu. En politique, nous revivons l’histoire d’Antigone — une chose que
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Raymond Aron avait fortement soulignée lorsqu’il parlait du « tragique de l’action » —,
nous ne savons pas résoudre le problème des fins du « bon gouvernement ». On ne peut
pas avoir tout à la fois la liberté, l’égalité, la justice, la sécurité...
Par conséquent se pose le problème des priorités : nos divisions politiques ne reposent
pas tant sur la nature des valeurs que sur l’ordre dans lequel il faut les mettre. Pour
certains, la sécurité passe avant tout, pour d’autres, c’est la liberté. Nous avons chaque
fois une vision partielle sous le couvert de l’universalité.
Autre sorte de limite : dans certains débats contemporains, notamment dans les milieux
anglo-saxons, on oppose universalisme et [p. 59] « contextualisme », signifiant par-là
que c’est toujours dans des communautés historiques que se posent les problèmes. Nous
ne connaissons pas, au fond, de morale universelle, nous ne connaissons que des
morales historiques qui reposent sur une expérience séculaire portant la marque de
grands hommes, ou de communautés religieuses, culturelles, etc. Par conséquent,
l’universel est fragmenté ; nous n’avons qu’une vision fracturée de l’humanité. Si bien
que, lors même que nous invoquons une règle universelle — « Ne fais pas à autrui ce que
tu ne voudrais pas qu’on te fasse » [Hillel, Talmud de Babylone, 31 a] —, il va nous
falloir, pour l’appliquer, la confronter avec l’état actuel des mœurs, de la législation, donc
arriver à des compromis boiteux.
Le sens éthique n’intervient pas dans des cas limites ou extrêmes. Prenons l’exemple de
la morale biologique : ce n’est pas dans le contexte d’un assassinat que l’on discute, mais
sur la question de savoir si un fœtus de deux mois est une personne que l’on est déjà
obligé de respecter. Les débats naissent donc dans des situations intermédiaires. Tout ne
peut pas être légiféré, tout ne peut pas être rationalisé.
Dernière limite au pouvoir de la règle : on ne peut pas éviter le jugement moral « en
situation ». Cela vaut surtout dans les cas où une règle, juste en elle-même, devient
inhumaine lorsqu’elle est appliquée de façon aveugle, lorsqu’elle entre en conflit avec ce
que Peter Kemp, scientifique et théologien danois, appelle « la sollicitude.
Vérité aux mourants, euthanasie, avortement, expérimentation sur des organes
prélevés..., on s’aperçoit que, dans ces cas-là, le rôle du jugement moral est inéluctable.
Le seul guide que l’on ait ici — la sollicitude, la compassion — présente de grands
dangers, car il nous ramène toujours au subjectivisme, aux bons sentiments.
La difficulté est de faire tenir ensemble les mœurs acceptées et la sollicitude en situation
concrète. Comment éviter, à la fois, la raideur de la règle et l’arbitraire du n’importe
quoi ? C’est là que s’exerce le jugement moral. Il y aurait lieu, d’ailleurs, notamment
dans l’éthique médicale, de laisser sa place à un libre débat entre les parties en cause,
dans un colloque moral qui seul peut donner une dimension communautaire à un « juge-
ment de sagesse ». Ce qui permettrait, justement, de soustraire celui-ci à l’arbitraire du
bon cœur... ou du mauvais cœur ! En soulignant le rôle du jugement moral en situation, il
ne faudrait pas en arriver à traiter l’éthique en détresse comme un mode de décision
normal.
En définitive, le sens moral — le « tact » moral — consisterait ainsi à savoir circuler
entre la visée éthique lointaine, les règles de formalisation de la morale, les mœurs
acceptées et cette sollicitude qui donne son sens immédiat au regard, à la main tendue.
Paul R
ICŒUR
.
