La lutte pour la reconnaissance et l'économie du don
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Title
La lutte pour la reconnaissance et l'économie du don
Description
"La lutte pour la reconnaissance et le don", né de la crainte d’une demande infinie de reconnaissance qui produirait une forme de "conscience malheureuse" et de "mauvais infini", fait intervenir le don comme complément et correction de la "lutte".
Creator
Contributor
Éditeur
Universidad de Santiago de Compostela
Date Created
2005
Textes en liaison
Autour de « Parcours de la reconnaissance » (2002-2005)
Language
fre
Type
Texte
Sujets
Reconnaissance
Lutte
Argent
Hegel
Mauss
Hénaff
Vedettes Rameau
Source
IIA741
Fonds Ricœur
Identifiant
ark:/18469/mx7b
Détenteur des droits
Fonds Ricœur
Numérisation Fonds Ricœur
content
La lutte pour la reconnaissance et le don
IIA741, in Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-27.
© Comité éditorial du Fonds Ricœur
Note éditoriale.
Ce texte est issu de la conférence inaugurale donnée par Paul Ricœur aux VIIe Rencontres
Internationales de philosophie de Camino de Santiago, en Espagne (novembre 2003), consacrées à la
pensée de Ricœur et publiées en espagnol sous le titre Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul
Ricœur (« Herméneutique et responsabilité. Hommage à Paul Ricœur ») 1 . Le philosophe y aborde le
thème de la reconnaissance, réactualisé en Allemagne par Axel Honneth, et sur lequel il travaille alors
dans le cadre de l’élaboration de son ultime ouvrage, Parcours de la reconnaissance (Stock, 2004). Les
remarques introductives sur l’absence d’une théorie de la reconnaissance de même rang que les théories
de la connaissance, voire d’un grand livre sur la reconnaissance, se retrouvent dans l’Avant-propos et
l’Introduction de l’ouvrage de 2004 (p. 9 et p. 13). La problématique de l’article, née de la crainte d’une
demande infinie de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience malheureuse » et de
« mauvais infini » - retournement, contre Hegel ou ses interprètes, de deux grands motifs hégéliens -,
fait intervenir le don comme complément et correction de la « lutte » sur laquelle les commentateurs de
Hegel, à la suite de Kojève, ont mis l’accent. On retrouve cette discussion, parfois au mot près, avec les
mêmes références à Marcel Mauss et à l’ouvrage paru en 2002 de Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité,
mais aussi avec de plus amples développements empruntés notamment à l’historienne N. Zemon-Davis,
dans la Ve section de la Troisième étude de Parcours de la reconnaissance (pp. 327 à 356), lorsqu’il s’agit
d’aborder la « reconnaissance mutuelle » et la « logique de réciprocité ».
L’originalité du présent texte est ainsi de « concentrer » une problématique qui relie la « perplexité » sur
l’issue de la « lutte pour la reconnaissance », exprimée dès les premières pages de Parcours de la
reconnaissance, avec l’ouverture vers le don comme horizon d’une reconnaissance mutuelle qui attend la
dernière étude pour se déployer, tout en contenant certaines réflexions sur l’argent non reprises dans
l’ouvrage de 2004 (comme les lignes sur la Philosophie de l’argent de Simmel).
J. -Cl. Monod (pour le Fonds Ricœur).
Mots clés : Reconnaissance. Lutte. Don. Argent. Hegel. Honneth. Mauss. Hénaff.
1
Quelques coquilles, portant notamment sur des noms propres, ont été corrigées sans mention expresse.
1
IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
© Comité éditorial du fonds Ricœur
[Page 17]
L
e titre de cette conférence, La lutte pour la reconnaissance et l'économie du don, semble marier
l'eau et le feu, le mot « lutte » et le mot « don » ; mais ce qui est en jeu c'est le mot «
reconnaissance », la reconnaissance mutuelle; ce travail fait partie d'une tentative plus
vaste de donner au concept de « reconnaissance » une dignité philosophique qu'il n'a pas,
comparé au mot « connaissance » ; il y a des théories de la connaissance, des traités de la
connaissance, mais, selon mon information, nous n'avons pas de grand livre qui porterait le titre De la
reconnaissance ; je ne suis pas sûr qu'il puisse être écrit et je ne présente ici que des
fragments de recherche.
Le concept de reconnaissance est entré dans la philosophie grâce essentiellement au
philosophe allemand Hegel, presque au début de son œuvre philosophique, à Iéna entre 1802
et 1806. Le thème de la reconnaissance n'est pas inconnu du public de langue française, grâce
au travail de Kojève sur le grand livre de Hegel qui suivit cette période de préparation, La
Phénoménologie [Page 18] de l'Esprit ;
le
noyau
de
cette
œuvre
est
la
lutte
pour
la
reconnaissance précisément, mais autour d'un thème qui m'a paru un peu réducteur, la lutte
du maître et de l'esclave, et qui en effet, dans ce livre, ne peut se terminer que par un renvoi
en quelque sorte dos-à-dos du maître et de l'esclave qui se reconnaissent tous deux comme
partageant la pensée. L'issue de la lutte pour la reconnaissance dans La Phénoménologie de
l'Esprit est donc le stoïcisme, où un maître et un esclave, un empereur et un esclave, disent
tous deux « nous pensons » ; et comme tous les deux pensent, ils sont indifférents, maître ou
esclave. Le stoïcisme produit donc le scepticisme. Remontant plus haut que cet ouvrage très
achevé, admirable de La Phénoménologie de l'Esprit, à la période d'Iéna, j'ai alors suivi les
travaux
d'une
autre
génération
de
chercheurs
qui,
dans
des
ouvrages
fragmentaires
inachevés, mettent en chantier l'idée de la lutte pour la reconnaissance, mais avec un horizon
beaucoup plus prometteur de développements ultérieurs que cette espèce de fermeture dont
je viens de parler sur le stoïcisme et le scepticisme. Dans ces écrits et surtout dans leur
réactualisation en Allemagne principalement autour de jeunes chercheurs, et aussi à Louvainla-Neuve autour de Taminiaux, l'idée généralement exposée est la suivante : si nous restons
seulement dans l'horizon de la lutte pour la reconnaissance, nous créerons une demande
insatiable, une sorte de nouvelle conscience malheureuse, une revendication sans fin. C'est
pourquoi je me suis demandé si nous n'avions pas par ailleurs, dans notre expérience
quotidienne, l'expérience d'être reconnus dans un échange qui est précisément l'échange du
don. Je fais donc une tentative dont j'ignore le succès, mais dont je suis certain qu'elle est
féconde, pour compléter et corriger l'idée finalement violente de lutte par l'idée non violente
de don. Voilà donc la ligne générale de ma présentation.
Revenant en quelques mots sur l'œuvre de Hegel à Iéna, je veux désigner quel est
l'adversaire permanent que la philosophie politique a tenté de combattre et d'exclure : il s'agit
du Hobbes du Léviathan. On peut dire que toute la tradition du droit naturel, de Grotius,
Pufendorf, Locke, Leibniz, et jusqu'à Fichte, tend à réfuter Hobbes. L'idée de Hobbes, chacun
le sait au moins très sommairement, c'est que dans l'état qu'il appelle de nature — c'est une
sorte de fable de l'origine, et qui est d'ailleurs parfaitement reconstruite par une description
empirique de l'état des choses— les hommes ne sont conduits que par la peur de la mort
violente, de la main d'un autre. Les passions qui règnent sur cette peur sont la compétition, la
défiance et la gloire.
[Page 19] Au fond, c'est autour de l'idée de défiance que nous allons tourner puisque la
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IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
© Comité éditorial du fonds Ricœur
reconnaissance que nous allons voir est la réplique à cette défiance pour sortir de l'état de
nature ainsi présenté par Hobbes. La solution est un contrat, mais un contrat entre des
hommes noués par la peur et qui s'en remettent à un souverain ; celui-ci ne contracte pas, ne
participe pas comme contractant au contrat; si bien qu'un artifice, l'État, est représenté par le
gros animal dont il est question dans le livre de Job : le Léviathan, c'est la grosse bête en
quelque sorte. Le problème posé à Hobbes et à tous ses successeurs est de savoir s'il y aurait
un fondement moral distinct de la peur, un fondement moral dont on peut dire qu'il donne la
dimension humaine, humaniste à la grande entreprise politique. Le jeune Hegel se situe dans
cette ligne ; mais il a derrière lui des appuis considérables, des anti-hobbesiens si j'ose dire,
c'est-à-dire la tradition, assez mal définie d'ailleurs, du droit naturel, avec l'idée qu'il y a une
marque morale originaire sur l'homme : on la trouve chez Grotius dans cette « qualité morale
de la personne » — « qualitas, moralis personae » l'expression est de Grotius — en vue de
quoi on peut légitimement posséder, faire et agir ; c'est le premier relais. Le deuxième relais,
c'est bien entendu Kant, avec son idée de l'autonomie : au sens propre du mot le soi et la
norme forment un lien absolument primitif ; un impératif catégorique s'ensuit et il n'y a pas
de problème dérivé de la peur: c'est une fondation primordiale de la moralité ; mais le problème est de tirer une philosophie politique du principe d'autonomie, et c'est à ce stade
qu'intervient le dernier relais, le grand philosophe peut-être le plus difficile à lire de toute la
philosophie allemande, Fichte. Lui le premier a lié l'idée de réflexion sur soi à une idée de
l'orientation vers l'Autre ; cette détermination réciproque de la conscience de soi et de
l'intersubjectivité, c'est l'œuvre de Fichte, et en ce sens, dans cette période au moins, Hegel
est un Fichte ; j'ajouterai à ces motivations son admiration sans bornes pour la Cité grecque
et l'idée de retrouver la belle Cité dans les conditions de la modernité : c'est donc la tâche
que s'assigne Hegel. Les deux ouvrages, ou plutôt les deux fragments sur lesquels je vais
m'appuyer et dont je vais faire une très brève présentation sont le Système de la vie éthique
de 1802 et la Realphilosophie, philosophie de la vie réelle, des années 1804-1806 ; nous
avons employé en français « vie éthique » pour traduire un mot allemand de grande portée
qui est le mot « Sitten » : les mœurs ; c'est-à-dire qu'au lieu de partir de l'idée abstraite du
devoir moral, de l'obligation, on part de la pratique des mœurs; il y a là une sorte d'écho à
Aristote qui précisément a écrit une éthique à partir du [Page 20] mot «ethos», les mœurs ;
donc ne pouvant employer le mot «mœurs» en français comme l'allemand emploie « Sitten »,
on a traduit par éthique ; dans le mot vie éthique, il y a une volonté de concrétude de la
pratique des hommes et pas seulement de leurs obligations abstraites morales. Sur ce projet
se greffe une méthode qui est de faire apparaître la négativité — c'est-à-dire tout ce qui,
d'une façon ou d'une autre, nie — comme le moteur dynamique de l'avancée des idées et des
pratiques. La sortie de la vie naturelle, le fait d'être simplement là, « Dasein » comme on dit
en allemand, se fait par le négatif qui pousse toujours plus loin. Le projet hégélien — qui au
fond ne changera pas jusqu'à l'accomplissement le plus convaincant de l'œuvre hégélienne
dans cet ordre pratique, à savoir les Principes de la philosophie du droit — consiste en un
parcours de niveaux et d'institutions où, par la multiplication des négations, se construit peu
à peu un ordre humain. L'origine du politique est donc la sortie de la peur par cette poussée
spirituelle qui, sous le vide de la négativité vive et vivante, produit des institutions de plus en
plus riches ; dans le dernier grand ouvrage, les Principes de la philosophie du droit, elles
s'organiseront autour de la famille, de la société civile et culmineront dans la société politique
où les hégéliens tentent de retrouver l'équivalence de la belle Cité grecque, mais à partir de
l'individualité née à la Renaissance, dans la période des Lumières et à travers la philosophie
kantienne et fichtéenne. Quant au deuxième ouvrage, Realphilosophie, et le terme « real »
l'indique, il s'agit de dire comment l'esprit, le Geist, entre dans l'Histoire, entre dans la réalité
historique, comment la liberté qui est d'abord une idée abstraite devient historique. C'est
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internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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donc à travers toute une histoire des conquêtes pratiques, pragmatiques et institutionnelles
de l'homme que se construit ce destin — politique finalement, politique au sens large — de
vivre
ensemble
dans
des
lois
et
des
institutions.
Hegel
parcourt
trois
modèles
de
reconnaissance : le premier, sous l'égide de l'amour (ce qui était déjà un grand mot
hégélien), l'affectivité sous la forme aussi bien de la sexualité et de l'érotisme que de l'amitié
et du respect mutuel: le mot amour est un mot qui définit toutes les relations proches des
hommes qui sont engagés affectivement ; un deuxième niveau, juridique, est celui du droit où
règnent généralement des rapports contractuels — mais les rapports contractuels pour Hegel
sont toujours des rapports de faible qualité humaine, parce que dans le rapport de contrat,
principalement autour de la propriété, on sépare plutôt que l'on unit le « ce qui est à moi » de
« ce qui est à toi » ; et la séparation du mien et du tien n'est pas un acte de reconnaissance,
on peut dire d'une certaine façon qu'il reste un élément de défiance dans la relation
contractuelle. Je crois qu'il est très important de dire la permanence de l'anti-contractualisme
dans toute l'œuvre de Hegel : le contrat est un rapport abstrait et qui est d'ailleurs sanctionné
par lui-même, à savoir qu'il produit l'infraction. Hegel magnifie un peu ce concept d'infraction
par celui de crime ; et le plus surprenant à la lecture de ces deux essais est, je ne dirai pas
une apologie du crime, mais une tentative pour comprendre comment le crime contribue à la
progression du rapport humain en ébranlant le rapport simplement juridique qui est en
quelque sorte dénoncé de pauvreté spirituelle ; je me permets de dire en passant que lorsque,
dans une société, il y a destruction de tous les rapports humains véritables liés à la société
civile, à la société politique, nous retombons tout simplement sur des rapports de droit, et
c'est la criminalité qui, en quelque sorte, révèle l'inhumanité profonde de relations qui ne
seraient que des relations juridiques. Au-dessus de ce rapport simplement abstrait, purement
juridique, contractuel, dénoncé par la criminalité, il y a la recherche d'un lien communautaire
qui pour Hegel est l'État (c'est le troisième niveau). C'est un sujet de grande controverse de
savoir si la description et la construction de l'État hégélien ne sont pas encore chargées de
défiance mutuelle; je voudrais dire quelques mots sur les tentatives contemporaines de
réappropriation et de réactualisation de la philosophie du jeune Hegel, reconstruisant,
recherchant quels seraient les équivalents concrets, dans notre expérience, du négatif
hégélien ;
l'idée
clé
que
j'ai
maintenant
présentée
se
trouve
dans
La
Lutte
pour
la
reconnaissance: à savoir que c'est par des expériences négatives de mépris, « Missachtung»,
que nous découvrons notre propre désir de reconnaissance ; notre désir de reconnaissance est
né de la dis-satisfaction ou du malheur du mépris ; c'est toute une phénoménologie du mépris
qui guide la reconstruction par Alex Honneth de l'héritage du jeune Hegel. Il le montre aux
trois niveaux parcourus par Hegel dans son œuvre; le premier et le dernier de ces niveaux
surtout m'intéressent, car sur le jeu éthique nous sommes maintenant abondamment pourvus
de commentaires et de réinterprétations ; mais le juridique n'occupe pas toute la place : il est
encadré par quelque chose qui est du pré-juridique et quelque chose qui est du postjuridique ; c'est successivement dans le pré-juridique et le post-juridique que Honneth voit
opérer le mépris et la provocation à surmonter celui-ci par la reconnaissance; cette mise en
couple de l'idée de mépris et de l'idée de reconnaissance me paraît être l'acquis principal de
cette réactualisation.[Page 22] Voici quelques exemples : le modèle premier — puisque
Honneth nous présente en somme trois modèles de reconnaissance, au niveau des affects (des
affections comme on disait au XVIII e siècle), au niveau juridique et au niveau politique — le
modèle premier donc couvre la gamme des rapports érotiques, familiaux, amicaux, c'est-àdire (je cite Honneth) « impliquant des liens affectifs puissants entre un nombre restreint de
personnes » 2 , le pré-juridique mérite d'être parcouru dans toutes ces dimensions par la
2
Les guillemets ont été ici ajoutés pour plus de clarté. Voir Parcours de la reconnaissance où ce même extrait
4
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richesse extraordinaire des sentiments négatifs qu'il comporte. Aujourd'hui nous avons
certainement des échos très riches de ces composants négatifs de l'affectivité première dans
la psychanalyse, dont bien sûr Hegel n'avait pas le moindre pressentiment ; Honneth
s'intéresse surtout à la psychanalyse postfreudienne de tous les sentiments d'abandon, de
détresse, de malheur de la prime enfance, qui précèdent l'entrée dans le complexe d'Œdipe et
qui paraissent être des commentaires possibles de la négativité : l'enfant cherche, dans le
besoin d'être rassuré, la confiance dans la vie, ou dans le fait de n'être pas confirmé, de ne
pas être approuvé, l'acquisition de la capacité de la solitude; cette acquisition de la capacité
de solitude à partir de l'abandon et de la menace d'abandon constituerait, pour Honneth, le
meilleur équivalent contemporain, moderne, de l'analyse hégélienne.
Je me porte d'un saut à l'autre extrémité de la reconnaissance conflictuelle ; on peut
dire que toute l'entreprise d'Honneth à la suite de Hegel est justement la notion de conflit
destructeur de reconnaissance : cette phénoménologie atteint peut-être là sa limite et appelle
une remise en question du rôle quasi fondateur attribué à la notion de conflit et de lutte; ce
qui est en question, c'est l'au-delà de la reconnaissance juridique ainsi caractérisé par
l'auteur. Nous ne pouvons nous comprendre comme porteur de droit que si nous avons en
même temps connaissance des obligations normatives auxquelles nous sommes tenus à
l'égard d'autrui; nous ne sommes nous-mêmes qu'à condition d'entretenir avec autrui des
rapports de construction mutuelle, comme dans la prime enfance la capacité d'être seul pour
sortir des menaces d'abandon. Ici, le mépris social est la forme négative nouvelle. Les
malheurs de nos sociétés, que Hegel avait parfaitement anticipé dans son analyse de la
société civile, viennent, pourrait-on dire, de ce que la société civile, marquée essentiellement
par l'industrialisation, par la maîtrise de ce qu'il connaissait déjà à l'époque des relations
industrielles, produit en même temps la pauvreté; il y a un lien étrange entre la production de
richesse et la production d'inégalités [Page 23] — mais nous vivons de cela, n'est-ce pas,
cruellement. Dans nos sociétés, la source de méconnaissance, le déni de reconnaissance,
résident dans la contradiction profonde qui existe entre une attribution égale de droit (en
principe nous sommes égaux comme citoyens et comme porteurs de droits) et l'inégalité de la
distribution
de
biens :
c'est-à-dire
que
nous
ne
savons
pas
produire
des
sociétés
économiquement et socialement égalitaires alors que la fondation juridique de nos sociétés
est le droit égal à l'accès de toutes les sources de la reconnaissance juridique. Ce conflit entre
attribution de droits et distribution de biens est en quelque sorte la limite indépassable de nos
sociétés contemporaines et démocratiques. Celui qui est reconnu juridiquement et qui n'est
pas reconnu socialement souffre d'un mépris fondamental lié à la structure même de cette
contradiction ; dans le livre de Honneth, un chapitre entier est consacré aux figures
contemporaines du déni de reconnaissance, avec des sentiments comme la honte, la colère,
l'indignation, la révolté, etc. Les formes de reconnaissance relevant de l'estime sociale
concernent le nœud le plus dissimulé entre l'universalisation liée à la conquête du juridique et
la personnalisation par la division du travail ; ce nœud dissimulé est source de mépris et de
déni de considération sociale ; le défaut de considération publique et le sentiment intime
d'atteinte à l'intégrité vont de pair. C'est sur cette frontière indécise du manque de
reconnaissance sociale par la multiplication des inégalités dans des sociétés de droit égal que
je me pose la question de savoir si l'idée de lutte est alors la dernière idée. La relecture des
textes de Hegel à Iéna et leur réinterprétation contemporaine m'ont conduit à un point de
perplexité que je résume ainsi : l'«être reconnu» de la lutte pour la reconnaissance n'est-il
pas l'enjeu d'une demande indéfinie, faisant figure de «mauvais infini» ? C'est une expression
hégélienne, que ce soit sous les traits négatifs d'une négation insatiable ou, positifs, d'une
est cité, p. 276. (NdE)
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revendication sans limite, donc une sorte de malheur de la conscience comme produit de la
civilisation. Pour conjurer ce malaise de la conscience malheureuse moderne et le péril des
dérives qui en découlent, je me suis proposé de mettre en couple les motivations d'une lutte
interminable au sens où Freud parle d'une analyse interminable avec des expériences sans
doute rares mais précieuses, effectuations heureuses de la reconnaissance ; ce sont les
formes non violentes de la reconnaissance que je voudrais mettre en face de la forme
conflictuelle de la reconnaissance, qui est le grand héritage hégélien. C'est pour cette raison
que j'ai rouvert le dossier du don à un moment inattendu de mon analyse, et je suis très
conscient de l'espèce de hiatus [Page 24] que je crée dans mon propre discours en passant de
l'idée de lutte à l'idée de don.
Dans sa grande œuvre L'Essai sur le don, sous-titrée Forme et raison de l'échange
dans les sociétés archaïques, Marcel Mauss parle de sociétés « archaïques » non pas au sens
barbare du terme, mais voulant dire qu'elles ne sont pas entrées dans le mouvement général
de la civilisation — une société polynésienne ou d'Amérique. Ceci est important parce que mon
problème sera de savoir si le don reste un phénomène archaïque et si nous pouvons retrouver
des équivalents modernes de ce que Marcel Mauss a très bien décrit comme « économie du
don »; pour Mauss il s'agit d'une économie, c'est-à-dire que le don se place dans la même
lignée que l'économie marchande. La relecture qui est faite aujourd'hui de Marcel Mauss est
présentée dans le livre de Marcel Hénaff intitulé Le Prix de la vérité, en sous-titre Le don.
C'est une tentative de réinterprétation de la dialectique de l'échange du don pour le sortir de
son archaïsme et lui restituer un avenir. Mauss avait bien vu dans ces pratiques archaïques
quelque chose d'étrange qui ne le mettait pas sur le chemin de l'économie marchande, qui
n'était pas un antécédent ou un précédent, donc une « forme primitive », mais qui était situé
sur un autre plan. C'est sur le caractère cérémoniel de l'échange que je veux insister : la
cérémonie de l'échange ne se fait pas dans la quotidienneté ordinaire des échanges marchands, bien connus de ces populations sous la forme du troc ou même de l'achat et de la
vente avec quelque chose comme une monnaie. Hénaff souligne que le don, la chose donnée
dans l'échange, n'est pas du tout une monnaie ; ce n'est pas une monnaie d'échange, c'est
autre chose, mais alors quoi ? Reprenons l'analyse de Mauss au point où il s'arrête — sur une
énigme, l'énigme du don : le don appelle le contre-don, et le grand problème de Marcel Mauss
n'est pas du tout « pourquoi faut-il donner » mais « pourquoi faut-il rendre? ». Pour Marcel
Mauss la grande énigme est donc le retour du don. La solution qu'il en donnait était d'assumer
l'explication apportée par ces populations elles-mêmes ; et c'est d'ailleurs ce que LéviStrauss, dans Les structures élémentaires de la parenté, et dans le reste de son œuvre, a
critiqué : le sociologue ou l'anthropologue assume ici les croyances de ceux qu'il observe. Or
que disent ces croyances ? Qu'il y a dans la chose échangée une force magique, qui doit circuler et retourner à son origine. Donner en retour, c'est faire revenir la force contenue dans le
don à son donateur. L'interprétation que Marcel Hénaff nous propose (et que je prends à mon
compte) est que ce n'est pas une force [Page 25] magique, qui serait dans le don, qui
contraindrait au retour, mais le caractère de substitut et de gage. La chose donnée, quelle
qu'elle soit — des perles ou des échanges matrimoniaux, n'importe quoi en guise de présent,
de don, de cadeau — n'est rien que le substitut d'une reconnaissance tacite ; c'est le donateur
qui se donne lui-même en substitut dans le don et en même temps le don est gage de
restitution ; le fonctionnement du don serait en réalité non pas dans la chose donnée mais
dans la relation donateur-donataire, à savoir une reconnaissance tacite symboliquement
figurée par le don. Je prendrai cette idée d'une relation de reconnaissance symbolique pour
objet de la confrontation avec les analyses de la lutte issues de Hegel. Il me semble que ce
n'est pas la chose donnée qui par sa force exige le retour mais c'est l'acte mutuel de
reconnaissance de deux êtres qui n'ont pas le discours spéculatif de leur connaissance ; la
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gestuelle de la reconnaissance, c'est un geste constructif de reconnaissance à travers une
chose qui symbolise le donateur et le donataire. Je peux justifier cette interprétation, en la
mettant en rapport avec une expérience qui n'est certainement pas archaïque : nous avons
une expérience de ce qui n'a pas de prix, la notion du « sans prix ». Dans la relation de don
entre les « primitifs », comme on les appelait à cette époque-là, il y avait l'équivalent de ce
qui pour nous a d'abord été dans l'expérience grecque la découverte du « sans prix » lié à
l'idée de vérité — d'où le titre du livre de Hénaff, Le prix de la Vérité : en réalité, c'est le
« sans prix » de la vérité. L'expérience fondatrice ici c'est la déclaration de Socrate face aux
sophistes: « moi j'enseigne la vérité sans me faire payer »; ce sont les sophistes qui sont des
professeurs que l'on paye — nous sommes dans la lignée des sophistes plus que de Socrate.
Un problème a été posé à l'origine, c'est le rapport entre la vérité et l'argent, un rapport que
l'on peut dire d'inimitié. Cette inimitié entre la vérité (ou ce qui est cru comme vérité et
enseigné comme vérité) et l'argent a elle-même une longue histoire — et le livre de Hénaff est
en grande partie une histoire de l'argent face à la vérité. En effet l'argent, de simple indice
d'égalité de valeur entre des choses échangées, est devenu lui-même une chose de valeur,
sous la forme d'un capital; là les analyses marxistes sont certainement à leur place, sur la
façon dont la valeur d'échange est devenue plus-value et, à partir de là, mystification, au
sens que l'argent devient mystérieux puisqu'il produit de l'argent alors qu'il ne devrait être
que le signe d'un échange réel entre des choses qui ont leur valeur soit par la rareté, soit par
le
travail
qui
y
est
inclus,
soit
par
la
plus-value
de
la
mise
à
la
disposition
d'un
consommateur ; que de mystification [Page 26] l'argent soit devenu la chose universelle qu'il
est devenu marque le comble du conflit entre la vérité et l'argent. À cet égard, Hénaff renvoie
au livre du grand sociologue allemand Simmel (fin XIX e — début XX e ) 3 , dans lequel il fait
l'éloge de l'argent en comprenant sa place dans la civilisation comme universel échangeur ;
l'argent est donc titulaire en quelque sorte de tous les processus d'universalisation — ce que
nous vivons actuellement comme globalisation ; le premier phénomène à globalisation, c'est la
circulation de l'argent ; et Simmel va même jusqu'à dire qu'il est symbole de liberté en ce
sens qu'on peut acheter n'importe quoi avec l'argent, on a donc la liberté de choix. Mais
Simmel,
qui est en même temps un moraliste néo-kantien montre quelque chose de
monstrueux, que Socrate avait prévu : le désir d'argent est une soif illimitée ; on pense au
mot d'Horace « auri sacra fames», la faim sacrée de l'or. On retrouve ce que tous les
moralistes, depuis Aristote et les stoïciens, avaient dénoncé comme la volonté d'avoir trop, la
« pléonexia », l'insatiable. L'insatiable, c'est à la fois l'infini et l'insaisissable, d'où la signification libératrice du rapport avec les biens non marchands — le titre d'une livraison récente
de la revue Esprit se présentait sous la forme d'une interrogation inquiète : « Existe-t-il
encore des biens non marchands ? » 4. Ma suggestion est que, dans les formes contemporaines
et quotidiennes de l'échange
cérémoniel des cadeaux nous avons un modèle d'une pratique
de reconnaissance, de reconnaissance non-violente. Il y aurait alors un travail à faire, qui
serait la réplique du travail d'Honneth sur les formes du mépris, une enquête sur les formes
discrètes de reconnaissance dans la politesse, mais aussi dans le festif. Est-ce que la
différence entre les jours ouvrables, comme nous disons, et les fêtes ne garde pas une
signification fondatrice, comme s'il y avait une sorte de sursis dans la course à la production,
à l'enrichissement : le festif serait pour ainsi dire la réplique non violente de notre lutte pour
être reconnu ? On peut dire que nous avons une expérience vive de la reconnaissance dans un
3
Georg Simmel (1858-1918) : Philosophie de l’argent (Philosophie des Geldes, 1900). Cet auteur n’apparaît
pas dans Parcours de la reconnaissance. (NdE)
4
Dossier de la Revue Esprit, « Y a-t-il encore des biens non marchands ? » (Février 2002), comportant
d’ailleurs un entretien avec M. Hénaff. (NdE)
7
IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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rapport de cadeau, d'échange, de bienfait ; nous ne sommes plus en demande insatiable mais
nous avons en quelque sorte le petit bonheur d'être reconnaissant et d'être reconnu.
Soulignons le fait qu'en français le mot reconnaissance signifie deux choses, être reconnu
pour qui on est, reconnu dans son identité, mais aussi éprouver de la gratitude — il y a, on
peut le dire, un échange de gratitude dans le cadeau.
Je termine sur l'interrogation qui est la mienne : jusqu'à quel point peut-on donner
une signification fondatrice à ces expériences rares ? Je tendrais [Page 27] à dire que tant
que nous avons le sentiment du sacré et du caractère hors-ouvrage de la cérémonie dans
l'échange sous son aspect cérémoniel, alors nous avons la promesse d'avoir été au moins une
fois dans notre vie reconnu ; et si nous n'avions jamais eu l'expérience d'être reconnu, de
reconnaître dans la gratitude de l'échange cérémoniel, nous serions des violents dans la lutte
pour la reconnaissance. Ce sont ces expériences rares qui protègent la lutte pour la
reconnaissance de retourner à la violence de Hobbes.
Paul R ICŒUR
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internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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IIA741, in Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-27.
© Comité éditorial du Fonds Ricœur
Note éditoriale.
Ce texte est issu de la conférence inaugurale donnée par Paul Ricœur aux VIIe Rencontres
Internationales de philosophie de Camino de Santiago, en Espagne (novembre 2003), consacrées à la
pensée de Ricœur et publiées en espagnol sous le titre Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul
Ricœur (« Herméneutique et responsabilité. Hommage à Paul Ricœur ») 1 . Le philosophe y aborde le
thème de la reconnaissance, réactualisé en Allemagne par Axel Honneth, et sur lequel il travaille alors
dans le cadre de l’élaboration de son ultime ouvrage, Parcours de la reconnaissance (Stock, 2004). Les
remarques introductives sur l’absence d’une théorie de la reconnaissance de même rang que les théories
de la connaissance, voire d’un grand livre sur la reconnaissance, se retrouvent dans l’Avant-propos et
l’Introduction de l’ouvrage de 2004 (p. 9 et p. 13). La problématique de l’article, née de la crainte d’une
demande infinie de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience malheureuse » et de
« mauvais infini » - retournement, contre Hegel ou ses interprètes, de deux grands motifs hégéliens -,
fait intervenir le don comme complément et correction de la « lutte » sur laquelle les commentateurs de
Hegel, à la suite de Kojève, ont mis l’accent. On retrouve cette discussion, parfois au mot près, avec les
mêmes références à Marcel Mauss et à l’ouvrage paru en 2002 de Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité,
mais aussi avec de plus amples développements empruntés notamment à l’historienne N. Zemon-Davis,
dans la Ve section de la Troisième étude de Parcours de la reconnaissance (pp. 327 à 356), lorsqu’il s’agit
d’aborder la « reconnaissance mutuelle » et la « logique de réciprocité ».
L’originalité du présent texte est ainsi de « concentrer » une problématique qui relie la « perplexité » sur
l’issue de la « lutte pour la reconnaissance », exprimée dès les premières pages de Parcours de la
reconnaissance, avec l’ouverture vers le don comme horizon d’une reconnaissance mutuelle qui attend la
dernière étude pour se déployer, tout en contenant certaines réflexions sur l’argent non reprises dans
l’ouvrage de 2004 (comme les lignes sur la Philosophie de l’argent de Simmel).
J. -Cl. Monod (pour le Fonds Ricœur).
Mots clés : Reconnaissance. Lutte. Don. Argent. Hegel. Honneth. Mauss. Hénaff.
1
Quelques coquilles, portant notamment sur des noms propres, ont été corrigées sans mention expresse.
1
IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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[Page 17]
L
e titre de cette conférence, La lutte pour la reconnaissance et l'économie du don, semble marier
l'eau et le feu, le mot « lutte » et le mot « don » ; mais ce qui est en jeu c'est le mot «
reconnaissance », la reconnaissance mutuelle; ce travail fait partie d'une tentative plus
vaste de donner au concept de « reconnaissance » une dignité philosophique qu'il n'a pas,
comparé au mot « connaissance » ; il y a des théories de la connaissance, des traités de la
connaissance, mais, selon mon information, nous n'avons pas de grand livre qui porterait le titre De la
reconnaissance ; je ne suis pas sûr qu'il puisse être écrit et je ne présente ici que des
fragments de recherche.
