Nature et liberté
Visionneuse multimédia
IIA144, in Existence et Nature. Paris: P.U.F., 1962, pp.
125-137.
© Comité éditorial du Fonds Ricœur
Note éditoriale
« Nature et liberté » est une communication donnée en 1961,
à l’occasion du Congrès des Sociétés de Philosophie de langue
française
consacré
au
thème
« La
nature
humaine ».
Pour
comprendre celle-ci, ce texte prend pour le fil conducteur la notion de
liberté. Ricœur reconnaît qu’« il n’y a pas de nature de l’homme »,
mais qu’il est possible toutefois de concevoir « une nature en
l’homme » (125), qui est précisément la médiation de la liberté
humaine. Le moment décisif de l’argumentation ricœurienne consiste
dans la restitution du concept d’être en tant qu’acte et désir. À
l’encontre de la notion sartrienne de liberté comme une pure négation
de l’être, le concept nabertien d’être en tant qu’acte et désir permet à
Ricœur de concevoir une liberté affirmative à l’égard de la nature,
sans pour autant réduire l’être humain à une nature inerte.
Ce texte, paru peu après le second tome de la Philsophie de
la volonté, reprend en effet plusieurs des thèmes traités dans le
premier ouvrage majeur de Ricœur. La dialectique de la nature et de
la liberté en l’homme peut être considérée comme le thème central du
Volontaire et l’involontaire (Philosophie de la volonté, 1950), comme
le titre de sa traduction anglaise l’indique parfaitement : Freedom and
Nature : The Voluntary and the Involuntary (trans. Erazim Kohak,
Evanston, Northwestern University Press, 1966). Par ailleurs, une
ontologie affirmative à l’encontre d’une ontologie de négation était le
choix fondamental fait par Ricœur dans L’homme faillible (1960). Ce
thème avait été examiné en plus de détail dans l’article intitulé
« Négativité et affirmation originaire », paru en 1956, et repris dans
Histoire et vérité.
« Nature et liberté » annonce en même temps la réflexion sur
la culture en tant qu’objectivation du désir d’être. À la fin de ce texte,
Ricœur signale que les œuvres culturelles peuvent être lues selon
deux sens : comme « sublimation » de la pulsion, et comme
« aliénation » de l’esprit dans la nature (voir « Nature et liberté »,
134-136). La dialectique de l’archéologie du désir et de sa téléologie
constituera une partie importante de l’étude consacrée à Freud (voir
De l’interprétation. Essai sur Freud).
(Kuang Quan, pour le Fonds Ricœur)
Mots-clés : nature humaine ; liberté ; être en tant qu’acte ; être en
tant que désir ; habitude ; Kant ; Jean Nabert ; Hegel.
et Nature
PAR
Ferdinand ALQUIÉ
Paul ARBOUSSE-BASTIDE
Georges BASTIDE, Roger BASTIDE,
Jules EUZIÈRE, Aimé FOREST,
René LACROZE, Daniel LAGACHE,
Pierre MESNARD, Joseph MOREAU,
Paul RICŒUR, Jean TROUILLARD,
Alphonse de WAEHLENS, Gabriel Ph. WID
PRESSES UNLVERSITAIRES DE FRANCE
NATURE ET LIBERTE
Peut-on parler d'une nature humaine ? La question est embarrassante,
tant le mot de nature a de sens nombreux. Je propose de prendre pour fil
conducteur les aventures d'un autre thème philosophique, celui de liberté ;
il est remarquable, en effet, qu'en se constituant et en se déployant, le
concept de liberté déroule dans un ordre systématique la plupart des significations éparses de la notion de nature. C'est cet enchaînement que nous
allons tenter de reconstituer.
Dans un premier mouvement de pensée, celui d'une analyse régressive et réductrice, la liberté se constitue en opposition à toute idée de
nature,- de nature en général et de nature humaine; mais cette conquête
du point aigu du refus est une victoire à la Pynhus ; cette liberté est seulement possible ; pour devenir réelle, il faut qu'elle réaffirme la nature
en l'homme et hors de l'homme. n n'y a pas de nature de l'homme, dironsnous selon le premier mouvement ; il y a une nature en l'homme, devronsnous dire selon le second mouvement qui répondra au premier par une
synthèse progressive de l'expérience. Notre problème ultime sera donc
celui-ci : comment la nature peut-elle figurer tour à tour l'autre de la
liberté et sa primordiale médiation ? que peut signifier - que peut être la nature en général pour tenir ce double rôle à l'égard de la liberté ?
Nous suivrons donc successivement l'ordre régressif de la dénégation
et l'ordre synthétique de la réaffirmation de la nature en passant par le
point d'inflexion de la liberté qui est en même temps le degré zéro de la
nature.
1. ~ens
LA DESTRUCTION DE LA NATURE
L'analyse peut être articulée en trois moments que parcourront en
inverse les degrés de la synthèse progressive.
126
Paul
RICŒUR
Premier moment.
Si nous voulons partir non des concepts issus de la réflexion et d
la discussion philosophique, mais de l'expérience vive, la toute première
rupture avec la nature est résumée dans la triple conquête de l'institution,
de l'outil et du langage. Cette triple conquête est celle même de l'humanité
de l'homme. A partir d'elle peut être constituée une triple opposition où
le terme de nature apparaît chaque fois comme l'autre d'un couple significatif.
Face à l'institution ( vb[J. : ; . nomos), la nature apparaît comme
un « état » - l'état de nature - antérieur à tout droit, antérieur à l'état
proprement civil; cet état est recouvert, aboli, peut-être même a-t-il ét'
sacrifié par quelque contrat, réel ou fictif, à la sécurité, à l'ordre, à la liberté
de l'état civil qui est d'institution. Rétrospectivement la nature apparaît
comme pur règne des passions, de la peur et de la violence, comme désordr
et guerre.
Quant aux arts et aux techniqeus - second aspect de cette conquête
de l'humanité - ils dessinent une nouvelle opposition : entre ce qui est
produit par nature ( g; 0 cr ~ t ) et ce qui est produit par art ( : i 1. ., Yi ) ;
dans cette opposition des arte.facta aux naturalia, l'ordre humain pren,-1
figure d'artifice, de Léviathan : non seulement l'outillage, mais l'institution, dont on a parlé plus haut, et le langage, dont on n'a pas encore
parlé, sont produits « par art » et non pas « par nature » ; ici nature ne
signifie plus désordre et violence, mais spontanéité dans la venue à
l'existence, production selon un principe interne ; cet aspect de la nature
triomphe dans les mouvements de la vie : les naturalia sont par excellence
des animalia.
Enfin - troisième aspect de cette opposition préréflexive - le monde
des signes et du langage fait apparaître la nature comme l'ordre préalable
des expressions muettes et des apparences brut~ ; ainsi les protagonistes
du Cratyle peuvent se demander si les mots sont conformes à la nature
des choses ( :t.:)."r ~ q;u:nv, i .e .
::t.a-;7. :J. ... : :.:
' "'·
"P ~',"J.:x-::x ). La natwe
est alors l'ensemble des choses, des corps, des existants globalement opposés
au i.sx:r bv ; la nature, c'est ce qui est, purement et simplement, face
à ce qui est dit, face au discours, avec son ordre, sa logique, sa prétention
à la vérité.
Ainsi, à mesure que nous avons progressé, dans l'humanité de l'homme,
vers le logos, vers le Dire - à travers technê et nomos - , la
nature s'est révélée être, successivement, violence dans l'homme, spontanéité dans le vivant, existence brute et m.uette des choses. En même temps
que s'est élargi le cercle de la nature, le fossé s'est creusé entre humanité
et naturalité ; la liberté concrète, avant toute discussion d'école, s'oppose
NATURE ET LIBERTE
127
à cette triple nature, en se liant à l'institution, au travail et au discours.
Alors une existence délibérée, préférée, choisie, s'arrache à une existence
par nature, c'est-à-dire non-libre.
Mais l'opposition ainsi conçue reste partielle ; l'homme conserve une
communauté d'existence et de sens avec la nature. ll la conserve aussi
longtemps que la vie raisonnable lui paraît accomplir un télos qui
achève l'appétition qu'il aperçoit dans les vivants et la puissance qui en
toute chose tend à l'acte, à l'entéléchie. On peut encore dire qu'il y a une
nature humaine, coordonnée à la nature, l'une et l'autre placées sous le
signe de l'inclination à l'existence parfaite.
Or cette connivence, cette conspiration, cette connaturalité, ont été
brisées par la réflexion. Nous avons perdu cette nature des choses et cette
nature de l'homme. Cette perte est même une destruction significative,
qui appartient désormais à l'histoire exemplaire de la liberté. C'est elle
que nous allons reconstituer dan le second t le troisième moments.
Deuxième moment.
La destruction du concept de nature, conçu sur le modèle de l'appétit,
rst liée à l'acte scientifique en tant que tel. Elle reste pourtant inopérante,
sans la destruction décisive de la nature humaine, que nous réservons pour
le troisième moment.
Comme on sait, la mathématisation du réel, la formulation du prin·
cipe d'inertie, la conception purement expérimentale du nexus des choses,
ont ruiné l'idée de force ·productive, de puissance naturelle et conduit à
l'idée toute formelle de nature . comme corrélat de l'expérience possible ou,
en termes de subjectivité transcendantale, comme légalité de l'expérience
elle-même.
L'opposition antérieure de l'homme à la nature se trouve radicalisée,
bien qu'elle ne soit pas encore totale. Elle est plus radicale en ceci d'abord
que le monde de l'inertie, du mécanique, figure le ·pur vis-à-vis d'une
activité de domination, d'exploitation, de possession ; dans l'industrie, 1e
rapport de lutte l'emporte sur l'appartenance et la participation. L'opposition de l'homme à la nature apparaît plus radicale encore dans l'antinomie
cosmologique de deux causalités, la causalité par liberté, par laquelle quelque chose commence dans le monde, e~ la causalité naturelle, par laquelle
quelque chose succède à autre chose selon des lois. Ce dédoublement antinomique de la causalité, succédant à la progression des puissances et d~
appétitions selon l'ancienne vision du monde, marque, sur le plan spéculatif, une rupture plus décisive que celle que l'industrie opère sur le plan
pragmatique. Désormais, toute appartenance de l'homme à la nature devra
être affirmée au-delà et non en-deça de cette antinomie.
·
128
~aul
RICŒUR
Et pourtant l'opposition à la nature n'est pas encore entière. Ausst
longtemps que l'idée de nature humaine n'a pas été critiquée, il est possible de concevoir une continuité entre l'immutabilité des lois de la nature
ou la légalité transcendantale de la nature et un ordre humain qui en
serait en quelque façon l'analogue. La nature en effet n'était puissance
que parce que la notion même de puissance restait rapportée à celle de
forme, d'essence, de raison d'être. Un concept de nature - de nature
comme essence- peut survivre à celui de nature comme désir et comme
force. Dès lors il est encore possible que des rapports de perfection, conçus
comme raison d'être de l'ordre humain, s'articulent sur des rapports de
nécessité dans une unique nature totale. Et même si cette métaphystque
paraît impossible après la révolution kantienne, le style de légalité, Je
nécessité, d'apriorité, qui détermine la moralité et qui permet de parler
de c: raison pratique :., ce style reste homogène à la légalité de la nature ;
il permet de tenir la nature comme un « type » de la moralité : « agis de
telle façon que la maxime de ton action puisse être considérée comme une
loi de la nature ». Ainsi la nature reste l'homologue de la moralité aussi
longtemps que celle-ci est pensée comme un ordre ; c'est cette homologie,
au sens propre du mot, qui rend également admirable la loi de la nature
dessinée dans les cieux et la loi de la moralité gravée dans nos cœurs.
Troisième moment.
La négation de la notion de nature humaine ne procède donc pas
de la seule critique de la notion de nature en général, mais d'une critique
de l'humanité de l'homme qui l'exclut de la naturalité de la nature. Ce
troisième moment de la réflexion a sa condition dans les deux précédents,
mais y ajoute un trait spécifique, qu'on pourrait appeler l'exil du Cogito
et dont les étapes sont aisées à reconnaître; en distinguant <~: ce qui dépend
de nous > de « ce qui ne dépend pas de nous », je me rends indifférent
à tout ordre extérieur en même temps que je rends toutes choses inessentielles ; en retranchant la certitude de penser de la région des choses douteuses, j'inscris l'existence même de ma pensée en marge de cette universalité
des choses ; en apercevant le « je pense » comme la conscience qui c: peut
accompagner toutes mes représentations », je pose ce « Je > hors de la
sphère de l'objectivité ; je le dissocie de l'histoire du penseur, je le soustrai~
au statut ontologique de la chose pensante ; enfin en mettant « entre
parenthèses > non seulement ce qui est nature (naturhaft), mais ce qui est
tout-naturel (natürlich), dans l'ordre mondain, historique et logique, j'accède
à un Ego meditans qui n'est plus ni engagé, ni intéressé.