1 IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59 © Fonds Ricœur Note éditoriale. Note éditoriale « L’éthique, la morale et la règle » constituait l’une des deux réponses à la question « Pourquoi l’éthique est-elle une question actuelle ? », posée dans le cadre des « Entretiens de Robinson » (paroisse de l’Église réformée de France). Elle figure, au côté de l’autre réponse (celle d’Olivier Abel, évoquée d’ailleurs par Paul Ricœur, 57) dans Autres Temps (Les cahiers du christianisme social), n° 24, Hiver 1989-90. Le propos de Ricœur est délibérément simplifié et « pédagogique » (53), au point de ne comporter aucune technicité. Il peut pour cette raison servir de toute première approche de sa « petite éthique », développée plus longuement dans Soi-même comme un autre (Paris, Éditions du seuil, 1990 : voir les études 7, 8, 9, ainsi que l’interlude). La référence au triple souci (« souci de soi », « souci de l’autre », « souci de l’institution ») constitue une originalité de ce texte. Le lecteur trouvera également dans Soi- même comme un autre les références complètes aux différents auteurs (Aristote, Kant, etc.) cités ou évoqués dans ce texte ; seules les références biblique et talmudique ont été ici ajoutées entre crochets. Les erreurs et coquilles présentes dans l’édition originale ont été tacitement corrigées. (D. Frey, pour le Fonds Ricœur). Résumé : « L’éthique, la morale et la règle » propose un condensé pédagogique de la « petite éthique » développée dans Soi-même comme un autre, en y ajoutant la référence au « souci de soi », « souci de l’autre » et « souci de l’institution ». Mots-clés : éthique ; morale ; règle ; souci de soi ; souci de l’autre ; souci de l’institution. Rubrique : Autour de Soi-même comme un autre (1983-1997). ~ [p.52] enant à la suite des réflexions d’Olivier Abel sur la demande actuelle d’éthique, mon propos ne sera pas de répondre à cette demande, mais de suggérer quelques axes pour construire des réponses. Ma contribution s’organisera selon trois niveaux et autour de trois questions : — Jusqu’où peut-on aller dans la demande d’éthique sans recourir à des règles ? — [p. 53] Quel est le moment inéluctable de la règle ? — Où est la limite de la règle qui nous laisse devant un choix en situation ? V L'éthique, la morale et la règle IIA459, in Autres Temps 24 (1990) février, 52-59. © Fonds Ricœur 2 IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59 © Fonds Ricœur Cette grille pédagogique, je l’ai adoptée à partir des mots mêmes, car il se trouve que nous avons deux mots en concurrence, que nous ne savons pas très bien situer l’un par rapport à l’autre : quand faut-il parler d’éthique ? Quand faut-il parler de morale ? Dans l’absolu, si l’on prend l’étymologie, ce sont deux parfaits synonymes ; l’un est grec et l’autre latin. Et dans les deux langues, ils évoquent la même chose : les mœurs. Mais il y a aujourd’hui un certain discrédit du mot « morale », et il se trouve que, dans la société, le mot « éthique » a meilleure presse. On ne voit pas très bien comment on pourrait parler d’un Comité national de morale ! Adoptons cela comme un préjugé de langage et tirons-en le meilleur parti, en reliant le mot « éthique » plutôt à la visée et le mot « morale » plutôt aux contenus. Mon propos va tenir justement dans ce jeu entre éthique et morale, entre la visée éthique et la recherche, non moins légitime, de règles que l’on voudrait indiscutables, sans ambiguïté, sans exception, sans conflit. L’homme est certainement attaché à cette notion de morale qui a quelque chose de sécurisant dans l’ordre de la cohérence de vie, qui permet d’échapper au relativisme. C’est pourquoi je commencerai par une sorte d’éloge de l’éthique avant son « entrée en morale » : le moment de l’éthique comme moment d’avant la règle. Pour adopter une définition de travail, je dirai que parler éthique, c’est partir de la conviction qu’il existe une manière « meilleure » d’agir et de vivre. Une « vie bonne », pour reprendre les termes d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, mais aussi une manière de vivre bien et pour l’autre ; et j’ajouterai aussitôt : dans le cadre d’institutions justes. La réponse aux demandes d’éthique implique ces trois références : souci de soi, souci de l’autre, souci de l’institution. Souci de soi On trouvera peut-être bizarre de commencer par le souci de soi. Levinas, lui, commencerait sûrement par le deuxième point. Mais partir du premier, c’est faire appel immédiatement à ce qu’il y a de plus positif dans le désir d’exister pleinement, accompli et reconnu par l’autre. Il y a dans ce désir quelque chose de fondamentalement bon ; dans un langage biblique, c’est le fait d’être une « créature », de dire qu’il est bon pour moi d’exister plutôt que de ne pas être. C’est cette affirmation éthique qui est la plus profonde, et par conséquent l’égoïsme — le « mal » qui s’attache à ce désir — n’est pas premier. Précisément, pour donner au souci de l’autre sa juste place, il faut que je puisse le situer par rapport à mon propre souci d’exister, d’être reconnu [p. 54] et, par conséquent, par rapport à l’estime de moi-même. À mon sens, c’est la raison profonde pour laquelle le commandement que nous lisons dans le Lévitique ose s’énoncer ainsi : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » [Lévitique, 19, 18]. Il n’y a strictement rien de choquant dans ce « comme toi-même » : je dirai que nous sommes à la recherche d’un droit à l’amour de nous-même ; c’est la première pulsion éthique. Qu’est-ce qui est aimable en moi, c’est-à-dire en chacun disant « je » ? C’est d’être l’auteur d’actes qui ne sont pas simplement le fruit des déterminismes de la nature : je suis capable d’initiative, je peux commencer quelque chose en ce monde. Je suis capable d’agir selon des raisons, et non pas seulement selon des pulsions. Donc je peux tenter de légitimer ma conduite en argumentant, en rendant raison aux autres de ce que je fais. Je suis capable d’évaluer, de préférer ceci plutôt que cela sans être poussé par le dehors ou par le dedans. Je suis capable de mettre en perspective mes actions courtes dans des projets plus vastes, des pratiques, des métiers, voire des plans de vie. J’ai finalement toute une perspective narrative sur ma propre vie. Je peux me percevoir moi-même comme une histoire de vie qui a de la valeur, qui mérite d’exister. On voit bien, là, comment la place de la norme, du devoir, est annoncée en creux dès le début, car le devoir est essentiel à la visée d’une « vraie vie » (selon le mot, cette fois, de 3 IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59 © Fonds Ricœur Proust). Avant le sentiment d’avoir mal fait, il y a un sentiment de n’être pas égal à sa propre visée. Le sentiment de la faute va s’articuler là-dessus à partir de la loi, des règles ; mais avant la transgression de quelque commandement que ce soit, il y a le sentiment d’une disproportion entre l’effectuation d’une vie — surtout lorsqu’on arrive à la fin — et ce qu’on a pu désirer de meilleur pour elle. Dans cette sorte d’inadéquation va apparaître la place d’une réflexion sur les règles. Souci de l’autre Le souci d’autrui, deuxième composante de l’exigence morale, est un point sans doute plus évident. Mais je ne peux vraiment le formuler que si j’ai droit au premier. Parce que, respecter autrui — « traiter autrui comme une fin en soi, disait Kant, et non pas seulement comme un moyen » — c’est vouloir que ta liberté ait autant de place sous le soleil que la mienne. Je pense que toi aussi, comme moi, tu agis, tu penses, tu es capable d’initiative, de donner des raisons pour tes actes, de faire des projets à longue distance, de composer le récit de ta propre vie. Par conséquent, le je et le tu s’engendrent mutuellement. Je ne pourrais pas tenir autrui pour une personne si je ne l’avais fait d’abord pour moi-même. L’estime de