Le concept de reconnaissance est entré dans la philosophie grâce essentiellement au
philosophe allemand Hegel, presque au début de son œuvre philosophique, à Iéna entre 1802
et 1806. Le thème de la reconnaissance n'est pas inconnu du public de langue française, grâce
au travail de Kojève sur le grand livre de Hegel qui suivit cette période de préparation, La
Phénoménologie [Page 18] de l'Esprit ;
le
noyau
de
cette
œuvre
est
la
lutte
pour
la
reconnaissance précisément, mais autour d'un thème qui m'a paru un peu réducteur, la lutte
du maître et de l'esclave, et qui en effet, dans ce livre, ne peut se terminer que par un renvoi
en quelque sorte dos-à-dos du maître et de l'esclave qui se reconnaissent tous deux comme
partageant la pensée. L'issue de la lutte pour la reconnaissance dans La Phénoménologie de
l'Esprit est donc le stoïcisme, où un maître et un esclave, un empereur et un esclave, disent
tous deux « nous pensons » ; et comme tous les deux pensent, ils sont indifférents, maître ou
esclave. Le stoïcisme produit donc le scepticisme. Remontant plus haut que cet ouvrage très
achevé, admirable de La Phénoménologie de l'Esprit, à la période d'Iéna, j'ai alors suivi les
travaux
d'une
autre
génération
de
chercheurs
qui,
dans
des
ouvrages
fragmentaires
inachevés, mettent en chantier l'idée de la lutte pour la reconnaissance, mais avec un horizon
beaucoup plus prometteur de développements ultérieurs que cette espèce de fermeture dont
je viens de parler sur le stoïcisme et le scepticisme. Dans ces écrits et surtout dans leur
réactualisation en Allemagne principalement autour de jeunes chercheurs, et aussi à Louvainla-Neuve autour de Taminiaux, l'idée généralement exposée est la suivante : si nous restons
seulement dans l'horizon de la lutte pour la reconnaissance, nous créerons une demande
insatiable, une sorte de nouvelle conscience malheureuse, une revendication sans fin. C'est
pourquoi je me suis demandé si nous n'avions pas par ailleurs, dans notre expérience
quotidienne, l'expérience d'être reconnus dans un échange qui est précisément l'échange du
don. Je fais donc une tentative dont j'ignore le succès, mais dont je suis certain qu'elle est
féconde, pour compléter et corriger l'idée finalement violente de lutte par l'idée non violente
de don. Voilà donc la ligne générale de ma présentation.
Revenant en quelques mots sur l'œuvre de Hegel à Iéna, je veux désigner quel est
l'adversaire permanent que la philosophie politique a tenté de combattre et d'exclure : il s'agit
du Hobbes du Léviathan. On peut dire que toute la tradition du droit naturel, de Grotius,
Pufendorf, Locke, Leibniz, et jusqu'à Fichte, tend à réfuter Hobbes. L'idée de Hobbes, chacun
le sait au moins très sommairement, c'est que dans l'état qu'il appelle de nature — c'est une
sorte de fable de l'origine, et qui est d'ailleurs parfaitement reconstruite par une description
empirique de l'état des choses— les hommes ne sont conduits que par la peur de la mort
violente, de la main d'un autre. Les passions qui règnent sur cette peur sont la compétition, la
défiance et la gloire.
[Page 19] Au fond, c'est autour de l'idée de défiance que nous allons tourner puisque la
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reconnaissance que nous allons voir est la réplique à cette défiance pour sortir de l'état de
nature ainsi présenté par Hobbes. La solution est un contrat, mais un contrat entre des
hommes noués par la peur et qui s'en remettent à un souverain ; celui-ci ne contracte pas, ne
participe pas comme contractant au contrat; si bien qu'un artifice, l'État, est représenté par le
gros animal dont il est question dans le livre de Job : le Léviathan, c'est la grosse bête en
quelque sorte. Le problème posé à Hobbes et à tous ses successeurs est de savoir s'il y aurait
un fondement moral distinct de la peur, un fondement moral dont on peut dire qu'il donne la
dimension humaine, humaniste à la grande entreprise politique. Le jeune Hegel se situe dans
cette ligne ; mais il a derrière lui des appuis considérables, des anti-hobbesiens si j'ose dire,
c'est-à-dire la tradition, assez mal définie d'ailleurs, du droit naturel, avec l'idée qu'il y a une
marque morale originaire sur l'homme : on la trouve chez Grotius dans cette « qualité morale
de la personne » — « qualitas, moralis personae » l'expression est de Grotius — en vue de
quoi on peut légitimement posséder, faire et agir ; c'est le premier relais. Le deuxième relais,
c'est bien entendu Kant, avec son idée de l'autonomie : au sens propre du mot le soi et la
norme forment un lien absolument primitif ; un impératif catégorique s'ensuit et il n'y a pas
de problème dérivé de la peur: c'est une fondation primordiale de la moralité ; mais le problème est de tirer une philosophie politique du principe d'autonomie, et c'est à ce stade
qu'intervient le dernier relais, le grand philosophe peut-être le plus difficile à lire de toute la
philosophie allemande, Fichte. Lui le premier a lié l'idée de réflexion sur soi à une idée de
l'orientation vers l'Autre ; cette détermination réciproque de la conscience de soi et de
l'intersubjectivité, c'est l'œuvre de Fichte, et en ce sens, dans cette période au moins, Hegel
est un Fichte ; j'ajouterai à ces motivations son admiration sans bornes pour la Cité grecque
et l'idée de retrouver la belle Cité dans les conditions de la modernité : c'est donc la tâche
que s'assigne Hegel. Les deux ouvrages, ou plutôt les deux fragments sur lesquels je vais
m'appuyer et dont je vais faire une très brève présentation sont le Système de la vie éthique
de 1802 et la Realphilosophie, philosophie de la vie réelle, des années 1804-1806 ; nous
avons employé en français « vie éthique » pour traduire un mot allemand de grande portée
qui est le mot « Sitten » : les mœurs ; c'est-à-dire qu'au lieu de partir de l'idée abstraite du
devoir moral, de l'obligation, on part de la pratique des mœurs; il y a là une sorte d'écho à
Aristote qui précisément a écrit une éthique à partir du [Page 20] mot «ethos», les mœurs ;
donc ne pouvant employer le mot «mœurs» en français comme l'allemand emploie « Sitten »,
on a traduit par éthique ; dans le mot vie éthique, il y a une volonté de concrétude de la
pratique des hommes et pas seulement de leurs obligations abstraites morales. Sur ce projet
se greffe une méthode qui est de faire apparaître la négativité — c'est-à-dire tout ce qui,
d'une façon ou d'une autre, nie — comme le moteur dynamique de l'avancée des idées et des
pratiques. La sortie de la vie naturelle, le fait d'être simplement là, « Dasein » comme on dit
en allemand, se fait par le négatif qui pousse toujours plus loin. Le projet hégélien — qui au
fond ne changera pas jusqu'à l'accomplissement le plus convaincant de l'œuvre hégélienne
dans cet ordre pratique, à savoir les Principes de la philosophie du droit — consiste en un
parcours de niveaux et d'institutions où, par la multiplication des négations, se construit peu
à peu un ordre humain. L'origine du politique est donc la sortie de la peur par cette poussée
spirituelle qui, sous le vide de la négativité vive et vivante, produit des institutions de plus en
plus riches ; dans le dernier grand ouvrage, les Principes de la philosophie du droit, elles
s'organiseront autour de la famille, de la société civile et culmineront dans la société politique
où les hégéliens tentent de retrouver l'équivalence de la belle Cité grecque, mais à partir de
l'individualité née à la Renaissance, dans la période des Lumières et à travers la philosophie
kantienne et fichtéenne. Quant au deuxième ouvrage, Realphilosophie, et le terme « real »
l'indique, il s'agit de dire comment l'esprit, le Geist, entre dans l'Histoire, entre dans la réalité
historique, comment la liberté qui est d'abord une idée abstraite devient historique. C'est
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donc à travers toute une histoire des conquêtes pratiques, pragmatiques et institutionnelles
de l'homme que se construit ce destin — politique finalement, politique au sens large — de
vivre
ensemble
dans
des
lois
et
des
institutions.
Hegel
parcourt
trois
modèles
de
reconnaissance : le premier, sous l'égide de l'amour (ce qui était déjà un grand mot
hégélien), l'affectivité sous la forme aussi bien de la sexualité et de l'érotisme que de l'amitié
et du respect mutuel: le mot amour est un mot qui définit toutes les relations proches des
hommes qui sont engagés affectivement ; un deuxième niveau, juridique, est celui du droit où
règnent généralement des rapports contractuels — mais les rapports contractuels pour Hegel
sont toujours des rapports de faible qualité humaine, parce que dans le rapport de contrat,
principalement autour de la propriété, on sépare plutôt que l'on unit le « ce qui est à moi » de
« ce qui est à toi » ; et la séparation du mien et du tien n'est pas un acte de reconnaissance,
on peut dire d'une certaine façon qu'il reste un élément de défiance dans la relation
contractuelle. Je crois qu'il est très important de dire la permanence de l'anti-contractualisme
dans toute l'œuvre de Hegel : le contrat est un rapport abstrait et qui est d'ailleurs sanctionné
par lui-même, à savoir qu'il produit l'infraction. Hegel magnifie un peu ce concept d'infraction
par celui de crime ; et le plus surprenant à la lecture de ces deux essais est, je ne dirai pas
une apologie du crime, mais une tentative pour comprendre comment le crime contribue à la
progression du rapport humain en ébranlant le rapport simplement juridique qui est en
quelque sorte dénoncé de pauvreté spirituelle ; je me permets de dire en passant que lorsque,
dans une société, il y a destruction de tous les rapports humains véritables liés à la société
civile, à la société politique, nous retombons tout simplement sur des rapports de droit, et
c'est la criminalité qui, en quelque sorte, révèle l'inhumanité profonde de relations qui ne
seraient que des relations juridiques. Au-dessus de ce rapport simplement abstrait, purement
juridique, contractuel, dénoncé par la criminalité, il y a la recherche d'un lien communautaire
qui pour Hegel est l'État (c'est le troisième niveau). C'est un sujet de grande controverse de
savoir si la description et la construction de l'État hégélien ne sont pas encore chargées de
défiance mutuelle; je voudrais dire quelques mots sur les tentatives contemporaines de
réappropriation et de réactualisation de la philosophie du jeune Hegel, reconstruisant,
recherchant quels seraient les équivalents concrets, dans notre expérience, du négatif
hégélien ;
l'idée
clé
que
j'ai
maintenant
présentée
se
trouve
dans
La
Lutte
pour
la
reconnaissance: à savoir que c'est par des expériences négatives de mépris, « Missachtung»,
que nous découvrons notre propre désir de reconnaissance ; notre désir de reconnaissance est
né de la dis-satisfaction ou du malheur du mépris ; c'est toute une phénoménologie du mépris
qui guide la reconstruction par Alex Honneth de l'héritage du jeune Hegel. Il le montre aux
trois niveaux parcourus par Hegel dans son œuvre; le premier et le dernier de ces niveaux
surtout m'intéressent, car sur le jeu éthique nous sommes maintenant abondamment pourvus
de commentaires et de réinterprétations ; mais le juridique n'occupe pas toute la place : il est
encadré par quelque chose qui est du pré-juridique et quelque chose qui est du postjuridique ; c'est successivement dans le pré-juridique et le post-juridique que Honneth voit
opérer le mépris et la provocation à surmonter celui-ci par la reconnaissance; cette mise en
couple de l'idée de mépris et de l'idée de reconnaissance me paraît être l'acquis principal de
cette réactualisation.[Page 22] Voici quelques exemples : le modèle premier — puisque
Honneth nous présente en somme trois modèles de reconnaissance, au niveau des affects (des
affections comme on disait au XVIII e siècle), au niveau juridique et au niveau politique — le
modèle premier donc couvre la gamme des rapports érotiques, familiaux, amicaux, c'est-àdire (je cite Honneth) « impliquant des liens affectifs puissants entre un nombre restreint de
personnes » 2 , le pré-juridique mérite d'être parcouru dans toutes ces dimensions par la
2
Les guillemets ont été ici ajoutés pour plus de clarté. Voir Parcours de la reconnaissance où ce même extrait
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richesse extraordinaire des sentiments négatifs qu'il comporte. Aujourd'hui nous avons
certainement des échos très riches de ces composants négatifs de l'affectivité première dans
la psychanalyse, dont bien sûr Hegel n'avait pas le moindre pressentiment ; Honneth
s'intéresse surtout à la psychanalyse postfreudienne de tous les sentiments d'abandon, de
détresse, de malheur de la prime enfance, qui précèdent l'entrée dans le complexe d'Œdipe et
qui paraissent être des commentaires possibles de la négativité : l'enfant cherche, dans le
besoin d'être rassuré, la confiance dans la vie, ou dans le fait de n'être pas confirmé, de ne
pas être approuvé, l'acquisition de la capacité de la solitude; cette acquisition de la capacité
de solitude à partir de l'abandon et de la menace d'abandon constituerait, pour Honneth, le
meilleur équivalent contemporain, moderne, de l'analyse hégélienne.
Je me porte d'un saut à l'autre extrémité de la reconnaissance conflictuelle ; on peut
dire que toute l'entreprise d'Honneth à la suite de Hegel est justement la notion de conflit
destructeur de reconnaissance : cette phénoménologie atteint peut-être là sa limite et appelle
une remise en question du rôle quasi fondateur attribué à la notion de conflit et de lutte; ce
qui est en question, c'est l'au-delà de la reconnaissance juridique ainsi caractérisé par
l'auteur. Nous ne pouvons nous comprendre comme porteur de droit que si nous avons en
même temps connaissance des obligations normatives auxquelles nous sommes tenus à
l'égard d'autrui; nous ne sommes nous-mêmes qu'à condition d'entretenir avec autrui des
rapports de construction mutuelle, comme dans la prime enfance la capacité d'être seul pour
sortir des menaces d'abandon. Ici, le mépris social est la forme négative nouvelle. Les
malheurs de nos sociétés, que Hegel avait parfaitement anticipé dans son analyse de la
société civile, viennent, pourrait-on dire, de ce que la société civile, marquée essentiellement
par l'industrialisation, par la maîtrise de ce qu'il connaissait déjà à l'époque des relations
industrielles, produit en même temps la pauvreté; il y a un lien étrange entre la production de
richesse et la production d'inégalités [Page 23] — mais nous vivons de cela, n'est-ce pas,
cruellement. Dans nos sociétés, la source de méconnaissance, le déni de reconnaissance,
résident dans la contradiction profonde qui existe entre une attribution égale de droit (en
principe nous sommes égaux comme citoyens et comme porteurs de droits) et l'inégalité de la
distribution
de
biens :
c'est-à-dire
que
nous
ne
savons
pas
produire
des
sociétés
économiquement et socialement égalitaires alors que la fondation juridique de nos sociétés
est le droit égal à l'accès de toutes les sources de la reconnaissance juridique. Ce conflit entre
attribution de droits et distribution de biens est en quelque sorte la limite indépassable de nos
sociétés contemporaines et démocratiques. Celui qui est reconnu juridiquement et qui n'est
pas reconnu socialement souffre d'un mépris fondamental lié à la structure même de cette
contradiction ; dans le livre de Honneth, un chapitre entier est consacré aux figures
contemporaines du déni de reconnaissance, avec des sentiments comme la honte, la colère,
l'indignation, la révolté, etc. Les formes de reconnaissance relevant de l'estime sociale
concernent le nœud le plus dissimulé entre l'universalisation liée à la conquête du juridique et
la personnalisation par la division du travail ; ce nœud dissimulé est source de mépris et de
déni de considération sociale ; le défaut de considération publique et le sentiment intime
d'atteinte à l'intégrité vont de pair. C'est sur cette frontière indécise du manque de
reconnaissance sociale par la multiplication des inégalités dans des sociétés de droit égal que
je me pose la question de savoir si l'idée de lutte est alors la dernière idée. La relecture des
textes de Hegel à Iéna et leur réinterprétation contemporaine m'ont conduit à un point de
perplexité que je résume ainsi : l'«être reconnu» de la lutte pour la reconnaissance n'est-il
pas l'enjeu d'une demande indéfinie, faisant figure de «mauvais infini» ? C'est une expression
hégélienne, que ce soit sous les traits négatifs d'une négation insatiable ou, positifs, d'une
est cité, p. 276. (NdE)
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revendication sans limite, donc une sorte de malheur de la conscience comme produit de la
civilisation. Pour conjurer ce malaise de la conscience malheureuse moderne et le péril des
dérives qui en découlent, je me suis proposé de mettre en couple les motivations d'une lutte
interminable au sens où Freud parle d'une analyse interminable avec des expériences sans
doute rares mais précieuses, effectuations heureuses de la reconnaissance ; ce sont les
formes non violentes de la reconnaissance que je voudrais mettre en face de la forme
conflictuelle de la reconnaissance, qui est le grand héritage hégélien. C'est pour cette raison
que j'ai rouvert le dossier du don à un moment inattendu de mon analyse, et je suis très
conscient de l'espèce de hiatus [Page 24] que je crée dans mon propre discours en passant de
l'idée de lutte à l'idée de don.
Dans sa grande œuvre L'Essai sur le don, sous-titrée Forme et raison de l'échange
dans les sociétés archaïques, Marcel Mauss parle de sociétés « archaïques » non pas au sens
barbare du terme, mais voulant dire qu'elles ne sont pas entrées dans le mouvement général
de la civilisation — une société polynésienne ou d'Amérique. Ceci est important parce que mon
problème sera de savoir si le don reste un phénomène archaïque et si nous pouvons retrouver
des équivalents modernes de ce que Marcel Mauss a très bien décrit comme « économie du
don »; pour Mauss il s'agit d'une économie, c'est-à-dire que le don se place dans la même
lignée que l'économie marchande. La relecture qui est faite aujourd'hui de Marcel Mauss est
présentée dans le livre de Marcel Hénaff intitulé Le Prix de la vérité, en sous-titre Le don.
C'est une tentative de réinterprétation de la dialectique de l'échange du don pour le sortir de
son archaïsme et lui restituer un avenir. Mauss avait bien vu dans ces pratiques archaïques
quelque chose d'étrange qui ne le mettait pas sur le chemin de l'économie marchande, qui
n'était pas un antécédent ou un précédent, donc une « forme primitive », mais qui était situé
sur un autre plan. C'est sur le caractère cérémoniel de l'échange que je veux insister : la
cérémonie de l'échange ne se fait pas dans la quotidienneté ordinaire des échanges marchands, bien connus de ces populations sous la forme du troc ou même de l'achat et de la
vente avec quelque chose comme une monnaie. Hénaff souligne que le don, la chose donnée
dans l'échange, n'est pas du tout une monnaie ; ce n'est pas une monnaie d'échange, c'est
autre chose, mais alors quoi ? Reprenons l'analyse de Mauss au point où il s'arrête — sur une
énigme, l'énigme du don : le don appelle le contre-don, et le grand problème de Marcel Mauss
n'est pas du tout « pourquoi faut-il donner » mais « pourquoi faut-il rendre? ». Pour Marcel
Mauss la grande énigme est donc le retour du don. La solution qu'il en donnait était d'assumer
l'explication apportée par ces populations elles-mêmes ; et c'est d'ailleurs ce que LéviStrauss, dans Les structures élémentaires de la parenté, et dans le reste de son œuvre, a
critiqué : le sociologue ou l'anthropologue assume ici les croyances de ceux qu'il observe. Or
que disent ces croyances ? Qu'il y a dans la chose échangée une force magique, qui doit circuler et retourner à son origine. Donner en retour, c'est faire revenir la force contenue dans le
don à son donateur. L'interprétation que Marcel Hénaff nous propose (et que je prends à mon
compte) est que ce n'est pas une force [Page 25] magique, qui serait dans le don, qui
contraindrait au retour, mais le caractère de substitut et de gage. La chose donnée, quelle
qu'elle soit — des perles ou des échanges matrimoniaux, n'importe quoi en guise de présent,
de don, de cadeau — n'est rien que le substitut d'une reconnaissance tacite ; c'est le donateur
qui se donne lui-même en substitut dans le don et en même temps le don est gage de
restitution ; le fonctionnement du don serait en réalité non pas dans la chose donnée mais
dans la relation donateur-donataire, à savoir une reconnaissance tacite symboliquement
figurée par le don. Je prendrai cette idée d'une relation de reconnaissance symbolique pour
objet de la confrontation avec les analyses de la lutte issues de Hegel. Il me semble que ce
n'est pas la chose donnée qui par sa force exige le retour mais c'est l'acte mutuel de
reconnaissance de deux êtres qui n'ont pas le discours spéculatif de leur connaissance ; la
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gestuelle de la reconnaissance, c'est un geste constructif de reconnaissance à travers une
chose qui symbolise le donateur et le donataire. Je peux justifier cette interprétation, en la
mettant en rapport avec une expérience qui n'est certainement pas archaïque : nous avons
une expérience de ce qui n'a pas de prix, la notion du « sans prix ». Dans la relation de don
entre les « primitifs », comme on les appelait à cette époque-là, il y avait l'équivalent de ce
qui pour nous a d'abord été dans l'expérience grecque la découverte du « sans prix » lié à
l'idée de vérité — d'où le titre du livre de Hénaff, Le prix de la Vérité : en réalité, c'est le
« sans prix » de la vérité. L'expérience fondatrice ici c'est la déclaration de Socrate face aux
sophistes: « moi j'enseigne la vérité sans me faire payer »; ce sont les sophistes qui sont des
professeurs que l'on paye — nous sommes dans la lignée des sophistes plus que de Socrate.
Un problème a été posé à l'origine, c'est le rapport entre la vérité et l'argent, un rapport que
l'on peut dire d'inimitié. Cette inimitié entre la vérité (ou ce qui est cru comme vérité et
enseigné comme vérité) et l'argent a elle-même une longue histoire — et le livre de Hénaff est
en grande partie une histoire de l'argent face à la vérité. En effet l'argent, de simple indice
d'égalité de valeur entre des choses échangées, est devenu lui-même une chose de valeur,
sous la forme d'un capital; là les analyses marxistes sont certainement à leur place, sur la
façon dont la valeur d'échange est devenue plus-value et, à partir de là, mystification, au
sens que l'argent devient mystérieux puisqu'il produit de l'argent alors qu'il ne devrait être
que le signe d'un échange réel entre des choses qui ont leur valeur soit par la rareté, soit par
le
travail
qui
y
est
inclus,
soit
par
la
plus-value
de
la
mise
à
la
disposition
d'un
consommateur ; que de mystification [Page 26] l'argent soit devenu la chose universelle qu'il
est devenu marque le comble du conflit entre la vérité et l'argent. À cet égard, Hénaff renvoie
au livre du grand sociologue allemand Simmel (fin XIX e — début XX e ) 3 , dans lequel il fait
l'éloge de l'argent en comprenant sa place dans la civilisation comme universel échangeur ;
l'argent est donc titulaire en quelque sorte de tous les processus d'universalisation — ce que
nous vivons actuellement comme globalisation ; le premier phénomène à globalisation, c'est la
circulation de l'argent ; et Simmel va même jusqu'à dire qu'il est symbole de liberté en ce
sens qu'on peut acheter n'importe quoi avec l'argent, on a donc la liberté de choix. Mais
Simmel,
qui est en même temps un moraliste néo-kantien montre quelque chose de
monstrueux, que Socrate avait prévu : le désir d'argent est une soif illimitée ; on pense au
mot d'Horace « auri sacra fames», la faim sacrée de l'or. On retrouve ce que tous les
moralistes, depuis Aristote et les stoïciens, avaient dénoncé comme la volonté d'avoir trop, la
« pléonexia », l'insatiable. L'insatiable, c'est à la fois l'infini et l'insaisissable, d'où la signification libératrice du rapport avec les biens non marchands — le titre d'une livraison récente
de la revue Esprit se présentait sous la forme d'une interrogation inquiète : « Existe-t-il
encore des biens non marchands ? » 4. Ma suggestion est que, dans les formes contemporaines
et quotidiennes de l'échange
cérémoniel des cadeaux nous avons un modèle d'une pratique
de reconnaissance, de reconnaissance non-violente. Il y aurait alors un travail à faire, qui
serait la réplique du travail d'Honneth sur les formes du mépris, une enquête sur les formes
discrètes de reconnaissance dans la politesse, mais aussi dans le festif. Est-ce que la
différence entre les jours ouvrables, comme nous disons, et les fêtes ne garde pas une
signification fondatrice, comme s'il y avait une sorte de sursis dans la course à la production,
à l'enrichissement : le festif serait pour ainsi dire la réplique non violente de notre lutte pour
être reconnu ? On peut dire que nous avons une expérience vive de la reconnaissance dans un
3
Georg Simmel (1858-1918) : Philosophie de l’argent (Philosophie des Geldes, 1900). Cet auteur n’apparaît
pas dans Parcours de la reconnaissance. (NdE)
4
Dossier de la Revue Esprit, « Y a-t-il encore des biens non marchands ? » (Février 2002), comportant
d’ailleurs un entretien avec M. Hénaff. (NdE)
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rapport de cadeau, d'échange, de bienfait ; nous ne sommes plus en demande insatiable mais
nous avons en quelque sorte le petit bonheur d'être reconnaissant et d'être reconnu.
Soulignons le fait qu'en français le mot reconnaissance signifie deux choses, être reconnu
pour qui on est, reconnu dans son identité, mais aussi éprouver de la gratitude — il y a, on
peut le dire, un échange de gratitude dans le cadeau.
Je termine sur l'interrogation qui est la mienne : jusqu'à quel point peut-on donner
une signification fondatrice à ces expériences rares ? Je tendrais [Page 27] à dire que tant
que nous avons le sentiment du sacré et du caractère hors-ouvrage de la cérémonie dans
l'échange sous son aspect cérémoniel, alors nous avons la promesse d'avoir été au moins une
fois dans notre vie reconnu ; et si nous n'avions jamais eu l'expérience d'être reconnu, de
reconnaître dans la gratitude de l'échange cérémoniel, nous serions des violents dans la lutte
pour la reconnaissance. Ce sont ces expériences rares qui protègent la lutte pour la
reconnaissance de retourner à la violence de Hobbes.
Paul R ICŒUR
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La lutte pour la reconnaissance et le don
IIA741, in Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur Actas VII
Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-27.
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
Ce texte est issu de la conférence inaugurale donnée par Paul Ricœur aux VIIes Rencontres
Internationales de philosophie de Camino de Santiago, en Espagne (novembre 2003),
consacrées à la pensée de Ricœur et publiées en espagnol sous le titre Hermenéutica y
responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur (« Herméneutique et responsabilité. Hommage à Paul
Ricœur »)1. Le philosophe y aborde le thème de la reconnaissance, réactualisé en Allemagne
par Axel Honneth, et sur lequel il travaille alors dans le cadre de l’élaboration de son ultime
ouvrage, Parcours de la reconnaissance (Stock, 2004). Les remarques introductives sur
l’absence d’une théorie de la reconnaissance de même rang que les théories de la
connaissance, voire d’un grand livre sur la reconnaissance, se retrouvent dans l’Avant-propos et
l’Introduction de l’ouvrage de 2004 (9 et 13). La problématique de l’article, née de la crainte
d’une demande infinie de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience
malheureuse » et de « mauvais infini » - retournement, contre Hegel ou ses interprètes, de
deux grands motifs hégéliens -, fait intervenir le don comme complément et correction de la «
lutte » sur laquelle les commentateurs de Hegel, à la suite de Kojève, ont mis l’accent. On
retrouve cette discussion, parfois au mot près, avec les mêmes références à Marcel Mauss et à
l’ouvrage paru en 2002 de Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité, mais aussi avec de plus amples
développements empruntés notamment à l’historienne N. Zemon-Davis, dans la Ve section de
la Troisième étude de Parcours de la reconnaissance (327 à 356), lorsqu’il s’agit d’aborder la «
reconnaissance mutuelle » et la « logique de réciprocité ».
L’originalité du présent texte est ainsi de « concentrer » une problématique qui relie la
« perplexité » sur l’issue de la « lutte pour la reconnaissance », exprimée dès les premières
pages de Parcours de la reconnaissance, avec l’ouverture vers le don comme horizon d’une
reconnaissance mutuelle qui attend la dernière étude pour se déployer, tout en contenant
certaines réflexions sur l’argent non reprises dans l’ouvrage de 2004 (comme les lignes sur la
Philosophie de l’argent de Simmel).
(J.-Cl. Monod, pour le Fonds Ricœur).
1
Quelques coquilles, portant notamment sur des noms propres, ont été corrigées sans mention expresse.
1
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Résumé : « La lutte pour la reconnaissance et le don », né de la crainte d’une demande infinie
de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience malheureuse » et de « mauvais
infini », fait intervenir le don comme complément et correction de la « lutte ».
Mots-clés : Reconnaissance ; Lutte ; Don ; Argent ; Hegel ; Honneth ; Mauss ; Hénaff.
Rubrique : Autour de Parcours de la reconnaissance (2002-2005).
~
[Page 17]
L
e titre de cette conférence, La lutte pour la reconnaissance et l’économie du
don, semble marier l’eau et le feu, le mot « lutte » et le mot « don » ;
mais ce qui est en jeu c’est le mot « reconnaissance », la reconnaissance
mutuelle ; ce travail fait partie d’une tentative plus vaste de donner au
concept de « reconnaissance » une dignité philosophique qu’il n’a pas,
comparé au mot « connaissance » ; il y a des théories de la connaissance, des
traités de la connaissance, mais, selon mon information, nous n’avons pas de
grand livre qui porterait le titre De la reconnaissance ; je ne suis pas sûr qu’il
puisse être écrit et je ne présente ici que des fragments de recherche.
Le concept de reconnaissance est entré dans la philosophie grâce
essentiellement au philosophe allemand Hegel, presque au début de son œuvre
philosophique, à Iéna entre 1802 et 1806. Le thème de la reconnaissance n’est
pas inconnu du public de langue française, grâce au travail de Kojève sur le
grand livre de Hegel qui suivit cette période de préparation, La Phénoménologie [Page
18] de l’Esprit ; le noyau de cette œuvre est la lutte pour la reconnaissance
précisément, mais autour d’un thème qui m’a paru un peu réducteur, la lutte
du maître et de l’esclave, et qui en effet, dans ce livre, ne peut se terminer
que par un renvoi en quelque sorte dos-à-dos du maître et de l’esclave qui se
reconnaissent tous deux comme partageant la pensée. L’issue de la lutte pour
la reconnaissance dans La Phénoménologie de l’Esprit est donc le stoïcisme, où
un maître et un esclave, un empereur et un esclave, disent tous deux « nous
pensons » ; et comme tous les deux pensent, ils sont indifférents, maître ou
esclave. Le stoïcisme produit donc le scepticisme. Remontant plus haut que cet
ouvrage très achevé, admirable de La Phénoménologie de l’Esprit, à la période
d’Iéna, j’ai alors suivi les travaux d’une autre génération de chercheurs qui,
dans des ouvrages fragmentaires inachevés, mettent en chantier l’idée de la
lutte pour la reconnaissance, mais avec un horizon beaucoup plus prometteur
de développements ultérieurs que cette espèce de fermeture dont je viens de
parler sur le stoïcisme et le scepticisme. Dans ces écrits et surtout dans leur
réactualisation en Allemagne principalement autour de jeunes chercheurs, et
aussi à Louvain-la-Neuve autour de Taminiaux, l’idée généralement exposée
est la suivante : si nous restons seulement dans l’horizon de la lutte pour la
reconnaissance, nous créerons une demande insatiable, une sorte de nouvelle
conscience malheureuse, une revendication sans fin. C’est pourquoi je me suis
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demandé si nous n’avions pas par ailleurs, dans notre expérience quotidienne,
l’expérience d’être reconnus dans un échange qui est précisément l’échange du
don. Je fais donc une tentative dont j’ignore le succès, mais dont je suis certain qu’elle est féconde, pour compléter et corriger l’idée finalement violente
de lutte par l’idée non violente de don. Voilà donc la ligne générale de ma présentation.
Revenant en quelques mots sur l’œuvre de Hegel à Iéna, je veux désigner
quel est l’adversaire permanent que la philosophie politique a tenté de
combattre et d’exclure : il s’agit du Hobbes du Léviathan. On peut dire que
toute la tradition du droit naturel, de Grotius, Pufendorf, Locke, Leibniz, et
jusqu’à Fichte, tend à réfuter Hobbes. L’idée de Hobbes, chacun le sait au
moins très sommairement, c’est que dans l’état qu’il appelle de nature — c’est
une sorte de fable de l’origine, et qui est d’ailleurs parfaitement reconstruite
par une description empirique de l’état des choses— les hommes ne sont
conduits que par la peur de la mort violente, de la main d’un autre. Les passions qui règnent sur cette peur sont la compétition, la défiance et la gloire.