Peut-on pousser plus loin ? Oui, certes. La destruction de l'idée de
nature humaine n'est vraiment consommée que quand la distance théorique devient refus pratique. L'idée de néant, introduite comme une faille
NATURE ET LIBERTE
129
entre le « Je :. et la somme de ses motivations, est le symbole de la déna~
turation extrême jusqu'où il faut sans doute s'avancer pour accéder au
problème que pose la notion de nature humaine. Quand je peux dire :
je ne suis pas ce que je suis, - la déhiscence entre le quod de l'existence
et le quid de l'essence consomme la ruine du dernier sens de la nature :
i. e. l'essence, l'immutabilité de la raison d'être, la légalité de l'ordre.
Comme on sait, cette ultime dissolution est le fruit d'une conjonction
entre les thèmes de la liberté et de la temporalité : si essentialité implique
immutabilité, toute entreprise qui révèle le caractère historique de l'immua~
ble, toute généalogie qui restitue le mouvement de sédimentation par quoi
les significations, les valeurs, les vérités viennent à simuler l'immobilité
des choses, délivrent l'existence libre des liens de l'essence constituée.
Wesen ist gewesen. L'essentiel, c'est l'ayant été : savoir cela, c'est se
délivrer du prestige de la nàture essentielle.
Ainsi, après s'être retiré des choses, le Cogito se retire de ce qui en
lui-même est chose. Après s'être absenté de la nature, il se rend absent
à sa nature et se livre, sans nature, aux affres de l'auto-position. Un
je pur naît, dans l'instant, de la négation de toute nature en lui et hors
de lui.
Tel est le terme extrême de l'analyse réductrice : c'est en même temps
1{' degré zéro de la nature.
Il. -
REAFFIRMATION DE LA NATURE
A ce point extrême de la réflexion, à cette pointe aiguë du refus, c'est
la plus négative, la plus irréelle, la plus impuissante des libertés qui est
conquise. Tout reste à faire pour que la liberté soit affirmative, réelle,
puissante. C'est sur le chemin de l'affirmation d'abord, de la réalisation
ensuite, de la puissance ou de l'effectivité enfin qu'une suite de nouveaux
rapports de la liberté à la nature peuvent apparaître. Considérons les trois
moments de cette progression qui correspondent, dans l'ordre inverse, aux
trois moments de la régression.
Premier moment.
n apparaît d'abord que l'acte de dénégation, de néantisation, d'annihilation (ou comme on voudra dire), dans lequel se consume le Cogito, n'est
pas encore l'acte positionne!, le jugement thétique : je suis. Peut-être
faut-il oser dire qu'une philosophie du Non ne sera jamais que l'envers
d'une philosophie ; tous ses exemples sont pris dans des expériences de
crise, de rupture, voire de destruction, dont on peut dire qu'elles sont
toujours des expériences tronquées ; je ne nie mon passé, une tradition~
130
~aul
RICŒUR
telle valeur reçue, que pour affirmer une nouvelle valeur, ouvrir une
nouvelle tradition, engendrer -un nouveau cours d'existence ; qui reste
dans la négation, reste dans l'adolescence de la liberté ; l'accès à la maturité, c'est l'accès =à l'affirmation : Je suis, cela vaut, . que cela soit. Or si
l'on cherche le préjugé -implicite à toute majoration de la négation, il ne
réSide pas dans la notion de néant, mais bien dans celle d'être, indûment
identifiée à la chose, à l'inertie, à la mort. Ne faut-il pas dire : exister,
c'est agir ? L'être ne signifie-t-il pas à titre primordial l'acte ? Or ce qui
fait écran entre la pensée et l'acte d'exister c'est le prestige usurpé de
l'essence, dont nous avons vu qu'elle fut le refuge de l'idée de nature. Le
faux débat de l'essence et de l'existence est issu de cette promotion excessive de l'idée d'essence, indûment substituée à celle d'être.
On ne- saurait exagérer l'importance de la présente critique pour la
suite de nos considérations sur la nature. Pour ma part, je pense qu'il
faut renouer avec toute lin tradition de l'acte d'exister, que je vois culminer
dans le thème leibnizien de l'appétition et spinoziste de l'effort. L'être
est acte avant d'être essence, parce que l'être est effort avant d'être représentation ou idée.
'
C'est parce que cette signification de l'être a été oubliée qu'on a cru
devoir opposer à l'être-essentiel, à l'être-devenu, à l'être-mort des choses,
le surgissement de néan t de la liberté. Mais nier la chose n 'est qu'un
épisode secondaire par rapport à l'affirmation plénière de l'acte d'exister,
de l'effort pour persévérer dans l'être qui développe une durée indéfinie.
Cette reconquête de ce que j'appellerai le sens « énergique » de l'être est
la plus fondamentale condition d'une reprise de la nature dans la liberté.
Le second moment de notre synthèse progressive va en attester la fécon dité.
Deuxième moment.
Négative, la· liberté atteinte par réduction de l'idée de nature est en
outre irréelle. Or le c: je suis », dans sa positivité, ne peut s'attester à luimême que dans le devenir-réel de la liberté. Qu'est-ce que cela signifie ? et
qu'est-ce que cela implique pour notre problème de la nature ?
Le sens propre de ce devenir-réel de la liberté fait appel à une philosophie de l'agir dont nous avons montré seulement la condition .la plus
fondamentale dans la réforme de l'idée d'être. Or la mise en œuvre de
·cette philosophie de l'agir rencontre un nouveau préjugé, qui n'est plus
la réduction de l'être à l'essence, mais qui procède des opérations même
qui ·ont permis la conquête de l'idée de nature comme ordre nécessaire et
comme légalité. Le prestige de ces opérations, que nous avons ~évoquées
dans le deuXième moment de l'analyse réflexive, est tel que nous sommes
NATURE ET LIBERTE
131
enclins à construiie toute réflexion sur l'agir en tant que tel ·sur ·]e modèl,.
d'une aitique des opérations de connaissance; c'est ainsi que la distinction
de l'a priori et de l'empirique, fondamentale pour une critique de la connaisance, a été purement et simplement transposée dans ·la sphère de l'agir ;
de ce transfert des catégories de la connaissance dans la sphère de l'agir,
procède la ruineuse opposition de la forme de rationalité à la matière du
désir. Cette distinction n'est pas une distinction originaire dans l'ordre
de l'agir mais empruntée aux opérations qui constituent la vérité. Pour
une réflexion sur l'agir qui ne serait pas transposée d'une critique de Id
connaissance - fût-elle appelée Critique de la Raison Pratique - , pour
une dialectique originaire et propre de l'agir, le devenir réel de la liberté
ne consiste pas à donner une matière à la forme, à subsumer le singulier
sous la règle.
Jean NABERT, dan une perspective assez proche de FICHTE et de
son ·jugement thétique, caractérise cette dialectique comme l'appropriation
par .le moi d'une certitude d'exister qui le constitue. mais dont il est. de
multiples façons dépossédé. Cette tâche d'appropriation présuppose que
l'effort qui nous engendre n'est pas égal à lui-même, qu'il est à la fois
position et différence de soi. L'équation de l'effort et du désir est donc,
après celle de l'être et de l'effort, la seconde présupposition fondamentale
d'une réflexion sur l'agir.
On demandera de quoi le désir est désir : restons le plus longtemps
dans ce- suspens et tâchons d'entendre - en demeurant dans la plus
grande généralité - que le conatus spinoziste est .le même que l'Eros
platonicien : le Banquet dit bien que l'amour est amour de quelque chose,
mais de quelque chose qu'il n'a pas, dont il manque ; ne séparons pas
cette proposition de celle de l'Ethique·, selon laquelle chaque chose particulière tend à· persévérer dans l'être par un effort qui exprime la puissance
infinie de Dieu ; l'affirmation de l'être dans le manque d'être, voilà l'effort,
dans sa structure la plus originaire. En ce sens il faut rejeter à la fois
l'ontologie toute positive de SPINOZA qui ne peut comprendre la négation
que comme destruction extérieure (selon l'unique axiome du livre IV de
l'Ethique) et l'ontologie toute négative de SARTRE qui repousse symétriquement la positivité de l'être dans l'extériorité de la chose.
,
En quoi cette position du problème de l'agir prépare-t-elle une reprise
de la nature dans la liberté ? La nature, disions-nous dans le second moment
de l'analyse régressive, est la forme de légalité dont la moralité doit devenir
l'analogue, en même temps qu'elle fournit elle.même un « type :) à la loi
morale. Or la nature qu'implique la dialectique propre de l'agir n'est pas
une forme de légalité, mais la puissance même du désir ; et cette puissance
n'est pas l'autre de la liberté mais la médiation que requiert son devenir
réel.
132
Paul
RICŒUR
On ne saurait trop le souligner, l'inflation du rôle de l'obligation
morale, de la loi morale, est responsable de l'oblitération du problème
originaire de l'agir. Or cette inflation se nourrit d'emprunts à la légalité
qu'il faut détrôner du premier rang, comme tout à l'heure il a fallu contester le primat de l'essence dans la théorie de l'être, afin de saisir le rapport
beaucoup plus primitif de la nature comme désir à la volonté comme
détermination du projet.
Comment mettre en œuvre cette thèse ?
Les multiples tentatives modernes pour constituer une théorie de la
motivation constituent le premier apport à cette réflexion sur les médiations
naturelles de la liberté. Ce qui demeure acquis de toutes ces entreprises,
en dépit du caractère abstrait que l'on dira plus loin, c'est que la liberté
ne consiste pas dans quelque surgissement irrationnel, mais que le choix
réfléchi procède toujours de quelque mouvement irréfléchi, de quelque acte
inchoatif, penchant ou inclination, qui mérite bien le nom de volonté
spontanée ou de liberté naturelle. NABERT disait très bien que la liberté
resterait une idée de la réflexion - et non une expérience - , si l'acte
libre ne se produisait pas lui-même comme l'effet d'un déterminisme psycho·
logique et ne se prêtait ainsi à ce qu'il appelait la loi .de la représentation ;
car c'est ainsi que l'acte libre peut se justifier, se dire, se conmmuniquer,
par le moyen des symboles linguistiques de ses motifs.
Telle est en première approximation la reprise de la nature comme
désir dans la liberté comme projet. Encore faut-il avouer que toute théorie
de la motivation reste abstraite et la phénoménologie de l'acte libre une
sorte de fiction didactique. Peut-on parler d'acte libre dans l'isolement d'un
instant ? N'est-ce pas plutôt sur la qualité et la cadence d'une vie entière
- ou du moins d'une période de vie, replacée sur le fond d'une destinée
en cours - , que peut être supputé ou imputé le degré de liberté d'un
homme ? La liberté est moins la qualité d'un acte qu'un « genre de vie »:
un Bios, qui ne passe dans aucun acte singulier et s'exprime plutôt
dans le degré de tension et l'esprit de suite qui habite un cours d'existence.
La considération des motifs est dès lors moins décisive pour notre propos
que ce pouvoir de faire suite, d'engendrer un changement durable, un
nouveau cours d'existence. Commencer, voilà le difficile, a-t-on dit ; continuer, faire suite avec soi-même, voilà qui est plus difficile encore ; c'est
la vérité profonde de l' ~ ~J.~)\o·r~utû v Lù Ç ~Yi ''
des stoïàens : vivre en
accord.
Or vivre en accord, faire suite, continuer, c'est entretenir avec la
nature un rapport qui ne s'épuise pas dans l'instant fugitif d'un penchant,
mais dans la durée d'un caractère. Faire suite avec soi-même, c'est proprement donner une habitude à la liberté, c'est faire que la liberté, en s'affectant elle-même, se fasse nature sous l'empire du devenu et du révolu. Cette
NATURE ET LIBERTE
133
affection de soi par soi, cet . habitus., cette E ~tç, nous pouvons la vivre
à des degrés différents, soit dans un style de fatalité, soit dans un style
de spontanéité ; car la fatalité est déjà une catégorie de la liberté, .son
plus bas degré certes, mais la première forme concrète du devenir réel
de la liberté.