soi et le respect de l’autre se produisent réciproquement, et c’est là le premier socle de l’éthique. Levinas a raison, dans son œuvre, lorsqu’il met constamment « l’autre » en avant. Il est évident que si je n’avais pas cette idée [p. 55] d’altérité, je n’aurais pas la notion capitale de la personne, à savoir « l’insubstituabilité » : chaque vie est infiniment précieuse parce que rien ne peut la remplacer ; c’est même là l’expérience fondamentale du deuil. Cette « non-substituabilité » impose évidemment la notion d’altérité. Dans la formule : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », le « comme » ne signifie pas « le même en double », mais un autre vraiment autre. La relation est bien sûr réciproque : quand l’autre s’adresse à moi, il me dit « tu », c’est- à-dire que je suis une seconde personne pour l’autre parlant à la première personne. Et lorsque l’autre me dit : « Ne me tue pas », c’est justement un discours tenu à la première personne. Je crois cette capacité d’échange tout à fait importante sur le plan du langage : « Se mettre à la place de l’autre ». La règle de justice consisterait donc à dire : « Toi, agent, traite le récepteur de ton action aussi comme un agent ». Souci de l’institution Pour cela, il faut la médiation d’une institution. Par « institution », nous entendrons simplement « un vivre-ensemble organisé » de quelque façon que ce soit. La politique ne représente donc là qu’une relation particulière. Je pense à une notion plus vaste que la relation de domination, que le rapport commander-obéir : une distribution organisée de rôles, de tâches, d’avantages, de désavantages. J’insiste sur ce terme de « distribution », qui est à la base de l’œuvre de John Rawls : ce n’est pas seulement en économie que l’on distribue des choses ; toute la société est un grand système de distribution. Ce contexte distributif est très intéressant, parce qu’il donne raison aussi bien à ceux qui disent « le social est plus qu’une somme d’individus », qu’à ceux qui font passer en premier les droits de l’individu. L’introduction de l’institution dans le projet éthique va nous conduire très rapidement à l’idée de règle, parce que c’est l’institution qui confère la durée à un vouloir-vivre ensemble. Sa fonction première est de faire durer les relations humaines. Ensuite, elle introduit ce que Thomas d’Aquin appelait « la tranquillité de l’ordre », la paix sociale sans laquelle la réciprocité de personne à personne ne pourrait pas s’exercer. Il suffit de voir combien, dans un État totalitaire, même les relations interpersonnelles sont perverties par le mensonge, la peur... C’est qu’il n’y a pas d’espace de liberté pour l’individu sans un minimum institutionnel, un État de droit. Par ailleurs, l’institution introduit dans le projet éthique ce qu’on peut appeler « le tiers », c’est-à-dire celui qui, pour moi, ne sera jamais un visage ; par exemple, le postier qui 4 IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59 © Fonds Ricœur m’apporte le courrier : je lui dois quelque chose, il me doit quelque chose... Dans le fonctionnement de l’institution, il y a donc une place pour l’anonyme, pour le « chacun » — c’est [p. 56] même une catégorie du droit : « à chacun son dû ». Chacun, dans le loin- tain et non le proche, est aussi une personne. Voir mon lointain comme mon prochain, et inversement, c’est la règle de justice. On a tort de se méfier, comme d’une chose immorale, du neutre, de l’anonyme : ce sont des personnes aussi. Des Chinois, je ne sais où, là-bas..., sont mes prochains, mais d’une façon que je ne pourrais pas préciser. Dans l’éthique de l’Ancien Testament, quand on dit « la veuve et l’orphelin », on évoque justement des rôles. En ce sens, le véritable prochain serait le plus inconnu de mes lointains ! Ayant ainsi mis en place le triangle originel de l’éthique : souci de soi, souci de l’autre, souci de l’institution, on peut se poser la question : pourquoi