[Page 19] Au fond, c’est autour de l’idée de défiance que nous allons tourner
puisque la reconnaissance que nous allons voir est la réplique à cette défiance
pour sortir de l’état de nature ainsi présenté par Hobbes. La solution est un
contrat, mais un contrat entre des hommes noués par la peur et qui s’en
remettent à un souverain ; celui-ci ne contracte pas, ne participe pas comme
contractant au contrat ; si bien qu’un artifice, l’État, est représenté par le gros
animal dont il est question dans le livre de Job : le Léviathan, c’est la grosse
bête en quelque sorte. Le problème posé à Hobbes et à tous ses successeurs
est de savoir s’il y aurait un fondement moral distinct de la peur, un
fondement moral dont on peut dire qu’il donne la dimension humaine,
humaniste à la grande entreprise politique. Le jeune Hegel se situe dans cette
ligne ; mais il a derrière lui des appuis considérables, des anti-hobbesiens si
j’ose dire, c’est-à-dire la tradition, assez mal définie d’ailleurs, du droit
naturel, avec l’idée qu’il y a une marque morale originaire sur l’homme : on la
trouve chez Grotius dans cette « qualité morale de la personne » — « qualitas,
moralis personae » l’expression est de Grotius — en vue de quoi on peut
légitimement posséder, faire et agir ; c’est le premier relais. Le deuxième
relais, c’est bien entendu Kant, avec son idée de l’autonomie : au sens propre
du mot le soi et la norme forment un lien absolument primitif ; un impératif
catégorique s’ensuit et il n’y a pas de problème dérivé de la peur : c’est une
fondation primordiale de la moralité ; mais le problème est de tirer une
philosophie politique du principe d’autonomie, et c’est à ce stade qu’intervient
le dernier relais, le grand philosophe peut-être le plus difficile à lire de toute la
philosophie allemande, Fichte. Lui le premier a lié l’idée de réflexion sur soi à
une idée de l’orientation vers l’Autre ; cette détermination réciproque de la
conscience de soi et de l’intersubjectivité, c’est l’œuvre de Fichte, et en ce
sens, dans cette période au moins, Hegel est un Fichte ; j’ajouterai à ces
motivations son admiration sans bornes pour la Cité grecque et l’idée de
retrouver la belle Cité dans les conditions de la modernité : c’est donc la tâche
que s’assigne Hegel. Les deux ouvrages, ou plutôt les deux fragments sur
lesquels je vais m’appuyer et dont je vais faire une très brève présentation
sont le Système de la vie éthique de 1802 et la Realphilosophie, philosophie de
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la vie réelle, des années 1804-1806 ; nous avons employé en français « vie
éthique » pour traduire un mot allemand de grande portée qui est le mot «
Sitten » : les mœurs ; c’est-à-dire qu’au lieu de partir de l’idée abstraite du
devoir moral, de l’obligation, on part de la pratique des mœurs ; il y a là une
sorte d’écho à Aristote qui précisément a écrit une éthique à partir du [Page
20] mot «ethos», les mœurs ; donc ne pouvant employer le mot «mœurs» en
français comme l’allemand emploie « Sitten », on a traduit par éthique ; dans
le mot vie éthique, il y a une volonté de concrétude de la pratique des
hommes et pas seulement de leurs obligations abstraites morales. Sur ce
projet se greffe une méthode qui est de faire apparaître la négativité — c’està-dire tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, nie — comme le moteur
dynamique de l’avancée des idées et des pratiques. La sortie de la vie
naturelle, le fait d’être simplement là, « Dasein » comme on dit en allemand,
se fait par le négatif qui pousse toujours plus loin. Le projet hégélien — qui au
fond ne changera pas jusqu’à l’accomplissement le plus convaincant de l’œuvre
hégélienne dans cet ordre pratique, à savoir les Principes de la philosophie du
droit — consiste en un parcours de niveaux et d’institutions où, par la
multiplication des négations, se construit peu à peu un ordre humain. L’origine
du politique est donc la sortie de la peur par cette poussée spirituelle qui, sous
le vide de la négativité vive et vivante, produit des institutions de plus en plus
riches ; dans le dernier grand ouvrage, les Principes de la philosophie du droit,
elles s’organiseront autour de la famille, de la société civile et culmineront
dans la société politique où les hégéliens tentent de retrouver l’équivalence de
la belle Cité grecque, mais à partir de l’individualité née à la Renaissance,
dans la période des Lumières et à travers la philosophie kantienne et
fichtéenne. Quant au deuxième ouvrage, Realphilosophie, et le terme « real »
l’indique, il s’agit de dire comment l’esprit, le Geist, entre dans l’Histoire,
entre dans la réalité historique, comment la liberté qui est d’abord une idée
abstraite devient historique. C’est donc à travers toute une histoire des
conquêtes pratiques, pragmatiques et institutionnelles de l’homme que se
construit ce destin — politique finalement, politique au sens large — de vivre
ensemble dans des lois et des institutions. Hegel parcourt trois modèles de
reconnaissance : le premier, sous l’égide de l’amour (ce qui était déjà un
grand mot hégélien), l’affectivité sous la forme aussi bien de la sexualité et de
l’érotisme que de l’amitié et du respect mutuel : le mot amour est un mot qui
définit toutes les relations proches des hommes qui sont engagés
affectivement ; un deuxième niveau, juridique, est celui du droit où règnent
généralement des rapports contractuels — mais les rapports contractuels pour
Hegel sont toujours des rapports de faible qualité humaine, parce que dans le
rapport de contrat, principalement autour de la propriété, on sépare plutôt que
l’on unit le « ce qui est à moi » de « ce qui est à toi » ; et la séparation du
mien et du tien n’est pas un acte de reconnaissance, on peut dire d’une
certaine façon qu’il reste un élément de défiance dans la relation contractuelle.
Je crois qu’il est très important de dire la permanence de l’anticontractualisme dans toute l’œuvre de Hegel : le contrat est un rapport
abstrait et qui est d’ailleurs sanctionné par lui-même, à savoir qu’il produit
l’infraction. Hegel magnifie un peu ce concept d’infraction par celui de crime ;
et le plus surprenant à la lecture de ces deux essais est, je ne dirai pas une
apologie du crime, mais une tentative pour comprendre comment le crime
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IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
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contribue à la progression du rapport humain en ébranlant le rapport
simplement juridique qui est en quelque sorte dénoncé de pauvreté
spirituelle ; je me permets de dire en passant que lorsque, dans une société, il
y a destruction de tous les rapports humains véritables liés à la société civile,
à la société politique, nous retombons tout simplement sur des rapports de
droit, et c’est la criminalité qui, en quelque sorte, révèle l’inhumanité profonde
de relations qui ne seraient que des relations juridiques. Au-dessus de ce
rapport simplement abstrait, purement juridique, contractuel, dénoncé par la
criminalité, il y a la recherche d’un lien communautaire qui pour Hegel est
l’État (c’est le troisième niveau). C’est un sujet de grande controverse de
savoir si la description et la construction de l’État hégélien ne sont pas encore
chargées de défiance mutuelle ; je voudrais dire quelques mots sur les
tentatives contemporaines de réappropriation et de réactualisation de la
philosophie du jeune Hegel, reconstruisant, recherchant quels seraient les
équivalents concrets, dans notre expérience, du négatif hégélien ; l’idée clé
que j’ai maintenant présentée se trouve dans La Lutte pour la reconnaissance :
à savoir que c’est par des expériences négatives de mépris, « Missachtung»,
que nous découvrons notre propre désir de reconnaissance ; notre désir de
reconnaissance est né de la dis-satisfaction ou du malheur du mépris ; c’est
toute une phénoménologie du mépris qui guide la reconstruction par Alex
Honneth de l’héritage du jeune Hegel. Il le montre aux trois niveaux parcourus
par Hegel dans son œuvre ; le premier et le dernier de ces niveaux surtout
m’intéressent, car sur le jeu éthique nous sommes maintenant abondamment
pourvus de commentaires et de réinterprétations ; mais le juridique n’occupe
pas toute la place : il est encadré par quelque chose qui est du pré-juridique
et quelque chose qui est du post-juridique ; c’est successivement dans le préjuridique et le post-juridique que Honneth voit opérer le mépris et la
provocation à surmonter celui-ci par la reconnaissance ; cette mise en couple
de l’idée de mépris et de l’idée de reconnaissance me paraît être l’acquis
principal de cette réactualisation. [Page 22] Voici quelques exemples : le
modèle premier — puisque Honneth nous présente en somme trois modèles de
reconnaissance, au niveau des affects (des affections comme on disait au
XVIII e siècle), au niveau juridique et au niveau politique — le modèle premier
donc couvre la gamme des rapports érotiques, familiaux, amicaux, c’est-à-dire
(je cite Honneth) « impliquant des liens affectifs puissants entre un nombre
restreint de personnes » 2, le pré-juridique mérite d’être parcouru dans toutes
ces dimensions par la richesse extraordinaire des sentiments négatifs qu’il
comporte. Aujourd’hui nous avons certainement des échos très riches de ces
composants négatifs de l’affectivité première dans la psychanalyse, dont bien
sûr Hegel n’avait pas le moindre pressentiment ; Honneth s’intéresse surtout à
la psychanalyse postfreudienne de tous les sentiments d’abandon, de détresse,
de malheur de la prime enfance, qui précèdent l’entrée dans le complexe
d’Œdipe et qui paraissent être des commentaires possibles de la négativité :
l’enfant cherche, dans le besoin d’être rassuré, la confiance dans la vie, ou
dans le fait de n’être pas confirmé, de ne pas être approuvé, l’acquisition de la
capacité de la solitude ; cette acquisition de la capacité de solitude à partir de
2
Les guillemets ont été ici ajoutés pour plus de clarté. Voir Parcours de la reconnaissance où ce même extrait
est cité, p. 276. (NdE)
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l’abandon et de la menace d’abandon constituerait, pour Honneth, le meilleur
équivalent contemporain, moderne, de l’analyse hégélienne.
Je me porte d’un saut à l’autre extrémité de la reconnaissance conflictuelle ; on peut dire que toute l’entreprise d’Honneth à la suite de Hegel est
justement la notion de conflit destructeur de reconnaissance : cette phénoménologie atteint peut-être là sa limite et appelle une remise en question du rôle
quasi fondateur attribué à la notion de conflit et de lutte ; ce qui est en question, c’est l’au-delà de la reconnaissance juridique ainsi caractérisé par
l’auteur. Nous ne pouvons nous comprendre comme porteur de droit que si
nous avons en même temps connaissance des obligations normatives
auxquelles nous sommes tenus à l’égard d’autrui ; nous ne sommes nousmêmes qu’à condition d’entretenir avec autrui des rapports de construction
mutuelle, comme dans la prime enfance la capacité d’être seul pour sortir des
menaces d’abandon. Ici, le mépris social est la forme négative nouvelle. Les
malheurs de nos sociétés, que Hegel avait parfaitement anticipé dans son
analyse de la société civile, viennent, pourrait-on dire, de ce que la société
civile, marquée essentiellement par l’industrialisation, par la maîtrise de ce
qu’il connaissait déjà à l’époque des relations industrielles, produit en même
temps la pauvreté ; il y a un lien étrange entre la production de richesse et la
production d’inégalités [Page 23] — mais nous vivons de cela, n’est-ce pas,
cruellement. Dans nos sociétés, la source de méconnaissance, le déni de
reconnaissance, résident dans la contradiction profonde qui existe entre une
attribution égale de droit (en principe nous sommes égaux comme citoyens et
comme porteurs de droits) et l’inégalité de la distribution de biens : c’est-àdire que nous ne savons pas produire des sociétés économiquement et
socialement égalitaires alors que la fondation juridique de nos sociétés est le
droit égal à l’accès de toutes les sources de la reconnaissance juridique. Ce
conflit entre attribution de droits et distribution de biens est en quelque sorte
la limite indépassable de nos sociétés contemporaines et démocratiques. Celui
qui est reconnu juridiquement et qui n’est pas reconnu socialement souffre
d’un mépris fondamental lié à la structure même de cette contradiction ; dans
le livre de Honneth, un chapitre entier est consacré aux figures
contemporaines du déni de reconnaissance, avec des sentiments comme la
honte, la colère, l’indignation, la révolte, etc. Les formes de reconnaissance
relevant de l’estime sociale concernent le nœud le plus dissimulé entre
l’universalisation liée à la conquête du juridique et la personnalisation par la
division du travail ; ce nœud dissimulé est source de mépris et de déni de
considération sociale ; le défaut de considération publique et le sentiment
intime d’atteinte à l’intégrité vont de pair. C’est sur cette frontière indécise du
manque de reconnaissance sociale par la multiplication des inégalités dans des
sociétés de droit égal que je me pose la question de savoir si l’idée de lutte
est alors la dernière idée. La relecture des textes de Hegel à Iéna et leur
réinterprétation contemporaine m’ont conduit à un point de perplexité que je
résume ainsi : l’«être reconnu» de la lutte pour la reconnaissance n’est-il pas
l’enjeu d’une demande indéfinie, faisant figure de «mauvais infini» ? C’est une
expression hégélienne, que ce soit sous les traits négatifs d’une négation insatiable ou, positifs, d’une revendication sans limite, donc une sorte de malheur
de la conscience comme produit de la civilisation. Pour conjurer ce malaise de
la conscience malheureuse moderne et le péril des dérives qui en découlent, je
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me suis proposé de mettre en couple les motivations d’une lutte interminable
au sens où Freud parle d’une analyse interminable avec des expériences sans
doute rares mais précieuses, effectuations heureuses de la reconnaissance ; ce
sont les formes non violentes de la reconnaissance que je voudrais mettre en
face de la forme conflictuelle de la reconnaissance, qui est le grand héritage
hégélien. C’est pour cette raison que j’ai rouvert le dossier du don à un
moment inattendu de mon analyse, et je suis très conscient de l’espèce de
hiatus [Page 24] que je crée dans mon propre discours en passant de l’idée de
lutte à l’idée de don.
Dans sa grande œuvre L’Essai sur le don, sous-titrée Forme et raison de
l’échange dans les sociétés archaïques, Marcel Mauss parle de sociétés «
archaïques » non pas au sens barbare du terme, mais voulant dire qu’elles ne
sont pas entrées dans le mouvement général de la civilisation — une société
polynésienne ou d’Amérique. Ceci est important parce que mon problème sera
de savoir si le don reste un phénomène archaïque et si nous pouvons retrouver
des équivalents modernes de ce que Marcel Mauss a très bien décrit comme
« économie du don » ; pour Mauss il s’agit d’une économie, c’est-à-dire que le
don se place dans la même lignée que l’économie marchande. La relecture qui
est faite aujourd’hui de Marcel Mauss est présentée dans le livre de Marcel
Hénaff intitulé Le Prix de la vérité, en sous-titre Le don. C’est une tentative de
réinterprétation de la dialectique de l’échange du don pour le sortir de son
archaïsme et lui restituer un avenir. Mauss avait bien vu dans ces pratiques
archaïques quelque chose d’étrange qui ne le mettait pas sur le chemin de
l’économie marchande, qui n’était pas un antécédent ou un précédent, donc
une « forme primitive », mais qui était situé sur un autre plan. C’est sur le
caractère cérémoniel de l’échange que je veux insister : la cérémonie de
l’échange ne se fait pas dans la quotidienneté ordinaire des échanges marchands, bien connus de ces populations sous la forme du troc ou même de
l’achat et de la vente avec quelque chose comme une monnaie. Hénaff
souligne que le don, la chose donnée dans l’échange, n’est pas du tout une
monnaie ; ce n’est pas une monnaie d’échange, c’est autre chose, mais alors
quoi ? Reprenons l’analyse de Mauss au point où il s’arrête — sur une énigme,
l’énigme du don : le don appelle le contre-don, et le grand problème de Marcel
Mauss n’est pas du tout « pourquoi faut-il donner » mais « pourquoi faut-il
rendre ? ». Pour Marcel Mauss la grande énigme est donc le retour du don. La
solution qu’il en donnait était d’assumer l’explication apportée par ces populations elles-mêmes ; et c’est d’ailleurs ce que Lévi-Strauss, dans Les
structures élémentaires de la parenté, et dans le reste de son œuvre, a
critiqué : le sociologue ou l’anthropologue assume ici les croyances de ceux
qu’il observe. Or que disent ces croyances ? Qu’il y a dans la chose échangée
une force magique, qui doit circuler et retourner à son origine. Donner en
retour, c’est faire revenir la force contenue dans le don à son donateur.
L’interprétation que Marcel Hénaff nous propose (et que je prends à mon
compte) est que ce n’est pas une force [Page 25] magique, qui serait dans le
don, qui contraindrait au retour, mais le caractère de substitut et de gage. La
chose donnée, quelle qu’elle soit — des perles ou des échanges matrimoniaux,
n’importe quoi en guise de présent, de don, de cadeau — n’est rien que le
substitut d’une reconnaissance tacite ; c’est le donateur qui se donne lui-même
en substitut dans le don et en même temps le don est gage de restitution ; le
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fonctionnement du don serait en réalité non pas dans la chose donnée mais
dans la relation donateur-donataire, à savoir une reconnaissance tacite
symboliquement figurée par le don. Je prendrai cette idée d’une relation de
reconnaissance symbolique pour objet de la confrontation avec les analyses de
la lutte issues de Hegel. Il me semble que ce n’est pas la chose donnée qui par
sa force exige le retour mais c’est l’acte mutuel de reconnaissance de deux
êtres qui n’ont pas le discours spéculatif de leur connaissance ; la gestuelle de
la reconnaissance, c’est un geste constructif de reconnaissance à travers une
chose qui symbolise le donateur et le donataire. Je peux justifier cette
interprétation, en la mettant en rapport avec une expérience qui n’est
certainement pas archaïque : nous avons une expérience de ce qui n’a pas de
prix, la notion du « sans prix ». Dans la relation de don entre les « primitifs »,
comme on les appelait à cette époque-là, il y avait l’équivalent de ce qui pour
nous a d’abord été dans l’expérience grecque la découverte du « sans prix »
lié à l’idée de vérité — d’où le titre du livre de Hénaff, Le prix de la Vérité : en
réalité, c’est le « sans prix » de la vérité. L’expérience fondatrice ici c’est la
déclaration de Socrate face aux sophistes : « moi j’enseigne la vérité sans me
faire payer » ; ce sont les sophistes qui sont des professeurs que l’on paye —
nous sommes dans la lignée des sophistes plus que de Socrate. Un problème a
été posé à l’origine, c’est le rapport entre la vérité et l’argent, un rapport que
l’on peut dire d’inimitié. Cette inimitié entre la vérité (ou ce qui est cru comme
vérité et enseigné comme vérité) et l’argent a elle-même une longue histoire
— et le livre de Hénaff est en grande partie une histoire de l’argent face à la
vérité. En effet l’argent, de simple indice d’égalité de valeur entre des choses
échangées, est devenu lui-même une chose de valeur, sous la forme d’un
capital ; là les analyses marxistes sont certainement à leur place, sur la façon
dont la valeur d’échange est devenue plus-value et, à partir de là, mystification, au sens que l’argent devient mystérieux puisqu’il produit de l’argent
alors qu’il ne devrait être que le signe d’un échange réel entre des choses qui
ont leur valeur soit par la rareté, soit par le travail qui y est inclus, soit par la
plus-value de la mise à la disposition d’un consommateur ; que de mystification [Page 26] l’argent soit devenu la chose universelle qu’il est devenu
marque le comble du conflit entre la vérité et l’argent. À cet égard, Hénaff
renvoie au livre du grand sociologue allemand Simmel (fin XIX e — début XX e ) 3,
dans lequel il fait l’éloge de l’argent en comprenant sa place dans la
civilisation comme universel échangeur ; l’argent est donc titulaire en quelque
sorte de tous les processus d’universalisation — ce que nous vivons
actuellement comme globalisation ; le premier phénomène à globalisation,
c’est la circulation de l’argent ; et Simmel va même jusqu’à dire qu’il est
symbole de liberté en ce sens qu’on peut acheter n’importe quoi avec l’argent,
on a donc la liberté de choix. Mais Simmel, qui est en même temps un
moraliste néo-kantien montre quelque chose de monstrueux, que Socrate avait
prévu : le désir d’argent est une soif illimitée ; on pense au mot d’Horace «
auri sacra fames», la faim sacrée de l’or. On retrouve ce que tous les
moralistes, depuis Aristote et les stoïciens, avaient dénoncé comme la volonté
d’avoir trop, la « pléonexia », l’insatiable. L’insatiable, c’est à la fois l’infini et
3
Georg Simmel (1858-1918) : Philosophie de l’argent (Philosophie des Geldes, 1900). Cet auteur n’apparaît
pas dans Parcours de la reconnaissance. (NdE)
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IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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l’insaisissable, d’où la signification libératrice du rapport avec les biens non
marchands — le titre d’une livraison récente de la revue Esprit se présentait
sous la forme d’une interrogation inquiète : « Existe-t-il encore des biens non
marchands ? » 4 . Ma suggestion est que, dans les formes contemporaines et
quotidiennes de l’échange cérémoniel des cadeaux nous avons un modèle
d’une pratique de reconnaissance, de reconnaissance non-violente. Il y aurait
alors un travail à faire, qui serait la réplique du travail d’Honneth sur les
formes du mépris, une enquête sur les formes discrètes de reconnaissance
dans la politesse, mais aussi dans le festif. Est-ce que la différence entre les
jours ouvrables, comme nous disons, et les fêtes ne garde pas une
signification fondatrice, comme s’il y avait une sorte de sursis dans la course à
la production, à l’enrichissement : le festif serait pour ainsi dire la réplique
non violente de notre lutte pour être reconnu ? On peut dire que nous avons
une expérience vive de la reconnaissance dans un rapport de cadeau,
d’échange, de bienfait ; nous ne sommes plus en demande insatiable mais
nous avons en quelque sorte le petit bonheur d’être reconnaissant et d’être
reconnu. Soulignons le fait qu’en français le mot reconnaissance signifie deux
choses, être reconnu pour qui on est, reconnu dans son identité, mais aussi
éprouver de la gratitude — il y a, on peut le dire, un échange de gratitude
dans le cadeau.
Je termine sur l’interrogation qui est la mienne : jusqu’à quel point peuton donner une signification fondatrice à ces expériences rares ? Je tendrais
[Page 27] à dire que tant que nous avons le sentiment du sacré et du
caractère hors-ouvrage de la cérémonie dans l’échange sous son aspect
cérémoniel, alors nous avons la promesse d’avoir été au moins une fois dans
notre vie reconnu ; et si nous n’avions jamais eu l’expérience d’être reconnu,
de reconnaître dans la gratitude de l’échange cérémoniel, nous serions des
violents dans la lutte pour la reconnaissance. Ce sont ces expériences rares
qui protègent la lutte pour la reconnaissance de retourner à la violence de
Hobbes.
R ICŒUR
Paul
4
Dossier de la Revue Esprit, « Y a-t-il encore des biens non marchands ? » (Février 2002), comportant
d’ailleurs un entretien avec M. Hénaff. (NdE)
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internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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IIA741, in Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur Actas VII
Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-27.
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
Ce texte est issu de la conférence inaugurale donnée par Paul Ricœur aux VIIes Rencontres
Internationales de philosophie de Camino de Santiago, en Espagne (novembre 2003),
consacrées à la pensée de Ricœur et publiées en espagnol sous le titre Hermenéutica y
responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur (« Herméneutique et responsabilité. Hommage à Paul
Ricœur »)1. Le philosophe y aborde le thème de la reconnaissance, réactualisé en Allemagne
par Axel Honneth, et sur lequel il travaille alors dans le cadre de l’élaboration de son ultime
ouvrage, Parcours de la reconnaissance (Stock, 2004). Les remarques introductives sur
l’absence d’une théorie de la reconnaissance de même rang que les théories de la
connaissance, voire d’un grand livre sur la reconnaissance, se retrouvent dans l’Avant-propos et
l’Introduction de l’ouvrage de 2004 (9 et 13). La problématique de l’article, née de la crainte
d’une demande infinie de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience
malheureuse » et de « mauvais infini » - retournement, contre Hegel ou ses interprètes, de
deux grands motifs hégéliens -, fait intervenir le don comme complément et correction de la «
lutte » sur laquelle les commentateurs de Hegel, à la suite de Kojève, ont mis l’accent. On
retrouve cette discussion, parfois au mot près, avec les mêmes références à Marcel Mauss et à
l’ouvrage paru en 2002 de Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité, mais aussi avec de plus amples
développements empruntés notamment à l’historienne N. Zemon-Davis, dans la Ve section de
la Troisième étude de Parcours de la reconnaissance (327 à 356), lorsqu’il s’agit d’aborder la «
reconnaissance mutuelle » et la « logique de réciprocité ».
L’originalité du présent texte est ainsi de « concentrer » une problématique qui relie la
« perplexité » sur l’issue de la « lutte pour la reconnaissance », exprimée dès les premières
pages de Parcours de la reconnaissance, avec l’ouverture vers le don comme horizon d’une
reconnaissance mutuelle qui attend la dernière étude pour se déployer, tout en contenant
certaines réflexions sur l’argent non reprises dans l’ouvrage de 2004 (comme les lignes sur la
Philosophie de l’argent de Simmel).
(J.-Cl. Monod, pour le Fonds Ricœur).
1
Quelques coquilles, portant notamment sur des noms propres, ont été corrigées sans mention expresse.
1
IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
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Résumé : « La lutte pour la reconnaissance et le don », né de la crainte d’une demande infinie
de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience malheureuse » et de « mauvais
infini », fait intervenir le don comme complément et correction de la « lutte ».
Mots-clés : Reconnaissance ; Lutte ; Don ; Argent ; Hegel ; Honneth ; Mauss ; Hénaff.
Rubrique : Autour de Parcours de la reconnaissance (2002-2005).
~
[Page 17]
L
e titre de cette conférence, La lutte pour la reconnaissance et l’économie du
don, semble marier l’eau et le feu, le mot « lutte » et le mot « don » ;
mais ce qui est en jeu c’est le mot « reconnaissance », la reconnaissance
mutuelle ; ce travail fait partie d’une tentative plus vaste de donner au
concept de « reconnaissance » une dignité philosophique qu’il n’a pas,
comparé au mot « connaissance » ; il y a des théories de la connaissance, des
traités de la connaissance, mais, selon mon information, nous n’avons pas de
grand livre qui porterait le titre De la reconnaissance ; je ne suis pas sûr qu’il
puisse être écrit et je ne présente ici que des fragments de recherche.
Le concept de reconnaissance est entré dans la philosophie grâce
essentiellement au philosophe allemand Hegel, presque au début de son œuvre
philosophique, à Iéna entre 1802 et 1806. Le thème de la reconnaissance n’est
pas inconnu du public de langue française, grâce au travail de Kojève sur le
grand livre de Hegel qui suivit cette période de préparation, La Phénoménologie [Page
18] de l’Esprit ; le noyau de cette œuvre est la lutte pour la reconnaissance
précisément, mais autour d’un thème qui m’a paru un peu réducteur, la lutte
du maître et de l’esclave, et qui en effet, dans ce livre, ne peut se terminer
que par un renvoi en quelque sorte dos-à-dos du maître et de l’esclave qui se
reconnaissent tous deux comme partageant la pensée. L’issue de la lutte pour
la reconnaissance dans La Phénoménologie de l’Esprit est donc le stoïcisme, où
un maître et un esclave, un empereur et un esclave, disent tous deux « nous
pensons » ; et comme tous les deux pensent, ils sont indifférents, maître ou
esclave. Le stoïcisme produit donc le scepticisme. Remontant plus haut que cet
ouvrage très achevé, admirable de La Phénoménologie de l’Esprit, à la période
d’Iéna, j’ai alors suivi les travaux d’une autre génération de chercheurs qui,
dans des ouvrages fragmentaires inachevés, mettent en chantier l’idée de la
lutte pour la reconnaissance, mais avec un horizon beaucoup plus prometteur
de développements ultérieurs que cette espèce de fermeture dont je viens de
parler sur le stoïcisme et le scepticisme. Dans ces écrits et surtout dans leur
réactualisation en Allemagne principalement autour de jeunes chercheurs, et
aussi à Louvain-la-Neuve autour de Taminiaux, l’idée généralement exposée
est la suivante : si nous restons seulement dans l’horizon de la lutte pour la
reconnaissance, nous créerons une demande insatiable, une sorte de nouvelle
conscience malheureuse, une revendication sans fin. C’est pourquoi je me suis
2
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demandé si nous n’avions pas par ailleurs, dans notre expérience quotidienne,
l’expérience d’être reconnus dans un échange qui est précisément l’échange du
don. Je fais donc une tentative dont j’ignore le succès, mais dont je suis certain qu’elle est féconde, pour compléter et corriger l’idée finalement violente
de lutte par l’idée non violente de don. Voilà donc la ligne générale de ma présentation.
Revenant en quelques mots sur l’œuvre de Hegel à Iéna, je veux désigner
quel est l’adversaire permanent que la philosophie politique a tenté de
combattre et d’exclure : il s’agit du Hobbes du Léviathan. On peut dire que
toute la tradition du droit naturel, de Grotius, Pufendorf, Locke, Leibniz, et
jusqu’à Fichte, tend à réfuter Hobbes. L’idée de Hobbes, chacun le sait au
moins très sommairement, c’est que dans l’état qu’il appelle de nature — c’est
une sorte de fable de l’origine, et qui est d’ailleurs parfaitement reconstruite
par une description empirique de l’état des choses— les hommes ne sont
conduits que par la peur de la mort violente, de la main d’un autre. Les passions qui règnent sur cette peur sont la compétition, la défiance et la gloire.
[Page 19] Au fond, c’est autour de l’idée de défiance que nous allons tourner
puisque la reconnaissance que nous allons voir est la réplique à cette défiance
pour sortir de l’état de nature ainsi présenté par Hobbes. La solution est un
contrat, mais un contrat entre des hommes noués par la peur et qui s’en
remettent à un souverain ; celui-ci ne contracte pas, ne participe pas comme
contractant au contrat ; si bien qu’un artifice, l’État, est représenté par le gros
animal dont il est question dans le livre de Job : le Léviathan, c’est la grosse
bête en quelque sorte. Le problème posé à Hobbes et à tous ses successeurs
est de savoir s’il y aurait un fondement moral distinct de la peur, un
fondement moral dont on peut dire qu’il donne la dimension humaine,
humaniste à la grande entreprise politique. Le jeune Hegel se situe dans cette
ligne ; mais il a derrière lui des appuis considérables, des anti-hobbesiens si
j’ose dire, c’est-à-dire la tradition, assez mal définie d’ailleurs, du droit
naturel, avec l’idée qu’il y a une marque morale originaire sur l’homme : on la
trouve chez Grotius dans cette « qualité morale de la personne » — « qualitas,
moralis personae » l’expression est de Grotius — en vue de quoi on peut
légitimement posséder, faire et agir ; c’est le premier relais. Le deuxième
relais, c’est bien entendu Kant, avec son idée de l’autonomie : au sens propre
du mot le soi et la norme forment un lien absolument primitif ; un impératif
catégorique s’ensuit et il n’y a pas de problème dérivé de la peur : c’est une
fondation primordiale de la moralité ; mais le problème est de tirer une
philosophie politique du principe d’autonomie, et c’est à ce stade qu’intervient
le dernier relais, le grand philosophe peut-être le plus difficile à lire de toute la
philosophie allemande, Fichte. Lui le premier a lié l’idée de réflexion sur soi à
une idée de l’orientation vers l’Autre ; cette détermination réciproque de la
conscience de soi et de l’intersubjectivité, c’est l’œuvre de Fichte, et en ce
sens, dans cette période au moins, Hegel est un Fichte ; j’ajouterai à ces
motivations son admiration sans bornes pour la Cité grecque et l’idée de
retrouver la belle Cité dans les conditions de la modernité : c’est donc la tâche
que s’assigne Hegel. Les deux ouvrages, ou plutôt les deux fragments sur
lesquels je vais m’appuyer et dont je vais faire une très brève présentation
sont le Système de la vie éthique de 1802 et la Realphilosophie, philosophie de
3
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la vie réelle, des années 1804-1806 ; nous avons employé en français « vie
éthique » pour traduire un mot allemand de grande portée qui est le mot «
Sitten » : les mœurs ; c’est-à-dire qu’au lieu de partir de l’idée abstraite du
devoir moral, de l’obligation, on part de la pratique des mœurs ; il y a là une
sorte d’écho à Aristote qui précisément a écrit une éthique à partir du [Page
20] mot «ethos», les mœurs ; donc ne pouvant employer le mot «mœurs» en
français comme l’allemand emploie « Sitten », on a traduit par éthique ; dans
le mot vie éthique, il y a une volonté de concrétude de la pratique des
hommes et pas seulement de leurs obligations abstraites morales. Sur ce
projet se greffe une méthode qui est de faire apparaître la négativité — c’està-dire tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, nie — comme le moteur
dynamique de l’avancée des idées et des pratiques. La sortie de la vie
naturelle, le fait d’être simplement là, « Dasein » comme on dit en allemand,
se fait par le négatif qui pousse toujours plus loin. Le projet hégélien — qui au
fond ne changera pas jusqu’à l’accomplissement le plus convaincant de l’œuvre
hégélienne dans cet ordre pratique, à savoir les Principes de la philosophie du
droit — consiste en un parcours de niveaux et d’institutions où, par la
multiplication des négations, se construit peu à peu un ordre humain. L’origine
du politique est donc la sortie de la peur par cette poussée spirituelle qui, sous
le vide de la négativité vive et vivante, produit des institutions de plus en plus
riches ; dans le dernier grand ouvrage, les Principes de la philosophie du droit,
elles s’organiseront autour de la famille, de la société civile et culmineront
dans la société politique où les hégéliens tentent de retrouver l’équivalence de
la belle Cité grecque, mais à partir de l’individualité née à la Renaissance,
dans la période des Lumières et à travers la philosophie kantienne et
fichtéenne. Quant au deuxième ouvrage, Realphilosophie, et le terme « real »
l’indique, il s’agit de dire comment l’esprit, le Geist, entre dans l’Histoire,
entre dans la réalité historique, comment la liberté qui est d’abord une idée
abstraite devient historique. C’est donc à travers toute une histoire des
conquêtes pratiques, pragmatiques et institutionnelles de l’homme que se
construit ce destin — politique finalement, politique au sens large — de vivre
ensemble dans des lois et des institutions. Hegel parcourt trois modèles de
reconnaissance : le premier, sous l’égide de l’amour (ce qui était déjà un
grand mot hégélien), l’affectivité sous la forme aussi bien de la sexualité et de
l’érotisme que de l’amitié et du respect mutuel : le mot amour est un mot qui
définit toutes les relations proches des hommes qui sont engagés
affectivement ; un deuxième niveau, juridique, est celui du droit où règnent
généralement des rapports contractuels — mais les rapports contractuels pour
Hegel sont toujours des rapports de faible qualité humaine, parce que dans le
rapport de contrat, principalement autour de la propriété, on sépare plutôt que
l’on unit le « ce qui est à moi » de « ce qui est à toi » ; et la séparation du
mien et du tien n’est pas un acte de reconnaissance, on peut dire d’une
certaine façon qu’il reste un élément de défiance dans la relation contractuelle.