Précisons ce rapport de la liberté à la nature : il consiste, pour l'essen··
tiel, dans le pouvoir de la liberté de contracter des habitudes ; ce qu'elle
contracte ainsi, c'est soi-même, c'est-à-dire un « mien :), un avoir été, qui
est un « avoir maintenant moi-même ».
Que la tâche de l'éducation soit d'élever cette affection de soi par soi
au rang d'une véritable loi de développement et de faire passer de la fatalité
d'un caiactère à la spontanéité d'une personnalité, cela n'annule point la
loi du caractère. Sans la nature acquise d'un caractère, nous ne pourrions
même pas nous proposer d'acquérir une personnalité.
La nature nou paraît ainsi impliquée dans le mouvement par lequel
l'existence « retient » sa propre expérience ; et cette « rétention » n'est
pas seulement ]'amorce du souvenir ; c'est d'abord une catégorie pratique,
un « avoir » que notre « être » constitue en agissant, une manière acquise
de nos préférences, une s:;r.ç . II en résulte que l'éthique consiste
moins à donner une matière à la forme vide de l'obligation qu'à exprimer
ct à épanouir la nature de chacun.
Arrêtons-nous au terme de ce second moment de notre synthèse progressive, qui répond au deuxième moment de l'anàlyse régressive, c'est-à-dire
à la réduction, sur le plan de la représentation, de la nature à une forme
de légalité. La dialectique de ragir a restauré ce que la critique de ia
connaissance avait annulé : la nature comme désir.
En tout ceci RAVAISSON est notre maître ; nul mieux que lui n'a compris que la réalisation de la liberté consiste en un double mouvement :
de naturalisation de la liberté et d'intériorisation de la nature. Peu importe
que RAvAISSON ait cru que l'habitude était le seul lieu où se montre l'entre ·
croisement des deux mouvements. Nous verrons dans notre troisième
moment que ce n'est pas le cas. Du moins RAVAISSON touch~t-il à l'essentiel quand il pose que la nature n'est pas d'abord résistance à vaincre, maiç
penchant à assumer (1). Plus précisément son idée d'une approximation
infinie de la nature par l'habitude, lorsque cell~ci « redescend la spirale »
qui fait retour à la nature (2), est une intuition extraordinaire dont la
fécondité apparaîtra plus loin dans d'autre registres que celui de l'habitude. Généralisant lui-même sa trouvaille, RAVAISSON écrit magnifiquement:
(1) RAVAISSON, de l'Habitude, p. 41.
(2) Ibid., p. 38.
134
Paul RICŒUR
« En toutes choses, la néces ité de la nature est la chame sur laquelle ·trame
la liberté. Mais c'est une chaîne mouvante et vivante, la nécessité du désiJ,
de l'amour et de la grâce » (1).
Troisiè-me moment.
Fai ons un troisième pas sur le chemin de cette synthèse piogressive ;
il nous ramènera à la hauteur du premier moment de l'analyse régressive ;
cdui-ci consistait, on s'en souvient, dans l'opposition de l'acte humain de
culture à la nature considérée comme violence en l'homme, .comme spon·
tanéité chez les êtres vivants, comme existence muette des .choses. C'est
avec cette opposition primordiale qu'il fau t maintenant entrer en contestation.
La considération suivante nou aidera à faire prévaloir le-point de vue
de la médiation sur cd ui d l'oppo ition. Que cherchons-nous en effet
en ce troisième moment ? à aller jusqu'au bout de l'idée de liberté réelle ;
or, si la dialectique de l'agir doit développer se5 catégories propres et ne
doit pas être simplement transposée des catégories . de la conn.aissance, Je
réel, dans l'ordre de l'agir, n'est pas l'être-là de fait, qui s'ajoute à l'essence,
à la possibilité simplement pensée ; dans l'ordre de l'agir, réal~~é signifie
puissance,.
o0va [J).ç , vi.rtus ;
non pas puissance au sens de tendance à
la forme, mais puissance au sens d'opération, d'effectivité, d'expansion de
l'agir, comme la philosophie politique l'a en général mieux compris que
la philosophie morale, trop soudeuse d'exorciser la convoitise.
Or comment la liberté exprime-t-elle sa puissance ?
Cette question nous conduit à considérer la dialectique centrale de
l'agir, la dialectique de l'action et de l'œuvre ; la marque de la liberté sur
le monde ce sont des choses durables qui ne peuvent être comprises qul'
comme des produits de l'activité humaine ; ces choses - qu'on peut bien
dire ouvrées - forment à leur tour un milieu de comportement ; nous
ne nous mouvons guère que parmi de tels produits de l'action humaine,
au point que les choses sont pour la plupart, au sens étymologique
du mot, des pragmata. Cette densité des œuvres est la condensation
de ma puissance ; elle représente la plus concrète transaction entre le
dedans de l'effort et le dehors de la nature.
Dans un précédent congrès nous avons médité sur cette loi de l'œuvre
et j'avais pour ma part insisté sur la discipline du fini qu'endure le génie
humain en passant par la dureté de l'œuvre. Nous sommes arrivés au
point où les deux thèmes se recoupent. Ce n'est pas aujourd'hui sm· la
limitation de l'infini humain par l'œuvre que nous nous arrêterons, mais
sur la naturalisation de la liberté que cette discipline de l'œuvre implique.
(1) Ibid., p. 57·
NATURE ET LIBERTE
13.5
Nous dirons donc que la liberté n,est puissante que par le moyen d'une
fondamentale objectivation dans les œuvres. Aussi longtemps que nous
n'entrons pas dans ce mouvement d,objectivation, la théorie de la liberté
reste abstraite, comme nous l'avons déjà dit de la phénoménologie de l'acte
libre et comme il faut le dire également maintenant d'une phénoménologie
des degrés de liberté dans le caractère ·et la personnalité ; à l'une et · à
l'autre il manque le truchement de l'œuvre par quoi la liberté vient au
monde ; seule la considération des œuvres distingue définitivement la
méthode réflexive de toute variété d,introspection en imposant le détour
par les objets spécifiques de notre puissance d'exister.
Ce n'est pas ici le lieu de développer cette théorie des œuvres de la
puissance humaine ; dans L'Homme Faillible j'ai montré qu'il fallait recou·
rir à la distinction en sphères économique, politique et ctùturelle, au
sens précis du mot, pour rendre compte des sentiments proprement humain
qui e nouent autour des objets spécifiques qui ressortissent à chacune de
ces sphères ; aussi proposai-je de reconstituer, à partir de ces trois cycles
d'objectivité, la trilogie kantienne des sentiments et des passions de l'avoir,
du pouvoir et du vouloir, - de la possession, de la domination et de ia
réputation. Je suppose ici cette analyse dont je ne reproduis pas l'argumen·
tation et je vais droit à la difficulté sm· laquelle elle débouche inéluctablement.
Voici la difficulté : ces œuvres de l'homme, ces objets culturels qui
donnent un point d'appui au désir humain et le constituent comme
humain, dans quelle mesure méritent-elles encore le no1Il de médiation
« naturelle » ? La désirabilité qui se porte sur l'objet économique, le désir
et la crainte que développe le pouvoir politique, les sentiments qui se
nouent autour des objets culturels - livres, œuvres d'art, monuments, sont-ils encore « naturels » ? Ne retombons-nous pas dans l'opposition
initiale de l'artifice humain et de la nature, au moment même où nouç
croyons achever le mouvément de naturalisation de la liberté ? Bref, ne
faut-il pas avouer que la nature est à tout jamais recouverte, ensevelie,
p&due ?
L'objection est forte ; elle ne nous contraint pourtant pas à renoncer
à saisir quelque chose de naturel dans le mouvement d'incarnation de
notre puissance d'exister ; elle nous incline plutôt à considérer que la
dialectique de la nature et de la liberté s'est déplacée au cœur même de
l'objet culturel comme l'attestent le désir et le sentiment proprement
humain dans lesquels se réfléchissent et s'intériorisent ces objets culturels.
L'objet culturel en effet a deux faces et se prête à une double lecture.
D'une part, il est toujours possible de faire une « genèse » des désirs qui
supportent le monde de la culture, à partir de pulsions dissimulées, ressortissant à la Volonté de Puissance ou à la libido. Une « généalogie de
136
Paul RICŒUR
la morale > à la façon nietzschéenne, une « psychanalyse de la culture ·>
à la façon freudienne, sont non seulement possibles, mais légitimes ; elles
attestent que la culture ne peut être traitée comme un pur artefact, sous
peine de devenir inintelligible ; il est toujours possible de transcrire
l'acquis de civilisation dans une balance des satisfactions offertes et des
sacrifices infligés à la pulsion de vie, voire de retrouver une pulsion de
mort à l'origine de tout « malaise dans la civilisation » ; que l'on parle
en termes de « ressentiment » ou de « sublimation », cette genèse de l'objet
culturel renvoie, à travers transmutation et transvaluation, au fond pulsionnel « investi » dans les œuvres en apparence les plus artificielles de l'homme.
Loin d'être sans précédent, cette double entreprise de FREUD et de
NIETZSCHE s'inscrit dans le prolongement du Traité spinoziste des passions ; SPINOZA, le premier, a vu que le désir et la crainte, sur lesquels
modulent toutes les passions, dérivent du conatus humain et constituent
à leur tour le ressort de toute économie, de toute politique, de toute
culture ; un rapprochement entre le Traité Théologico-Politique et le
Tractatus Politicus, d'une part, et les livres Ill et IV de l'Ethique, d'autre
part, montrerait assez bien cet enracinement de tous les artefacts dans la
puissance naturelle de l'homme et des choses.
Mais cette première lecture en requiert une seconde; nulle « généalogie
de la morale », nulle « psychanalyse de la culture ~ ne tiendront lieu de
fondement pour une économique, une politique et une culture ; la genèse
affective est une chose, l'origine du sens en est une autre. Qu'une même
énergie soustende le désir humain et s'étire continument, jusqu'à se rendre
méconnaissable sous les masques de la civilité et de la moralité, n'empêche
point que l'objet économique, l'objet politique, l'objet culturel, pris comme
tels, ressortissent à une autre histoire, plus proche d'une Phénoménologie
de l'Esprit à la façon hegelienne que d'une genèse à la façon darwinienne ;
dans l'objet culturel s'entrecroisent deux. histoires : la genèse ascendante
de la libido, de la Wille zur Macht, et la genèse descendante de la liberté
qui s'objective dans les œuvres. Comprendre l'humanité de l'homme, ce
serait comprendre cette articulation entre le mouvement de « sublimation »
de la pulsion dans une culture et le mouvement << d'aliénation » de l'espnt
dans une nature.
· Nous avons retrouvé, au terme de cette esquisse, le thème de
RAvAISSON, mais sans la limitation du thème de l'habitude ; répétons une
dernière fois avec lui : « En toutes choses la nécessité de la nature est
la chaîne sur laquelle trame la liberté. Mais c'est une chaîne mouvante
et vivante, la nécessité du désir, de l'amour et de la grâce :..
NATURE ET LmERTE
137
Concluons:
Nous demandions, en commençant : comment la nature peut-elle
figurer tout à tour l'autre de la liberté ET sa primordiale médiation ? que
peut signifier- que peut être- la nature en général pour tenir ce double
rôle à r égard de la liberté ?
La confrontation des deux mouvements opposés de notre méditation
nous autorise à dire ceci :
1 o Le rapport de médiation entre liberté et nature est plus fondamendal que le rapport d'opposition ; toute autre solution se réfère à une
liberté tronquée qui se dépense à nier une nature inerte ; notre réflexion
donne le pas à une liberté affirmative, réelle et puissante qui achève une
nature vivante.
2 o S'il est vrai que la critique de la connaissance exclut de la vision
scientifique du monde les notions de force et de désir et réduit l'idée de
nature à celle de légalité de l'expérience, la réflexion sur l'agir, irréductibJe à toute critique de la connaissance, restitue l'idée de puissance naturelle comme catégorie pratique ; cette réflexion atteint à un degré ontologique plus fondamental que la représentation théorique, s'il est vrai que
l'être même signifie acte, effort, puissance.
3o Les médiations successives de la liberté - dans un cours de motivation, dans des niveaux de personnalisation, dans des œuvres de culture
- constituent une sorte d'approximation indéfinie de la nature oubliée.