ne pourrait-il pas y avoir une éthique sans morale ? « Si tout le monde mentait... » Je vois trois raisons à cette nécessité de la règle. D’abord, le besoin de critères, si possibles universels (Kant) : si je n’ai pas un étalon pour juger, mon désir d’être, le respect d’autrui, le sens global de l’institution, ça peut être « n’importe quoi ». Or, dans notre raison pratique, nous avons une pierre de touche, nous pouvons mettre à l’épreuve une maxime d’action en nous demandant : « Est-ce que cela peut s’universaliser ? » Par exemple : « Si tout le monde mentait comme moi, l’institution du langage tiendrait- elle encore ? Et si je me donne le droit personnel de voler, si le vol était généralisé, est- ce que la société pourrait subsister ? Au moins à titre minimal, comme “garde-fou” au sens littéral, la règle d’universalisation est donc la première pierre de touche. Celle de mes maximes qui résiste au test a valeur de principe moral. C’est ainsi qu’on peut mettre à l’épreuve de la formalisation toutes les situations interhumaines, sociales, et même le rapport avec soi-même, devoir de s’instruire, de développer ses propres talents. Ce principe d’universalisation est une pierre de touche contre les illusions d’une éthique sans morale qui ramènerait tout aux sentiments, à l’intuition privée, et finalement à des convictions qui ne seraient que des préjugés, ou qui se contenteraient de ratifier le sens commun, “ce que tout le monde dit”. Le principe d’universalisation a ici valeur critique de mise à l’épreuve de ce qui ne passe pas le test : est-ce que la règle de ton action peut être universalisée ? En deuxième lieu, je placerai la nécessité inéluctable de l’interdiction. Ce serait une chimère, un fantasme qu’une éthique sans interdiction. D’abord, il faut voir que l’interdiction laisse beaucoup plus de place à l’invention que les règles positives. Quand on dit : « Tu ne tueras pas », l’espace reste vaste pour inventer les comportements où s’exerce vraiment la reconnaissance d’autrui ! [p. 57] Pour vérifier la légitimité de l’interdiction, reprenons nos trois références. S’il est vrai que l’estime de moi-même jaillit de mon désir fondamental d’être une créature accomplie, il y a cependant en moi des résistances, une recherche du plaisir à court terme, de la satisfaction immédiate, qui peuvent ruiner un projet de longue durée et de plus haute qualité. C’est ce que, dans toute la tradition judéo-chrétienne, on a appelé « le péché ». Du fait de cette inadéquation, du fait que je ne suis pas à la hauteur de mes désirs les plus profonds, le passage est obligé par le « non » : non, tu ne feras pas ceci ou cela. À plus forte raison cela s’applique-t-il au rapport avec autrui. Mon premier mouvement n’est peut-être pas de tuer l’autre, mais il est tout au moins de m’en servir. Que ce soit sexuellement ou professionnellement, dans le loisir ou dans la vie institutionnelle, la formule de Kant : « Tu traiteras l’humanité, en ta personne comme en celle d’autrui, comme une fin et jamais seulement comme un moyen », est une façon indirecte de dire 5 IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59 © Fonds Ricœur que notre mouvement naturel est de traiter autrui comme un moyen. Il y a un « non » qui est illustré par le « tu ne tueras pas » : interdiction du meurtre comme interdiction du mouvement de victimisation qui est sans cesse relancé par l’affirmation de nous- mêmes. Au plan institutionnel aussi, il est certain que nous ne connaissons pas de système de vouloir-vivre ensemble qui n’ait pas à trancher sans cesse contre des coalitions d’intérêts privés, des formes multiples de parasitisme social, de résistance belliqueuse. Sans aller jusqu’à Hobbes, voyant dans l’état de nature la guerre de tous contre tous, il est avéré que nous ne savons pas faire fonctionner une société sans un moment répressif inexpu- gnable. C’est dans ce contexte, en particulier, qu’il faut réfléchir sur l’État. On