Je crois qu’il est très important de dire la permanence de l’anticontractualisme dans toute l’œuvre de Hegel : le contrat est un rapport
abstrait et qui est d’ailleurs sanctionné par lui-même, à savoir qu’il produit
l’infraction. Hegel magnifie un peu ce concept d’infraction par celui de crime ;
et le plus surprenant à la lecture de ces deux essais est, je ne dirai pas une
apologie du crime, mais une tentative pour comprendre comment le crime
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IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
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contribue à la progression du rapport humain en ébranlant le rapport
simplement juridique qui est en quelque sorte dénoncé de pauvreté
spirituelle ; je me permets de dire en passant que lorsque, dans une société, il
y a destruction de tous les rapports humains véritables liés à la société civile,
à la société politique, nous retombons tout simplement sur des rapports de
droit, et c’est la criminalité qui, en quelque sorte, révèle l’inhumanité profonde
de relations qui ne seraient que des relations juridiques. Au-dessus de ce
rapport simplement abstrait, purement juridique, contractuel, dénoncé par la
criminalité, il y a la recherche d’un lien communautaire qui pour Hegel est
l’État (c’est le troisième niveau). C’est un sujet de grande controverse de
savoir si la description et la construction de l’État hégélien ne sont pas encore
chargées de défiance mutuelle ; je voudrais dire quelques mots sur les
tentatives contemporaines de réappropriation et de réactualisation de la
philosophie du jeune Hegel, reconstruisant, recherchant quels seraient les
équivalents concrets, dans notre expérience, du négatif hégélien ; l’idée clé
que j’ai maintenant présentée se trouve dans La Lutte pour la reconnaissance :
à savoir que c’est par des expériences négatives de mépris, « Missachtung»,
que nous découvrons notre propre désir de reconnaissance ; notre désir de
reconnaissance est né de la dis-satisfaction ou du malheur du mépris ; c’est
toute une phénoménologie du mépris qui guide la reconstruction par Alex
Honneth de l’héritage du jeune Hegel. Il le montre aux trois niveaux parcourus
par Hegel dans son œuvre ; le premier et le dernier de ces niveaux surtout
m’intéressent, car sur le jeu éthique nous sommes maintenant abondamment
pourvus de commentaires et de réinterprétations ; mais le juridique n’occupe
pas toute la place : il est encadré par quelque chose qui est du pré-juridique
et quelque chose qui est du post-juridique ; c’est successivement dans le préjuridique et le post-juridique que Honneth voit opérer le mépris et la
provocation à surmonter celui-ci par la reconnaissance ; cette mise en couple
de l’idée de mépris et de l’idée de reconnaissance me paraît être l’acquis
principal de cette réactualisation. [Page 22] Voici quelques exemples : le
modèle premier — puisque Honneth nous présente en somme trois modèles de
reconnaissance, au niveau des affects (des affections comme on disait au
XVIII e siècle), au niveau juridique et au niveau politique — le modèle premier
donc couvre la gamme des rapports érotiques, familiaux, amicaux, c’est-à-dire
(je cite Honneth) « impliquant des liens affectifs puissants entre un nombre
restreint de personnes » 2, le pré-juridique mérite d’être parcouru dans toutes
ces dimensions par la richesse extraordinaire des sentiments négatifs qu’il
comporte. Aujourd’hui nous avons certainement des échos très riches de ces
composants négatifs de l’affectivité première dans la psychanalyse, dont bien
sûr Hegel n’avait pas le moindre pressentiment ; Honneth s’intéresse surtout à
la psychanalyse postfreudienne de tous les sentiments d’abandon, de détresse,
de malheur de la prime enfance, qui précèdent l’entrée dans le complexe
d’Œdipe et qui paraissent être des commentaires possibles de la négativité :
l’enfant cherche, dans le besoin d’être rassuré, la confiance dans la vie, ou
dans le fait de n’être pas confirmé, de ne pas être approuvé, l’acquisition de la
capacité de la solitude ; cette acquisition de la capacité de solitude à partir de
2
Les guillemets ont été ici ajoutés pour plus de clarté. Voir Parcours de la reconnaissance où ce même extrait
est cité, p. 276. (NdE)
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l’abandon et de la menace d’abandon constituerait, pour Honneth, le meilleur
équivalent contemporain, moderne, de l’analyse hégélienne.
Je me porte d’un saut à l’autre extrémité de la reconnaissance conflictuelle ; on peut dire que toute l’entreprise d’Honneth à la suite de Hegel est
justement la notion de conflit destructeur de reconnaissance : cette phénoménologie atteint peut-être là sa limite et appelle une remise en question du rôle
quasi fondateur attribué à la notion de conflit et de lutte ; ce qui est en question, c’est l’au-delà de la reconnaissance juridique ainsi caractérisé par
l’auteur. Nous ne pouvons nous comprendre comme porteur de droit que si
nous avons en même temps connaissance des obligations normatives
auxquelles nous sommes tenus à l’égard d’autrui ; nous ne sommes nousmêmes qu’à condition d’entretenir avec autrui des rapports de construction
mutuelle, comme dans la prime enfance la capacité d’être seul pour sortir des
menaces d’abandon. Ici, le mépris social est la forme négative nouvelle. Les
malheurs de nos sociétés, que Hegel avait parfaitement anticipé dans son
analyse de la société civile, viennent, pourrait-on dire, de ce que la société
civile, marquée essentiellement par l’industrialisation, par la maîtrise de ce
qu’il connaissait déjà à l’époque des relations industrielles, produit en même
temps la pauvreté ; il y a un lien étrange entre la production de richesse et la
production d’inégalités [Page 23] — mais nous vivons de cela, n’est-ce pas,
cruellement. Dans nos sociétés, la source de méconnaissance, le déni de
reconnaissance, résident dans la contradiction profonde qui existe entre une
attribution égale de droit (en principe nous sommes égaux comme citoyens et
comme porteurs de droits) et l’inégalité de la distribution de biens : c’est-àdire que nous ne savons pas produire des sociétés économiquement et
socialement égalitaires alors que la fondation juridique de nos sociétés est le
droit égal à l’accès de toutes les sources de la reconnaissance juridique. Ce
conflit entre attribution de droits et distribution de biens est en quelque sorte
la limite indépassable de nos sociétés contemporaines et démocratiques. Celui
qui est reconnu juridiquement et qui n’est pas reconnu socialement souffre
d’un mépris fondamental lié à la structure même de cette contradiction ; dans
le livre de Honneth, un chapitre entier est consacré aux figures
contemporaines du déni de reconnaissance, avec des sentiments comme la
honte, la colère, l’indignation, la révolte, etc. Les formes de reconnaissance
relevant de l’estime sociale concernent le nœud le plus dissimulé entre
l’universalisation liée à la conquête du juridique et la personnalisation par la
division du travail ; ce nœud dissimulé est source de mépris et de déni de
considération sociale ; le défaut de considération publique et le sentiment
intime d’atteinte à l’intégrité vont de pair. C’est sur cette frontière indécise du
manque de reconnaissance sociale par la multiplication des inégalités dans des
sociétés de droit égal que je me pose la question de savoir si l’idée de lutte
est alors la dernière idée. La relecture des textes de Hegel à Iéna et leur
réinterprétation contemporaine m’ont conduit à un point de perplexité que je
résume ainsi : l’«être reconnu» de la lutte pour la reconnaissance n’est-il pas
l’enjeu d’une demande indéfinie, faisant figure de «mauvais infini» ? C’est une
expression hégélienne, que ce soit sous les traits négatifs d’une négation insatiable ou, positifs, d’une revendication sans limite, donc une sorte de malheur
de la conscience comme produit de la civilisation. Pour conjurer ce malaise de
la conscience malheureuse moderne et le péril des dérives qui en découlent, je
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me suis proposé de mettre en couple les motivations d’une lutte interminable
au sens où Freud parle d’une analyse interminable avec des expériences sans
doute rares mais précieuses, effectuations heureuses de la reconnaissance ; ce
sont les formes non violentes de la reconnaissance que je voudrais mettre en
face de la forme conflictuelle de la reconnaissance, qui est le grand héritage
hégélien. C’est pour cette raison que j’ai rouvert le dossier du don à un
moment inattendu de mon analyse, et je suis très conscient de l’espèce de
hiatus [Page 24] que je crée dans mon propre discours en passant de l’idée de
lutte à l’idée de don.
Dans sa grande œuvre L’Essai sur le don, sous-titrée Forme et raison de
l’échange dans les sociétés archaïques, Marcel Mauss parle de sociétés «
archaïques » non pas au sens barbare du terme, mais voulant dire qu’elles ne
sont pas entrées dans le mouvement général de la civilisation — une société
polynésienne ou d’Amérique. Ceci est important parce que mon problème sera
de savoir si le don reste un phénomène archaïque et si nous pouvons retrouver
des équivalents modernes de ce que Marcel Mauss a très bien décrit comme
« économie du don » ; pour Mauss il s’agit d’une économie, c’est-à-dire que le
don se place dans la même lignée que l’économie marchande. La relecture qui
est faite aujourd’hui de Marcel Mauss est présentée dans le livre de Marcel
Hénaff intitulé Le Prix de la vérité, en sous-titre Le don. C’est une tentative de
réinterprétation de la dialectique de l’échange du don pour le sortir de son
archaïsme et lui restituer un avenir. Mauss avait bien vu dans ces pratiques
archaïques quelque chose d’étrange qui ne le mettait pas sur le chemin de
l’économie marchande, qui n’était pas un antécédent ou un précédent, donc
une « forme primitive », mais qui était situé sur un autre plan. C’est sur le
caractère cérémoniel de l’échange que je veux insister : la cérémonie de
l’échange ne se fait pas dans la quotidienneté ordinaire des échanges marchands, bien connus de ces populations sous la forme du troc ou même de
l’achat et de la vente avec quelque chose comme une monnaie. Hénaff
souligne que le don, la chose donnée dans l’échange, n’est pas du tout une
monnaie ; ce n’est pas une monnaie d’échange, c’est autre chose, mais alors
quoi ? Reprenons l’analyse de Mauss au point où il s’arrête — sur une énigme,
l’énigme du don : le don appelle le contre-don, et le grand problème de Marcel
Mauss n’est pas du tout « pourquoi faut-il donner » mais « pourquoi faut-il
rendre ? ». Pour Marcel Mauss la grande énigme est donc le retour du don. La
solution qu’il en donnait était d’assumer l’explication apportée par ces populations elles-mêmes ; et c’est d’ailleurs ce que Lévi-Strauss, dans Les
structures élémentaires de la parenté, et dans le reste de son œuvre, a
critiqué : le sociologue ou l’anthropologue assume ici les croyances de ceux
qu’il observe. Or que disent ces croyances ? Qu’il y a dans la chose échangée
une force magique, qui doit circuler et retourner à son origine. Donner en
retour, c’est faire revenir la force contenue dans le don à son donateur.
L’interprétation que Marcel Hénaff nous propose (et que je prends à mon
compte) est que ce n’est pas une force [Page 25] magique, qui serait dans le
don, qui contraindrait au retour, mais le caractère de substitut et de gage. La
chose donnée, quelle qu’elle soit — des perles ou des échanges matrimoniaux,
n’importe quoi en guise de présent, de don, de cadeau — n’est rien que le
substitut d’une reconnaissance tacite ; c’est le donateur qui se donne lui-même
en substitut dans le don et en même temps le don est gage de restitution ; le
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fonctionnement du don serait en réalité non pas dans la chose donnée mais
dans la relation donateur-donataire, à savoir une reconnaissance tacite
symboliquement figurée par le don. Je prendrai cette idée d’une relation de
reconnaissance symbolique pour objet de la confrontation avec les analyses de
la lutte issues de Hegel. Il me semble que ce n’est pas la chose donnée qui par
sa force exige le retour mais c’est l’acte mutuel de reconnaissance de deux
êtres qui n’ont pas le discours spéculatif de leur connaissance ; la gestuelle de
la reconnaissance, c’est un geste constructif de reconnaissance à travers une
chose qui symbolise le donateur et le donataire. Je peux justifier cette
interprétation, en la mettant en rapport avec une expérience qui n’est
certainement pas archaïque : nous avons une expérience de ce qui n’a pas de
prix, la notion du « sans prix ». Dans la relation de don entre les « primitifs »,
comme on les appelait à cette époque-là, il y avait l’équivalent de ce qui pour
nous a d’abord été dans l’expérience grecque la découverte du « sans prix »
lié à l’idée de vérité — d’où le titre du livre de Hénaff, Le prix de la Vérité : en
réalité, c’est le « sans prix » de la vérité. L’expérience fondatrice ici c’est la
déclaration de Socrate face aux sophistes : « moi j’enseigne la vérité sans me
faire payer » ; ce sont les sophistes qui sont des professeurs que l’on paye —
nous sommes dans la lignée des sophistes plus que de Socrate. Un problème a
été posé à l’origine, c’est le rapport entre la vérité et l’argent, un rapport que
l’on peut dire d’inimitié. Cette inimitié entre la vérité (ou ce qui est cru comme
vérité et enseigné comme vérité) et l’argent a elle-même une longue histoire
— et le livre de Hénaff est en grande partie une histoire de l’argent face à la
vérité. En effet l’argent, de simple indice d’égalité de valeur entre des choses
échangées, est devenu lui-même une chose de valeur, sous la forme d’un
capital ; là les analyses marxistes sont certainement à leur place, sur la façon
dont la valeur d’échange est devenue plus-value et, à partir de là, mystification, au sens que l’argent devient mystérieux puisqu’il produit de l’argent
alors qu’il ne devrait être que le signe d’un échange réel entre des choses qui
ont leur valeur soit par la rareté, soit par le travail qui y est inclus, soit par la
plus-value de la mise à la disposition d’un consommateur ; que de mystification [Page 26] l’argent soit devenu la chose universelle qu’il est devenu
marque le comble du conflit entre la vérité et l’argent. À cet égard, Hénaff
renvoie au livre du grand sociologue allemand Simmel (fin XIX e — début XX e ) 3,
dans lequel il fait l’éloge de l’argent en comprenant sa place dans la
civilisation comme universel échangeur ; l’argent est donc titulaire en quelque
sorte de tous les processus d’universalisation — ce que nous vivons
actuellement comme globalisation ; le premier phénomène à globalisation,
c’est la circulation de l’argent ; et Simmel va même jusqu’à dire qu’il est
symbole de liberté en ce sens qu’on peut acheter n’importe quoi avec l’argent,
on a donc la liberté de choix. Mais Simmel, qui est en même temps un
moraliste néo-kantien montre quelque chose de monstrueux, que Socrate avait
prévu : le désir d’argent est une soif illimitée ; on pense au mot d’Horace «
auri sacra fames», la faim sacrée de l’or. On retrouve ce que tous les
moralistes, depuis Aristote et les stoïciens, avaient dénoncé comme la volonté
d’avoir trop, la « pléonexia », l’insatiable. L’insatiable, c’est à la fois l’infini et
3
Georg Simmel (1858-1918) : Philosophie de l’argent (Philosophie des Geldes, 1900). Cet auteur n’apparaît
pas dans Parcours de la reconnaissance. (NdE)
8
IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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l’insaisissable, d’où la signification libératrice du rapport avec les biens non
marchands — le titre d’une livraison récente de la revue Esprit se présentait
sous la forme d’une interrogation inquiète : « Existe-t-il encore des biens non
marchands ? » 4 . Ma suggestion est que, dans les formes contemporaines et
quotidiennes de l’échange cérémoniel des cadeaux nous avons un modèle
d’une pratique de reconnaissance, de reconnaissance non-violente. Il y aurait
alors un travail à faire, qui serait la réplique du travail d’Honneth sur les
formes du mépris, une enquête sur les formes discrètes de reconnaissance
dans la politesse, mais aussi dans le festif. Est-ce que la différence entre les
jours ouvrables, comme nous disons, et les fêtes ne garde pas une
signification fondatrice, comme s’il y avait une sorte de sursis dans la course à
la production, à l’enrichissement : le festif serait pour ainsi dire la réplique
non violente de notre lutte pour être reconnu ? On peut dire que nous avons
une expérience vive de la reconnaissance dans un rapport de cadeau,
d’échange, de bienfait ; nous ne sommes plus en demande insatiable mais
nous avons en quelque sorte le petit bonheur d’être reconnaissant et d’être
reconnu. Soulignons le fait qu’en français le mot reconnaissance signifie deux
choses, être reconnu pour qui on est, reconnu dans son identité, mais aussi
éprouver de la gratitude — il y a, on peut le dire, un échange de gratitude
dans le cadeau.
Je termine sur l’interrogation qui est la mienne : jusqu’à quel point peuton donner une signification fondatrice à ces expériences rares ? Je tendrais
[Page 27] à dire que tant que nous avons le sentiment du sacré et du
caractère hors-ouvrage de la cérémonie dans l’échange sous son aspect
cérémoniel, alors nous avons la promesse d’avoir été au moins une fois dans
notre vie reconnu ; et si nous n’avions jamais eu l’expérience d’être reconnu,
de reconnaître dans la gratitude de l’échange cérémoniel, nous serions des
violents dans la lutte pour la reconnaissance. Ce sont ces expériences rares
qui protègent la lutte pour la reconnaissance de retourner à la violence de
Hobbes.
R ICŒUR
Paul
4
Dossier de la Revue Esprit, « Y a-t-il encore des biens non marchands ? » (Février 2002), comportant
d’ailleurs un entretien avec M. Hénaff. (NdE)
9
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internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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La lutte pour la reconnaissance et le don
IIA741, in Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur Actas VII
Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-27.
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
Ce texte est issu de la conférence inaugurale donnée par Paul Ricœur aux VIIes Rencontres
Internationales de philosophie de Camino de Santiago, en Espagne (novembre 2003),
consacrées à la pensée de Ricœur et publiées en espagnol sous le titre Hermenéutica y
responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur (« Herméneutique et responsabilité. Hommage à Paul
Ricœur »)1. Le philosophe y aborde le thème de la reconnaissance, réactualisé en Allemagne
par Axel Honneth, et sur lequel il travaille alors dans le cadre de l’élaboration de son ultime
ouvrage, Parcours de la reconnaissance (Stock, 2004). Les remarques introductives sur
l’absence d’une théorie de la reconnaissance de même rang que les théories de la
connaissance, voire d’un grand livre sur la reconnaissance, se retrouvent dans l’Avant-propos et
l’Introduction de l’ouvrage de 2004 (9 et 13). La problématique de l’article, née de la crainte
d’une demande infinie de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience
malheureuse » et de « mauvais infini » - retournement, contre Hegel ou ses interprètes, de
deux grands motifs hégéliens -, fait intervenir le don comme complément et correction de la «
lutte » sur laquelle les commentateurs de Hegel, à la suite de Kojève, ont mis l’accent. On
retrouve cette discussion, parfois au mot près, avec les mêmes références à Marcel Mauss et à
l’ouvrage paru en 2002 de Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité, mais aussi avec de plus amples
développements empruntés notamment à l’historienne N. Zemon-Davis, dans la Ve section de
la Troisième étude de Parcours de la reconnaissance (327 à 356), lorsqu’il s’agit d’aborder la «
reconnaissance mutuelle » et la « logique de réciprocité ».
L’originalité du présent texte est ainsi de « concentrer » une problématique qui relie la
« perplexité » sur l’issue de la « lutte pour la reconnaissance », exprimée dès les premières
pages de Parcours de la reconnaissance, avec l’ouverture vers le don comme horizon d’une
reconnaissance mutuelle qui attend la dernière étude pour se déployer, tout en contenant
certaines réflexions sur l’argent non reprises dans l’ouvrage de 2004 (comme les lignes sur la
Philosophie de l’argent de Simmel).
(J.-Cl. Monod, pour le Fonds Ricœur).
1
Quelques coquilles, portant notamment sur des noms propres, ont été corrigées sans mention expresse.
1
IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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Résumé : « La lutte pour la reconnaissance et le don », né de la crainte d’une demande infinie
de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience malheureuse » et de « mauvais
infini », fait intervenir le don comme complément et correction de la « lutte ».
Mots-clés : Reconnaissance ; Lutte ; Don ; Argent ; Hegel ; Honneth ; Mauss ; Hénaff.
Rubrique : Autour de Parcours de la reconnaissance (2002-2005).
~
[Page 17]
L
e titre de cette conférence, La lutte pour la reconnaissance et l’économie du
don, semble marier l’eau et le feu, le mot « lutte » et le mot « don » ;
mais ce qui est en jeu c’est le mot « reconnaissance », la reconnaissance
mutuelle ; ce travail fait partie d’une tentative plus vaste de donner au
concept de « reconnaissance » une dignité philosophique qu’il n’a pas,
comparé au mot « connaissance » ; il y a des théories de la connaissance, des
traités de la connaissance, mais, selon mon information, nous n’avons pas de
grand livre qui porterait le titre De la reconnaissance ; je ne suis pas sûr qu’il
puisse être écrit et je ne présente ici que des fragments de recherche.
Le concept de reconnaissance est entré dans la philosophie grâce
essentiellement au philosophe allemand Hegel, presque au début de son œuvre
philosophique, à Iéna entre 1802 et 1806. Le thème de la reconnaissance n’est
pas inconnu du public de langue française, grâce au travail de Kojève sur le
grand livre de Hegel qui suivit cette période de préparation, La Phénoménologie [Page
18] de l’Esprit ; le noyau de cette œuvre est la lutte pour la reconnaissance
précisément, mais autour d’un thème qui m’a paru un peu réducteur, la lutte
du maître et de l’esclave, et qui en effet, dans ce livre, ne peut se terminer
que par un renvoi en quelque sorte dos-à-dos du maître et de l’esclave qui se
reconnaissent tous deux comme partageant la pensée. L’issue de la lutte pour
la reconnaissance dans La Phénoménologie de l’Esprit est donc le stoïcisme, où
un maître et un esclave, un empereur et un esclave, disent tous deux « nous
pensons » ; et comme tous les deux pensent, ils sont indifférents, maître ou
esclave. Le stoïcisme produit donc le scepticisme. Remontant plus haut que cet
ouvrage très achevé, admirable de La Phénoménologie de l’Esprit, à la période
d’Iéna, j’ai alors suivi les travaux d’une autre génération de chercheurs qui,
dans des ouvrages fragmentaires inachevés, mettent en chantier l’idée de la
lutte pour la reconnaissance, mais avec un horizon beaucoup plus prometteur
de développements ultérieurs que cette espèce de fermeture dont je viens de
parler sur le stoïcisme et le scepticisme. Dans ces écrits et surtout dans leur
réactualisation en Allemagne principalement autour de jeunes chercheurs, et
aussi à Louvain-la-Neuve autour de Taminiaux, l’idée généralement exposée
est la suivante : si nous restons seulement dans l’horizon de la lutte pour la
reconnaissance, nous créerons une demande insatiable, une sorte de nouvelle
conscience malheureuse, une revendication sans fin. C’est pourquoi je me suis
2
IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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demandé si nous n’avions pas par ailleurs, dans notre expérience quotidienne,
l’expérience d’être reconnus dans un échange qui est précisément l’échange du
don. Je fais donc une tentative dont j’ignore le succès, mais dont je suis certain qu’elle est féconde, pour compléter et corriger l’idée finalement violente
de lutte par l’idée non violente de don. Voilà donc la ligne générale de ma présentation.
Revenant en quelques mots sur l’œuvre de Hegel à Iéna, je veux désigner
quel est l’adversaire permanent que la philosophie politique a tenté de
combattre et d’exclure : il s’agit du Hobbes du Léviathan. On peut dire que
toute la tradition du droit naturel, de Grotius, Pufendorf, Locke, Leibniz, et
jusqu’à Fichte, tend à réfuter Hobbes. L’idée de Hobbes, chacun le sait au
moins très sommairement, c’est que dans l’état qu’il appelle de nature — c’est
une sorte de fable de l’origine, et qui est d’ailleurs parfaitement reconstruite
par une description empirique de l’état des choses— les hommes ne sont
conduits que par la peur de la mort violente, de la main d’un autre. Les passions qui règnent sur cette peur sont la compétition, la défiance et la gloire.
[Page 19] Au fond, c’est autour de l’idée de défiance que nous allons tourner
puisque la reconnaissance que nous allons voir est la réplique à cette défiance
pour sortir de l’état de nature ainsi présenté par Hobbes. La solution est un
contrat, mais un contrat entre des hommes noués par la peur et qui s’en
remettent à un souverain ; celui-ci ne contracte pas, ne participe pas comme
contractant au contrat ; si bien qu’un artifice, l’État, est représenté par le gros
animal dont il est question dans le livre de Job : le Léviathan, c’est la grosse
bête en quelque sorte. Le problème posé à Hobbes et à tous ses successeurs
est de savoir s’il y aurait un fondement moral distinct de la peur, un
fondement moral dont on peut dire qu’il donne la dimension humaine,
humaniste à la grande entreprise politique. Le jeune Hegel se situe dans cette
ligne ; mais il a derrière lui des appuis considérables, des anti-hobbesiens si
j’ose dire, c’est-à-dire la tradition, assez mal définie d’ailleurs, du droit
naturel, avec l’idée qu’il y a une marque morale originaire sur l’homme : on la
trouve chez Grotius dans cette « qualité morale de la personne » — « qualitas,
moralis personae » l’expression est de Grotius — en vue de quoi on peut
légitimement posséder, faire et agir ; c’est le premier relais. Le deuxième
relais, c’est bien entendu Kant, avec son idée de l’autonomie : au sens propre
du mot le soi et la norme forment un lien absolument primitif ; un impératif
catégorique s’ensuit et il n’y a pas de problème dérivé de la peur : c’est une
fondation primordiale de la moralité ; mais le problème est de tirer une
philosophie politique du principe d’autonomie, et c’est à ce stade qu’intervient
le dernier relais, le grand philosophe peut-être le plus difficile à lire de toute la
philosophie allemande, Fichte. Lui le premier a lié l’idée de réflexion sur soi à
une idée de l’orientation vers l’Autre ; cette détermination réciproque de la
conscience de soi et de l’intersubjectivité, c’est l’œuvre de Fichte, et en ce
sens, dans cette période au moins, Hegel est un Fichte ; j’ajouterai à ces
motivations son admiration sans bornes pour la Cité grecque et l’idée de
retrouver la belle Cité dans les conditions de la modernité : c’est donc la tâche
que s’assigne Hegel. Les deux ouvrages, ou plutôt les deux fragments sur
lesquels je vais m’appuyer et dont je vais faire une très brève présentation
sont le Système de la vie éthique de 1802 et la Realphilosophie, philosophie de
3
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la vie réelle, des années 1804-1806 ; nous avons employé en français « vie
éthique » pour traduire un mot allemand de grande portée qui est le mot «
Sitten » : les mœurs ; c’est-à-dire qu’au lieu de partir de l’idée abstraite du
devoir moral, de l’obligation, on part de la pratique des mœurs ; il y a là une
sorte d’écho à Aristote qui précisément a écrit une éthique à partir du [Page
20] mot «ethos», les mœurs ; donc ne pouvant employer le mot «mœurs» en
français comme l’allemand emploie « Sitten », on a traduit par éthique ; dans
le mot vie éthique, il y a une volonté de concrétude de la pratique des
hommes et pas seulement de leurs obligations abstraites morales. Sur ce
projet se greffe une méthode qui est de faire apparaître la négativité — c’està-dire tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, nie — comme le moteur
dynamique de l’avancée des idées et des pratiques. La sortie de la vie
naturelle, le fait d’être simplement là, « Dasein » comme on dit en allemand,
se fait par le négatif qui pousse toujours plus loin. Le projet hégélien — qui au
fond ne changera pas jusqu’à l’accomplissement le plus convaincant de l’œuvre
hégélienne dans cet ordre pratique, à savoir les Principes de la philosophie du
droit — consiste en un parcours de niveaux et d’institutions où, par la
multiplication des négations, se construit peu à peu un ordre humain. L’origine
du politique est donc la sortie de la peur par cette poussée spirituelle qui, sous
le vide de la négativité vive et vivante, produit des institutions de plus en plus
riches ; dans le dernier grand ouvrage, les Principes de la philosophie du droit,
elles s’organiseront autour de la famille, de la société civile et culmineront
dans la société politique où les hégéliens tentent de retrouver l’équivalence de
la belle Cité grecque, mais à partir de l’individualité née à la Renaissance,
dans la période des Lumières et à travers la philosophie kantienne et
fichtéenne. Quant au deuxième ouvrage, Realphilosophie, et le terme « real »
l’indique, il s’agit de dire comment l’esprit, le Geist, entre dans l’Histoire,
entre dans la réalité historique, comment la liberté qui est d’abord une idée
abstraite devient historique. C’est donc à travers toute une histoire des
conquêtes pratiques, pragmatiques et institutionnelles de l’homme que se
construit ce destin — politique finalement, politique au sens large — de vivre
ensemble dans des lois et des institutions. Hegel parcourt trois modèles de
reconnaissance : le premier, sous l’égide de l’amour (ce qui était déjà un
grand mot hégélien), l’affectivité sous la forme aussi bien de la sexualité et de
l’érotisme que de l’amitié et du respect mutuel : le mot amour est un mot qui
définit toutes les relations proches des hommes qui sont engagés
affectivement ; un deuxième niveau, juridique, est celui du droit où règnent
généralement des rapports contractuels — mais les rapports contractuels pour
Hegel sont toujours des rapports de faible qualité humaine, parce que dans le
rapport de contrat, principalement autour de la propriété, on sépare plutôt que
l’on unit le « ce qui est à moi » de « ce qui est à toi » ; et la séparation du
mien et du tien n’est pas un acte de reconnaissance, on peut dire d’une
certaine façon qu’il reste un élément de défiance dans la relation contractuelle.
Je crois qu’il est très important de dire la permanence de l’anticontractualisme dans toute l’œuvre de Hegel : le contrat est un rapport
abstrait et qui est d’ailleurs sanctionné par lui-même, à savoir qu’il produit
l’infraction. Hegel magnifie un peu ce concept d’infraction par celui de crime ;
et le plus surprenant à la lecture de ces deux essais est, je ne dirai pas une
apologie du crime, mais une tentative pour comprendre comment le crime
4
IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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contribue à la progression du rapport humain en ébranlant le rapport
simplement juridique qui est en quelque sorte dénoncé de pauvreté
spirituelle ; je me permets de dire en passant que lorsque, dans une société, il
y a destruction de tous les rapports humains véritables liés à la société civile,
à la société politique, nous retombons tout simplement sur des rapports de
droit, et c’est la criminalité qui, en quelque sorte, révèle l’inhumanité profonde
de relations qui ne seraient que des relations juridiques. Au-dessus de ce
rapport simplement abstrait, purement juridique, contractuel, dénoncé par la
criminalité, il y a la recherche d’un lien communautaire qui pour Hegel est
l’État (c’est le troisième niveau). C’est un sujet de grande controverse de
savoir si la description et la construction de l’État hégélien ne sont pas encore
chargées de défiance mutuelle ; je voudrais dire quelques mots sur les
tentatives contemporaines de réappropriation et de réactualisation de la
philosophie du jeune Hegel, reconstruisant, recherchant quels seraient les
équivalents concrets, dans notre expérience, du négatif hégélien ; l’idée clé
que j’ai maintenant présentée se trouve dans La Lutte pour la reconnaissance :
à savoir que c’est par des expériences négatives de mépris, « Missachtung»,
que nous découvrons notre propre désir de reconnaissance ; notre désir de
reconnaissance est né de la dis-satisfaction ou du malheur du mépris ; c’est
toute une phénoménologie du mépris qui guide la reconstruction par Alex
Honneth de l’héritage du jeune Hegel. Il le montre aux trois niveaux parcourus
par Hegel dans son œuvre ; le premier et le dernier de ces niveaux surtout
m’intéressent, car sur le jeu éthique nous sommes maintenant abondamment
pourvus de commentaires et de réinterprétations ; mais le juridique n’occupe
pas toute la place : il est encadré par quelque chose qui est du pré-juridique
et quelque chose qui est du post-juridique ; c’est successivement dans le préjuridique et le post-juridique que Honneth voit opérer le mépris et la
provocation à surmonter celui-ci par la reconnaissance ; cette mise en couple
de l’idée de mépris et de l’idée de reconnaissance me paraît être l’acquis
principal de cette réactualisation. [Page 22] Voici quelques exemples : le
modèle premier — puisque Honneth nous présente en somme trois modèles de
reconnaissance, au niveau des affects (des affections comme on disait au
XVIII e siècle), au niveau juridique et au niveau politique — le modèle premier
donc couvre la gamme des rapports érotiques, familiaux, amicaux, c’est-à-dire
(je cite Honneth) « impliquant des liens affectifs puissants entre un nombre
restreint de personnes » 2, le pré-juridique mérite d’être parcouru dans toutes
ces dimensions par la richesse extraordinaire des sentiments négatifs qu’il
comporte. Aujourd’hui nous avons certainement des échos très riches de ces
composants négatifs de l’affectivité première dans la psychanalyse, dont bien
sûr Hegel n’avait pas le moindre pressentiment ; Honneth s’intéresse surtout à
la psychanalyse postfreudienne de tous les sentiments d’abandon, de détresse,
de malheur de la prime enfance, qui précèdent l’entrée dans le complexe
d’Œdipe et qui paraissent être des commentaires possibles de la négativité :
l’enfant cherche, dans le besoin d’être rassuré, la confiance dans la vie, ou
dans le fait de n’être pas confirmé, de ne pas être approuvé, l’acquisition de la
capacité de la solitude ; cette acquisition de la capacité de solitude à partir de
2
Les guillemets ont été ici ajoutés pour plus de clarté. Voir Parcours de la reconnaissance où ce même extrait
est cité, p. 276. (NdE)
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l’abandon et de la menace d’abandon constituerait, pour Honneth, le meilleur
équivalent contemporain, moderne, de l’analyse hégélienne.