Nous dirons de ces médiations ce que RAVAISSON disait de l'Habitude :
leur somme « peut être considérée comme une méthode, comme la seule
méthode réelle, par une suite convergente infinie, pour l'approximatio11
du rapport, réel en soi, mais incommensurable dans l'entendement, de !a
nature et de la volonté » ( 1).
Oui, on peut l'avouer, la nature est recouverte, ensevelie, perdue ~
ct pourtant il faut dire, avec RAv AISSON encore, que l'habitude - disons
la vie de culture- « est une nature acquise, une seconde nature, qui a sa
raison dernière dans la nature primitive, mais qui seule l'explique à l'entendement. C'est enfin une nature naturée, œuvre et révélation successive de
la nature naturante » (dt l'Habitude, 38-39). Si nous prenons sérieusement ces propisitions de RAVAISSON, il faut dire ceci : loin que le règne
de la liberté ait aboli la nature, la seconde nature que ce règne institue
est la seule approximation de la nature première ; la nature parle encore
en un ljeu au moins : dans la ténèbre du désir que le grand artifice humain
révèle, c'est-à-dire tout à la fois montre et cache.
Paul RICŒUR.
(1) RAVAISSON.
dt l'Habitude, p. 38.
IIA144, in Existence et Nature. Paris: P.U.F., 1962, pp.
125-137.
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
« Nature et liberté » est une communication donnée en
1961, à l’occasion du Congrès des Sociétés de Philosophie de
langue française consacré au thème « La nature humaine ». Pour
comprendre celle-ci, ce texte prend pour le fil conducteur la
notion de liberté. Ricœur reconnaît qu’« il n’y a pas de nature de
l’homme », mais qu’il est possible toutefois de concevoir « une
nature en l’homme » (125), qui est précisément la médiation de la
liberté humaine. Le moment décisif de l’argumentation
ricœurienne consiste dans la restitution du concept d’être en tant
qu’acte et désir. À l’encontre de la notion sartrienne de liberté
comme une pure négation de l’être, le concept nabertien d’être en
tant qu’acte et désir permet à Ricœur de concevoir une liberté
affirmative à l’égard de la nature, sans pour autant réduire l’être
humain à une nature inerte.
Ce texte, paru peu après le second tome de la Philosophie de la
volonté, reprend en effet plusieurs des thèmes traités dans le
premier ouvrage majeur de Ricœur. La dialectique de la nature et
de la liberté en l’homme peut être considérée comme le thème
central du Volontaire et l’involontaire (Philosophie de la volonté,
1950), comme le titre de sa traduction anglaise l’indique
parfaitement : Freedom and Nature : The Voluntary and the
Involuntary (trans. Erazim Kohak, Evanston, Northwestern
University Press, 1966). Par ailleurs, une ontologie affirmative à
l’encontre d’une ontologie de négation était le choix fondamental
fait par Ricœur dans L’homme faillible (1960). Ce thème avait été
examiné en plus de détail dans l’article intitulé « Négativité et
affirmation originaire », paru en 1956, et repris dans Histoire et
vérité.
« Nature et liberté » annonce en même temps la réflexion
sur la culture en tant qu’objectivation du désir d’être. À la fin
de ce texte, Ricœur signale que les œuvres culturelles peuvent
être lues selon deux sens : comme « sublimation » de la pulsion,
et comme « aliénation » de l’esprit dans la nature (voir « Nature et
liberté », 134-136). La dialectique de l’archéologie du désir et de
sa téléologie constituera une partie importante de l’étude
consacrée à Freud (voir De l’interprétation. Essai sur Freud).
(Kuang Quan, pour le Fonds Ricœur)
Résumé : Ce texte prend pour le fil conducteur la notion de
liberté pour comprendre la nature humaine. La première partie du
texte retrace le mouvement régressif de la notion de liberté, selon
lequel la nature apparaît de plus en plus comme un autre de la
liberté. Le point culminant de ce mouvement est un concept de
l’homme comme « Je pur », qui nie toute nature en lui et hors lui.
Dans la seconde partie du texte, Ricœur essaie de retrouver la
nature comme médiation de la liberté. Ayant recours à la notion
de l’être en tant qu’acte et désir, l’auteur montre que la liberté
affirmative, réelle et puissante, s’exerce en effet comme une
seconde nature en l’homme.
Mots-clés : nature humaine ; liberté ; être en tant qu’acte ; être
en tant que désir ; habitude ; Kant ; Jean Nabert ; Hegel.
Rubriques : Autour du Volontaire et de l’involontaire & Finitude et
culpabilité (1948-1965).
Autour de la psychanalyse pour De l’interprétation (Essai sur
Freud) & autour du Conflit des interprétations (1961-1982).
~
et Nature
PAR
Ferdinand ALQUIÉ
Paul ARBOUSSE-BASTIDE
Georges BASTIDE, Roger BASTIDE,
Jules EUZIÈRE, Aimé FOREST,
René LACROZE, Daniel LAGACHE,
Pierre MESNARD, Joseph MOREAU,
Paul RICŒUR, Jean TROUILLARD,
Alphonse de WAEHLENS, Gabriel Ph. WID
PRESSES UNLVERSITAIRES DE FRANCE
NATURE ET LIBERTE
Peut-on parler d'une nature humaine ? La question est embarrassante,
tant le mot de nature a de sens nombreux. Je propose de prendre pour fil
conducteur les aventures d'un autre thème philosophique, celui de liberté ;
il est remarquable, en effet, qu'en se constituant et en se déployant, le
concept de liberté déroule dans un ordre systématique la plupart des significations éparses de la notion de nature. C'est cet enchaînement que nous
allons tenter de reconstituer.
Dans un premier mouvement de pensée, celui d'une analyse régressive et réductrice, la liberté se constitue en opposition à toute idée de
nature,- de nature en général et de nature humaine; mais cette conquête
du point aigu du refus est une victoire à la Pynhus ; cette liberté est seulement possible ; pour devenir réelle, il faut qu'elle réaffirme la nature
en l'homme et hors de l'homme. n n'y a pas de nature de l'homme, dironsnous selon le premier mouvement ; il y a une nature en l'homme, devronsnous dire selon le second mouvement qui répondra au premier par une
synthèse progressive de l'expérience. Notre problème ultime sera donc
celui-ci : comment la nature peut-elle figurer tour à tour l'autre de la
liberté et sa primordiale médiation ? que peut signifier - que peut être la nature en général pour tenir ce double rôle à l'égard de la liberté ?
Nous suivrons donc successivement l'ordre régressif de la dénégation
et l'ordre synthétique de la réaffirmation de la nature en passant par le
point d'inflexion de la liberté qui est en même temps le degré zéro de la
nature.
1. ~ens
LA DESTRUCTION DE LA NATURE
L'analyse peut être articulée en trois moments que parcourront en
inverse les degrés de la synthèse progressive.
126
Paul
RICŒUR
Premier moment.
Si nous voulons partir non des concepts issus de la réflexion et d
la discussion philosophique, mais de l'expérience vive, la toute première
rupture avec la nature est résumée dans la triple conquête de l'institution,
de l'outil et du langage. Cette triple conquête est celle même de l'humanité
de l'homme. A partir d'elle peut être constituée une triple opposition où
le terme de nature apparaît chaque fois comme l'autre d'un couple significatif.
Face à l'institution ( vb[J. : ; . nomos), la nature apparaît comme
un « état » - l'état de nature - antérieur à tout droit, antérieur à l'état
proprement civil; cet état est recouvert, aboli, peut-être même a-t-il ét'
sacrifié par quelque contrat, réel ou fictif, à la sécurité, à l'ordre, à la liberté
de l'état civil qui est d'institution. Rétrospectivement la nature apparaît
comme pur règne des passions, de la peur et de la violence, comme désordr
et guerre.
Quant aux arts et aux techniqeus - second aspect de cette conquête
de l'humanité - ils dessinent une nouvelle opposition : entre ce qui est
produit par nature ( g; 0 cr ~ t ) et ce qui est produit par art ( : i 1. ., Yi ) ;
dans cette opposition des arte.facta aux naturalia, l'ordre humain pren,-1
figure d'artifice, de Léviathan : non seulement l'outillage, mais l'institution, dont on a parlé plus haut, et le langage, dont on n'a pas encore
parlé, sont produits « par art » et non pas « par nature » ; ici nature ne
signifie plus désordre et violence, mais spontanéité dans la venue à
l'existence, production selon un principe interne ; cet aspect de la nature
triomphe dans les mouvements de la vie : les naturalia sont par excellence
des animalia.
Enfin - troisième aspect de cette opposition préréflexive - le monde
des signes et du langage fait apparaître la nature comme l'ordre préalable
des expressions muettes et des apparences brut~ ; ainsi les protagonistes
du Cratyle peuvent se demander si les mots sont conformes à la nature
des choses ( :t.:)."r ~ q;u:nv, i .e .
::t.a-;7. :J. ... : :.:
' "'·
"P ~',"J.:x-::x ). La natwe
est alors l'ensemble des choses, des corps, des existants globalement opposés
au i.sx:r bv ; la nature, c'est ce qui est, purement et simplement, face
à ce qui est dit, face au discours, avec son ordre, sa logique, sa prétention
à la vérité.
Ainsi, à mesure que nous avons progressé, dans l'humanité de l'homme,
vers le logos, vers le Dire - à travers technê et nomos - , la
nature s'est révélée être, successivement, violence dans l'homme, spontanéité dans le vivant, existence brute et m.uette des choses. En même temps
que s'est élargi le cercle de la nature, le fossé s'est creusé entre humanité
et naturalité ; la liberté concrète, avant toute discussion d'école, s'oppose
NATURE ET LIBERTE
127
à cette triple nature, en se liant à l'institution, au travail et au discours.
Alors une existence délibérée, préférée, choisie, s'arrache à une existence
par nature, c'est-à-dire non-libre.
Mais l'opposition ainsi conçue reste partielle ; l'homme conserve une
communauté d'existence et de sens avec la nature. ll la conserve aussi
longtemps que la vie raisonnable lui paraît accomplir un télos qui
achève l'appétition qu'il aperçoit dans les vivants et la puissance qui en
toute chose tend à l'acte, à l'entéléchie. On peut encore dire qu'il y a une
nature humaine, coordonnée à la nature, l'une et l'autre placées sous le
signe de l'inclination à l'existence parfaite.
Or cette connivence, cette conspiration, cette connaturalité, ont été
brisées par la réflexion. Nous avons perdu cette nature des choses et cette
nature de l'homme. Cette perte est même une destruction significative,
qui appartient désormais à l'histoire exemplaire de la liberté. C'est elle
que nous allons reconstituer dan le second t le troisième moments.
Deuxième moment.
La destruction du concept de nature, conçu sur le modèle de l'appétit,
rst liée à l'acte scientifique en tant que tel. Elle reste pourtant inopérante,
sans la destruction décisive de la nature humaine, que nous réservons pour
le troisième moment.
Comme on sait, la mathématisation du réel, la formulation du prin·
cipe d'inertie, la conception purement expérimentale du nexus des choses,
ont ruiné l'idée de force ·productive, de puissance naturelle et conduit à
l'idée toute formelle de nature . comme corrélat de l'expérience possible ou,
en termes de subjectivité transcendantale, comme légalité de l'expérience
elle-même.
L'opposition antérieure de l'homme à la nature se trouve radicalisée,
bien qu'elle ne soit pas encore totale. Elle est plus radicale en ceci d'abord
que le monde de l'inertie, du mécanique, figure le ·pur vis-à-vis d'une
activité de domination, d'exploitation, de possession ; dans l'industrie, 1e
rapport de lutte l'emporte sur l'appartenance et la participation. L'opposition de l'homme à la nature apparaît plus radicale encore dans l'antinomie
cosmologique de deux causalités, la causalité par liberté, par laquelle quelque chose commence dans le monde, e~ la causalité naturelle, par laquelle
quelque chose succède à autre chose selon des lois. Ce dédoublement antinomique de la causalité, succédant à la progression des puissances et d~
appétitions selon l'ancienne vision du monde, marque, sur le plan spéculatif, une rupture plus décisive que celle que l'industrie opère sur le plan
pragmatique. Désormais, toute appartenance de l'homme à la nature devra
être affirmée au-delà et non en-deça de cette antinomie.