ne peut pas concevoir une structure politique qui ne disposerait pas de l’usage légitime de la violence à certains moments ; ce monopole de la puissance publique signifie bien qu’à un certain point, il y a un « non, tu ne feras pas ». Citons pour exemple la législation routière. Que tout cela doive être soumis à une réflexion anthropologique, théologique sur le mal, c’est indiscutable. Mais quand on parle de confession des péchés, cela suppose d’abord une vision positive de la « vie bonne » : le mal ne peut être identifié que là où a été trahi, négligé, assassiné un projet d’accomplissement. C’est sur le fond d’un tel projet que l’on peut parler de jugement éthique, mais la norme vient nécessairement, ici, comme négation. Troisième justification de l’idée de norme : la nécessité pour l’action d’avoir des repères fixes afin de constituer une tradition sur laquelle s’appuyer. Olivier Abel parlait tout à l’heure de la « communauté des scientifiques » comme modèle ; nous avons un autre modèle, qui est le modèle juridique : un système de codes doit former un ensemble non- contradictoire. Il faut tenir compte des précédents ; quand on instaure une loi, il faut veiller à ce qu’elle ne contredise pas d’autres lois. Nous sommes des êtres rationnels dans l’action comme dans la pensée et la science. [p. 58] N’ayons garde, d’ailleurs, de confondre le rationnel et le raisonnable : il y a un raisonnable pratique qui n’est pas le rationnel scientifique. De ce point de vue, la cohérence est donc une valeur positive. En quoi Antigone nous intéresse-t-elle toujours ? Tout cela posé, il faut maintenant marquer les limites de la règle. Constatons d’emblée que la règle d’universalisation n’évite pas les conflits de devoirs, ne les résout pas, et même en crée de nouveaux. Tout simplement parce que, dès que l’on veut commencer à légiférer, à articuler de façon cohérente, on crée des situations conflictuelles ; c’est que nous ne sommes pas capables de viser un objectif sans le limiter dans sa perspective. Un exemple permanent, dans notre culture, est la tragédie d’Antigone sur laquelle ont réfléchi tous les moralistes. Pourquoi s’est-on toujours intéressé à ce drame ? Parce que nous avons affaire, là, à deux personnages qui ont raison et qui ont tort ; et qui ont tort en ce qu’ils ont raison. Quand Antigone veut à tout prix assurer des funérailles honorables à son frère, qui est un traître, elle obéit à une loi religieuse, à une loi familiale. « Même si c’est un traître, c’est mon frère, et il a droit aux rites religieux ». Pour Créon, pour l’État, la relation ami-ennemi passe avant les liens familiaux. Dans ce conflit, on peut dire que chacun a une vision courte, l’un du religieux, l’autre du politique. Leurs valeurs sont indiscutablement positives ; l’un comme l’autre sert une puissance qui le dépasse, mais par laquelle chacun n’a qu’une vision partielle. C’est dans des horizons bornés que nous serrons des valeurs universelles. Nous pourrons toujours afficher une sorte de prétention à l’universalité dans nos projets de vie, mais cette prétention est comme immergée dans une histoire de mœurs (histoire personnelle, histoire tribale). Dans le registre historique où nous sommes, l’universel n’apparaît jamais à nu. En politique, nous revivons l’histoire d’Antigone — une chose que 6 IIA459, in Autres temps n°24, 1989-1990, p. 52-59 © Fonds Ricœur Raymond Aron avait fortement soulignée lorsqu’il parlait du « tragique de l’action » —, nous ne savons pas résoudre le problème des fins du « bon gouvernement ». On ne peut pas avoir tout à la fois la liberté, l’égalité, la justice, la sécurité... Par conséquent se pose le problème des priorités : nos divisions politiques ne reposent pas tant sur la nature des valeurs que sur l’ordre dans lequel il faut les mettre. Pour certains, la sécurité passe avant tout, pour d’autres, c’est la liberté. Nous avons chaque fois une vision partielle sous le couvert