Je me porte d’un saut à l’autre extrémité de la reconnaissance conflictuelle ; on peut dire que toute l’entreprise d’Honneth à la suite de Hegel est
justement la notion de conflit destructeur de reconnaissance : cette phénoménologie atteint peut-être là sa limite et appelle une remise en question du rôle
quasi fondateur attribué à la notion de conflit et de lutte ; ce qui est en question, c’est l’au-delà de la reconnaissance juridique ainsi caractérisé par
l’auteur. Nous ne pouvons nous comprendre comme porteur de droit que si
nous avons en même temps connaissance des obligations normatives
auxquelles nous sommes tenus à l’égard d’autrui ; nous ne sommes nousmêmes qu’à condition d’entretenir avec autrui des rapports de construction
mutuelle, comme dans la prime enfance la capacité d’être seul pour sortir des
menaces d’abandon. Ici, le mépris social est la forme négative nouvelle. Les
malheurs de nos sociétés, que Hegel avait parfaitement anticipé dans son
analyse de la société civile, viennent, pourrait-on dire, de ce que la société
civile, marquée essentiellement par l’industrialisation, par la maîtrise de ce
qu’il connaissait déjà à l’époque des relations industrielles, produit en même
temps la pauvreté ; il y a un lien étrange entre la production de richesse et la
production d’inégalités [Page 23] — mais nous vivons de cela, n’est-ce pas,
cruellement. Dans nos sociétés, la source de méconnaissance, le déni de
reconnaissance, résident dans la contradiction profonde qui existe entre une
attribution égale de droit (en principe nous sommes égaux comme citoyens et
comme porteurs de droits) et l’inégalité de la distribution de biens : c’est-àdire que nous ne savons pas produire des sociétés économiquement et
socialement égalitaires alors que la fondation juridique de nos sociétés est le
droit égal à l’accès de toutes les sources de la reconnaissance juridique. Ce
conflit entre attribution de droits et distribution de biens est en quelque sorte
la limite indépassable de nos sociétés contemporaines et démocratiques. Celui
qui est reconnu juridiquement et qui n’est pas reconnu socialement souffre
d’un mépris fondamental lié à la structure même de cette contradiction ; dans
le livre de Honneth, un chapitre entier est consacré aux figures
contemporaines du déni de reconnaissance, avec des sentiments comme la
honte, la colère, l’indignation, la révolte, etc. Les formes de reconnaissance
relevant de l’estime sociale concernent le nœud le plus dissimulé entre
l’universalisation liée à la conquête du juridique et la personnalisation par la
division du travail ; ce nœud dissimulé est source de mépris et de déni de
considération sociale ; le défaut de considération publique et le sentiment
intime d’atteinte à l’intégrité vont de pair. C’est sur cette frontière indécise du
manque de reconnaissance sociale par la multiplication des inégalités dans des
sociétés de droit égal que je me pose la question de savoir si l’idée de lutte
est alors la dernière idée. La relecture des textes de Hegel à Iéna et leur
réinterprétation contemporaine m’ont conduit à un point de perplexité que je
résume ainsi : l’«être reconnu» de la lutte pour la reconnaissance n’est-il pas
l’enjeu d’une demande indéfinie, faisant figure de «mauvais infini» ? C’est une
expression hégélienne, que ce soit sous les traits négatifs d’une négation insatiable ou, positifs, d’une revendication sans limite, donc une sorte de malheur
de la conscience comme produit de la civilisation. Pour conjurer ce malaise de
la conscience malheureuse moderne et le péril des dérives qui en découlent, je
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me suis proposé de mettre en couple les motivations d’une lutte interminable
au sens où Freud parle d’une analyse interminable avec des expériences sans
doute rares mais précieuses, effectuations heureuses de la reconnaissance ; ce
sont les formes non violentes de la reconnaissance que je voudrais mettre en
face de la forme conflictuelle de la reconnaissance, qui est le grand héritage
hégélien. C’est pour cette raison que j’ai rouvert le dossier du don à un
moment inattendu de mon analyse, et je suis très conscient de l’espèce de
hiatus [Page 24] que je crée dans mon propre discours en passant de l’idée de
lutte à l’idée de don.
Dans sa grande œuvre L’Essai sur le don, sous-titrée Forme et raison de
l’échange dans les sociétés archaïques, Marcel Mauss parle de sociétés «
archaïques » non pas au sens barbare du terme, mais voulant dire qu’elles ne
sont pas entrées dans le mouvement général de la civilisation — une société
polynésienne ou d’Amérique. Ceci est important parce que mon problème sera
de savoir si le don reste un phénomène archaïque et si nous pouvons retrouver
des équivalents modernes de ce que Marcel Mauss a très bien décrit comme
« économie du don » ; pour Mauss il s’agit d’une économie, c’est-à-dire que le
don se place dans la même lignée que l’économie marchande. La relecture qui
est faite aujourd’hui de Marcel Mauss est présentée dans le livre de Marcel
Hénaff intitulé Le Prix de la vérité, en sous-titre Le don. C’est une tentative de
réinterprétation de la dialectique de l’échange du don pour le sortir de son
archaïsme et lui restituer un avenir. Mauss avait bien vu dans ces pratiques
archaïques quelque chose d’étrange qui ne le mettait pas sur le chemin de
l’économie marchande, qui n’était pas un antécédent ou un précédent, donc
une « forme primitive », mais qui était situé sur un autre plan. C’est sur le
caractère cérémoniel de l’échange que je veux insister : la cérémonie de
l’échange ne se fait pas dans la quotidienneté ordinaire des échanges marchands, bien connus de ces populations sous la forme du troc ou même de
l’achat et de la vente avec quelque chose comme une monnaie. Hénaff
souligne que le don, la chose donnée dans l’échange, n’est pas du tout une
monnaie ; ce n’est pas une monnaie d’échange, c’est autre chose, mais alors
quoi ? Reprenons l’analyse de Mauss au point où il s’arrête — sur une énigme,
l’énigme du don : le don appelle le contre-don, et le grand problème de Marcel
Mauss n’est pas du tout « pourquoi faut-il donner » mais « pourquoi faut-il
rendre ? ». Pour Marcel Mauss la grande énigme est donc le retour du don. La
solution qu’il en donnait était d’assumer l’explication apportée par ces populations elles-mêmes ; et c’est d’ailleurs ce que Lévi-Strauss, dans Les
structures élémentaires de la parenté, et dans le reste de son œuvre, a
critiqué : le sociologue ou l’anthropologue assume ici les croyances de ceux
qu’il observe. Or que disent ces croyances ? Qu’il y a dans la chose échangée
une force magique, qui doit circuler et retourner à son origine. Donner en
retour, c’est faire revenir la force contenue dans le don à son donateur.
L’interprétation que Marcel Hénaff nous propose (et que je prends à mon
compte) est que ce n’est pas une force [Page 25] magique, qui serait dans le
don, qui contraindrait au retour, mais le caractère de substitut et de gage. La
chose donnée, quelle qu’elle soit — des perles ou des échanges matrimoniaux,
n’importe quoi en guise de présent, de don, de cadeau — n’est rien que le
substitut d’une reconnaissance tacite ; c’est le donateur qui se donne lui-même
en substitut dans le don et en même temps le don est gage de restitution ; le
7
IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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fonctionnement du don serait en réalité non pas dans la chose donnée mais
dans la relation donateur-donataire, à savoir une reconnaissance tacite
symboliquement figurée par le don. Je prendrai cette idée d’une relation de
reconnaissance symbolique pour objet de la confrontation avec les analyses de
la lutte issues de Hegel. Il me semble que ce n’est pas la chose donnée qui par
sa force exige le retour mais c’est l’acte mutuel de reconnaissance de deux
êtres qui n’ont pas le discours spéculatif de leur connaissance ; la gestuelle de
la reconnaissance, c’est un geste constructif de reconnaissance à travers une
chose qui symbolise le donateur et le donataire. Je peux justifier cette
interprétation, en la mettant en rapport avec une expérience qui n’est
certainement pas archaïque : nous avons une expérience de ce qui n’a pas de
prix, la notion du « sans prix ». Dans la relation de don entre les « primitifs »,
comme on les appelait à cette époque-là, il y avait l’équivalent de ce qui pour
nous a d’abord été dans l’expérience grecque la découverte du « sans prix »
lié à l’idée de vérité — d’où le titre du livre de Hénaff, Le prix de la Vérité : en
réalité, c’est le « sans prix » de la vérité. L’expérience fondatrice ici c’est la
déclaration de Socrate face aux sophistes : « moi j’enseigne la vérité sans me
faire payer » ; ce sont les sophistes qui sont des professeurs que l’on paye —
nous sommes dans la lignée des sophistes plus que de Socrate. Un problème a
été posé à l’origine, c’est le rapport entre la vérité et l’argent, un rapport que
l’on peut dire d’inimitié. Cette inimitié entre la vérité (ou ce qui est cru comme
vérité et enseigné comme vérité) et l’argent a elle-même une longue histoire
— et le livre de Hénaff est en grande partie une histoire de l’argent face à la
vérité. En effet l’argent, de simple indice d’égalité de valeur entre des choses
échangées, est devenu lui-même une chose de valeur, sous la forme d’un
capital ; là les analyses marxistes sont certainement à leur place, sur la façon
dont la valeur d’échange est devenue plus-value et, à partir de là, mystification, au sens que l’argent devient mystérieux puisqu’il produit de l’argent
alors qu’il ne devrait être que le signe d’un échange réel entre des choses qui
ont leur valeur soit par la rareté, soit par le travail qui y est inclus, soit par la
plus-value de la mise à la disposition d’un consommateur ; que de mystification [Page 26] l’argent soit devenu la chose universelle qu’il est devenu
marque le comble du conflit entre la vérité et l’argent. À cet égard, Hénaff
renvoie au livre du grand sociologue allemand Simmel (fin XIX e — début XX e ) 3,
dans lequel il fait l’éloge de l’argent en comprenant sa place dans la
civilisation comme universel échangeur ; l’argent est donc titulaire en quelque
sorte de tous les processus d’universalisation — ce que nous vivons
actuellement comme globalisation ; le premier phénomène à globalisation,
c’est la circulation de l’argent ; et Simmel va même jusqu’à dire qu’il est
symbole de liberté en ce sens qu’on peut acheter n’importe quoi avec l’argent,
on a donc la liberté de choix. Mais Simmel, qui est en même temps un
moraliste néo-kantien montre quelque chose de monstrueux, que Socrate avait
prévu : le désir d’argent est une soif illimitée ; on pense au mot d’Horace «
auri sacra fames», la faim sacrée de l’or. On retrouve ce que tous les
moralistes, depuis Aristote et les stoïciens, avaient dénoncé comme la volonté
d’avoir trop, la « pléonexia », l’insatiable. L’insatiable, c’est à la fois l’infini et
3
Georg Simmel (1858-1918) : Philosophie de l’argent (Philosophie des Geldes, 1900). Cet auteur n’apparaît
pas dans Parcours de la reconnaissance. (NdE)
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internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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l’insaisissable, d’où la signification libératrice du rapport avec les biens non
marchands — le titre d’une livraison récente de la revue Esprit se présentait
sous la forme d’une interrogation inquiète : « Existe-t-il encore des biens non
marchands ? » 4 . Ma suggestion est que, dans les formes contemporaines et
quotidiennes de l’échange cérémoniel des cadeaux nous avons un modèle
d’une pratique de reconnaissance, de reconnaissance non-violente. Il y aurait
alors un travail à faire, qui serait la réplique du travail d’Honneth sur les
formes du mépris, une enquête sur les formes discrètes de reconnaissance
dans la politesse, mais aussi dans le festif. Est-ce que la différence entre les
jours ouvrables, comme nous disons, et les fêtes ne garde pas une
signification fondatrice, comme s’il y avait une sorte de sursis dans la course à
la production, à l’enrichissement : le festif serait pour ainsi dire la réplique
non violente de notre lutte pour être reconnu ? On peut dire que nous avons
une expérience vive de la reconnaissance dans un rapport de cadeau,
d’échange, de bienfait ; nous ne sommes plus en demande insatiable mais
nous avons en quelque sorte le petit bonheur d’être reconnaissant et d’être
reconnu. Soulignons le fait qu’en français le mot reconnaissance signifie deux
choses, être reconnu pour qui on est, reconnu dans son identité, mais aussi
éprouver de la gratitude — il y a, on peut le dire, un échange de gratitude
dans le cadeau.
Je termine sur l’interrogation qui est la mienne : jusqu’à quel point peuton donner une signification fondatrice à ces expériences rares ? Je tendrais
[Page 27] à dire que tant que nous avons le sentiment du sacré et du
caractère hors-ouvrage de la cérémonie dans l’échange sous son aspect
cérémoniel, alors nous avons la promesse d’avoir été au moins une fois dans
notre vie reconnu ; et si nous n’avions jamais eu l’expérience d’être reconnu,
de reconnaître dans la gratitude de l’échange cérémoniel, nous serions des
violents dans la lutte pour la reconnaissance. Ce sont ces expériences rares
qui protègent la lutte pour la reconnaissance de retourner à la violence de
Hobbes.
Paul R ICŒUR .
4
Dossier de la Revue Esprit, « Y a-t-il encore des biens non marchands ? » (Février 2002), comportant
d’ailleurs un entretien avec M. Hénaff. (NdE)
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internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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IIA741, in Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur Actas VII
Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-27.
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
Ce texte est issu de la conférence inaugurale donnée par Paul Ricœur aux VIIes Rencontres
Internationales de philosophie de Camino de Santiago, en Espagne (novembre 2003),
consacrées à la pensée de Ricœur et publiées en espagnol sous le titre Hermenéutica y
responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur (« Herméneutique et responsabilité. Hommage à Paul
Ricœur »)1. Le philosophe y aborde le thème de la reconnaissance, réactualisé en Allemagne
par Axel Honneth, et sur lequel il travaille alors dans le cadre de l’élaboration de son ultime
ouvrage, Parcours de la reconnaissance (Stock, 2004). Les remarques introductives sur
l’absence d’une théorie de la reconnaissance de même rang que les théories de la
connaissance, voire d’un grand livre sur la reconnaissance, se retrouvent dans l’Avant-propos et
l’Introduction de l’ouvrage de 2004 (9 et 13). La problématique de l’article, née de la crainte
d’une demande infinie de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience
malheureuse » et de « mauvais infini » - retournement, contre Hegel ou ses interprètes, de
deux grands motifs hégéliens -, fait intervenir le don comme complément et correction de la «
lutte » sur laquelle les commentateurs de Hegel, à la suite de Kojève, ont mis l’accent. On
retrouve cette discussion, parfois au mot près, avec les mêmes références à Marcel Mauss et à
l’ouvrage paru en 2002 de Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité, mais aussi avec de plus amples
développements empruntés notamment à l’historienne N. Zemon-Davis, dans la Ve section de
la Troisième étude de Parcours de la reconnaissance (327 à 356), lorsqu’il s’agit d’aborder la «
reconnaissance mutuelle » et la « logique de réciprocité ».
L’originalité du présent texte est ainsi de « concentrer » une problématique qui relie la
« perplexité » sur l’issue de la « lutte pour la reconnaissance », exprimée dès les premières
pages de Parcours de la reconnaissance, avec l’ouverture vers le don comme horizon d’une
reconnaissance mutuelle qui attend la dernière étude pour se déployer, tout en contenant
certaines réflexions sur l’argent non reprises dans l’ouvrage de 2004 (comme les lignes sur la
Philosophie de l’argent de Simmel).
(J.-Cl. Monod, pour le Fonds Ricœur).
1
Quelques coquilles, portant notamment sur des noms propres, ont été corrigées sans mention expresse.
1
IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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Résumé : « La lutte pour la reconnaissance et le don », né de la crainte d’une demande infinie
de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience malheureuse » et de « mauvais
infini », fait intervenir le don comme complément et correction de la « lutte ».
Mots-clés : Reconnaissance ; Lutte ; Don ; Argent ; Hegel ; Honneth ; Mauss ; Hénaff.
Rubrique : Autour de Parcours de la reconnaissance (2002-2005).
~
[Page 17]
L
e titre de cette conférence, La lutte pour la reconnaissance et l’économie du
don, semble marier l’eau et le feu, le mot « lutte » et le mot « don » ;
mais ce qui est en jeu c’est le mot « reconnaissance », la reconnaissance
mutuelle ; ce travail fait partie d’une tentative plus vaste de donner au
concept de « reconnaissance » une dignité philosophique qu’il n’a pas,
comparé au mot « connaissance » ; il y a des théories de la connaissance, des
traités de la connaissance, mais, selon mon information, nous n’avons pas de
grand livre qui porterait le titre De la reconnaissance ; je ne suis pas sûr qu’il
puisse être écrit et je ne présente ici que des fragments de recherche.
Le concept de reconnaissance est entré dans la philosophie grâce
essentiellement au philosophe allemand Hegel, presque au début de son œuvre
philosophique, à Iéna entre 1802 et 1806. Le thème de la reconnaissance n’est
pas inconnu du public de langue française, grâce au travail de Kojève sur le
grand livre de Hegel qui suivit cette période de préparation, La Phénoménologie [Page
18] de l’Esprit ; le noyau de cette œuvre est la lutte pour la reconnaissance
précisément, mais autour d’un thème qui m’a paru un peu réducteur, la lutte
du maître et de l’esclave, et qui en effet, dans ce livre, ne peut se terminer
que par un renvoi en quelque sorte dos-à-dos du maître et de l’esclave qui se
reconnaissent tous deux comme partageant la pensée. L’issue de la lutte pour
la reconnaissance dans La Phénoménologie de l’Esprit est donc le stoïcisme, où
un maître et un esclave, un empereur et un esclave, disent tous deux « nous
pensons » ; et comme tous les deux pensent, ils sont indifférents, maître ou
esclave. Le stoïcisme produit donc le scepticisme. Remontant plus haut que cet
ouvrage très achevé, admirable de La Phénoménologie de l’Esprit, à la période
d’Iéna, j’ai alors suivi les travaux d’une autre génération de chercheurs qui,
dans des ouvrages fragmentaires inachevés, mettent en chantier l’idée de la
lutte pour la reconnaissance, mais avec un horizon beaucoup plus prometteur
de développements ultérieurs que cette espèce de fermeture dont je viens de
parler sur le stoïcisme et le scepticisme. Dans ces écrits et surtout dans leur
réactualisation en Allemagne principalement autour de jeunes chercheurs, et
aussi à Louvain-la-Neuve autour de Taminiaux, l’idée généralement exposée
est la suivante : si nous restons seulement dans l’horizon de la lutte pour la
reconnaissance, nous créerons une demande insatiable, une sorte de nouvelle
conscience malheureuse, une revendication sans fin. C’est pourquoi je me suis
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IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
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demandé si nous n’avions pas par ailleurs, dans notre expérience quotidienne,
l’expérience d’être reconnus dans un échange qui est précisément l’échange du
don. Je fais donc une tentative dont j’ignore le succès, mais dont je suis certain qu’elle est féconde, pour compléter et corriger l’idée finalement violente
de lutte par l’idée non violente de don. Voilà donc la ligne générale de ma présentation.
Revenant en quelques mots sur l’œuvre de Hegel à Iéna, je veux désigner
quel est l’adversaire permanent que la philosophie politique a tenté de
combattre et d’exclure : il s’agit du Hobbes du Léviathan. On peut dire que
toute la tradition du droit naturel, de Grotius, Pufendorf, Locke, Leibniz, et
jusqu’à Fichte, tend à réfuter Hobbes. L’idée de Hobbes, chacun le sait au
moins très sommairement, c’est que dans l’état qu’il appelle de nature — c’est
une sorte de fable de l’origine, et qui est d’ailleurs parfaitement reconstruite
par une description empirique de l’état des choses— les hommes ne sont
conduits que par la peur de la mort violente, de la main d’un autre. Les passions qui règnent sur cette peur sont la compétition, la défiance et la gloire.
[Page 19] Au fond, c’est autour de l’idée de défiance que nous allons tourner
puisque la reconnaissance que nous allons voir est la réplique à cette défiance
pour sortir de l’état de nature ainsi présenté par Hobbes. La solution est un
contrat, mais un contrat entre des hommes noués par la peur et qui s’en
remettent à un souverain ; celui-ci ne contracte pas, ne participe pas comme
contractant au contrat ; si bien qu’un artifice, l’État, est représenté par le gros
animal dont il est question dans le livre de Job : le Léviathan, c’est la grosse
bête en quelque sorte. Le problème posé à Hobbes et à tous ses successeurs
est de savoir s’il y aurait un fondement moral distinct de la peur, un
fondement moral dont on peut dire qu’il donne la dimension humaine,
humaniste à la grande entreprise politique. Le jeune Hegel se situe dans cette
ligne ; mais il a derrière lui des appuis considérables, des anti-hobbesiens si
j’ose dire, c’est-à-dire la tradition, assez mal définie d’ailleurs, du droit
naturel, avec l’idée qu’il y a une marque morale originaire sur l’homme : on la
trouve chez Grotius dans cette « qualité morale de la personne » — « qualitas,
moralis personae » l’expression est de Grotius — en vue de quoi on peut
légitimement posséder, faire et agir ; c’est le premier relais. Le deuxième
relais, c’est bien entendu Kant, avec son idée de l’autonomie : au sens propre
du mot le soi et la norme forment un lien absolument primitif ; un impératif
catégorique s’ensuit et il n’y a pas de problème dérivé de la peur : c’est une
fondation primordiale de la moralité ; mais le problème est de tirer une
philosophie politique du principe d’autonomie, et c’est à ce stade qu’intervient
le dernier relais, le grand philosophe peut-être le plus difficile à lire de toute la
philosophie allemande, Fichte. Lui le premier a lié l’idée de réflexion sur soi à
une idée de l’orientation vers l’Autre ; cette détermination réciproque de la
conscience de soi et de l’intersubjectivité, c’est l’œuvre de Fichte, et en ce
sens, dans cette période au moins, Hegel est un Fichte ; j’ajouterai à ces
motivations son admiration sans bornes pour la Cité grecque et l’idée de
retrouver la belle Cité dans les conditions de la modernité : c’est donc la tâche
que s’assigne Hegel. Les deux ouvrages, ou plutôt les deux fragments sur
lesquels je vais m’appuyer et dont je vais faire une très brève présentation
sont le Système de la vie éthique de 1802 et la Realphilosophie, philosophie de
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la vie réelle, des années 1804-1806 ; nous avons employé en français « vie
éthique » pour traduire un mot allemand de grande portée qui est le mot «
Sitten » : les mœurs ; c’est-à-dire qu’au lieu de partir de l’idée abstraite du
devoir moral, de l’obligation, on part de la pratique des mœurs ; il y a là une
sorte d’écho à Aristote qui précisément a écrit une éthique à partir du [Page
20] mot «ethos», les mœurs ; donc ne pouvant employer le mot «mœurs» en
français comme l’allemand emploie « Sitten », on a traduit par éthique ; dans
le mot vie éthique, il y a une volonté de concrétude de la pratique des
hommes et pas seulement de leurs obligations abstraites morales. Sur ce
projet se greffe une méthode qui est de faire apparaître la négativité — c’està-dire tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, nie — comme le moteur
dynamique de l’avancée des idées et des pratiques. La sortie de la vie
naturelle, le fait d’être simplement là, « Dasein » comme on dit en allemand,
se fait par le négatif qui pousse toujours plus loin. Le projet hégélien — qui au
fond ne changera pas jusqu’à l’accomplissement le plus convaincant de l’œuvre
hégélienne dans cet ordre pratique, à savoir les Principes de la philosophie du
droit — consiste en un parcours de niveaux et d’institutions où, par la
multiplication des négations, se construit peu à peu un ordre humain. L’origine
du politique est donc la sortie de la peur par cette poussée spirituelle qui, sous
le vide de la négativité vive et vivante, produit des institutions de plus en plus
riches ; dans le dernier grand ouvrage, les Principes de la philosophie du droit,
elles s’organiseront autour de la famille, de la société civile et culmineront
dans la société politique où les hégéliens tentent de retrouver l’équivalence de
la belle Cité grecque, mais à partir de l’individualité née à la Renaissance,
dans la période des Lumières et à travers la philosophie kantienne et
fichtéenne. Quant au deuxième ouvrage, Realphilosophie, et le terme « real »
l’indique, il s’agit de dire comment l’esprit, le Geist, entre dans l’Histoire,
entre dans la réalité historique, comment la liberté qui est d’abord une idée
abstraite devient historique. C’est donc à travers toute une histoire des
conquêtes pratiques, pragmatiques et institutionnelles de l’homme que se
construit ce destin — politique finalement, politique au sens large — de vivre
ensemble dans des lois et des institutions. Hegel parcourt trois modèles de
reconnaissance : le premier, sous l’égide de l’amour (ce qui était déjà un
grand mot hégélien), l’affectivité sous la forme aussi bien de la sexualité et de
l’érotisme que de l’amitié et du respect mutuel : le mot amour est un mot qui
définit toutes les relations proches des hommes qui sont engagés
affectivement ; un deuxième niveau, juridique, est celui du droit où règnent
généralement des rapports contractuels — mais les rapports contractuels pour
Hegel sont toujours des rapports de faible qualité humaine, parce que dans le
rapport de contrat, principalement autour de la propriété, on sépare plutôt que
l’on unit le « ce qui est à moi » de « ce qui est à toi » ; et la séparation du
mien et du tien n’est pas un acte de reconnaissance, on peut dire d’une
certaine façon qu’il reste un élément de défiance dans la relation contractuelle.
Je crois qu’il est très important de dire la permanence de l’anticontractualisme dans toute l’œuvre de Hegel : le contrat est un rapport
abstrait et qui est d’ailleurs sanctionné par lui-même, à savoir qu’il produit
l’infraction. Hegel magnifie un peu ce concept d’infraction par celui de crime ;
et le plus surprenant à la lecture de ces deux essais est, je ne dirai pas une
apologie du crime, mais une tentative pour comprendre comment le crime
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contribue à la progression du rapport humain en ébranlant le rapport
simplement juridique qui est en quelque sorte dénoncé de pauvreté
spirituelle ; je me permets de dire en passant que lorsque, dans une société, il
y a destruction de tous les rapports humains véritables liés à la société civile,
à la société politique, nous retombons tout simplement sur des rapports de
droit, et c’est la criminalité qui, en quelque sorte, révèle l’inhumanité profonde
de relations qui ne seraient que des relations juridiques. Au-dessus de ce
rapport simplement abstrait, purement juridique, contractuel, dénoncé par la
criminalité, il y a la recherche d’un lien communautaire qui pour Hegel est
l’État (c’est le troisième niveau). C’est un sujet de grande controverse de
savoir si la description et la construction de l’État hégélien ne sont pas encore
chargées de défiance mutuelle ; je voudrais dire quelques mots sur les
tentatives contemporaines de réappropriation et de réactualisation de la
philosophie du jeune Hegel, reconstruisant, recherchant quels seraient les
équivalents concrets, dans notre expérience, du négatif hégélien ; l’idée clé
que j’ai maintenant présentée se trouve dans La Lutte pour la reconnaissance :
à savoir que c’est par des expériences négatives de mépris, « Missachtung»,
que nous découvrons notre propre désir de reconnaissance ; notre désir de
reconnaissance est né de la dis-satisfaction ou du malheur du mépris ; c’est
toute une phénoménologie du mépris qui guide la reconstruction par Alex
Honneth de l’héritage du jeune Hegel. Il le montre aux trois niveaux parcourus
par Hegel dans son œuvre ; le premier et le dernier de ces niveaux surtout
m’intéressent, car sur le jeu éthique nous sommes maintenant abondamment
pourvus de commentaires et de réinterprétations ; mais le juridique n’occupe
pas toute la place : il est encadré par quelque chose qui est du pré-juridique
et quelque chose qui est du post-juridique ; c’est successivement dans le préjuridique et le post-juridique que Honneth voit opérer le mépris et la
provocation à surmonter celui-ci par la reconnaissance ; cette mise en couple
de l’idée de mépris et de l’idée de reconnaissance me paraît être l’acquis
principal de cette réactualisation. [Page 22] Voici quelques exemples : le
modèle premier — puisque Honneth nous présente en somme trois modèles de
reconnaissance, au niveau des affects (des affections comme on disait au
XVIII e siècle), au niveau juridique et au niveau politique — le modèle premier
donc couvre la gamme des rapports érotiques, familiaux, amicaux, c’est-à-dire
(je cite Honneth) « impliquant des liens affectifs puissants entre un nombre
restreint de personnes » 2, le pré-juridique mérite d’être parcouru dans toutes
ces dimensions par la richesse extraordinaire des sentiments négatifs qu’il
comporte. Aujourd’hui nous avons certainement des échos très riches de ces
composants négatifs de l’affectivité première dans la psychanalyse, dont bien
sûr Hegel n’avait pas le moindre pressentiment ; Honneth s’intéresse surtout à
la psychanalyse postfreudienne de tous les sentiments d’abandon, de détresse,
de malheur de la prime enfance, qui précèdent l’entrée dans le complexe
d’Œdipe et qui paraissent être des commentaires possibles de la négativité :
l’enfant cherche, dans le besoin d’être rassuré, la confiance dans la vie, ou
dans le fait de n’être pas confirmé, de ne pas être approuvé, l’acquisition de la
capacité de la solitude ; cette acquisition de la capacité de solitude à partir de
2
Les guillemets ont été ici ajoutés pour plus de clarté. Voir Parcours de la reconnaissance où ce même extrait
est cité, p. 276. (NdE)
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l’abandon et de la menace d’abandon constituerait, pour Honneth, le meilleur
équivalent contemporain, moderne, de l’analyse hégélienne.
Je me porte d’un saut à l’autre extrémité de la reconnaissance conflictuelle ; on peut dire que toute l’entreprise d’Honneth à la suite de Hegel est
justement la notion de conflit destructeur de reconnaissance : cette phénoménologie atteint peut-être là sa limite et appelle une remise en question du rôle
quasi fondateur attribué à la notion de conflit et de lutte ; ce qui est en question, c’est l’au-delà de la reconnaissance juridique ainsi caractérisé par
l’auteur. Nous ne pouvons nous comprendre comme porteur de droit que si
nous avons en même temps connaissance des obligations normatives
auxquelles nous sommes tenus à l’égard d’autrui ; nous ne sommes nousmêmes qu’à condition d’entretenir avec autrui des rapports de construction
mutuelle, comme dans la prime enfance la capacité d’être seul pour sortir des
menaces d’abandon. Ici, le mépris social est la forme négative nouvelle. Les
malheurs de nos sociétés, que Hegel avait parfaitement anticipé dans son
analyse de la société civile, viennent, pourrait-on dire, de ce que la société
civile, marquée essentiellement par l’industrialisation, par la maîtrise de ce
qu’il connaissait déjà à l’époque des relations industrielles, produit en même
temps la pauvreté ; il y a un lien étrange entre la production de richesse et la
production d’inégalités [Page 23] — mais nous vivons de cela, n’est-ce pas,
cruellement. Dans nos sociétés, la source de méconnaissance, le déni de
reconnaissance, résident dans la contradiction profonde qui existe entre une
attribution égale de droit (en principe nous sommes égaux comme citoyens et
comme porteurs de droits) et l’inégalité de la distribution de biens : c’est-àdire que nous ne savons pas produire des sociétés économiquement et
socialement égalitaires alors que la fondation juridique de nos sociétés est le
droit égal à l’accès de toutes les sources de la reconnaissance juridique. Ce
conflit entre attribution de droits et distribution de biens est en quelque sorte
la limite indépassable de nos sociétés contemporaines et démocratiques. Celui
qui est reconnu juridiquement et qui n’est pas reconnu socialement souffre
d’un mépris fondamental lié à la structure même de cette contradiction ; dans
le livre de Honneth, un chapitre entier est consacré aux figures
contemporaines du déni de reconnaissance, avec des sentiments comme la
honte, la colère, l’indignation, la révolte, etc. Les formes de reconnaissance
relevant de l’estime sociale concernent le nœud le plus dissimulé entre
l’universalisation liée à la conquête du juridique et la personnalisation par la
division du travail ; ce nœud dissimulé est source de mépris et de déni de
considération sociale ; le défaut de considération publique et le sentiment
intime d’atteinte à l’intégrité vont de pair. C’est sur cette frontière indécise du
manque de reconnaissance sociale par la multiplication des inégalités dans des
sociétés de droit égal que je me pose la question de savoir si l’idée de lutte
est alors la dernière idée. La relecture des textes de Hegel à Iéna et leur
réinterprétation contemporaine m’ont conduit à un point de perplexité que je
résume ainsi : l’«être reconnu» de la lutte pour la reconnaissance n’est-il pas
l’enjeu d’une demande indéfinie, faisant figure de «mauvais infini» ? C’est une
expression hégélienne, que ce soit sous les traits négatifs d’une négation insatiable ou, positifs, d’une revendication sans limite, donc une sorte de malheur
de la conscience comme produit de la civilisation. Pour conjurer ce malaise de
la conscience malheureuse moderne et le péril des dérives qui en découlent, je
6
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me suis proposé de mettre en couple les motivations d’une lutte interminable
au sens où Freud parle d’une analyse interminable avec des expériences sans
doute rares mais précieuses, effectuations heureuses de la reconnaissance ; ce
sont les formes non violentes de la reconnaissance que je voudrais mettre en
face de la forme conflictuelle de la reconnaissance, qui est le grand héritage
hégélien. C’est pour cette raison que j’ai rouvert le dossier du don à un
moment inattendu de mon analyse, et je suis très conscient de l’espèce de
hiatus [Page 24] que je crée dans mon propre discours en passant de l’idée de
lutte à l’idée de don.