·
128
~aul
RICŒUR
Et pourtant l'opposition à la nature n'est pas encore entière. Ausst
longtemps que l'idée de nature humaine n'a pas été critiquée, il est possible de concevoir une continuité entre l'immutabilité des lois de la nature
ou la légalité transcendantale de la nature et un ordre humain qui en
serait en quelque façon l'analogue. La nature en effet n'était puissance
que parce que la notion même de puissance restait rapportée à celle de
forme, d'essence, de raison d'être. Un concept de nature - de nature
comme essence- peut survivre à celui de nature comme désir et comme
force. Dès lors il est encore possible que des rapports de perfection, conçus
comme raison d'être de l'ordre humain, s'articulent sur des rapports de
nécessité dans une unique nature totale. Et même si cette métaphystque
paraît impossible après la révolution kantienne, le style de légalité, Je
nécessité, d'apriorité, qui détermine la moralité et qui permet de parler
de c: raison pratique :., ce style reste homogène à la légalité de la nature ;
il permet de tenir la nature comme un « type » de la moralité : « agis de
telle façon que la maxime de ton action puisse être considérée comme une
loi de la nature ». Ainsi la nature reste l'homologue de la moralité aussi
longtemps que celle-ci est pensée comme un ordre ; c'est cette homologie,
au sens propre du mot, qui rend également admirable la loi de la nature
dessinée dans les cieux et la loi de la moralité gravée dans nos cœurs.
Troisième moment.
La négation de la notion de nature humaine ne procède donc pas
de la seule critique de la notion de nature en général, mais d'une critique
de l'humanité de l'homme qui l'exclut de la naturalité de la nature. Ce
troisième moment de la réflexion a sa condition dans les deux précédents,
mais y ajoute un trait spécifique, qu'on pourrait appeler l'exil du Cogito
et dont les étapes sont aisées à reconnaître; en distinguant <~: ce qui dépend
de nous > de « ce qui ne dépend pas de nous », je me rends indifférent
à tout ordre extérieur en même temps que je rends toutes choses inessentielles ; en retranchant la certitude de penser de la région des choses douteuses, j'inscris l'existence même de ma pensée en marge de cette universalité
des choses ; en apercevant le « je pense » comme la conscience qui c: peut
accompagner toutes mes représentations », je pose ce « Je > hors de la
sphère de l'objectivité ; je le dissocie de l'histoire du penseur, je le soustrai~
au statut ontologique de la chose pensante ; enfin en mettant « entre
parenthèses > non seulement ce qui est nature (naturhaft), mais ce qui est
tout-naturel (natürlich), dans l'ordre mondain, historique et logique, j'accède
à un Ego meditans qui n'est plus ni engagé, ni intéressé.
Peut-on pousser plus loin ? Oui, certes. La destruction de l'idée de
nature humaine n'est vraiment consommée que quand la distance théorique devient refus pratique. L'idée de néant, introduite comme une faille
NATURE ET LIBERTE
129
entre le « Je :. et la somme de ses motivations, est le symbole de la déna~
turation extrême jusqu'où il faut sans doute s'avancer pour accéder au
problème que pose la notion de nature humaine. Quand je peux dire :
je ne suis pas ce que je suis, - la déhiscence entre le quod de l'existence
et le quid de l'essence consomme la ruine du dernier sens de la nature :
i. e. l'essence, l'immutabilité de la raison d'être, la légalité de l'ordre.
Comme on sait, cette ultime dissolution est le fruit d'une conjonction
entre les thèmes de la liberté et de la temporalité : si essentialité implique
immutabilité, toute entreprise qui révèle le caractère historique de l'immua~
ble, toute généalogie qui restitue le mouvement de sédimentation par quoi
les significations, les valeurs, les vérités viennent à simuler l'immobilité
des choses, délivrent l'existence libre des liens de l'essence constituée.
Wesen ist gewesen. L'essentiel, c'est l'ayant été : savoir cela, c'est se
délivrer du prestige de la nàture essentielle.
Ainsi, après s'être retiré des choses, le Cogito se retire de ce qui en
lui-même est chose. Après s'être absenté de la nature, il se rend absent
à sa nature et se livre, sans nature, aux affres de l'auto-position. Un
je pur naît, dans l'instant, de la négation de toute nature en lui et hors
de lui.
Tel est le terme extrême de l'analyse réductrice : c'est en même temps
1{' degré zéro de la nature.
Il. -
REAFFIRMATION DE LA NATURE
A ce point extrême de la réflexion, à cette pointe aiguë du refus, c'est
la plus négative, la plus irréelle, la plus impuissante des libertés qui est
conquise. Tout reste à faire pour que la liberté soit affirmative, réelle,
puissante. C'est sur le chemin de l'affirmation d'abord, de la réalisation
ensuite, de la puissance ou de l'effectivité enfin qu'une suite de nouveaux
rapports de la liberté à la nature peuvent apparaître. Considérons les trois
moments de cette progression qui correspondent, dans l'ordre inverse, aux
trois moments de la régression.
Premier moment.
n apparaît d'abord que l'acte de dénégation, de néantisation, d'annihilation (ou comme on voudra dire), dans lequel se consume le Cogito, n'est
pas encore l'acte positionne!, le jugement thétique : je suis. Peut-être
faut-il oser dire qu'une philosophie du Non ne sera jamais que l'envers
d'une philosophie ; tous ses exemples sont pris dans des expériences de
crise, de rupture, voire de destruction, dont on peut dire qu'elles sont
toujours des expériences tronquées ; je ne nie mon passé, une tradition~
130
~aul
RICŒUR
telle valeur reçue, que pour affirmer une nouvelle valeur, ouvrir une
nouvelle tradition, engendrer -un nouveau cours d'existence ; qui reste
dans la négation, reste dans l'adolescence de la liberté ; l'accès à la maturité, c'est l'accès =à l'affirmation : Je suis, cela vaut, . que cela soit. Or si
l'on cherche le préjugé -implicite à toute majoration de la négation, il ne
réSide pas dans la notion de néant, mais bien dans celle d'être, indûment
identifiée à la chose, à l'inertie, à la mort. Ne faut-il pas dire : exister,
c'est agir ? L'être ne signifie-t-il pas à titre primordial l'acte ? Or ce qui
fait écran entre la pensée et l'acte d'exister c'est le prestige usurpé de
l'essence, dont nous avons vu qu'elle fut le refuge de l'idée de nature. Le
faux débat de l'essence et de l'existence est issu de cette promotion excessive de l'idée d'essence, indûment substituée à celle d'être.
On ne- saurait exagérer l'importance de la présente critique pour la
suite de nos considérations sur la nature. Pour ma part, je pense qu'il
faut renouer avec toute lin tradition de l'acte d'exister, que je vois culminer
dans le thème leibnizien de l'appétition et spinoziste de l'effort. L'être
est acte avant d'être essence, parce que l'être est effort avant d'être représentation ou idée.
'
C'est parce que cette signification de l'être a été oubliée qu'on a cru
devoir opposer à l'être-essentiel, à l'être-devenu, à l'être-mort des choses,
le surgissement de néan t de la liberté. Mais nier la chose n 'est qu'un
épisode secondaire par rapport à l'affirmation plénière de l'acte d'exister,
de l'effort pour persévérer dans l'être qui développe une durée indéfinie.
Cette reconquête de ce que j'appellerai le sens « énergique » de l'être est
la plus fondamentale condition d'une reprise de la nature dans la liberté.
Le second moment de notre synthèse progressive va en attester la fécon dité.
Deuxième moment.
Négative, la· liberté atteinte par réduction de l'idée de nature est en
outre irréelle. Or le c: je suis », dans sa positivité, ne peut s'attester à luimême que dans le devenir-réel de la liberté. Qu'est-ce que cela signifie ? et
qu'est-ce que cela implique pour notre problème de la nature ?
Le sens propre de ce devenir-réel de la liberté fait appel à une philosophie de l'agir dont nous avons montré seulement la condition .la plus
fondamentale dans la réforme de l'idée d'être. Or la mise en œuvre de
·cette philosophie de l'agir rencontre un nouveau préjugé, qui n'est plus
la réduction de l'être à l'essence, mais qui procède des opérations même
qui ·ont permis la conquête de l'idée de nature comme ordre nécessaire et
comme légalité. Le prestige de ces opérations, que nous avons ~évoquées
dans le deuXième moment de l'analyse réflexive, est tel que nous sommes
NATURE ET LIBERTE
131
enclins à construiie toute réflexion sur l'agir en tant que tel ·sur ·]e modèl,.
d'une aitique des opérations de connaissance; c'est ainsi que la distinction
de l'a priori et de l'empirique, fondamentale pour une critique de la connaisance, a été purement et simplement transposée dans ·la sphère de l'agir ;
de ce transfert des catégories de la connaissance dans la sphère de l'agir,
procède la ruineuse opposition de la forme de rationalité à la matière du
désir. Cette distinction n'est pas une distinction originaire dans l'ordre
de l'agir mais empruntée aux opérations qui constituent la vérité. Pour
une réflexion sur l'agir qui ne serait pas transposée d'une critique de Id
connaissance - fût-elle appelée Critique de la Raison Pratique - , pour
une dialectique originaire et propre de l'agir, le devenir réel de la liberté
ne consiste pas à donner une matière à la forme, à subsumer le singulier
sous la règle.
Jean NABERT, dan une perspective assez proche de FICHTE et de
son ·jugement thétique, caractérise cette dialectique comme l'appropriation
par .le moi d'une certitude d'exister qui le constitue. mais dont il est. de
multiples façons dépossédé. Cette tâche d'appropriation présuppose que
l'effort qui nous engendre n'est pas égal à lui-même, qu'il est à la fois
position et différence de soi. L'équation de l'effort et du désir est donc,
après celle de l'être et de l'effort, la seconde présupposition fondamentale
d'une réflexion sur l'agir.
On demandera de quoi le désir est désir : restons le plus longtemps
dans ce- suspens et tâchons d'entendre - en demeurant dans la plus
grande généralité - que le conatus spinoziste est .le même que l'Eros
platonicien : le Banquet dit bien que l'amour est amour de quelque chose,
mais de quelque chose qu'il n'a pas, dont il manque ; ne séparons pas
cette proposition de celle de l'Ethique·, selon laquelle chaque chose particulière tend à· persévérer dans l'être par un effort qui exprime la puissance
infinie de Dieu ; l'affirmation de l'être dans le manque d'être, voilà l'effort,
dans sa structure la plus originaire. En ce sens il faut rejeter à la fois
l'ontologie toute positive de SPINOZA qui ne peut comprendre la négation
que comme destruction extérieure (selon l'unique axiome du livre IV de
l'Ethique) et l'ontologie toute négative de SARTRE qui repousse symétriquement la positivité de l'être dans l'extériorité de la chose.
,
En quoi cette position du problème de l'agir prépare-t-elle une reprise
de la nature dans la liberté ? La nature, disions-nous dans le second moment
de l'analyse régressive, est la forme de légalité dont la moralité doit devenir
l'analogue, en même temps qu'elle fournit elle.même un « type :) à la loi
morale. Or la nature qu'implique la dialectique propre de l'agir n'est pas
une forme de légalité, mais la puissance même du désir ; et cette puissance
n'est pas l'autre de la liberté mais la médiation que requiert son devenir
réel.
132
Paul
RICŒUR
On ne saurait trop le souligner, l'inflation du rôle de l'obligation
morale, de la loi morale, est responsable de l'oblitération du problème
originaire de l'agir. Or cette inflation se nourrit d'emprunts à la légalité
qu'il faut détrôner du premier rang, comme tout à l'heure il a fallu contester le primat de l'essence dans la théorie de l'être, afin de saisir le rapport
beaucoup plus primitif de la nature comme désir à la volonté comme
détermination du projet.
Comment mettre en œuvre cette thèse ?
Les multiples tentatives modernes pour constituer une théorie de la
motivation constituent le premier apport à cette réflexion sur les médiations
naturelles de la liberté. Ce qui demeure acquis de toutes ces entreprises,
en dépit du caractère abstrait que l'on dira plus loin, c'est que la liberté
ne consiste pas dans quelque surgissement irrationnel, mais que le choix
réfléchi procède toujours de quelque mouvement irréfléchi, de quelque acte
inchoatif, penchant ou inclination, qui mérite bien le nom de volonté
spontanée ou de liberté naturelle. NABERT disait très bien que la liberté
resterait une idée de la réflexion - et non une expérience - , si l'acte
libre ne se produisait pas lui-même comme l'effet d'un déterminisme psycho·
logique et ne se prêtait ainsi à ce qu'il appelait la loi .de la représentation ;
car c'est ainsi que l'acte libre peut se justifier, se dire, se conmmuniquer,
par le moyen des symboles linguistiques de ses motifs.