de l’universalité. Autre sorte de limite : dans certains débats contemporains, notamment dans les milieux anglo-saxons, on oppose universalisme et [p. 59] « contextualisme », signifiant par-là que c’est toujours dans des communautés historiques que se posent les problèmes. Nous ne connaissons pas, au fond, de morale universelle, nous ne connaissons que des morales historiques qui reposent sur une expérience séculaire portant la marque de grands hommes, ou de communautés religieuses, culturelles, etc. Par conséquent, l’universel est fragmenté ; nous n’avons qu’une vision fracturée de l’humanité. Si bien que, lors même que nous invoquons une règle universelle — « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse » [Hillel, Talmud de Babylone, 31 a] —, il va nous falloir, pour l’appliquer, la confronter avec l’état actuel des mœurs, de la législation, donc arriver à des compromis boiteux. Le sens éthique n’intervient pas dans des cas limites ou extrêmes. Prenons l’exemple de la morale biologique : ce n’est pas dans le contexte d’un assassinat que l’on discute, mais sur la question de savoir si un fœtus de deux mois est une personne que l’on est déjà obligé de respecter. Les débats naissent donc dans des situations intermédiaires. Tout ne peut pas être légiféré, tout ne peut pas être rationalisé. Dernière limite au pouvoir de la règle : on ne peut pas éviter le jugement moral « en situation ». Cela vaut surtout dans les cas où une règle, juste en elle-même, devient inhumaine lorsqu’elle est appliquée de façon aveugle, lorsqu’elle entre en conflit avec ce que Peter Kemp, scientifique et théologien danois, appelle « la sollicitude. Vérité aux mourants, euthanasie, avortement, expérimentation sur des organes prélevés..., on s’aperçoit que, dans ces cas-là, le rôle du jugement moral est inéluctable. Le seul guide que l’on ait ici — la sollicitude, la compassion — présente de grands dangers, car il nous ramène toujours au subjectivisme, aux bons sentiments. La difficulté est de faire tenir ensemble les mœurs acceptées et la sollicitude en situation concrète. Comment éviter, à la fois, la raideur de la règle et l’arbitraire du n’importe quoi ? C’est là que s’exerce le jugement moral. Il y aurait lieu, d’ailleurs, notamment dans l’éthique médicale, de laisser sa place à un libre débat entre les parties en cause, dans un colloque moral qui seul peut donner une dimension communautaire à un « juge- ment de sagesse ». Ce qui permettrait, justement, de soustraire celui-ci à l’arbitraire du bon cœur... ou du mauvais cœur ! En soulignant le rôle du jugement moral en situation, il ne faudrait pas en arriver à traiter l’éthique en détresse comme un mode de décision normal. En définitive, le sens moral — le « tact » moral — consisterait ainsi à savoir circuler entre la visée éthique lointaine, les règles de formalisation de la morale, les mœurs acceptées et cette sollicitude qui donne son sens immédiat au regard, à la main tendue. Paul R ICŒUR .
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IIA459 L'éthique, la morale et la règle
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Ricoeur, Paul (1913-2005), “L'éthique, la morale et la règle”, 1990, IIA459, Fonds Ricœur. Consulté le 3 juin 2025, https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/ark:/18469/mx2s
À propos
"L’éthique, la morale et la règle" propose un condensé pédagogique de la "petite éthique" développée dans Soi-même comme un autre, en y ajoutant la référence au "souci de soi", "souci de l’autre" et "souci de l’institution".
Notice
Contributeur
Site du contributeur
Éditeur
Date de création
1990
Textes en liaison
Autour de « Soi-même comme un autre » (1983-1997)
Langue
fre
Type
Texte
Description physique
pp. 52-59
Sujets
Éthique
Morale
Règle
Souci de soi
Souci de l’autre
Souci de l’institution
Source
IIA459
Fonds Ricœur
Identifiant
ark:/18469/mx2s
Détenteur des droits
Fonds Ricœur
Numérisation Fonds Ricœur