Dans sa grande œuvre L’Essai sur le don, sous-titrée Forme et raison de
l’échange dans les sociétés archaïques, Marcel Mauss parle de sociétés «
archaïques » non pas au sens barbare du terme, mais voulant dire qu’elles ne
sont pas entrées dans le mouvement général de la civilisation — une société
polynésienne ou d’Amérique. Ceci est important parce que mon problème sera
de savoir si le don reste un phénomène archaïque et si nous pouvons retrouver
des équivalents modernes de ce que Marcel Mauss a très bien décrit comme
« économie du don » ; pour Mauss il s’agit d’une économie, c’est-à-dire que le
don se place dans la même lignée que l’économie marchande. La relecture qui
est faite aujourd’hui de Marcel Mauss est présentée dans le livre de Marcel
Hénaff intitulé Le Prix de la vérité, en sous-titre Le don. C’est une tentative de
réinterprétation de la dialectique de l’échange du don pour le sortir de son
archaïsme et lui restituer un avenir. Mauss avait bien vu dans ces pratiques
archaïques quelque chose d’étrange qui ne le mettait pas sur le chemin de
l’économie marchande, qui n’était pas un antécédent ou un précédent, donc
une « forme primitive », mais qui était situé sur un autre plan. C’est sur le
caractère cérémoniel de l’échange que je veux insister : la cérémonie de
l’échange ne se fait pas dans la quotidienneté ordinaire des échanges marchands, bien connus de ces populations sous la forme du troc ou même de
l’achat et de la vente avec quelque chose comme une monnaie. Hénaff
souligne que le don, la chose donnée dans l’échange, n’est pas du tout une
monnaie ; ce n’est pas une monnaie d’échange, c’est autre chose, mais alors
quoi ? Reprenons l’analyse de Mauss au point où il s’arrête — sur une énigme,
l’énigme du don : le don appelle le contre-don, et le grand problème de Marcel
Mauss n’est pas du tout « pourquoi faut-il donner » mais « pourquoi faut-il
rendre ? ». Pour Marcel Mauss la grande énigme est donc le retour du don. La
solution qu’il en donnait était d’assumer l’explication apportée par ces populations elles-mêmes ; et c’est d’ailleurs ce que Lévi-Strauss, dans Les
structures élémentaires de la parenté, et dans le reste de son œuvre, a
critiqué : le sociologue ou l’anthropologue assume ici les croyances de ceux
qu’il observe. Or que disent ces croyances ? Qu’il y a dans la chose échangée
une force magique, qui doit circuler et retourner à son origine. Donner en
retour, c’est faire revenir la force contenue dans le don à son donateur.
L’interprétation que Marcel Hénaff nous propose (et que je prends à mon
compte) est que ce n’est pas une force [Page 25] magique, qui serait dans le
don, qui contraindrait au retour, mais le caractère de substitut et de gage. La
chose donnée, quelle qu’elle soit — des perles ou des échanges matrimoniaux,
n’importe quoi en guise de présent, de don, de cadeau — n’est rien que le
substitut d’une reconnaissance tacite ; c’est le donateur qui se donne lui-même
en substitut dans le don et en même temps le don est gage de restitution ; le
7
IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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fonctionnement du don serait en réalité non pas dans la chose donnée mais
dans la relation donateur-donataire, à savoir une reconnaissance tacite
symboliquement figurée par le don. Je prendrai cette idée d’une relation de
reconnaissance symbolique pour objet de la confrontation avec les analyses de
la lutte issues de Hegel. Il me semble que ce n’est pas la chose donnée qui par
sa force exige le retour mais c’est l’acte mutuel de reconnaissance de deux
êtres qui n’ont pas le discours spéculatif de leur connaissance ; la gestuelle de
la reconnaissance, c’est un geste constructif de reconnaissance à travers une
chose qui symbolise le donateur et le donataire. Je peux justifier cette
interprétation, en la mettant en rapport avec une expérience qui n’est
certainement pas archaïque : nous avons une expérience de ce qui n’a pas de
prix, la notion du « sans prix ». Dans la relation de don entre les « primitifs »,
comme on les appelait à cette époque-là, il y avait l’équivalent de ce qui pour
nous a d’abord été dans l’expérience grecque la découverte du « sans prix »
lié à l’idée de vérité — d’où le titre du livre de Hénaff, Le prix de la Vérité : en
réalité, c’est le « sans prix » de la vérité. L’expérience fondatrice ici c’est la
déclaration de Socrate face aux sophistes : « moi j’enseigne la vérité sans me
faire payer » ; ce sont les sophistes qui sont des professeurs que l’on paye —
nous sommes dans la lignée des sophistes plus que de Socrate. Un problème a
été posé à l’origine, c’est le rapport entre la vérité et l’argent, un rapport que
l’on peut dire d’inimitié. Cette inimitié entre la vérité (ou ce qui est cru comme
vérité et enseigné comme vérité) et l’argent a elle-même une longue histoire
— et le livre de Hénaff est en grande partie une histoire de l’argent face à la
vérité. En effet l’argent, de simple indice d’égalité de valeur entre des choses
échangées, est devenu lui-même une chose de valeur, sous la forme d’un
capital ; là les analyses marxistes sont certainement à leur place, sur la façon
dont la valeur d’échange est devenue plus-value et, à partir de là, mystification, au sens que l’argent devient mystérieux puisqu’il produit de l’argent
alors qu’il ne devrait être que le signe d’un échange réel entre des choses qui
ont leur valeur soit par la rareté, soit par le travail qui y est inclus, soit par la
plus-value de la mise à la disposition d’un consommateur ; que de mystification [Page 26] l’argent soit devenu la chose universelle qu’il est devenu
marque le comble du conflit entre la vérité et l’argent. À cet égard, Hénaff
renvoie au livre du grand sociologue allemand Simmel (fin XIX e — début XX e ) 3,
dans lequel il fait l’éloge de l’argent en comprenant sa place dans la
civilisation comme universel échangeur ; l’argent est donc titulaire en quelque
sorte de tous les processus d’universalisation — ce que nous vivons
actuellement comme globalisation ; le premier phénomène à globalisation,
c’est la circulation de l’argent ; et Simmel va même jusqu’à dire qu’il est
symbole de liberté en ce sens qu’on peut acheter n’importe quoi avec l’argent,
on a donc la liberté de choix. Mais Simmel, qui est en même temps un
moraliste néo-kantien montre quelque chose de monstrueux, que Socrate avait
prévu : le désir d’argent est une soif illimitée ; on pense au mot d’Horace «
auri sacra fames», la faim sacrée de l’or. On retrouve ce que tous les
moralistes, depuis Aristote et les stoïciens, avaient dénoncé comme la volonté
d’avoir trop, la « pléonexia », l’insatiable. L’insatiable, c’est à la fois l’infini et
3
Georg Simmel (1858-1918) : Philosophie de l’argent (Philosophie des Geldes, 1900). Cet auteur n’apparaît
pas dans Parcours de la reconnaissance. (NdE)
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l’insaisissable, d’où la signification libératrice du rapport avec les biens non
marchands — le titre d’une livraison récente de la revue Esprit se présentait
sous la forme d’une interrogation inquiète : « Existe-t-il encore des biens non
marchands ? » 4 . Ma suggestion est que, dans les formes contemporaines et
quotidiennes de l’échange cérémoniel des cadeaux nous avons un modèle
d’une pratique de reconnaissance, de reconnaissance non-violente. Il y aurait
alors un travail à faire, qui serait la réplique du travail d’Honneth sur les
formes du mépris, une enquête sur les formes discrètes de reconnaissance
dans la politesse, mais aussi dans le festif. Est-ce que la différence entre les
jours ouvrables, comme nous disons, et les fêtes ne garde pas une
signification fondatrice, comme s’il y avait une sorte de sursis dans la course à
la production, à l’enrichissement : le festif serait pour ainsi dire la réplique
non violente de notre lutte pour être reconnu ? On peut dire que nous avons
une expérience vive de la reconnaissance dans un rapport de cadeau,
d’échange, de bienfait ; nous ne sommes plus en demande insatiable mais
nous avons en quelque sorte le petit bonheur d’être reconnaissant et d’être
reconnu. Soulignons le fait qu’en français le mot reconnaissance signifie deux
choses, être reconnu pour qui on est, reconnu dans son identité, mais aussi
éprouver de la gratitude — il y a, on peut le dire, un échange de gratitude
dans le cadeau.
Je termine sur l’interrogation qui est la mienne : jusqu’à quel point peuton donner une signification fondatrice à ces expériences rares ? Je tendrais
[Page 27] à dire que tant que nous avons le sentiment du sacré et du
caractère hors-ouvrage de la cérémonie dans l’échange sous son aspect
cérémoniel, alors nous avons la promesse d’avoir été au moins une fois dans
notre vie reconnu ; et si nous n’avions jamais eu l’expérience d’être reconnu,
de reconnaître dans la gratitude de l’échange cérémoniel, nous serions des
violents dans la lutte pour la reconnaissance. Ce sont ces expériences rares
qui protègent la lutte pour la reconnaissance de retourner à la violence de
Hobbes.
Paul R ICŒUR .
4
Dossier de la Revue Esprit, « Y a-t-il encore des biens non marchands ? » (Février 2002), comportant
d’ailleurs un entretien avec M. Hénaff. (NdE)
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internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
Ce texte est issu de la conférence inaugurale donnée par Paul Ricœur aux VII
es
Rencontres
Internationales de philosophie de Camino de Santiago, en Espagne (novembre 2003),
consacrées à la pensée de Ricœur et publiées en espagnol sous le titre Hermenéutica y
responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur (« Herméneutique et responsabilité. Hommage à Paul
Ricœur »)
1
. Le philosophe y aborde le thème de la reconnaissance, réactualisé en Allemagne
par Axel Honneth, et sur lequel il travaille alors dans le cadre de l’élaboration de son ultime
ouvrage, Parcours de la reconnaissance (Stock, 2004). Les remarques introductives sur
l’absence d’une théorie de la reconnaissance de même rang que les théories de la
connaissance, voire d’un grand livre sur la reconnaissance, se retrouvent dans l’Avant-propos et
l’Introduction de l’ouvrage de 2004 (9 et 13). La problématique de l’article, née de la crainte
d’une demande infinie de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience
malheureuse » et de « mauvais infini » - retournement, contre Hegel ou ses interprètes, de
deux grands motifs hégéliens -, fait intervenir le don comme complément et correction de la «
lutte » sur laquelle les commentateurs de Hegel, à la suite de Kojève, ont mis l’accent. On
retrouve cette discussion, parfois au mot près, avec les mêmes références à Marcel Mauss et à
l’ouvrage paru en 2002 de Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité, mais aussi avec de plus amples
développements empruntés notamment à l’historienne N. Zemon-Davis, dans la V
e
section de
la Troisième étude de Parcours de la reconnaissance (327 à 356), lorsqu’il s’agit d’aborder la «
reconnaissance mutuelle » et la « logique de réciprocité ».
L’originalité du présent texte est ainsi de « concentrer » une problématique qui relie la
« perplexité » sur l’issue de la « lutte pour la reconnaissance », exprimée dès les premières
pages de Parcours de la reconnaissance, avec l’ouverture vers le don comme horizon d’une
reconnaissance mutuelle qui attend la dernière étude pour se déployer, tout en contenant
certaines réflexions sur l’argent non reprises dans l’ouvrage de 2004 (comme les lignes sur la
Philosophie de l’argent de Simmel).
(J.-Cl. Monod, pour le Fonds Ricœur).
1
Quelques coquilles, portant notamment sur des noms propres, ont été corrigées sans mention expresse.
La lutte pour la reconnaissance et le don
IIA741, in Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur Actas VII
Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-27.
© Fonds Ricœur
2
IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
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© Fonds Ricœur
Résumé : « La lutte pour la reconnaissance et le don », né de la crainte d’une demande infinie
de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience malheureuse » et de « mauvais
infini », fait intervenir le don comme complément et correction de la « lutte ».
Mots-clés : Reconnaissance ; Lutte ; Don ; Argent ; Hegel ; Honneth ; Mauss ; Hénaff.
Rubrique : Autour de Parcours de la reconnaissance (2002-2005).
~
[Page 17]
e titre de cette conférence, La lutte pour la reconnaissance et l’économie du
don, semble marier l’eau et le feu, le mot « lutte » et le mot « don » ;
mais ce qui est en jeu c’est le mot « reconnaissance », la reconnaissance
mutuelle ; ce travail fait partie d’une tentative plus vaste de donner au
concept de « reconnaissance » une dignité philosophique qu’il n’a pas,
comparé au mot « connaissance » ; il y a des théories de la connaissance, des
traités de la connaissance, mais, selon mon information, nous n’avons pas de
grand livre qui porterait le titre De la reconnaissance ; je ne suis pas sûr qu’il
puisse être écrit et je ne présente ici que des fragments de recherche.
Le concept de reconnaissance est entré dans la philosophie grâce
essentiellement au philosophe allemand Hegel, presque au début de son œuvre
philosophique, à Iéna entre 1802 et 1806. Le thème de la reconnaissance n’est
pas inconnu du public de langue française, grâce au travail de Kojève sur le
grand livre de Hegel qui suivit cette période de préparation, La Phénoménologie
[Page
18]
de l’Esprit ; le noyau de cette œuvre est la lutte pour la reconnaissance
précisément, mais autour d’un thème qui m’a paru un peu réducteur, la lutte
du maître et de l’esclave, et qui en effet, dans ce livre, ne peut se terminer
que par un renvoi en quelque sorte dos-à-dos du maître et de l’esclave qui se
reconnaissent tous deux comme partageant la pensée. L’issue de la lutte pour
la reconnaissance dans La Phénoménologie de l’Esprit est donc le stoïcisme, où
un maître et un esclave, un empereur et un esclave, disent tous deux « nous
pensons » ; et comme tous les deux pensent, ils sont indifférents, maître ou
esclave. Le stoïcisme produit donc le scepticisme. Remontant plus haut que cet
ouvrage très achevé, admirable de La Phénoménologie de l’Esprit, à la période
d’Iéna, j’ai alors suivi les travaux d’une autre génération de chercheurs qui,
dans des ouvrages fragmentaires inachevés, mettent en chantier l’idée de la
lutte pour la reconnaissance, mais avec un horizon beaucoup plus prometteur
de développements ultérieurs que cette espèce de fermeture dont je viens de
parler sur le stoïcisme et le scepticisme. Dans ces écrits et surtout dans leur
réactualisation en Allemagne principalement autour de jeunes chercheurs, et
aussi à Louvain-la-Neuve autour de Taminiaux, l’idée généralement exposée
est la suivante : si nous restons seulement dans l’horizon de la lutte pour la
reconnaissance, nous créerons une demande insatiable, une sorte de nouvelle
conscience malheureuse, une revendication sans fin. C’est pourquoi je me suis
L
3
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demandé si nous n’avions pas par ailleurs, dans notre expérience quotidienne,
l’expérience d’être reconnus dans un échange qui est précisément l’échange du
don. Je fais donc une tentative dont j’ignore le succès, mais dont je suis cer-
tain qu’elle est féconde, pour compléter et corriger l’idée finalement violente
de lutte par l’idée non violente de don. Voilà donc la ligne générale de ma pré-
sentation.
Revenant en quelques mots sur l’œuvre de Hegel à Iéna, je veux désigner
quel est l’adversaire permanent que la philosophie politique a tenté de
combattre et d’exclure : il s’agit du Hobbes du Léviathan. On peut dire que
toute la tradition du droit naturel, de Grotius, Pufendorf, Locke, Leibniz, et
jusqu’à Fichte, tend à réfuter Hobbes. L’idée de Hobbes, chacun le sait au
moins très sommairement, c’est que dans l’état qu’il appelle de nature — c’est
une sorte de fable de l’origine, et qui est d’ailleurs parfaitement reconstruite
par une description empirique de l’état des choses— les hommes ne sont
conduits que par la peur de la mort violente, de la main d’un autre. Les pas-
sions qui règnent sur cette peur sont la compétition, la défiance et la gloire.
[Page 19]
Au fond, c’est autour de l’idée de défiance que nous allons tourner
puisque la reconnaissance que nous allons voir est la réplique à cette défiance
pour sortir de l’état de nature ainsi présenté par Hobbes. La solution est un
contrat, mais un contrat entre des hommes noués par la peur et qui s’en
remettent à un souverain ; celui-ci ne contracte pas, ne participe pas comme
contractant au contrat ; si bien qu’un artifice, l’État, est représenté par le gros
animal dont il est question dans le livre de Job : le Léviathan, c’est la grosse
bête en quelque sorte. Le problème posé à Hobbes et à tous ses successeurs
est de savoir s’il y aurait un fondement moral distinct de la peur, un
fondement moral dont on peut dire qu’il donne la dimension humaine,
humaniste à la grande entreprise politique. Le jeune Hegel se situe dans cette
ligne ; mais il a derrière lui des appuis considérables, des anti-hobbesiens si
j’ose dire, c’est-à-dire la tradition, assez mal définie d’ailleurs, du droit
naturel, avec l’idée qu’il y a une marque morale originaire sur l’homme : on la
trouve chez Grotius dans cette « qualité morale de la personne » — « qualitas,
moralis personae » l’expression est de Grotius — en vue de quoi on peut
légitimement posséder, faire et agir ; c’est le premier relais. Le deuxième
relais, c’est bien entendu Kant, avec son idée de l’autonomie : au sens propre
du mot le soi et la norme forment un lien absolument primitif ; un impératif
catégorique s’ensuit et il n’y a pas de problème dérivé de la peur : c’est une
fondation primordiale de la moralité ; mais le problème est de tirer une
philosophie politique du principe d’autonomie, et c’est à ce stade qu’intervient
le dernier relais, le grand philosophe peut-être le plus difficile à lire de toute la
philosophie allemande, Fichte. Lui le premier a lié l’idée de réflexion sur soi à
une idée de l’orientation vers l’Autre ; cette détermination réciproque de la
conscience de soi et de l’intersubjectivité, c’est l’œuvre de Fichte, et en ce
sens, dans cette période au moins, Hegel est un Fichte ; j’ajouterai à ces
motivations son admiration sans bornes pour la Cité grecque et l’idée de
retrouver la belle Cité dans les conditions de la modernité : c’est donc la tâche
que s’assigne Hegel. Les deux ouvrages, ou plutôt les deux fragments sur
lesquels je vais m’appuyer et dont je vais faire une très brève présentation
sont le Système de la vie éthique de 1802 et la Realphilosophie, philosophie de
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la vie réelle, des années 1804-1806 ; nous avons employé en français « vie
éthique » pour traduire un mot allemand de grande portée qui est le mot «
Sitten » : les mœurs ; c’est-à-dire qu’au lieu de partir de l’idée abstraite du
devoir moral, de l’obligation, on part de la pratique des mœurs ; il y a là une
sorte d’écho à Aristote qui précisément a écrit une éthique à partir du
[Page
20]
mot «ethos», les mœurs ; donc ne pouvant employer le mot «mœurs» en
français comme l’allemand emploie « Sitten », on a traduit par éthique ; dans
le mot vie éthique, il y a une volonté de concrétude de la pratique des
hommes et pas seulement de leurs obligations abstraites morales. Sur ce
projet se greffe une méthode qui est de faire apparaître la négativité — c’est-
à-dire tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, nie — comme le moteur
dynamique de l’avancée des idées et des pratiques. La sortie de la vie
naturelle, le fait d’être simplement là, « Dasein » comme on dit en allemand,
se fait par le négatif qui pousse toujours plus loin. Le projet hégélien — qui au
fond ne changera pas jusqu’à l’accomplissement le plus convaincant de l’œuvre
hégélienne dans cet ordre pratique, à savoir les Principes de la philosophie du
droit — consiste en un parcours de niveaux et d’institutions où, par la
multiplication des négations, se construit peu à peu un ordre humain. L’origine
du politique est donc la sortie de la peur par cette poussée spirituelle qui, sous
le vide de la négativité vive et vivante, produit des institutions de plus en plus
riches ; dans le dernier grand ouvrage, les Principes de la philosophie du droit,
elles s’organiseront autour de la famille, de la société civile et culmineront
dans la société politique où les hégéliens tentent de retrouver l’équivalence de
la belle Cité grecque, mais à partir de l’individualité née à la Renaissance,
dans la période des Lumières et à travers la philosophie kantienne et
fichtéenne. Quant au deuxième ouvrage, Realphilosophie, et le terme « real »
l’indique, il s’agit de dire comment l’esprit, le Geist, entre dans l’Histoire,
entre dans la réalité historique, comment la liberté qui est d’abord une idée
abstraite devient historique. C’est donc à travers toute une histoire des
conquêtes pratiques, pragmatiques et institutionnelles de l’homme que se
construit ce destin — politique finalement, politique au sens large — de vivre
ensemble dans des lois et des institutions. Hegel parcourt trois modèles de
reconnaissance : le premier, sous l’égide de l’amour (ce qui était déjà un
grand mot hégélien), l’affectivité sous la forme aussi bien de la sexualité et de
l’érotisme que de l’amitié et du respect mutuel : le mot amour est un mot qui
définit toutes les relations proches des hommes qui sont engagés
affectivement ; un deuxième niveau, juridique, est celui du droit où règnent
généralement des rapports contractuels — mais les rapports contractuels pour
Hegel sont toujours des rapports de faible qualité humaine, parce que dans le
rapport de contrat, principalement autour de la propriété, on sépare plutôt que
l’on unit le « ce qui est à moi » de « ce qui est à toi » ; et la séparation du
mien et du tien n’est pas un acte de reconnaissance, on peut dire d’une
certaine façon qu’il reste un élément de défiance dans la relation contractuelle.
Je crois qu’il est très important de dire la permanence de l’anti-
contractualisme dans toute l’œuvre de Hegel : le contrat est un rapport
abstrait et qui est d’ailleurs sanctionné par lui-même, à savoir qu’il produit
l’infraction. Hegel magnifie un peu ce concept d’infraction par celui de crime ;
et le plus surprenant à la lecture de ces deux essais est, je ne dirai pas une
apologie du crime, mais une tentative pour comprendre comment le crime
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contribue à la progression du rapport humain en ébranlant le rapport
simplement juridique qui est en quelque sorte dénoncé de pauvreté
spirituelle ; je me permets de dire en passant que lorsque, dans une société, il
y a destruction de tous les rapports humains véritables liés à la société civile,
à la société politique, nous retombons tout simplement sur des rapports de
droit, et c’est la criminalité qui, en quelque sorte, révèle l’inhumanité profonde
de relations qui ne seraient que des relations juridiques. Au-dessus de ce
rapport simplement abstrait, purement juridique, contractuel, dénoncé par la
criminalité, il y a la recherche d’un lien communautaire qui pour Hegel est
l’État (c’est le troisième niveau). C’est un sujet de grande controverse de
savoir si la description et la construction de l’État hégélien ne sont pas encore
chargées de défiance mutuelle ; je voudrais dire quelques mots sur les
tentatives contemporaines de réappropriation et de réactualisation de la
philosophie du jeune Hegel, reconstruisant, recherchant quels seraient les
équivalents concrets, dans notre expérience, du négatif hégélien ; l’idée clé
que j’ai maintenant présentée se trouve dans La Lutte pour la reconnaissance :
à savoir que c’est par des expériences négatives de mépris, « Missachtung»,
que nous découvrons notre propre désir de reconnaissance ; notre désir de
reconnaissance est né de la dis-satisfaction ou du malheur du mépris ; c’est
toute une phénoménologie du mépris qui guide la reconstruction par Alex
Honneth de l’héritage du jeune Hegel. Il le montre aux trois niveaux parcourus
par Hegel dans son œuvre ; le premier et le dernier de ces niveaux surtout
m’intéressent, car sur le jeu éthique nous sommes maintenant abondamment
pourvus de commentaires et de réinterprétations ; mais le juridique n’occupe
pas toute la place : il est encadré par quelque chose qui est du pré-juridique
et quelque chose qui est du post-juridique ; c’est successivement dans le pré-
juridique et le post-juridique que Honneth voit opérer le mépris et la
provocation à surmonter celui-ci par la reconnaissance ; cette mise en couple
de l’idée de mépris et de l’idée de reconnaissance me paraît être l’acquis
principal de cette réactualisation.
[Page 22]
Voici quelques exemples : le
modèle premier — puisque Honneth nous présente en somme trois modèles de
reconnaissance, au niveau des affects (des affections comme on disait au
XVIII
e
siècle), au niveau juridique et au niveau politique — le modèle premier
donc couvre la gamme des rapports érotiques, familiaux, amicaux, c’est-à-dire
(je cite Honneth) « impliquant des liens affectifs puissants entre un nombre
restreint de personnes »
2
, le pré-juridique mérite d’être parcouru dans toutes
ces dimensions par la richesse extraordinaire des sentiments négatifs qu’il
comporte. Aujourd’hui nous avons certainement des échos très riches de ces
composants négatifs de l’affectivité première dans la psychanalyse, dont bien
sûr Hegel n’avait pas le moindre pressentiment ; Honneth s’intéresse surtout à
la psychanalyse postfreudienne de tous les sentiments d’abandon, de détresse,
de malheur de la prime enfance, qui précèdent l’entrée dans le complexe
d’Œdipe et qui paraissent être des commentaires possibles de la négativité :
l’enfant cherche, dans le besoin d’être rassuré, la confiance dans la vie, ou
dans le fait de n’être pas confirmé, de ne pas être approuvé, l’acquisition de la
capacité de la solitude ; cette acquisition de la capacité de solitude à partir de
2
Les guillemets ont été ici ajoutés pour plus de clarté. Voir Parcours de la reconnaissance où ce même extrait
est cité, p. 276. (NdE)
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l’abandon et de la menace d’abandon constituerait, pour Honneth, le meilleur
équivalent contemporain, moderne, de l’analyse hégélienne.
Je me porte d’un saut à l’autre extrémité de la reconnaissance conflic-
tuelle ; on peut dire que toute l’entreprise d’Honneth à la suite de Hegel est
justement la notion de conflit destructeur de reconnaissance : cette phénomé-
nologie atteint peut-être là sa limite et appelle une remise en question du rôle
quasi fondateur attribué à la notion de conflit et de lutte ; ce qui est en ques-
tion, c’est l’au-delà de la reconnaissance juridique ainsi caractérisé par
l’auteur. Nous ne pouvons nous comprendre comme porteur de droit que si
nous avons en même temps connaissance des obligations normatives
auxquelles nous sommes tenus à l’égard d’autrui ; nous ne sommes nous-
mêmes qu’à condition d’entretenir avec autrui des rapports de construction
mutuelle, comme dans la prime enfance la capacité d’être seul pour sortir des
menaces d’abandon. Ici, le mépris social est la forme négative nouvelle. Les
malheurs de nos sociétés, que Hegel avait parfaitement anticipé dans son
analyse de la société civile, viennent, pourrait-on dire, de ce que la société
civile, marquée essentiellement par l’industrialisation, par la maîtrise de ce
qu’il connaissait déjà à l’époque des relations industrielles, produit en même
temps la pauvreté ; il y a un lien étrange entre la production de richesse et la
production d’inégalités
[Page 23]
— mais nous vivons de cela, n’est-ce pas,
cruellement. Dans nos sociétés, la source de méconnaissance, le déni de
reconnaissance, résident dans la contradiction profonde qui existe entre une
attribution égale de droit (en principe nous sommes égaux comme citoyens et
comme porteurs de droits) et l’inégalité de la distribution de biens : c’est-à-
dire que nous ne savons pas produire des sociétés économiquement et
socialement égalitaires alors que la fondation juridique de nos sociétés est le
droit égal à l’accès de toutes les sources de la reconnaissance juridique. Ce
conflit entre attribution de droits et distribution de biens est en quelque sorte
la limite indépassable de nos sociétés contemporaines et démocratiques. Celui
qui est reconnu juridiquement et qui n’est pas reconnu socialement souffre
d’un mépris fondamental lié à la structure même de cette contradiction ; dans
le livre de Honneth, un chapitre entier est consacré aux figures
contemporaines du déni de reconnaissance, avec des sentiments comme la
honte, la colère, l’indignation, la révolte, etc. Les formes de reconnaissance
relevant de l’estime sociale concernent le nœud le plus dissimulé entre
l’universalisation liée à la conquête du juridique et la personnalisation par la
division du travail ; ce nœud dissimulé est source de mépris et de déni de
considération sociale ; le défaut de considération publique et le sentiment
intime d’atteinte à l’intégrité vont de pair. C’est sur cette frontière indécise du
manque de reconnaissance sociale par la multiplication des inégalités dans des
sociétés de droit égal que je me pose la question de savoir si l’idée de lutte
est alors la dernière idée. La relecture des textes de Hegel à Iéna et leur
réinterprétation contemporaine m’ont conduit à un point de perplexité que je
résume ainsi : l’«être reconnu» de la lutte pour la reconnaissance n’est-il pas
l’enjeu d’une demande indéfinie, faisant figure de «mauvais infini» ? C’est une
expression hégélienne, que ce soit sous les traits négatifs d’une négation insa-
tiable ou, positifs, d’une revendication sans limite, donc une sorte de malheur
de la conscience comme produit de la civilisation. Pour conjurer ce malaise de
la conscience malheureuse moderne et le péril des dérives qui en découlent, je
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IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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me suis proposé de mettre en couple les motivations d’une lutte interminable
au sens où Freud parle d’une analyse interminable avec des expériences sans
doute rares mais précieuses, effectuations heureuses de la reconnaissance ; ce
sont les formes non violentes de la reconnaissance que je voudrais mettre en
face de la forme conflictuelle de la reconnaissance, qui est le grand héritage
hégélien. C’est pour cette raison que j’ai rouvert le dossier du don à un
moment inattendu de mon analyse, et je suis très conscient de l’espèce de
hiatus
[Page 24]
que je crée dans mon propre discours en passant de l’idée de
lutte à l’idée de don.
Dans sa grande œuvre L’Essai sur le don, sous-titrée Forme et raison de
l’échange dans les sociétés archaïques, Marcel Mauss parle de sociétés «
archaïques » non pas au sens barbare du terme, mais voulant dire qu’elles ne
sont pas entrées dans le mouvement général de la civilisation — une société
polynésienne ou d’Amérique. Ceci est important parce que mon problème sera
de savoir si le don reste un phénomène archaïque et si nous pouvons retrouver
des équivalents modernes de ce que Marcel Mauss a très bien décrit comme
« économie du don » ; pour Mauss il s’agit d’une économie, c’est-à-dire que le
don se place dans la même lignée que l’économie marchande. La relecture qui
est faite aujourd’hui de Marcel Mauss est présentée dans le livre de Marcel
Hénaff intitulé Le Prix de la vérité, en sous-titre Le don. C’est une tentative de
réinterprétation de la dialectique de l’échange du don pour le sortir de son
archaïsme et lui restituer un avenir. Mauss avait bien vu dans ces pratiques
archaïques quelque chose d’étrange qui ne le mettait pas sur le chemin de
l’économie marchande, qui n’était pas un antécédent ou un précédent, donc
une « forme primitive », mais qui était situé sur un autre plan. C’est sur le
caractère cérémoniel de l’échange que je veux insister : la cérémonie de
l’échange ne se fait pas dans la quotidienneté ordinaire des échanges mar-
chands, bien connus de ces populations sous la forme du troc ou même de
l’achat et de la vente avec quelque chose comme une monnaie. Hénaff
souligne que le don, la chose donnée dans l’échange, n’est pas du tout une
monnaie ; ce n’est pas une monnaie d’échange, c’est autre chose, mais alors
quoi ? Reprenons l’analyse de Mauss au point où il s’arrête — sur une énigme,
l’énigme du don : le don appelle le contre-don, et le grand problème de Marcel
Mauss n’est pas du tout « pourquoi faut-il donner » mais « pourquoi faut-il
rendre ? ». Pour Marcel Mauss la grande énigme est donc le retour du don. La
solution qu’il en donnait était d’assumer l’explication apportée par ces popu-
lations elles-mêmes ; et c’est d’ailleurs ce que Lévi-Strauss, dans Les
structures élémentaires de la parenté, et dans le reste de son œuvre, a
critiqué : le sociologue ou l’anthropologue assume ici les croyances de ceux
qu’il observe. Or que disent ces croyances ? Qu’il y a dans la chose échangée
une force magique, qui doit circuler et retourner à son origine. Donner en
retour, c’est faire revenir la force contenue dans le don à son donateur.