Telle est en première approximation la reprise de la nature comme
désir dans la liberté comme projet. Encore faut-il avouer que toute théorie
de la motivation reste abstraite et la phénoménologie de l'acte libre une
sorte de fiction didactique. Peut-on parler d'acte libre dans l'isolement d'un
instant ? N'est-ce pas plutôt sur la qualité et la cadence d'une vie entière
- ou du moins d'une période de vie, replacée sur le fond d'une destinée
en cours - , que peut être supputé ou imputé le degré de liberté d'un
homme ? La liberté est moins la qualité d'un acte qu'un « genre de vie »:
un Bios, qui ne passe dans aucun acte singulier et s'exprime plutôt
dans le degré de tension et l'esprit de suite qui habite un cours d'existence.
La considération des motifs est dès lors moins décisive pour notre propos
que ce pouvoir de faire suite, d'engendrer un changement durable, un
nouveau cours d'existence. Commencer, voilà le difficile, a-t-on dit ; continuer, faire suite avec soi-même, voilà qui est plus difficile encore ; c'est
la vérité profonde de l' ~ ~J.~)\o·r~utû v Lù Ç ~Yi ''
des stoïàens : vivre en
accord.
Or vivre en accord, faire suite, continuer, c'est entretenir avec la
nature un rapport qui ne s'épuise pas dans l'instant fugitif d'un penchant,
mais dans la durée d'un caractère. Faire suite avec soi-même, c'est proprement donner une habitude à la liberté, c'est faire que la liberté, en s'affectant elle-même, se fasse nature sous l'empire du devenu et du révolu. Cette
NATURE ET LIBERTE
133
affection de soi par soi, cet . habitus., cette E ~tç, nous pouvons la vivre
à des degrés différents, soit dans un style de fatalité, soit dans un style
de spontanéité ; car la fatalité est déjà une catégorie de la liberté, .son
plus bas degré certes, mais la première forme concrète du devenir réel
de la liberté.
Précisons ce rapport de la liberté à la nature : il consiste, pour l'essen··
tiel, dans le pouvoir de la liberté de contracter des habitudes ; ce qu'elle
contracte ainsi, c'est soi-même, c'est-à-dire un « mien :), un avoir été, qui
est un « avoir maintenant moi-même ».
Que la tâche de l'éducation soit d'élever cette affection de soi par soi
au rang d'une véritable loi de développement et de faire passer de la fatalité
d'un caiactère à la spontanéité d'une personnalité, cela n'annule point la
loi du caractère. Sans la nature acquise d'un caractère, nous ne pourrions
même pas nous proposer d'acquérir une personnalité.
La nature nou paraît ainsi impliquée dans le mouvement par lequel
l'existence « retient » sa propre expérience ; et cette « rétention » n'est
pas seulement ]'amorce du souvenir ; c'est d'abord une catégorie pratique,
un « avoir » que notre « être » constitue en agissant, une manière acquise
de nos préférences, une s:;r.ç . II en résulte que l'éthique consiste
moins à donner une matière à la forme vide de l'obligation qu'à exprimer
ct à épanouir la nature de chacun.
Arrêtons-nous au terme de ce second moment de notre synthèse progressive, qui répond au deuxième moment de l'anàlyse régressive, c'est-à-dire
à la réduction, sur le plan de la représentation, de la nature à une forme
de légalité. La dialectique de ragir a restauré ce que la critique de ia
connaissance avait annulé : la nature comme désir.
En tout ceci RAVAISSON est notre maître ; nul mieux que lui n'a compris que la réalisation de la liberté consiste en un double mouvement :
de naturalisation de la liberté et d'intériorisation de la nature. Peu importe
que RAvAISSON ait cru que l'habitude était le seul lieu où se montre l'entre ·
croisement des deux mouvements. Nous verrons dans notre troisième
moment que ce n'est pas le cas. Du moins RAVAISSON touch~t-il à l'essentiel quand il pose que la nature n'est pas d'abord résistance à vaincre, maiç
penchant à assumer (1). Plus précisément son idée d'une approximation
infinie de la nature par l'habitude, lorsque cell~ci « redescend la spirale »
qui fait retour à la nature (2), est une intuition extraordinaire dont la
fécondité apparaîtra plus loin dans d'autre registres que celui de l'habitude. Généralisant lui-même sa trouvaille, RAVAISSON écrit magnifiquement:
(1) RAVAISSON, de l'Habitude, p. 41.
(2) Ibid., p. 38.
134
Paul RICŒUR
« En toutes choses, la néces ité de la nature est la chame sur laquelle ·trame
la liberté. Mais c'est une chaîne mouvante et vivante, la nécessité du désiJ,
de l'amour et de la grâce » (1).
Troisiè-me moment.
Fai ons un troisième pas sur le chemin de cette synthèse piogressive ;
il nous ramènera à la hauteur du premier moment de l'analyse régressive ;
cdui-ci consistait, on s'en souvient, dans l'opposition de l'acte humain de
culture à la nature considérée comme violence en l'homme, .comme spon·
tanéité chez les êtres vivants, comme existence muette des .choses. C'est
avec cette opposition primordiale qu'il fau t maintenant entrer en contestation.
La considération suivante nou aidera à faire prévaloir le-point de vue
de la médiation sur cd ui d l'oppo ition. Que cherchons-nous en effet
en ce troisième moment ? à aller jusqu'au bout de l'idée de liberté réelle ;
or, si la dialectique de l'agir doit développer se5 catégories propres et ne
doit pas être simplement transposée des catégories . de la conn.aissance, Je
réel, dans l'ordre de l'agir, n'est pas l'être-là de fait, qui s'ajoute à l'essence,
à la possibilité simplement pensée ; dans l'ordre de l'agir, réal~~é signifie
puissance,.
o0va [J).ç , vi.rtus ;
non pas puissance au sens de tendance à
la forme, mais puissance au sens d'opération, d'effectivité, d'expansion de
l'agir, comme la philosophie politique l'a en général mieux compris que
la philosophie morale, trop soudeuse d'exorciser la convoitise.
Or comment la liberté exprime-t-elle sa puissance ?
Cette question nous conduit à considérer la dialectique centrale de
l'agir, la dialectique de l'action et de l'œuvre ; la marque de la liberté sur
le monde ce sont des choses durables qui ne peuvent être comprises qul'
comme des produits de l'activité humaine ; ces choses - qu'on peut bien
dire ouvrées - forment à leur tour un milieu de comportement ; nous
ne nous mouvons guère que parmi de tels produits de l'action humaine,
au point que les choses sont pour la plupart, au sens étymologique
du mot, des pragmata. Cette densité des œuvres est la condensation
de ma puissance ; elle représente la plus concrète transaction entre le
dedans de l'effort et le dehors de la nature.
Dans un précédent congrès nous avons médité sur cette loi de l'œuvre
et j'avais pour ma part insisté sur la discipline du fini qu'endure le génie
humain en passant par la dureté de l'œuvre. Nous sommes arrivés au
point où les deux thèmes se recoupent. Ce n'est pas aujourd'hui sm· la
limitation de l'infini humain par l'œuvre que nous nous arrêterons, mais
sur la naturalisation de la liberté que cette discipline de l'œuvre implique.
(1) Ibid., p. 57·
NATURE ET LIBERTE
13.5
Nous dirons donc que la liberté n,est puissante que par le moyen d'une
fondamentale objectivation dans les œuvres. Aussi longtemps que nous
n'entrons pas dans ce mouvement d,objectivation, la théorie de la liberté
reste abstraite, comme nous l'avons déjà dit de la phénoménologie de l'acte
libre et comme il faut le dire également maintenant d'une phénoménologie
des degrés de liberté dans le caractère ·et la personnalité ; à l'une et · à
l'autre il manque le truchement de l'œuvre par quoi la liberté vient au
monde ; seule la considération des œuvres distingue définitivement la
méthode réflexive de toute variété d,introspection en imposant le détour
par les objets spécifiques de notre puissance d'exister.
Ce n'est pas ici le lieu de développer cette théorie des œuvres de la
puissance humaine ; dans L'Homme Faillible j'ai montré qu'il fallait recou·
rir à la distinction en sphères économique, politique et ctùturelle, au
sens précis du mot, pour rendre compte des sentiments proprement humain
qui e nouent autour des objets spécifiques qui ressortissent à chacune de
ces sphères ; aussi proposai-je de reconstituer, à partir de ces trois cycles
d'objectivité, la trilogie kantienne des sentiments et des passions de l'avoir,
du pouvoir et du vouloir, - de la possession, de la domination et de ia
réputation. Je suppose ici cette analyse dont je ne reproduis pas l'argumen·
tation et je vais droit à la difficulté sm· laquelle elle débouche inéluctablement.
Voici la difficulté : ces œuvres de l'homme, ces objets culturels qui
donnent un point d'appui au désir humain et le constituent comme
humain, dans quelle mesure méritent-elles encore le no1Il de médiation
« naturelle » ? La désirabilité qui se porte sur l'objet économique, le désir
et la crainte que développe le pouvoir politique, les sentiments qui se
nouent autour des objets culturels - livres, œuvres d'art, monuments, sont-ils encore « naturels » ? Ne retombons-nous pas dans l'opposition
initiale de l'artifice humain et de la nature, au moment même où nouç
croyons achever le mouvément de naturalisation de la liberté ? Bref, ne
faut-il pas avouer que la nature est à tout jamais recouverte, ensevelie,
p&due ?
L'objection est forte ; elle ne nous contraint pourtant pas à renoncer
à saisir quelque chose de naturel dans le mouvement d'incarnation de
notre puissance d'exister ; elle nous incline plutôt à considérer que la
dialectique de la nature et de la liberté s'est déplacée au cœur même de
l'objet culturel comme l'attestent le désir et le sentiment proprement
humain dans lesquels se réfléchissent et s'intériorisent ces objets culturels.
L'objet culturel en effet a deux faces et se prête à une double lecture.
D'une part, il est toujours possible de faire une « genèse » des désirs qui
supportent le monde de la culture, à partir de pulsions dissimulées, ressortissant à la Volonté de Puissance ou à la libido. Une « généalogie de
136
Paul RICŒUR
la morale > à la façon nietzschéenne, une « psychanalyse de la culture ·>
à la façon freudienne, sont non seulement possibles, mais légitimes ; elles
attestent que la culture ne peut être traitée comme un pur artefact, sous
peine de devenir inintelligible ; il est toujours possible de transcrire
l'acquis de civilisation dans une balance des satisfactions offertes et des
sacrifices infligés à la pulsion de vie, voire de retrouver une pulsion de
mort à l'origine de tout « malaise dans la civilisation » ; que l'on parle
en termes de « ressentiment » ou de « sublimation », cette genèse de l'objet
culturel renvoie, à travers transmutation et transvaluation, au fond pulsionnel « investi » dans les œuvres en apparence les plus artificielles de l'homme.
Loin d'être sans précédent, cette double entreprise de FREUD et de
NIETZSCHE s'inscrit dans le prolongement du Traité spinoziste des passions ; SPINOZA, le premier, a vu que le désir et la crainte, sur lesquels
modulent toutes les passions, dérivent du conatus humain et constituent
à leur tour le ressort de toute économie, de toute politique, de toute
culture ; un rapprochement entre le Traité Théologico-Politique et le
Tractatus Politicus, d'une part, et les livres Ill et IV de l'Ethique, d'autre
part, montrerait assez bien cet enracinement de tous les artefacts dans la
puissance naturelle de l'homme et des choses.
Mais cette première lecture en requiert une seconde; nulle « généalogie
de la morale », nulle « psychanalyse de la culture ~ ne tiendront lieu de
fondement pour une économique, une politique et une culture ; la genèse
affective est une chose, l'origine du sens en est une autre. Qu'une même
énergie soustende le désir humain et s'étire continument, jusqu'à se rendre
méconnaissable sous les masques de la civilité et de la moralité, n'empêche
point que l'objet économique, l'objet politique, l'objet culturel, pris comme
tels, ressortissent à une autre histoire, plus proche d'une Phénoménologie
de l'Esprit à la façon hegelienne que d'une genèse à la façon darwinienne ;
dans l'objet culturel s'entrecroisent deux. histoires : la genèse ascendante
de la libido, de la Wille zur Macht, et la genèse descendante de la liberté
qui s'objective dans les œuvres. Comprendre l'humanité de l'homme, ce
serait comprendre cette articulation entre le mouvement de « sublimation »
de la pulsion dans une culture et le mouvement << d'aliénation » de l'espnt
dans une nature.