L’interprétation que Marcel Hénaff nous propose (et que je prends à mon
compte) est que ce n’est pas une force
[Page 25]
magique, qui serait dans le
don, qui contraindrait au retour, mais le caractère de substitut et de gage. La
chose donnée, quelle qu’elle soit — des perles ou des échanges matrimoniaux,
n’importe quoi en guise de présent, de don, de cadeau — n’est rien que le
substitut d’une reconnaissance tacite ; c’est le donateur qui se donne lui-même
en substitut dans le don et en même temps le don est gage de restitution ; le
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internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
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fonctionnement du don serait en réalité non pas dans la chose donnée mais
dans la relation donateur-donataire, à savoir une reconnaissance tacite
symboliquement figurée par le don. Je prendrai cette idée d’une relation de
reconnaissance symbolique pour objet de la confrontation avec les analyses de
la lutte issues de Hegel. Il me semble que ce n’est pas la chose donnée qui par
sa force exige le retour mais c’est l’acte mutuel de reconnaissance de deux
êtres qui n’ont pas le discours spéculatif de leur connaissance ; la gestuelle de
la reconnaissance, c’est un geste constructif de reconnaissance à travers une
chose qui symbolise le donateur et le donataire. Je peux justifier cette
interprétation, en la mettant en rapport avec une expérience qui n’est
certainement pas archaïque : nous avons une expérience de ce qui n’a pas de
prix, la notion du « sans prix ». Dans la relation de don entre les « primitifs »,
comme on les appelait à cette époque-là, il y avait l’équivalent de ce qui pour
nous a d’abord été dans l’expérience grecque la découverte du « sans prix »
lié à l’idée de vérité — d’où le titre du livre de Hénaff, Le prix de la Vérité : en
réalité, c’est le « sans prix » de la vérité. L’expérience fondatrice ici c’est la
déclaration de Socrate face aux sophistes : « moi j’enseigne la vérité sans me
faire payer » ; ce sont les sophistes qui sont des professeurs que l’on paye —
nous sommes dans la lignée des sophistes plus que de Socrate. Un problème a
été posé à l’origine, c’est le rapport entre la vérité et l’argent, un rapport que
l’on peut dire d’inimitié. Cette inimitié entre la vérité (ou ce qui est cru comme
vérité et enseigné comme vérité) et l’argent a elle-même une longue histoire
— et le livre de Hénaff est en grande partie une histoire de l’argent face à la
vérité. En effet l’argent, de simple indice d’égalité de valeur entre des choses
échangées, est devenu lui-même une chose de valeur, sous la forme d’un
capital ; là les analyses marxistes sont certainement à leur place, sur la façon
dont la valeur d’échange est devenue plus-value et, à partir de là, mys-
tification, au sens que l’argent devient mystérieux puisqu’il produit de l’argent
alors qu’il ne devrait être que le signe d’un échange réel entre des choses qui
ont leur valeur soit par la rareté, soit par le travail qui y est inclus, soit par la
plus-value de la mise à la disposition d’un consommateur ; que de mys-
tification
[Page 26]
l’argent soit devenu la chose universelle qu’il est devenu
marque le comble du conflit entre la vérité et l’argent. À cet égard, Hénaff
renvoie au livre du grand sociologue allemand Simmel (fin XIX
e
— début XX
e
)
3
,
dans lequel il fait l’éloge de l’argent en comprenant sa place dans la
civilisation comme universel échangeur ; l’argent est donc titulaire en quelque
sorte de tous les processus d’universalisation — ce que nous vivons
actuellement comme globalisation ; le premier phénomène à globalisation,
c’est la circulation de l’argent ; et Simmel va même jusqu’à dire qu’il est
symbole de liberté en ce sens qu’on peut acheter n’importe quoi avec l’argent,
on a donc la liberté de choix. Mais Simmel, qui est en même temps un
moraliste néo-kantien montre quelque chose de monstrueux, que Socrate avait
prévu : le désir d’argent est une soif illimitée ; on pense au mot d’Horace «
auri sacra fames», la faim sacrée de l’or. On retrouve ce que tous les
moralistes, depuis Aristote et les stoïciens, avaient dénoncé comme la volonté
d’avoir trop, la « pléonexia », l’insatiable. L’insatiable, c’est à la fois l’infini et
3
Georg Simmel (1858-1918) : Philosophie de l’argent (Philosophie des Geldes, 1900). Cet auteur n’apparaît
pas dans Parcours de la reconnaissance. (NdE)
9
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l’insaisissable, d’où la signification libératrice du rapport avec les biens non
marchands — le titre d’une livraison récente de la revue Esprit se présentait
sous la forme d’une interrogation inquiète : « Existe-t-il encore des biens non
marchands ? »
4
. Ma suggestion est que, dans les formes contemporaines et
quotidiennes de l’échange cérémoniel des cadeaux nous avons un modèle
d’une pratique de reconnaissance, de reconnaissance non-violente. Il y aurait
alors un travail à faire, qui serait la réplique du travail d’Honneth sur les
formes du mépris, une enquête sur les formes discrètes de reconnaissance
dans la politesse, mais aussi dans le festif. Est-ce que la différence entre les
jours ouvrables, comme nous disons, et les fêtes ne garde pas une
signification fondatrice, comme s’il y avait une sorte de sursis dans la course à
la production, à l’enrichissement : le festif serait pour ainsi dire la réplique
non violente de notre lutte pour être reconnu ? On peut dire que nous avons
une expérience vive de la reconnaissance dans un rapport de cadeau,
d’échange, de bienfait ; nous ne sommes plus en demande insatiable mais
nous avons en quelque sorte le petit bonheur d’être reconnaissant et d’être
reconnu. Soulignons le fait qu’en français le mot reconnaissance signifie deux
choses, être reconnu pour qui on est, reconnu dans son identité, mais aussi
éprouver de la gratitude — il y a, on peut le dire, un échange de gratitude
dans le cadeau.
Je termine sur l’interrogation qui est la mienne : jusqu’à quel point peut-
on donner une signification fondatrice à ces expériences rares ? Je tendrais
[Page 27]
à dire que tant que nous avons le sentiment du sacré et du
caractère hors-ouvrage de la cérémonie dans l’échange sous son aspect
cérémoniel, alors nous avons la promesse d’avoir été au moins une fois dans
notre vie reconnu ; et si nous n’avions jamais eu l’expérience d’être reconnu,
de reconnaître dans la gratitude de l’échange cérémoniel, nous serions des
violents dans la lutte pour la reconnaissance. Ce sont ces expériences rares
qui protègent la lutte pour la reconnaissance de retourner à la violence de
Hobbes.
Paul R
ICŒUR
.
4
Dossier de la Revue Esprit, « Y a-t-il encore des biens non marchands ? » (Février 2002), comportant
d’ailleurs un entretien avec M. Hénaff. (NdE)
10
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internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
Ce texte est issu de la conférence inaugurale donnée par Paul Ricœur aux VII
es
Rencontres
Internationales de philosophie de Camino de Santiago, en Espagne (novembre 2003),
consacrées à la pensée de Ricœur et publiées en espagnol sous le titre Hermenéutica y
responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur (« Herméneutique et responsabilité. Hommage à Paul
Ricœur »)
1
. Le philosophe y aborde le thème de la reconnaissance, réactualisé en Allemagne
par Axel Honneth, et sur lequel il travaille alors dans le cadre de l’élaboration de son ultime
ouvrage, Parcours de la reconnaissance (Stock, 2004). Les remarques introductives sur
l’absence d’une théorie de la reconnaissance de même rang que les théories de la
connaissance, voire d’un grand livre sur la reconnaissance, se retrouvent dans l’Avant-propos et
l’Introduction de l’ouvrage de 2004 (9 et 13). La problématique de l’article, née de la crainte
d’une demande infinie de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience
malheureuse » et de « mauvais infini » - retournement, contre Hegel ou ses interprètes, de
deux grands motifs hégéliens -, fait intervenir le don comme complément et correction de la «
lutte » sur laquelle les commentateurs de Hegel, à la suite de Kojève, ont mis l’accent. On
retrouve cette discussion, parfois au mot près, avec les mêmes références à Marcel Mauss et à
l’ouvrage paru en 2002 de Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité, mais aussi avec de plus amples
développements empruntés notamment à l’historienne N. Zemon-Davis, dans la V
e
section de
la Troisième étude de Parcours de la reconnaissance (327 à 356), lorsqu’il s’agit d’aborder la «
reconnaissance mutuelle » et la « logique de réciprocité ».
L’originalité du présent texte est ainsi de « concentrer » une problématique qui relie la
« perplexité » sur l’issue de la « lutte pour la reconnaissance », exprimée dès les premières
pages de Parcours de la reconnaissance, avec l’ouverture vers le don comme horizon d’une
reconnaissance mutuelle qui attend la dernière étude pour se déployer, tout en contenant
certaines réflexions sur l’argent non reprises dans l’ouvrage de 2004 (comme les lignes sur la
Philosophie de l’argent de Simmel).
(J.-Cl. Monod, pour le Fonds Ricœur).
1
Quelques coquilles, portant notamment sur des noms propres, ont été corrigées sans mention expresse.
La lutte pour la reconnaissance et le don
IIA741, in Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur Actas VII
Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-27.
© Fonds Ricœur
2
IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros
internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2
© Fonds Ricœur
Résumé : « La lutte pour la reconnaissance et le don », né de la crainte d’une demande infinie
de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience malheureuse » et de « mauvais
infini », fait intervenir le don comme complément et correction de la « lutte ».
Mots-clés : Reconnaissance ; Lutte ; Don ; Argent ; Hegel ; Honneth ; Mauss ; Hénaff.
Rubrique : Autour de Parcours de la reconnaissance (2002-2005).
~
[Page 17]
e titre de cette conférence, La lutte pour la reconnaissance et l’économie du
don, semble marier l’eau et le feu, le mot « lutte » et le mot « don » ;
mais ce qui est en jeu c’est le mot « reconnaissance », la reconnaissance
mutuelle ; ce travail fait partie d’une tentative plus vaste de donner au
concept de « reconnaissance » une dignité philosophique qu’il n’a pas,
comparé au mot « connaissance » ; il y a des théories de la connaissance, des
traités de la connaissance, mais, selon mon information, nous n’avons pas de
grand livre qui porterait le titre De la reconnaissance ; je ne suis pas sûr qu’il
puisse être écrit et je ne présente ici que des fragments de recherche.
Le concept de reconnaissance est entré dans la philosophie grâce
essentiellement au philosophe allemand Hegel, presque au début de son œuvre
philosophique, à Iéna entre 1802 et 1806. Le thème de la reconnaissance n’est
pas inconnu du public de langue française, grâce au travail de Kojève sur le
grand livre de Hegel qui suivit cette période de préparation, La Phénoménologie
[Page
18]
de l’Esprit ; le noyau de cette œuvre est la lutte pour la reconnaissance
précisément, mais autour d’un thème qui m’a paru un peu réducteur, la lutte
du maître et de l’esclave, et qui en effet, dans ce livre, ne peut se terminer
que par un renvoi en quelque sorte dos-à-dos du maître et de l’esclave qui se
reconnaissent tous deux comme partageant la pensée. L’issue de la lutte pour
la reconnaissance dans La Phénoménologie de l’Esprit est donc le stoïcisme, où
un maître et un esclave, un empereur et un esclave, disent tous deux « nous
pensons » ; et comme tous les deux pensent, ils sont indifférents, maître ou
esclave. Le stoïcisme produit donc le scepticisme. Remontant plus haut que cet
ouvrage très achevé, admirable de La Phénoménologie de l’Esprit, à la période
d’Iéna, j’ai alors suivi les travaux d’une autre génération de chercheurs qui,
dans des ouvrages fragmentaires inachevés, mettent en chantier l’idée de la
lutte pour la reconnaissance, mais avec un horizon beaucoup plus prometteur
de développements ultérieurs que cette espèce de fermeture dont je viens de
parler sur le stoïcisme et le scepticisme. Dans ces écrits et surtout dans leur
réactualisation en Allemagne principalement autour de jeunes chercheurs, et
aussi à Louvain-la-Neuve autour de Taminiaux, l’idée généralement exposée
est la suivante : si nous restons seulement dans l’horizon de la lutte pour la
reconnaissance, nous créerons une demande insatiable, une sorte de nouvelle
conscience malheureuse, une revendication sans fin. C’est pourquoi je me suis
L
3
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demandé si nous n’avions pas par ailleurs, dans notre expérience quotidienne,
l’expérience d’être reconnus dans un échange qui est précisément l’échange du
don. Je fais donc une tentative dont j’ignore le succès, mais dont je suis cer-
tain qu’elle est féconde, pour compléter et corriger l’idée finalement violente
de lutte par l’idée non violente de don. Voilà donc la ligne générale de ma pré-
sentation.
Revenant en quelques mots sur l’œuvre de Hegel à Iéna, je veux désigner
quel est l’adversaire permanent que la philosophie politique a tenté de
combattre et d’exclure : il s’agit du Hobbes du Léviathan. On peut dire que
toute la tradition du droit naturel, de Grotius, Pufendorf, Locke, Leibniz, et
jusqu’à Fichte, tend à réfuter Hobbes. L’idée de Hobbes, chacun le sait au
moins très sommairement, c’est que dans l’état qu’il appelle de nature — c’est
une sorte de fable de l’origine, et qui est d’ailleurs parfaitement reconstruite
par une description empirique de l’état des choses— les hommes ne sont
conduits que par la peur de la mort violente, de la main d’un autre. Les pas-
sions qui règnent sur cette peur sont la compétition, la défiance et la gloire.
[Page 19]
Au fond, c’est autour de l’idée de défiance que nous allons tourner
puisque la reconnaissance que nous allons voir est la réplique à cette défiance
pour sortir de l’état de nature ainsi présenté par Hobbes. La solution est un
contrat, mais un contrat entre des hommes noués par la peur et qui s’en
remettent à un souverain ; celui-ci ne contracte pas, ne participe pas comme
contractant au contrat ; si bien qu’un artifice, l’État, est représenté par le gros
animal dont il est question dans le livre de Job : le Léviathan, c’est la grosse
bête en quelque sorte. Le problème posé à Hobbes et à tous ses successeurs
est de savoir s’il y aurait un fondement moral distinct de la peur, un
fondement moral dont on peut dire qu’il donne la dimension humaine,
humaniste à la grande entreprise politique. Le jeune Hegel se situe dans cette
ligne ; mais il a derrière lui des appuis considérables, des anti-hobbesiens si
j’ose dire, c’est-à-dire la tradition, assez mal définie d’ailleurs, du droit
naturel, avec l’idée qu’il y a une marque morale originaire sur l’homme : on la
trouve chez Grotius dans cette « qualité morale de la personne » — « qualitas,
moralis personae » l’expression est de Grotius — en vue de quoi on peut
légitimement posséder, faire et agir ; c’est le premier relais. Le deuxième
relais, c’est bien entendu Kant, avec son idée de l’autonomie : au sens propre
du mot le soi et la norme forment un lien absolument primitif ; un impératif
catégorique s’ensuit et il n’y a pas de problème dérivé de la peur : c’est une
fondation primordiale de la moralité ; mais le problème est de tirer une
philosophie politique du principe d’autonomie, et c’est à ce stade qu’intervient
le dernier relais, le grand philosophe peut-être le plus difficile à lire de toute la
philosophie allemande, Fichte. Lui le premier a lié l’idée de réflexion sur soi à
une idée de l’orientation vers l’Autre ; cette détermination réciproque de la
conscience de soi et de l’intersubjectivité, c’est l’œuvre de Fichte, et en ce
sens, dans cette période au moins, Hegel est un Fichte ; j’ajouterai à ces
motivations son admiration sans bornes pour la Cité grecque et l’idée de
retrouver la belle Cité dans les conditions de la modernité : c’est donc la tâche
que s’assigne Hegel. Les deux ouvrages, ou plutôt les deux fragments sur
lesquels je vais m’appuyer et dont je vais faire une très brève présentation
sont le Système de la vie éthique de 1802 et la Realphilosophie, philosophie de
4
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la vie réelle, des années 1804-1806 ; nous avons employé en français « vie
éthique » pour traduire un mot allemand de grande portée qui est le mot «
Sitten » : les mœurs ; c’est-à-dire qu’au lieu de partir de l’idée abstraite du
devoir moral, de l’obligation, on part de la pratique des mœurs ; il y a là une
sorte d’écho à Aristote qui précisément a écrit une éthique à partir du
[Page
20]
mot «ethos», les mœurs ; donc ne pouvant employer le mot «mœurs» en
français comme l’allemand emploie « Sitten », on a traduit par éthique ; dans
le mot vie éthique, il y a une volonté de concrétude de la pratique des
hommes et pas seulement de leurs obligations abstraites morales. Sur ce
projet se greffe une méthode qui est de faire apparaître la négativité — c’est-
à-dire tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, nie — comme le moteur
dynamique de l’avancée des idées et des pratiques. La sortie de la vie
naturelle, le fait d’être simplement là, « Dasein » comme on dit en allemand,
se fait par le négatif qui pousse toujours plus loin. Le projet hégélien — qui au
fond ne changera pas jusqu’à l’accomplissement le plus convaincant de l’œuvre
hégélienne dans cet ordre pratique, à savoir les Principes de la philosophie du
droit — consiste en un parcours de niveaux et d’institutions où, par la
multiplication des négations, se construit peu à peu un ordre humain. L’origine
du politique est donc la sortie de la peur par cette poussée spirituelle qui, sous
le vide de la négativité vive et vivante, produit des institutions de plus en plus
riches ; dans le dernier grand ouvrage, les Principes de la philosophie du droit,
elles s’organiseront autour de la famille, de la société civile et culmineront
dans la société politique où les hégéliens tentent de retrouver l’équivalence de
la belle Cité grecque, mais à partir de l’individualité née à la Renaissance,
dans la période des Lumières et à travers la philosophie kantienne et
fichtéenne. Quant au deuxième ouvrage, Realphilosophie, et le terme « real »
l’indique, il s’agit de dire comment l’esprit, le Geist, entre dans l’Histoire,
entre dans la réalité historique, comment la liberté qui est d’abord une idée
abstraite devient historique. C’est donc à travers toute une histoire des
conquêtes pratiques, pragmatiques et institutionnelles de l’homme que se
construit ce destin — politique finalement, politique au sens large — de vivre
ensemble dans des lois et des institutions. Hegel parcourt trois modèles de
reconnaissance : le premier, sous l’égide de l’amour (ce qui était déjà un
grand mot hégélien), l’affectivité sous la forme aussi bien de la sexualité et de
l’érotisme que de l’amitié et du respect mutuel : le mot amour est un mot qui
définit toutes les relations proches des hommes qui sont engagés
affectivement ; un deuxième niveau, juridique, est celui du droit où règnent
généralement des rapports contractuels — mais les rapports contractuels pour
Hegel sont toujours des rapports de faible qualité humaine, parce que dans le
rapport de contrat, principalement autour de la propriété, on sépare plutôt que
l’on unit le « ce qui est à moi » de « ce qui est à toi » ; et la séparation du
mien et du tien n’est pas un acte de reconnaissance, on peut dire d’une
certaine façon qu’il reste un élément de défiance dans la relation contractuelle.
Je crois qu’il est très important de dire la permanence de l’anti-
contractualisme dans toute l’œuvre de Hegel : le contrat est un rapport
abstrait et qui est d’ailleurs sanctionné par lui-même, à savoir qu’il produit
l’infraction. Hegel magnifie un peu ce concept d’infraction par celui de crime ;
et le plus surprenant à la lecture de ces deux essais est, je ne dirai pas une
apologie du crime, mais une tentative pour comprendre comment le crime
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contribue à la progression du rapport humain en ébranlant le rapport
simplement juridique qui est en quelque sorte dénoncé de pauvreté
spirituelle ; je me permets de dire en passant que lorsque, dans une société, il
y a destruction de tous les rapports humains véritables liés à la société civile,
à la société politique, nous retombons tout simplement sur des rapports de
droit, et c’est la criminalité qui, en quelque sorte, révèle l’inhumanité profonde
de relations qui ne seraient que des relations juridiques. Au-dessus de ce
rapport simplement abstrait, purement juridique, contractuel, dénoncé par la
criminalité, il y a la recherche d’un lien communautaire qui pour Hegel est
l’État (c’est le troisième niveau). C’est un sujet de grande controverse de
savoir si la description et la construction de l’État hégélien ne sont pas encore
chargées de défiance mutuelle ; je voudrais dire quelques mots sur les
tentatives contemporaines de réappropriation et de réactualisation de la
philosophie du jeune Hegel, reconstruisant, recherchant quels seraient les
équivalents concrets, dans notre expérience, du négatif hégélien ; l’idée clé
que j’ai maintenant présentée se trouve dans La Lutte pour la reconnaissance :
à savoir que c’est par des expériences négatives de mépris, « Missachtung»,
que nous découvrons notre propre désir de reconnaissance ; notre désir de
reconnaissance est né de la dis-satisfaction ou du malheur du mépris ; c’est
toute une phénoménologie du mépris qui guide la reconstruction par Alex
Honneth de l’héritage du jeune Hegel. Il le montre aux trois niveaux parcourus
par Hegel dans son œuvre ; le premier et le dernier de ces niveaux surtout
m’intéressent, car sur le jeu éthique nous sommes maintenant abondamment
pourvus de commentaires et de réinterprétations ; mais le juridique n’occupe
pas toute la place : il est encadré par quelque chose qui est du pré-juridique
et quelque chose qui est du post-juridique ; c’est successivement dans le pré-
juridique et le post-juridique que Honneth voit opérer le mépris et la
provocation à surmonter celui-ci par la reconnaissance ; cette mise en couple
de l’idée de mépris et de l’idée de reconnaissance me paraît être l’acquis
principal de cette réactualisation.
[Page 22]
Voici quelques exemples : le
modèle premier — puisque Honneth nous présente en somme trois modèles de
reconnaissance, au niveau des affects (des affections comme on disait au
XVIII
e
siècle), au niveau juridique et au niveau politique — le modèle premier
donc couvre la gamme des rapports érotiques, familiaux, amicaux, c’est-à-dire
(je cite Honneth) « impliquant des liens affectifs puissants entre un nombre
restreint de personnes »
2
, le pré-juridique mérite d’être parcouru dans toutes
ces dimensions par la richesse extraordinaire des sentiments négatifs qu’il
comporte. Aujourd’hui nous avons certainement des échos très riches de ces
composants négatifs de l’affectivité première dans la psychanalyse, dont bien
sûr Hegel n’avait pas le moindre pressentiment ; Honneth s’intéresse surtout à
la psychanalyse postfreudienne de tous les sentiments d’abandon, de détresse,
de malheur de la prime enfance, qui précèdent l’entrée dans le complexe
d’Œdipe et qui paraissent être des commentaires possibles de la négativité :
l’enfant cherche, dans le besoin d’être rassuré, la confiance dans la vie, ou
dans le fait de n’être pas confirmé, de ne pas être approuvé, l’acquisition de la
capacité de la solitude ; cette acquisition de la capacité de solitude à partir de
2
Les guillemets ont été ici ajoutés pour plus de clarté. Voir Parcours de la reconnaissance où ce même extrait
est cité, p. 276. (NdE)
6
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l’abandon et de la menace d’abandon constituerait, pour Honneth, le meilleur
équivalent contemporain, moderne, de l’analyse hégélienne.
Je me porte d’un saut à l’autre extrémité de la reconnaissance conflic-
tuelle ; on peut dire que toute l’entreprise d’Honneth à la suite de Hegel est
justement la notion de conflit destructeur de reconnaissance : cette phénomé-
nologie atteint peut-être là sa limite et appelle une remise en question du rôle
quasi fondateur attribué à la notion de conflit et de lutte ; ce qui est en ques-
tion, c’est l’au-delà de la reconnaissance juridique ainsi caractérisé par
l’auteur. Nous ne pouvons nous comprendre comme porteur de droit que si
nous avons en même temps connaissance des obligations normatives
auxquelles nous sommes tenus à l’égard d’autrui ; nous ne sommes nous-
mêmes qu’à condition d’entretenir avec autrui des rapports de construction
mutuelle, comme dans la prime enfance la capacité d’être seul pour sortir des
menaces d’abandon. Ici, le mépris social est la forme négative nouvelle. Les
malheurs de nos sociétés, que Hegel avait parfaitement anticipé dans son
analyse de la société civile, viennent, pourrait-on dire, de ce que la société
civile, marquée essentiellement par l’industrialisation, par la maîtrise de ce
qu’il connaissait déjà à l’époque des relations industrielles, produit en même
temps la pauvreté ; il y a un lien étrange entre la production de richesse et la
production d’inégalités
[Page 23]
— mais nous vivons de cela, n’est-ce pas,
cruellement. Dans nos sociétés, la source de méconnaissance, le déni de
reconnaissance, résident dans la contradiction profonde qui existe entre une
attribution égale de droit (en principe nous sommes égaux comme citoyens et
comme porteurs de droits) et l’inégalité de la distribution de biens : c’est-à-
dire que nous ne savons pas produire des sociétés économiquement et
socialement égalitaires alors que la fondation juridique de nos sociétés est le
droit égal à l’accès de toutes les sources de la reconnaissance juridique. Ce
conflit entre attribution de droits et distribution de biens est en quelque sorte
la limite indépassable de nos sociétés contemporaines et démocratiques. Celui
qui est reconnu juridiquement et qui n’est pas reconnu socialement souffre
d’un mépris fondamental lié à la structure même de cette contradiction ; dans
le livre de Honneth, un chapitre entier est consacré aux figures
contemporaines du déni de reconnaissance, avec des sentiments comme la
honte, la colère, l’indignation, la révolte, etc. Les formes de reconnaissance
relevant de l’estime sociale concernent le nœud le plus dissimulé entre
l’universalisation liée à la conquête du juridique et la personnalisation par la
division du travail ; ce nœud dissimulé est source de mépris et de déni de
considération sociale ; le défaut de considération publique et le sentiment
intime d’atteinte à l’intégrité vont de pair. C’est sur cette frontière indécise du
manque de reconnaissance sociale par la multiplication des inégalités dans des
sociétés de droit égal que je me pose la question de savoir si l’idée de lutte
est alors la dernière idée. La relecture des textes de Hegel à Iéna et leur
réinterprétation contemporaine m’ont conduit à un point de perplexité que je
résume ainsi : l’«être reconnu» de la lutte pour la reconnaissance n’est-il pas
l’enjeu d’une demande indéfinie, faisant figure de «mauvais infini» ? C’est une
expression hégélienne, que ce soit sous les traits négatifs d’une négation insa-
tiable ou, positifs, d’une revendication sans limite, donc une sorte de malheur
de la conscience comme produit de la civilisation. Pour conjurer ce malaise de
la conscience malheureuse moderne et le péril des dérives qui en découlent, je
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me suis proposé de mettre en couple les motivations d’une lutte interminable
au sens où Freud parle d’une analyse interminable avec des expériences sans
doute rares mais précieuses, effectuations heureuses de la reconnaissance ; ce
sont les formes non violentes de la reconnaissance que je voudrais mettre en
face de la forme conflictuelle de la reconnaissance, qui est le grand héritage
hégélien. C’est pour cette raison que j’ai rouvert le dossier du don à un
moment inattendu de mon analyse, et je suis très conscient de l’espèce de
hiatus
[Page 24]
que je crée dans mon propre discours en passant de l’idée de
lutte à l’idée de don.
Dans sa grande œuvre L’Essai sur le don, sous-titrée Forme et raison de
l’échange dans les sociétés archaïques, Marcel Mauss parle de sociétés «
archaïques » non pas au sens barbare du terme, mais voulant dire qu’elles ne
sont pas entrées dans le mouvement général de la civilisation — une société
polynésienne ou d’Amérique. Ceci est important parce que mon problème sera
de savoir si le don reste un phénomène archaïque et si nous pouvons retrouver
des équivalents modernes de ce que Marcel Mauss a très bien décrit comme
« économie du don » ; pour Mauss il s’agit d’une économie, c’est-à-dire que le
don se place dans la même lignée que l’économie marchande. La relecture qui
est faite aujourd’hui de Marcel Mauss est présentée dans le livre de Marcel
Hénaff intitulé Le Prix de la vérité, en sous-titre Le don. C’est une tentative de
réinterprétation de la dialectique de l’échange du don pour le sortir de son
archaïsme et lui restituer un avenir. Mauss avait bien vu dans ces pratiques
archaïques quelque chose d’étrange qui ne le mettait pas sur le chemin de
l’économie marchande, qui n’était pas un antécédent ou un précédent, donc
une « forme primitive », mais qui était situé sur un autre plan. C’est sur le
caractère cérémoniel de l’échange que je veux insister : la cérémonie de
l’échange ne se fait pas dans la quotidienneté ordinaire des échanges mar-
chands, bien connus de ces populations sous la forme du troc ou même de
l’achat et de la vente avec quelque chose comme une monnaie. Hénaff
souligne que le don, la chose donnée dans l’échange, n’est pas du tout une
monnaie ; ce n’est pas une monnaie d’échange, c’est autre chose, mais alors
quoi ? Reprenons l’analyse de Mauss au point où il s’arrête — sur une énigme,
l’énigme du don : le don appelle le contre-don, et le grand problème de Marcel
Mauss n’est pas du tout « pourquoi faut-il donner » mais « pourquoi faut-il
rendre ? ». Pour Marcel Mauss la grande énigme est donc le retour du don. La
solution qu’il en donnait était d’assumer l’explication apportée par ces popu-
lations elles-mêmes ; et c’est d’ailleurs ce que Lévi-Strauss, dans Les
structures élémentaires de la parenté, et dans le reste de son œuvre, a
critiqué : le sociologue ou l’anthropologue assume ici les croyances de ceux
qu’il observe. Or que disent ces croyances ? Qu’il y a dans la chose échangée
une force magique, qui doit circuler et retourner à son origine. Donner en
retour, c’est faire revenir la force contenue dans le don à son donateur.
L’interprétation que Marcel Hénaff nous propose (et que je prends à mon
compte) est que ce n’est pas une force
[Page 25]
magique, qui serait dans le
don, qui contraindrait au retour, mais le caractère de substitut et de gage. La
chose donnée, quelle qu’elle soit — des perles ou des échanges matrimoniaux,
n’importe quoi en guise de présent, de don, de cadeau — n’est rien que le
substitut d’une reconnaissance tacite ; c’est le donateur qui se donne lui-même
en substitut dans le don et en même temps le don est gage de restitution ; le
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fonctionnement du don serait en réalité non pas dans la chose donnée mais
dans la relation donateur-donataire, à savoir une reconnaissance tacite
symboliquement figurée par le don. Je prendrai cette idée d’une relation de
reconnaissance symbolique pour objet de la confrontation avec les analyses de
la lutte issues de Hegel. Il me semble que ce n’est pas la chose donnée qui par
sa force exige le retour mais c’est l’acte mutuel de reconnaissance de deux
êtres qui n’ont pas le discours spéculatif de leur connaissance ; la gestuelle de
la reconnaissance, c’est un geste constructif de reconnaissance à travers une
chose qui symbolise le donateur et le donataire. Je peux justifier cette
interprétation, en la mettant en rapport avec une expérience qui n’est
certainement pas archaïque : nous avons une expérience de ce qui n’a pas de
prix, la notion du « sans prix ». Dans la relation de don entre les « primitifs »,
comme on les appelait à cette époque-là, il y avait l’équivalent de ce qui pour
nous a d’abord été dans l’expérience grecque la découverte du « sans prix »
lié à l’idée de vérité — d’où le titre du livre de Hénaff, Le prix de la Vérité : en
réalité, c’est le « sans prix » de la vérité. L’expérience fondatrice ici c’est la
déclaration de Socrate face aux sophistes : « moi j’enseigne la vérité sans me
faire payer » ; ce sont les sophistes qui sont des professeurs que l’on paye —
nous sommes dans la lignée des sophistes plus que de Socrate. Un problème a
été posé à l’origine, c’est le rapport entre la vérité et l’argent, un rapport que
l’on peut dire d’inimitié. Cette inimitié entre la vérité (ou ce qui est cru comme
vérité et enseigné comme vérité) et l’argent a elle-même une longue histoire
— et le livre de Hénaff est en grande partie une histoire de l’argent face à la
vérité. En effet l’argent, de simple indice d’égalité de valeur entre des choses
échangées, est devenu lui-même une chose de valeur, sous la forme d’un
capital ; là les analyses marxistes sont certainement à leur place, sur la façon
dont la valeur d’échange est devenue plus-value et, à partir de là, mys-
tification, au sens que l’argent devient mystérieux puisqu’il produit de l’argent
alors qu’il ne devrait être que le signe d’un échange réel entre des choses qui
ont leur valeur soit par la rareté, soit par le travail qui y est inclus, soit par la
plus-value de la mise à la disposition d’un consommateur ; que de mys-
tification
[Page 26]
l’argent soit devenu la chose universelle qu’il est devenu
marque le comble du conflit entre la vérité et l’argent. À cet égard, Hénaff
renvoie au livre du grand sociologue allemand Simmel (fin XIX
e
— début XX
e
)
3
,
dans lequel il fait l’éloge de l’argent en comprenant sa place dans la
civilisation comme universel échangeur ; l’argent est donc titulaire en quelque
sorte de tous les processus d’universalisation — ce que nous vivons
actuellement comme globalisation ; le premier phénomène à globalisation,
c’est la circulation de l’argent ; et Simmel va même jusqu’à dire qu’il est
symbole de liberté en ce sens qu’on peut acheter n’importe quoi avec l’argent,
on a donc la liberté de choix. Mais Simmel, qui est en même temps un
moraliste néo-kantien montre quelque chose de monstrueux, que Socrate avait
prévu : le désir d’argent est une soif illimitée ; on pense au mot d’Horace «
auri sacra fames», la faim sacrée de l’or. On retrouve ce que tous les
moralistes, depuis Aristote et les stoïciens, avaient dénoncé comme la volonté
d’avoir trop, la « pléonexia », l’insatiable. L’insatiable, c’est à la fois l’infini et
3
Georg Simmel (1858-1918) : Philosophie de l’argent (Philosophie des Geldes, 1900). Cet auteur n’apparaît
pas dans Parcours de la reconnaissance. (NdE)
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l’insaisissable, d’où la signification libératrice du rapport avec les biens non
marchands — le titre d’une livraison récente de la revue Esprit se présentait
sous la forme d’une interrogation inquiète : « Existe-t-il encore des biens non
marchands ? »
4
. Ma suggestion est que, dans les formes contemporaines et
quotidiennes de l’échange cérémoniel des cadeaux nous avons un modèle
d’une pratique de reconnaissance, de reconnaissance non-violente. Il y aurait
alors un travail à faire, qui serait la réplique du travail d’Honneth sur les
formes du mépris, une enquête sur les formes discrètes de reconnaissance
dans la politesse, mais aussi dans le festif. Est-ce que la différence entre les
jours ouvrables, comme nous disons, et les fêtes ne garde pas une
signification fondatrice, comme s’il y avait une sorte de sursis dans la course à
la production, à l’enrichissement : le festif serait pour ainsi dire la réplique
non violente de notre lutte pour être reconnu ? On peut dire que nous avons
une expérience vive de la reconnaissance dans un rapport de cadeau,
d’échange, de bienfait ; nous ne sommes plus en demande insatiable mais
nous avons en quelque sorte le petit bonheur d’être reconnaissant et d’être
reconnu. Soulignons le fait qu’en français le mot reconnaissance signifie deux
choses, être reconnu pour qui on est, reconnu dans son identité, mais aussi
éprouver de la gratitude — il y a, on peut le dire, un échange de gratitude
dans le cadeau.
Je termine sur l’interrogation qui est la mienne : jusqu’à quel point peut-
on donner une signification fondatrice à ces expériences rares ? Je tendrais
[Page 27]
à dire que tant que nous avons le sentiment du sacré et du
caractère hors-ouvrage de la cérémonie dans l’échange sous son aspect
cérémoniel, alors nous avons la promesse d’avoir été au moins une fois dans
notre vie reconnu ; et si nous n’avions jamais eu l’expérience d’être reconnu,
de reconnaître dans la gratitude de l’échange cérémoniel, nous serions des
violents dans la lutte pour la reconnaissance. Ce sont ces expériences rares
qui protègent la lutte pour la reconnaissance de retourner à la violence de
Hobbes.
Paul R
ICŒUR
.
4
Dossier de la Revue Esprit, « Y a-t-il encore des biens non marchands ? » (Février 2002), comportant
d’ailleurs un entretien avec M. Hénaff. (NdE)
10
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1 IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2 © Fonds Ricœur Note éditoriale Ce texte est issu de la conférence inaugurale donnée par Paul Ricœur aux VII es Rencontres Internationales de philosophie de Camino de Santiago, en Espagne (novembre 2003), consacrées à la pensée de Ricœur et publiées en espagnol sous le titre Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur (« Herméneutique et responsabilité. Hommage à Paul Ricœur ») 1 . Le philosophe y aborde le thème de la reconnaissance, réactualisé en Allemagne par Axel Honneth, et sur lequel il travaille alors dans le cadre de l’élaboration de son ultime ouvrage, Parcours de la reconnaissance (Stock, 2004). Les remarques introductives sur l’absence d’une théorie de la reconnaissance de même rang que les théories de la connaissance, voire d’un grand livre sur la reconnaissance, se retrouvent dans l’Avant-propos et l’Introduction de l’ouvrage de 2004 (9 et 13). La problématique de l’article, née de la crainte d’une demande infinie de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience malheureuse » et de « mauvais infini » - retournement, contre Hegel ou ses interprètes, de deux grands motifs hégéliens -, fait intervenir le don comme complément et correction de la « lutte » sur laquelle les commentateurs de Hegel, à la suite de Kojève, ont mis l’accent. On retrouve cette discussion, parfois au mot près, avec les mêmes références à Marcel Mauss et à l’ouvrage paru en 2002 de Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité, mais aussi avec de plus amples développements empruntés notamment à l’historienne N. Zemon-Davis, dans la V e section de la Troisième étude de Parcours de la reconnaissance (327 à 356), lorsqu’il s’agit d’aborder la « reconnaissance mutuelle » et la « logique de réciprocité ». L’originalité du présent texte est ainsi de « concentrer » une problématique qui relie la « perplexité » sur l’issue de la « lutte pour la reconnaissance », exprimée dès les premières pages de Parcours de la reconnaissance, avec l’ouverture vers le don comme horizon d’une reconnaissance mutuelle qui attend la dernière étude pour se déployer, tout en contenant certaines réflexions sur l’argent non reprises dans l’ouvrage de 2004 (comme les lignes sur la Philosophie de l’argent de Simmel). (J.-Cl. Monod, pour le Fonds Ricœur). 1 Quelques coquilles, portant notamment sur des noms propres, ont été corrigées sans mention expresse. La lutte pour la reconnaissance et le don IIA741, in Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur Actas VII Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-27. © Fonds Ricœur 2 IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2 © Fonds Ricœur Résumé : « La lutte pour la reconnaissance et le don », né de la crainte d’une demande infinie de reconnaissance qui produirait une forme de « conscience malheureuse » et de « mauvais infini », fait intervenir le don comme complément et correction de la « lutte ». Mots-clés : Reconnaissance ; Lutte ; Don ; Argent ; Hegel ; Honneth ; Mauss ; Hénaff. Rubrique : Autour de Parcours de la reconnaissance (2002-2005). ~ [Page 17] e titre de cette conférence, La lutte pour la reconnaissance et l’économie du don, semble marier l’eau et le feu, le mot « lutte » et le mot « don » ; mais ce qui est en jeu c’est le mot « reconnaissance », la reconnaissance mutuelle ; ce travail fait partie d’une tentative plus vaste de donner au concept de « reconnaissance » une dignité philosophique qu’il n’a pas, comparé au mot « connaissance » ; il y a des théories de la connaissance, des traités de la connaissance, mais, selon mon information, nous n’avons pas de grand livre qui porterait le titre De la reconnaissance ; je ne suis pas sûr qu’il puisse être écrit et je ne présente ici que des fragments de recherche. Le concept de reconnaissance est entré dans la philosophie grâce essentiellement au philosophe allemand Hegel, presque au début de son œuvre philosophique, à Iéna entre 1802 et 1806. Le thème de la reconnaissance n’est pas inconnu du public de langue française, grâce au travail de Kojève sur le grand livre de Hegel qui suivit cette période de préparation, La Phénoménologie [Page 18] de l’Esprit ; le noyau de cette œuvre est la lutte pour la reconnaissance précisément, mais autour d’un thème qui m’a paru un peu réducteur, la lutte du maître et de l’esclave, et qui en effet, dans ce livre, ne peut se terminer que par un renvoi en quelque sorte dos-à-dos du maître et de l’esclave qui se reconnaissent tous deux comme partageant la pensée. L’issue de la lutte pour la reconnaissance dans La Phénoménologie de l’Esprit est donc le stoïcisme, où un maître et un esclave, un empereur et un esclave, disent tous deux « nous pensons » ; et comme tous les deux pensent, ils sont indifférents, maître ou esclave. Le stoïcisme produit donc le scepticisme. Remontant plus haut que cet ouvrage très achevé, admirable de La Phénoménologie de l’Esprit, à la période d’Iéna, j’ai alors suivi les travaux d’une autre génération de chercheurs qui, dans des ouvrages fragmentaires inachevés, mettent en chantier l’idée de la lutte pour la reconnaissance, mais avec un horizon beaucoup plus prometteur de développements ultérieurs que cette espèce de fermeture dont je viens de parler sur le stoïcisme et le scepticisme. Dans ces écrits et surtout dans leur réactualisation en Allemagne principalement autour de jeunes chercheurs, et aussi à Louvain-la-Neuve autour de Taminiaux, l’idée généralement exposée est la suivante : si nous restons seulement dans l’horizon de la lutte pour la reconnaissance, nous créerons une demande insatiable, une sorte de nouvelle conscience malheureuse, une revendication sans fin. C’est pourquoi je me suis L 3 IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2 © Fonds Ricœur demandé si nous n’avions pas par ailleurs, dans notre expérience quotidienne, l’expérience d’être reconnus dans un échange qui est précisément l’échange du don. Je fais donc une tentative dont j’ignore le succès, mais dont je suis cer- tain qu’elle est féconde, pour compléter et corriger l’idée finalement violente de lutte par l’idée non violente de don. Voilà donc la ligne générale de ma pré- sentation. Revenant en quelques mots sur l’œuvre de Hegel à Iéna, je veux désigner quel est l’adversaire permanent que la philosophie politique a tenté de combattre et d’exclure : il s’agit du Hobbes du Léviathan. On peut dire que toute la tradition du droit naturel, de Grotius, Pufendorf, Locke, Leibniz, et jusqu’à Fichte, tend à réfuter Hobbes. L’idée de Hobbes, chacun le sait au moins très sommairement, c’est que dans l’état qu’il appelle de nature — c’est une sorte de fable de l’origine, et qui est d’ailleurs parfaitement reconstruite par une description empirique de l’état des choses— les hommes ne sont conduits que par la peur de la mort violente, de la main d’un autre. Les pas- sions qui règnent sur cette peur sont la compétition, la défiance et la gloire. [Page 19] Au fond, c’est autour de l’idée de défiance que nous allons tourner puisque la reconnaissance que nous allons voir est la réplique à cette défiance pour sortir de l’état de nature ainsi présenté par Hobbes. La solution est un contrat, mais un contrat entre des hommes noués par la peur et qui s’en remettent à un souverain ; celui-ci ne contracte pas, ne participe pas comme contractant au contrat ; si bien qu’un artifice, l’État, est représenté par le gros animal dont il est question dans le livre de Job : le Léviathan, c’est la grosse bête en quelque sorte. Le problème posé à Hobbes et à tous ses successeurs est de savoir s’il y aurait un fondement moral distinct de la peur, un fondement moral dont on peut dire qu’il donne la dimension humaine, humaniste à la grande entreprise politique. Le jeune Hegel se situe dans cette ligne ; mais il a derrière lui des appuis considérables, des anti-hobbesiens si j’ose dire, c’est-à-dire la tradition, assez mal définie d’ailleurs, du droit naturel, avec l’idée qu’il y a une marque morale originaire sur l’homme : on la trouve chez Grotius dans cette « qualité morale de la personne » — « qualitas, moralis personae » l’expression est de Grotius — en vue de quoi on peut légitimement posséder, faire et agir ; c’est le premier relais. Le deuxième relais, c’est bien entendu Kant, avec son idée de l’autonomie : au sens propre du mot le soi et la norme forment un lien absolument primitif ; un impératif catégorique s’ensuit et il n’y a pas de problème dérivé de la peur : c’est une fondation primordiale de la moralité ; mais le problème est de tirer une philosophie politique du principe d’autonomie, et c’est à ce stade qu’intervient le dernier relais, le grand philosophe peut-être le plus difficile à lire de toute la philosophie allemande, Fichte. Lui le premier a lié l’idée de réflexion sur soi à une idée de l’orientation vers l’Autre ; cette détermination réciproque de la conscience de soi et de l’intersubjectivité, c’est l’œuvre de Fichte, et en ce sens, dans cette période au moins, Hegel est un Fichte ; j’ajouterai à ces motivations son admiration sans bornes pour la Cité grecque et l’idée de retrouver la belle Cité dans les conditions de la modernité : c’est donc la tâche que s’assigne Hegel. Les deux ouvrages, ou plutôt les deux fragments sur lesquels je vais m’appuyer et dont je vais faire une très brève présentation sont le Système de la vie éthique de 1802 et la Realphilosophie, philosophie de 4 IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2 © Fonds Ricœur la vie réelle, des années 1804-1806 ; nous avons employé en français « vie éthique » pour traduire un mot allemand de grande portée qui est le mot « Sitten » : les mœurs ; c’est-à-dire qu’au lieu de partir de l’idée abstraite du devoir moral, de l’obligation, on part de la pratique des mœurs ; il y a là une sorte d’écho à Aristote qui précisément a écrit une éthique à partir du [Page 20] mot «ethos», les mœurs ; donc ne pouvant employer le mot «mœurs» en français comme l’allemand emploie « Sitten », on a traduit par éthique ; dans le mot vie éthique, il y a une volonté de concrétude de la pratique des hommes et pas seulement de leurs obligations abstraites morales. Sur ce projet se greffe une méthode qui est de faire apparaître la négativité — c’est- à-dire tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, nie — comme le moteur dynamique de l’avancée des idées et des pratiques. La sortie de la vie naturelle, le fait d’être simplement là, « Dasein » comme on dit en allemand, se fait par le négatif qui pousse toujours plus loin. Le projet hégélien — qui au fond ne changera pas jusqu’à l’accomplissement le plus convaincant de l’œuvre hégélienne dans cet ordre pratique, à savoir les Principes de la philosophie du droit — consiste en un parcours de niveaux et d’institutions où, par la multiplication des négations, se construit peu à peu un ordre humain. L’origine du politique est donc la sortie de la peur par cette poussée spirituelle qui, sous le vide de la négativité vive et vivante, produit des institutions de plus en plus riches ; dans le dernier grand ouvrage, les Principes de la philosophie du droit, elles s’organiseront autour de la famille, de la société civile et culmineront dans la société politique où les hégéliens tentent de retrouver l’équivalence de la belle Cité grecque, mais à partir de l’individualité née à la Renaissance, dans la période des Lumières et à travers la philosophie kantienne et fichtéenne. Quant au deuxième ouvrage, Realphilosophie, et le terme « real » l’indique, il s’agit de dire comment l’esprit, le Geist, entre dans l’Histoire, entre dans la réalité historique, comment la liberté qui est d’abord une idée abstraite devient historique. C’est donc à travers toute une histoire des conquêtes pratiques, pragmatiques et institutionnelles de l’homme que se construit ce destin — politique finalement, politique au sens large — de vivre ensemble dans des lois et des institutions. Hegel parcourt trois modèles de reconnaissance : le premier, sous l’égide de l’amour (ce qui était déjà un grand mot hégélien), l’affectivité sous la forme aussi bien de la sexualité et de l’érotisme que de l’amitié et du respect mutuel : le mot amour est un mot qui définit toutes les relations proches des hommes qui sont engagés affectivement ; un deuxième niveau, juridique, est celui du droit où règnent généralement des rapports contractuels — mais les rapports contractuels pour Hegel sont toujours des rapports de faible qualité humaine, parce que dans le rapport de contrat, principalement autour de la propriété, on sépare plutôt que l’on unit le « ce qui est à moi » de « ce qui est à toi » ; et la séparation du mien et du tien n’est pas un acte de reconnaissance, on peut dire d’une certaine façon qu’il reste un élément de défiance dans la relation contractuelle. Je crois qu’il est très important de dire la permanence de l’anti- contractualisme dans toute l’œuvre de Hegel : le contrat est un rapport abstrait et qui est d’ailleurs sanctionné par lui-même, à savoir qu’il produit l’infraction. Hegel magnifie un peu ce concept d’infraction par celui de crime ; et le plus surprenant à la lecture de ces deux essais est, je ne dirai pas une apologie du crime, mais une tentative pour comprendre comment le crime 5 IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2 © Fonds Ricœur contribue à la progression du rapport humain en ébranlant le rapport simplement juridique qui est en quelque sorte dénoncé de pauvreté spirituelle ; je me permets de dire en passant que lorsque, dans une société, il y a destruction de tous les rapports humains véritables liés à la société civile, à la société politique, nous retombons tout simplement sur des rapports de droit, et c’est la criminalité qui, en quelque sorte, révèle l’inhumanité profonde de relations qui ne seraient que des relations juridiques. Au-dessus de ce rapport simplement abstrait, purement juridique, contractuel, dénoncé par la criminalité, il y a la recherche d’un lien communautaire qui pour Hegel est l’État (c’est le troisième niveau). C’est un sujet de grande controverse de savoir si la description et la construction de l’État hégélien ne sont pas encore chargées de défiance mutuelle ; je voudrais dire quelques mots sur les tentatives contemporaines de réappropriation et de réactualisation de la philosophie du jeune Hegel, reconstruisant, recherchant quels seraient les équivalents concrets, dans notre expérience, du négatif hégélien ; l’idée clé que j’ai maintenant présentée se trouve dans La Lutte pour la reconnaissance : à savoir que c’est par des expériences négatives de mépris, « Missachtung», que nous découvrons notre propre désir de reconnaissance ; notre désir de reconnaissance est né de la dis-satisfaction ou du malheur du mépris ; c’est toute une phénoménologie du mépris qui guide la reconstruction par Alex Honneth de l’héritage du jeune Hegel. Il le montre aux trois niveaux parcourus par Hegel dans son œuvre ; le premier et le dernier de ces niveaux surtout m’intéressent, car sur le jeu éthique nous sommes maintenant abondamment pourvus de commentaires et de réinterprétations ; mais le juridique n’occupe pas toute la place : il est encadré par quelque chose qui est du pré-juridique et quelque chose qui est du post-juridique ; c’est successivement dans le pré- juridique et le post-juridique que Honneth voit opérer le mépris et la provocation à surmonter celui-ci par la reconnaissance ; cette mise en couple de l’idée de mépris et de l’idée de reconnaissance me paraît être l’acquis principal de cette réactualisation. [Page 22] Voici quelques exemples : le modèle premier — puisque Honneth nous présente en somme trois modèles de reconnaissance, au niveau des affects (des affections comme on disait au XVIII e siècle), au niveau juridique et au niveau politique — le modèle premier donc couvre la gamme des rapports érotiques, familiaux, amicaux, c’est-à-dire (je cite Honneth) « impliquant des liens affectifs puissants entre un nombre restreint de personnes » 2 , le pré-juridique mérite d’être parcouru dans toutes ces dimensions par la richesse extraordinaire des sentiments négatifs qu’il comporte. Aujourd’hui nous avons certainement des échos très riches de ces composants négatifs de l’affectivité première dans la psychanalyse, dont bien sûr Hegel n’avait pas le moindre pressentiment ; Honneth s’intéresse surtout à la psychanalyse postfreudienne de tous les sentiments d’abandon, de détresse, de malheur de la prime enfance, qui précèdent l’entrée dans le complexe d’Œdipe et qui paraissent être des commentaires possibles de la négativité : l’enfant cherche, dans le besoin d’être rassuré, la confiance dans la vie, ou dans le fait de n’être pas confirmé, de ne pas être approuvé, l’acquisition de la capacité de la solitude ; cette acquisition de la capacité de solitude à partir de 2 Les guillemets ont été ici ajoutés pour plus de clarté. Voir Parcours de la reconnaissance où ce même extrait est cité, p. 276. (NdE) 6 IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2 © Fonds Ricœur l’abandon et de la menace d’abandon constituerait, pour Honneth, le meilleur équivalent contemporain, moderne, de l’analyse hégélienne. Je me porte d’un saut à l’autre extrémité de la reconnaissance conflic- tuelle ; on peut dire que toute l’entreprise d’Honneth à la suite de Hegel est justement la notion de conflit destructeur de reconnaissance : cette phénomé- nologie atteint peut-être là sa limite et appelle une remise en question du rôle quasi fondateur attribué à la notion de conflit et de lutte ; ce qui est en ques- tion, c’est l’au-delà de la reconnaissance juridique ainsi caractérisé par l’auteur. Nous ne pouvons nous comprendre comme porteur de droit que si nous avons en même temps connaissance des obligations normatives auxquelles nous sommes tenus à l’égard d’autrui ; nous ne sommes nous- mêmes qu’à condition d’entretenir avec autrui des rapports de construction mutuelle, comme dans la prime enfance la capacité d’être seul pour sortir des menaces d’abandon. Ici, le mépris social est la forme négative nouvelle. Les malheurs de nos sociétés, que Hegel avait parfaitement anticipé dans son analyse de la société civile, viennent, pourrait-on dire, de ce que la société civile, marquée essentiellement par l’industrialisation, par la maîtrise de ce qu’il connaissait déjà à l’époque des relations industrielles, produit en même temps la pauvreté ; il y a un lien étrange entre la production de richesse et la production d’inégalités [Page 23] — mais nous vivons de cela, n’est-ce pas, cruellement. Dans nos sociétés, la source de méconnaissance, le déni de reconnaissance, résident dans la contradiction profonde qui existe entre une attribution égale de droit (en principe nous sommes égaux comme citoyens et comme porteurs de droits) et l’inégalité de la distribution de biens : c’est-à- dire que nous ne savons pas produire des sociétés économiquement et socialement égalitaires alors que la fondation juridique de nos sociétés est le droit égal à l’accès de toutes les sources de la reconnaissance juridique. Ce conflit entre attribution de droits et distribution de biens est en quelque sorte la limite indépassable de nos sociétés contemporaines et démocratiques. Celui qui est reconnu juridiquement et qui n’est pas reconnu socialement souffre d’un mépris fondamental lié à la structure même de cette contradiction ; dans le livre de Honneth, un chapitre entier est consacré aux figures contemporaines du déni de reconnaissance, avec des sentiments comme la honte, la colère, l’indignation, la révolte, etc. Les formes de reconnaissance relevant de l’estime sociale concernent le nœud le plus dissimulé entre l’universalisation liée à la conquête du juridique et la personnalisation par la division du travail ; ce nœud dissimulé est source de mépris et de déni de considération sociale ; le défaut de considération publique et le sentiment intime d’atteinte à l’intégrité vont de pair. C’est sur cette frontière indécise du manque de reconnaissance sociale par la multiplication des inégalités dans des sociétés de droit égal que je me pose la question de savoir si l’idée de lutte est alors la dernière idée. La relecture des textes de Hegel à Iéna et leur réinterprétation contemporaine m’ont conduit à un point de perplexité que je résume ainsi : l’«être reconnu» de la lutte pour la reconnaissance n’est-il pas l’enjeu d’une demande indéfinie, faisant figure de «mauvais infini» ? C’est une expression hégélienne, que ce soit sous les traits négatifs d’une négation insa- tiable ou, positifs, d’une revendication sans limite, donc une sorte de malheur de la conscience comme produit de la civilisation. Pour conjurer ce malaise de la conscience malheureuse moderne et le péril des dérives qui en découlent, je 7 IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2 © Fonds Ricœur me suis proposé de mettre en couple les motivations d’une lutte interminable au sens où Freud parle d’une analyse interminable avec des expériences sans doute rares mais précieuses, effectuations heureuses de la reconnaissance ; ce sont les formes non violentes de la reconnaissance que je voudrais mettre en face de la forme conflictuelle de la reconnaissance, qui est le grand héritage hégélien. C’est pour cette raison que j’ai rouvert le dossier du don à un moment inattendu de mon analyse, et je suis très conscient de l’espèce de hiatus [Page 24] que je crée dans mon propre discours en passant de l’idée de lutte à l’idée de don. Dans sa grande œuvre L’Essai sur le don, sous-titrée Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Marcel Mauss parle de sociétés « archaïques » non pas au sens barbare du terme, mais voulant dire qu’elles ne sont pas entrées dans le mouvement général de la civilisation — une société polynésienne ou d’Amérique. Ceci est important parce que mon problème sera de savoir si le don reste un phénomène archaïque et si nous pouvons retrouver des équivalents modernes de ce que Marcel Mauss a très bien décrit comme « économie du don » ; pour Mauss il s’agit d’une économie, c’est-à-dire que le don se place dans la même lignée que l’économie marchande. La relecture qui est faite aujourd’hui de Marcel Mauss est présentée dans le livre de Marcel Hénaff intitulé Le Prix de la vérité, en sous-titre Le don. C’est une tentative de réinterprétation de la dialectique de l’échange du don pour le sortir de son archaïsme et lui restituer un avenir. Mauss avait bien vu dans ces pratiques archaïques quelque chose d’étrange qui ne le mettait pas sur le chemin de l’économie marchande, qui n’était pas un antécédent ou un précédent, donc une « forme primitive », mais qui était situé sur un autre plan. C’est sur le caractère cérémoniel de l’échange que je veux insister : la cérémonie de l’échange ne se fait pas dans la quotidienneté ordinaire des échanges mar- chands, bien connus de ces populations sous la forme du troc ou même de l’achat et de la vente avec quelque chose comme une monnaie. Hénaff souligne que le don, la chose donnée dans l’échange, n’est pas du tout une monnaie ; ce n’est pas une monnaie d’échange, c’est autre chose, mais alors quoi ? Reprenons l’analyse de Mauss au point où il s’arrête — sur une énigme, l’énigme du don : le don appelle le contre-don, et le grand problème de Marcel Mauss n’est pas du tout « pourquoi faut-il donner » mais « pourquoi faut-il rendre ? ». Pour Marcel Mauss la grande énigme est donc le retour du don. La solution qu’il en donnait était d’assumer l’explication apportée par ces popu- lations elles-mêmes ; et c’est d’ailleurs ce que Lévi-Strauss, dans Les structures élémentaires de la parenté, et dans le reste de son œuvre, a critiqué : le sociologue ou l’anthropologue assume ici les croyances de ceux qu’il observe. Or que disent ces croyances ? Qu’il y a dans la chose échangée une force magique, qui doit circuler et retourner à son origine. Donner en retour, c’est faire revenir la force contenue dans le don à son donateur. L’interprétation que Marcel Hénaff nous propose (et que je prends à mon compte) est que ce n’est pas une force [Page 25] magique, qui serait dans le don, qui contraindrait au retour, mais le caractère de substitut et de gage. La chose donnée, quelle qu’elle soit — des perles ou des échanges matrimoniaux, n’importe quoi en guise de présent, de don, de cadeau — n’est rien que le substitut d’une reconnaissance tacite ; c’est le donateur qui se donne lui-même en substitut dans le don et en même temps le don est gage de restitution ; le 8 IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2 © Fonds Ricœur fonctionnement du don serait en réalité non pas dans la chose donnée mais dans la relation donateur-donataire, à savoir une reconnaissance tacite symboliquement figurée par le don. Je prendrai cette idée d’une relation de reconnaissance symbolique pour objet de la confrontation avec les analyses de la lutte issues de Hegel. Il me semble que ce n’est pas la chose donnée qui par sa force exige le retour mais c’est l’acte mutuel de reconnaissance de deux êtres qui n’ont pas le discours spéculatif de leur connaissance ; la gestuelle de la reconnaissance, c’est un geste constructif de reconnaissance à travers une chose qui symbolise le donateur et le donataire. Je peux justifier cette interprétation, en la mettant en rapport avec une expérience qui n’est certainement pas archaïque : nous avons une expérience de ce qui n’a pas de prix, la notion du « sans prix ». Dans la relation de don entre les « primitifs », comme on les appelait à cette époque-là, il y avait l’équivalent de ce qui pour nous a d’abord été dans l’expérience grecque la découverte du « sans prix » lié à l’idée de vérité — d’où le titre du livre de Hénaff, Le prix de la Vérité : en réalité, c’est le « sans prix » de la vérité. L’expérience fondatrice ici c’est la déclaration de Socrate face aux sophistes : « moi j’enseigne la vérité sans me faire payer » ; ce sont les sophistes qui sont des professeurs que l’on paye — nous sommes dans la lignée des sophistes plus que de Socrate. Un problème a été posé à l’origine, c’est le rapport entre la vérité et l’argent, un rapport que l’on peut dire d’inimitié. Cette inimitié entre la vérité (ou ce qui est cru comme vérité et enseigné comme vérité) et l’argent a elle-même une longue histoire — et le livre de Hénaff est en grande partie une histoire de l’argent face à la vérité. En effet l’argent, de simple indice d’égalité de valeur entre des choses échangées, est devenu lui-même une chose de valeur, sous la forme d’un capital ; là les analyses marxistes sont certainement à leur place, sur la façon dont la valeur d’échange est devenue plus-value et, à partir de là, mys- tification, au sens que l’argent devient mystérieux puisqu’il produit de l’argent alors qu’il ne devrait être que le signe d’un échange réel entre des choses qui ont leur valeur soit par la rareté, soit par le travail qui y est inclus, soit par la plus-value de la mise à la disposition d’un consommateur ; que de mys- tification [Page 26] l’argent soit devenu la chose universelle qu’il est devenu marque le comble du conflit entre la vérité et l’argent. À cet égard, Hénaff renvoie au livre du grand sociologue allemand Simmel (fin XIX e — début XX e ) 3 , dans lequel il fait l’éloge de l’argent en comprenant sa place dans la civilisation comme universel échangeur ; l’argent est donc titulaire en quelque sorte de tous les processus d’universalisation — ce que nous vivons actuellement comme globalisation ; le premier phénomène à globalisation, c’est la circulation de l’argent ; et Simmel va même jusqu’à dire qu’il est symbole de liberté en ce sens qu’on peut acheter n’importe quoi avec l’argent, on a donc la liberté de choix. Mais Simmel, qui est en même temps un moraliste néo-kantien montre quelque chose de monstrueux, que Socrate avait prévu : le désir d’argent est une soif illimitée ; on pense au mot d’Horace « auri sacra fames», la faim sacrée de l’or. On retrouve ce que tous les moralistes, depuis Aristote et les stoïciens, avaient dénoncé comme la volonté d’avoir trop, la « pléonexia », l’insatiable. L’insatiable, c’est à la fois l’infini et 3 Georg Simmel (1858-1918) : Philosophie de l’argent (Philosophie des Geldes, 1900). Cet auteur n’apparaît pas dans Parcours de la reconnaissance. (NdE) 9 IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2 © Fonds Ricœur l’insaisissable, d’où la signification libératrice du rapport avec les biens non marchands — le titre d’une livraison récente de la revue Esprit se présentait sous la forme d’une interrogation inquiète : « Existe-t-il encore des biens non marchands ? » 4 . Ma suggestion est que, dans les formes contemporaines et quotidiennes de l’échange cérémoniel des cadeaux nous avons un modèle d’une pratique de reconnaissance, de reconnaissance non-violente. Il y aurait alors un travail à faire, qui serait la réplique du travail d’Honneth sur les formes du mépris, une enquête sur les formes discrètes de reconnaissance dans la politesse, mais aussi dans le festif. Est-ce que la différence entre les jours ouvrables, comme nous disons, et les fêtes ne garde pas une signification fondatrice, comme s’il y avait une sorte de sursis dans la course à la production, à l’enrichissement : le festif serait pour ainsi dire la réplique non violente de notre lutte pour être reconnu ? On peut dire que nous avons une expérience vive de la reconnaissance dans un rapport de cadeau, d’échange, de bienfait ; nous ne sommes plus en demande insatiable mais nous avons en quelque sorte le petit bonheur d’être reconnaissant et d’être reconnu. Soulignons le fait qu’en français le mot reconnaissance signifie deux choses, être reconnu pour qui on est, reconnu dans son identité, mais aussi éprouver de la gratitude — il y a, on peut le dire, un échange de gratitude dans le cadeau. Je termine sur l’interrogation qui est la mienne : jusqu’à quel point peut- on donner une signification fondatrice à ces expériences rares ? Je tendrais [Page 27] à dire que tant que nous avons le sentiment du sacré et du caractère hors-ouvrage de la cérémonie dans l’échange sous son aspect cérémoniel, alors nous avons la promesse d’avoir été au moins une fois dans notre vie reconnu ; et si nous n’avions jamais eu l’expérience d’être reconnu, de reconnaître dans la gratitude de l’échange cérémoniel, nous serions des violents dans la lutte pour la reconnaissance. Ce sont ces expériences rares qui protègent la lutte pour la reconnaissance de retourner à la violence de Hobbes. Paul R ICŒUR . 4 Dossier de la Revue Esprit, « Y a-t-il encore des biens non marchands ? » (Février 2002), comportant d’ailleurs un entretien avec M. Hénaff. (NdE) 10 IIA741, Hermenéutica y responsabilidad. Homenaje a Paul Ricœur. Actas VII Encuentros internacionales de filosofia en el Camino de Santiago, 2003, pp. 17-2 © Fonds Ricœur
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Title
IIA741 La lutte pour la reconnaissance et le don
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Ricoeur, Paul (1913-2005), “La lutte pour la reconnaissance et l'économie du don”, 2005, IIA741, Fonds Ricœur. Consulté le 5 juin 2025, https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/ark:/18469/mx7b
À propos
"La lutte pour la reconnaissance et le don", né de la crainte d’une demande infinie de reconnaissance qui produirait une forme de "conscience malheureuse" et de "mauvais infini", fait intervenir le don comme complément et correction de la "lutte".
Notice
Contributeur
Éditeur
Universidad de Santiago de Compostela
Date de création
2005
Textes en liaison
Autour de « Parcours de la reconnaissance » (2002-2005)
Langue
fre
Type
Texte
Sujets
Reconnaissance
Lutte
Argent
Hegel
Mauss
Hénaff
Vedettes Rameau
Source
IIA741
Fonds Ricœur
Identifiant
ark:/18469/mx7b
Détenteur des droits
Fonds Ricœur
Numérisation Fonds Ricœur