· Nous avons retrouvé, au terme de cette esquisse, le thème de
RAvAISSON, mais sans la limitation du thème de l'habitude ; répétons une
dernière fois avec lui : « En toutes choses la nécessité de la nature est
la chaîne sur laquelle trame la liberté. Mais c'est une chaîne mouvante
et vivante, la nécessité du désir, de l'amour et de la grâce :..
NATURE ET LmERTE
137
Concluons:
Nous demandions, en commençant : comment la nature peut-elle
figurer tout à tour l'autre de la liberté ET sa primordiale médiation ? que
peut signifier- que peut être- la nature en général pour tenir ce double
rôle à r égard de la liberté ?
La confrontation des deux mouvements opposés de notre méditation
nous autorise à dire ceci :
1 o Le rapport de médiation entre liberté et nature est plus fondamendal que le rapport d'opposition ; toute autre solution se réfère à une
liberté tronquée qui se dépense à nier une nature inerte ; notre réflexion
donne le pas à une liberté affirmative, réelle et puissante qui achève une
nature vivante.
2 o S'il est vrai que la critique de la connaissance exclut de la vision
scientifique du monde les notions de force et de désir et réduit l'idée de
nature à celle de légalité de l'expérience, la réflexion sur l'agir, irréductibJe à toute critique de la connaissance, restitue l'idée de puissance naturelle comme catégorie pratique ; cette réflexion atteint à un degré ontologique plus fondamental que la représentation théorique, s'il est vrai que
l'être même signifie acte, effort, puissance.
3o Les médiations successives de la liberté - dans un cours de motivation, dans des niveaux de personnalisation, dans des œuvres de culture
- constituent une sorte d'approximation indéfinie de la nature oubliée.
Nous dirons de ces médiations ce que RAVAISSON disait de l'Habitude :
leur somme « peut être considérée comme une méthode, comme la seule
méthode réelle, par une suite convergente infinie, pour l'approximatio11
du rapport, réel en soi, mais incommensurable dans l'entendement, de !a
nature et de la volonté » ( 1).
Oui, on peut l'avouer, la nature est recouverte, ensevelie, perdue ~
ct pourtant il faut dire, avec RAv AISSON encore, que l'habitude - disons
la vie de culture- « est une nature acquise, une seconde nature, qui a sa
raison dernière dans la nature primitive, mais qui seule l'explique à l'entendement. C'est enfin une nature naturée, œuvre et révélation successive de
la nature naturante » (dt l'Habitude, 38-39). Si nous prenons sérieusement ces propisitions de RAVAISSON, il faut dire ceci : loin que le règne
de la liberté ait aboli la nature, la seconde nature que ce règne institue
est la seule approximation de la nature première ; la nature parle encore
en un ljeu au moins : dans la ténèbre du désir que le grand artifice humain
révèle, c'est-à-dire tout à la fois montre et cache.
Paul RICŒUR.
(1) RAVAISSON.
dt l'Habitude, p. 38.
« Nature et liberté » est une communication donnée en
1961, à l’occasion du Congrès des Sociétés de Philosophie de
langue française consacré au thème « La nature humaine ». Pour
comprendre celle-ci, ce texte prend pour le fil conducteur la
notion de liberté. Ricœur reconnaît qu’« il n’y a pas de nature de
l’homme », mais qu’il est possible toutefois de concevoir « une
nature en l’homme » (125), qui est précisément la médiation de la
liberté humaine. Le moment décisif de l’argumentation
ricœurienne consiste dans la restitution du concept d’être en tant
qu’acte et désir. À l’encontre de la notion sartrienne de liberté
comme une pure négation de l’être, le concept nabertien d’être en
tant qu’acte et désir permet à Ricœur de concevoir une liberté
affirmative à l’égard de la nature, sans pour autant réduire l’être
humain à une nature inerte.
Ce texte, paru peu après le second tome de la Philosophie de la
volonté, reprend en effet plusieurs des thèmes traités dans le
premier ouvrage majeur de Ricœur. La dialectique de la nature et
de la liberté en l’homme peut être considérée comme le thème
central du Volontaire et l’involontaire (Philosophie de la volonté,
1950), comme le titre de sa traduction anglaise l’indique
parfaitement : Freedom and Nature : The Voluntary and the
Involuntary (trans. Erazim Kohak, Evanston, Northwestern
University Press, 1966). Par ailleurs, une ontologie affirmative à
l’encontre d’une ontologie de négation était le choix fondamental
fait par Ricœur dans L’homme faillible (1960). Ce thème avait été
examiné en plus de détail dans l’article intitulé « Négativité et
affirmation originaire », paru en 1956, et repris dans Histoire et
vérité.
Nature et liberté
IIA144, in Existence et Nature. Paris: P.U.F., 1962, pp.
125-137.
© Fonds Ricœur
« Nature et liberté » annonce en même temps la réflexion
sur la culture en tant qu’objectivation du désir d’être. À la fin
de ce texte, Ricœur signale que les œuvres culturelles peuvent
être lues selon deux sens : comme « sublimation » de la pulsion,
et comme « aliénation » de l’esprit dans la nature (voir « Nature et
liberté », 134-136). La dialectique de l’archéologie du désir et de
sa téléologie constituera une partie importante de l’étude
consacrée à Freud (voir De l’interprétation. Essai sur Freud).
(Kuang Quan, pour le Fonds Ricœur)
Résumé : Ce texte prend pour le fil conducteur la notion de
liberté pour comprendre la nature humaine. La première partie du
texte retrace le mouvement régressif de la notion de liberté, selon
lequel la nature apparaît de plus en plus comme un autre de la
liberté. Le point culminant de ce mouvement est un concept de
l’homme comme « Je pur », qui nie toute nature en lui et hors lui.
Dans la seconde partie du texte, Ricœur essaie de retrouver la
nature comme médiation de la liberté. Ayant recours à la notion
de l’être en tant qu’acte et désir, l’auteur montre que la liberté
affirmative, réelle et puissante, s’exerce en effet comme une
seconde nature en l’homme.
Mots-clés : nature humaine ; liberté ; être en tant qu’acte ; être
en tant que désir ; habitude ; Kant ; Jean Nabert ; Hegel.
Rubriques : Autour du Volontaire et de l’involontaire & Finitude et
culpabilité (1948-1965).
Autour de la psychanalyse pour De l’interprétation (Essai sur
Freud) & autour du Conflit des interprétations (1961-1982).
~
et Nature
PAR
Ferdinand ALQUIÉ
Paul
ARBOUSSE-BASTIDE
Georges BASTIDE, Roger BASTIDE,
Jules EUZIÈRE, Aimé FOREST,
René LACROZE, Daniel LAGACHE,
Pierre MESNARD, Joseph MOREAU,
Paul RICŒUR, Jean TROUILLARD,
Alphonse de WAEHLENS, Gabriel Ph.
WID
PRESSES
UNLVERSITAIRES
DE
FRANCE
NATURE ET LIBERTE
Peut-on parler d'une
nature
humaine
?
La question est embarrassante,
tant
le mot de nature a de sens nombreux. Je propose de prendre pour fil
conducteur
les aventures d'un autre thème philosophique, celui de liberté
;
il
est remarquable, en effet, qu'en se constituant et en se déployant,
le
concept de liberté déroule dans un ordre systématique la plupart des signi-
fications éparses de la notion de nature. C'est cet enchaînement que nous
allons tenter de reconstituer.
Dans un premier mouvement de pensée, celui d'une analyse régres-
sive et réductrice, la liberté se constitue en opposition
à
toute idée de
nature,- de nature en général et de nature humaine; mais cette conquête
du point aigu du refus est une victoire
à
la Pynhus ; cette liberté est seu-
lement possible ; pour devenir réelle,
il
faut qu'elle réaffirme la nature
en l'homme et hors de l'homme.
n
n'y a pas de nature
de
l'homme, dirons-
nous selon le premier mouvement ;
il
y a une nature
en
l'homme, devrons-
nous dire selon le second mouvement qui répondra au premier
par
une
synthèse
progressive de l'expérience. Notre problème ultime sera donc
celui-ci : comment la nature peut-elle figurer tour
à
tour
l'autre
de la
liberté
et
sa primordiale
médiation
?
que peut signifier -
que peut être -
la
nature en général pour tenir ce double rôle
à
l'égard de la liberté
?
Nous suivrons donc successivement l'ordre régressif de la dénégation
et l'ordre synthétique de la réaffirmation de la nature en passant par le
point d'inflexion de la liberté qui est en même temps le degré zéro de la
nature.
1.
-
LA
DESTRUCTION DE LA NATURE
L'analyse peut être articulée en trois moments que parcourront en
~ens
inverse
les degrés de
la synthèse
progressive.
126
Paul R
I
CŒUR
Premier moment.
Si nous voulons partir non des concepts issus de la
réflexion et
d
la discussion philosophique, mais de l'expérience
vive,
la toute premièr
e
rupture avec la nature est résumée dans la triple conquête de l'institution,
de l'outil et du langage. Cette triple conquête est celle même de l'humanité
de l'homme. A partir d'elle peut être constituée une triple opposition où
le
terme de nature apparaît chaque fois comme l'autre d'un
couple signi-
ficatif.
Face
à
l'institution (
vb[J.
:
;
.
nomos),
la
nature apparaît
comme
un
«
état
»
-
l'état de nature
-
antérieur
à
tout droit, antérieur
à
l'état
proprement
civil;
cet
état
est
recouvert, aboli,
peut-être même a-t-il
ét'
sacrifié
par quelque
contrat, réel
ou
fictif,
à
la sécurit
é,
à
l'ordre,
à
la libert
é
de l'état civil qui est d'institution. Rétrospectivement la
nature apparaît
comme pur règne des passions, de la peur et de la
violence,
comme
d
é
sordr
et
guerre.
Quant aux arts et aux techniqeus
-
second
aspect
de
cette conquête
de l'humanité -
ils
dessinent une nouvelle opposition
:
entre ce qui est
produit par nature (
g;
0
cr
~
t
)
et ce qui est produit par art
(
:
i
1. .,
Yi
)
;
dans cette opposition des
arte.facta
aux naturalia,
l'ordre humain pren,-1
figure d'artifice, de Léviathan
:
non seulement l'outillage, mais
l'institu-
tion, dont on a parlé plus haut, et le langage, dont on
n'a
pas encore
parlé, sont produits
«
par art
»
et non pas
«
par nature
» ;
ici nature
ne
signifie plus désordre
et
violence, mais spontanéit
é
dans
la
venue
à
l'existence, production selon un principe interne ;
cet aspect
de la nature
triomphe dans les
mouvements
de la vie
:
les
naturalia
sont
par excellence
des animalia.
Enfin
-
troisième aspect de cette opposition préréflexive
-
le monde
de
s s
ignes et du langage fait
apparaître
la nature comme l'ordre préalabl
e
des expressions muettes et des
apparences
brut~
;
ainsi les protagonistes
du Cratyle peuvent se demander
si
les mots
sont conformes
à
la nature
des choses
(
:t.:).
"r
~
q;u
:
nv,
i
.
e
.
::t
.
a-;7.
:J.
...
:
:.:
'
"'
·
"P
~'
,
"
J.:x-::x
).
La natwe
est
alors
l'ensemble des choses, des corps, des existants globalement opposés
au
i.sx:r
bv
;
la nature, c'est ce qui est,
purement et
simplement,
face
à
ce qui est dit, face au discours, avec son ordre, sa logique, sa prétention
à
la vérité.
Ainsi, à mesure que nous avons progressé, dans l'humanité de l'homme,
vers le logos, vers le Dire -
à
travers technê
et nomos
- ,
la
nature s'est révélée être, successivement, violence dans l'homme,
sponta-
néité dans le vivant, existence brute et m.uette des choses. En même temps
que s'est élargi le cercle de la nature, le fossé s'est creusé entre humanité
et
naturalité
;
la libert
é
concrète,
avant
toute
discussion d'école, s'oppose
NATURE ET LIBERTE
127
à
cette triple nature, en se liant à l'institution, au travail et au discours.
Alors une existence délibérée, préférée, choisie, s'arrache à une existence
par nature, c'est-à-dire non-libre.
Mais l'opposition ainsi conçue reste partielle ; l'homme conserve une
communauté d'existence et de sens avec la nature.
ll
la conserve aussi
longtemps que la vie raisonnable lui paraît accomplir un
télos
qui
achève l'appétition qu'il aperçoit dans les vivants et la puissance qui en
toute chose tend à l'acte, à l'entéléchie. On peut encore dire qu'il
y
a une
nature humaine, coordonnée à la nature, l'une et l'autre placées sous le
signe de l'inclination à l'existence parfaite.
Or cette connivence, cette conspiration, cette connaturalité, ont été
brisées par la réflexion. Nous avons perdu cette nature des choses et cette
nature de l'homme. Cette perte est même une destruction significative,
qui appartient désormais
à l'histoire exemplaire de la liberté. C'est elle
que nous allons reconstituer dan le second t le troisième moments
.
Deuxième moment.
La destruction du concept de nature, conçu sur le modèle de l'appétit,
rst liée à l'acte scientifique en tant que tel. Elle reste pourtant inopérante,
sans la destruction décisive de la nature humaine, que nous réservons pour
le troisième moment.
Comme on sait, la mathématisation du réel, la formulation du prin
·
cipe d'inertie, la conception purement expérimentale du nexus des choses,
ont ruiné l'idée de force
·
productive, de pui
s
sance naturelle et conduit
à
l'idée toute formelle de nature
.
comme corrél
a
t de l'expérience possible ou,
en termes de subjectivité transcendantale,
co
mme légalité de l'expérience
elle-même
.
L'opposition antérieure de l'homme à la nature se trouve radicalisée,
bien qu'elle ne soit pas encore totale. Elle est plus radicale en ceci d'abord
que le monde de l'inertie, du mécanique, figure le
·
pur vis-à-vis d'une
activité de domination, d'exploitation, de possession ; dans l'industrie, 1e
rapport de lutte l'emporte sur l'appartenance et la participation. L'opposi-
tion de l'homme à la nature apparaît plus radicale encore dans l'antinomie
cosmologique de deux causalités, la causalité par liberté, par laquelle quel-
que chose commence dans le monde,
e~
la causalité naturelle, par laquelle
quelque chose succède à autre chose selon des lois. Ce dédoublement anti-
nomique de la causalité, succédant à la progression des puissances et
d~
appétitions selon l'ancienne vision du monde, marque, sur le plan spécu-
latif, une rupture plus décisive que celle que l'industrie opère sur le plan
pragmatique. Désormais, toute appartenance de l'homme
à
la nature devra
être affirmée au
-
delà et non en
-
deça de cette antinomie.
·
128
~aul
RICŒUR
Et pourtant l'opposition
à
la
nature n'est pas encore entière. Auss
t
longtemps que l'idée de nature humaine n'a pas été critiquée,
il
est pos-
sible de concevoir une continuité entre l'immutabilité des lois de
la
nature
ou
la
légalité transcendantale de
la
nature et un ordre humain
qui
en
serait en quelque façon
l'analogue.
L
a
nature en effet n
'
était puissance
que parce que
la
notion même de puissance restait rapportée
à
celle de
forme, d'essence, de raison d'être. Un concept de nature -
de nature
comme essence- peut survivre
à
celui de nature comme désir et comme
force. Dès lors
il
est encore possible que des rapports de perfection, conçus
comme raison d'être de l
'
ordre humain, s'articulent sur des rapports de
nécessité dans une unique nature totale. Et même si cette métaphystque
paraît impossible après la révolution kantienne, le style de légalité, Je
nécessité, d'apriorité, qui détermine la moralité et qui permet de parler
de
c:
raison pratique :., ce style reste homogène
à la légalité de la nature
;
il
permet de tenir la nature comme un
«
type
»
de la moralité
:
«
agis d
e
telle façon que la maxime de ton action puisse être
c
onsidérée comme un
e
loi de la nature
».
Ainsi la nature reste
l'homologue
de la moralité aussi
longtemps que celle-ci est pensée comme un ordre ; c'est cette homologie,
au sens propre du
mot,
qui rend également admirable la loi de la nature
dessinée dans les cieux et la loi de la moralité gravée dans nos cœurs.
Trois
i
ème moment
.
La négation de la notion de nature humaine ne procède donc p
as
de la seule critique de la notion de nature en général, mais d'une critique
de l'humanité de l'homme qui l'exclut de la naturalité de la nature. Ce
troisième moment de la réflexion a sa condition dans les deux précédents,
mais
y
ajoute un trait spécifique, qu'on pourrait appeler l'exil du
Cogito
et dont les étapes sont aisées
à
reconnaître; en distinguant
<~:
ce qui dépend
de nous
>
de
«
ce
qui
ne dépend pas de nous
»,
je me rends indifférent
à
tout ordre extérieur en même temps que je rends toutes choses inessen-
tielles ; en retranchant la certitude de penser de la région des choses dou-
teuses, j'inscris l'existence même de ma pensée en marge de cette universalité
des choses ; en apercevant le
«
je pense
»
comme la conscience qui
c:
peut
accompagner toutes mes représentations
»,
je pose ce
«
Je
>
hors de la
sphère de l'objectivité ; je le dissocie de l'histoire du penseur, je le
soustrai~
au statut ontologique de la chose pensante ; enfin en mettant
«
entre
parenthèses
>
non seulement ce
qui
est nature
(naturhaft),
mais ce qui est
tout-naturel
(natürlich),
dans l'ordre mondain, historique et logique, j
'
accède
à un
Ego meditans
qui n'est plus
ni
engagé, ni intéressé.
Peut-on pousser plus loin
?
Oui, certes. La destruction de l'idée de
nature humaine n'est vraiment consommée que quand
la
distance théori-
que devient refus pratique. L'idée de néant, introduite comme une faille
NATURE ET LIBERTE
129
entre le
«
Je :. et la somme de ses motivations, est le symbole de
la
déna~
turation
extrême jusqu'où il faut sans doute s'avancer pour accéder au
problème que pose la notion de nature humaine. Quand je
peux dire :
je ne suis pas ce que je suis,
-
la déhiscence entre le quod de l'existence
et le
quid
de l'essence consomme la ruine du dernier sens de la nature :
i.
e. l'essence, l'immutabilité de la raison d'être,
la légalité de l'ordre.
Comme on sait, cette ultime dissolution est le fruit d'une conjonction
entre les thèmes de la liberté et de la temporalité : si essentialité implique
immutabilité, toute entreprise qui révèle le caractère historique de
l'immua~
ble, toute généalogie qui restitue le mouvement de sédimentation par quoi
les significations, les valeurs, les vérités viennent
à
simuler l'immobilité
des choses, délivrent l'existence libre des liens de l'essence constituée.
Wesen ist gewesen. L'essentiel, c'est l'ayant été : savoir cela, c'est se
délivrer du prestige de la nàture essentielle.
Ainsi,
après s'être retiré des choses, le Cogito se retire de ce qui en
lui-même est chose. Après s'être absenté de
la
nature,
il
se rend absent
à
sa
nature et se livre, sans nature, aux affres de l'auto-position. Un
je pur
naît, dans l'instant, de la négation de toute nature en lui et hors
de lui.
Tel est le terme extrême de l'analyse réductrice : c'est en même temps
1{' degré zéro de la nature.
Il.
-
REAFFIRMATION DE LA NATURE
A ce point extrême de la réflexion,
à
cette pointe aiguë du refus, c'est
la
plus négative, la plus irréelle, la plus impuissante des libertés qui est
conquise. Tout reste
à faire pour que la liberté soit affirmative, réelle,
puissante. C'est sur le chemin de l'affirmation d'abord, de la réalisation
ensuite, de la puissance ou de l'effectivité enfin qu'une suite de nouveaux
rapports de la liberté
à la nature peuvent apparaître. Considérons les trois
moments de cette progression qui correspondent, dans l'ordre inverse, aux
trois moments de la régression.
Premier moment.
n
apparaît d'abord que l'acte de dénégation, de néantisation, d'annihi-
lation (ou comme on voudra dire), dans lequel se consume le Cogito, n'est
pas
encore l'acte positionne!, le jugement thétique : je
suis. Peut-être
faut-il oser dire qu'une philosophie du Non ne sera jamais que l'envers
d'une philosophie ; tous ses exemples sont pris dans des expériences de
crise, de rupture, voire de destruction, dont on peut dire qu'elles sont
toujours des expériences tronquées ; je ne nie mon passé, une
tradition~
130
~aul
RICŒUR
telle valeur reçue, que pour affirmer une nouvelle valeur, ouvrir une
nouvelle tradition, engendrer
-
un nouveau cours d'existence ; qui reste
dans la négation, reste dans l'adolescence de la liberté ; l'accès
à
la matu-
rité, c'est l'accès
=
à
l'affirmation : Je suis, cela vaut,
.
que cela soit. Or si
l'on cherche le préjugé
-
implicite
à
toute majoration de la négation, il ne
réSide pas dans la notion de néant, mais bien dans celle d'être, indûment
identifiée
à
la chose,
à
l'inertie,
à
la mort. Ne faut-il
pas
dire : exister,
c'est agir
?
L'être ne signifie-t-il pas
à
titre primordial l'acte
?
Or ce qui
fait écran entre la pensée et l'acte d'exister c
'
est le prestige usurpé de
l'essence, dont nous avons vu qu'elle fut le refuge de l'idée de nature. Le
faux débat de l'essence et de l'existence est issu de cette promotion ex
ces-
sive de l'idée d'essence, indûment substituée
à
celle d
'
être.
On ne
-
saurait exagérer l'importance de la présente critique pour
la
s
uite de nos considérations sur la nature. Pour ma part, je pense qu
'
il
f
aut renouer avec toute
lin
tradition de l'acte d'exister, que je vois culminer
dans le thème leibnizien de l'appétition et spinoziste de l'effort. L
'
être
est acte avant d'être essence, parce que l'être est effort avant d'être repr
é-
sentation ou idée.
'
C'est parce que cette signification de l'être a été oubliée qu'on a cru
devoir opposer
à
l'être-essentiel,
à
l'être-devenu,
à
l'être-mort des choses,
le surgissement de néan
t
de la liberté. Mais nier la chose n
'
est qu
'
un
é
pisode secondaire par rapport
à
l'affirmation plénière de l'acte d'exister
,
de l'effort pour persévér
e
r dans l'être qui développe une durée
i
ndéfin
ie.
Cette reconquête de ce que j'appellerai le sens
«
énergique
»
de l'être est
la
plus fondamentale condition d'une reprise de la nature dans la liberté.
Le second momen
t
d
e
notre synthèse progre
s
siv
e
va en attester la fécon
-
dité
.
Deux
i
ème moment.
Négative, la
·
liberté atteinte par r
é
duction de l'idée de nature es
t en
outre irréelle.
Or
le
c:
je suis
»,
dans sa positivité, ne peut s'attester
à
lui
-
même que dans le
devenir-réel
de la libert
é.
Qu'est-ce que cela signifie
?
et
qu'est-ce que cela implique pour notre problème de la nature
?
Le sens propre de ce de
v
enir
-
réel de la liberté fait appel
à
une philo
-
sophie de l'agir dont nous avons montré seulement la condition .la plu
s
fondamentale dans la réforme de l'idée d'être. Or la mise en œuvre de
·
cette philosophie de l'agir rencontre un nouveau préjugé
,
qui n
'
est plus
la réduction de l'être
à
l'essence, mais qui procède des opérations même
qui
·
ont permis la conquête de l'idée de nature comme ordre nécessaire et
comme légalité. Le prestige de ces opérations, que nous avons
~
évoquées
dans le deuXième moment de l'analy
s
e réflexive
,
est
tel
que nous sommes
NATURE
ET
LIB
E
RT
E
131
enclins à construiie
tou
t
e
réflexion sur l'agir en
tant que tel
·
sur
·
]e modèl,.
d'une
ai tique des opérations de connaissance; c'est ainsi que la distinction
de l'a priori et de l'empirique, fondamentale pour une critique de la connais-
ance,
a été purement et simplement
transposée
dans
·
la
sphère
de l'agir
;
de ce
transfert des catégories de la
connaissance
dans la sphère de l'agir
,
procède
la ruineuse opposition de la forme de rationalité à la matière du
désir.
Cette distinction n'est pas une distinction originaire dans l'ordre
de l'agir mais empruntée aux opérations qui constituent la vérité. Pour
une
r
éflexion sur l'agir qu
i
ne
s
erait pas transposée d'une critique de
Id
conn
aissance
-
fût-elle appelée Critique
de la Raison Pratique
- ,
pour
une dialectique originaire et
propre
de l'agir, le devenir réel de la libert
é
ne
consiste pas
à
donne
r
une
matière
à
la forme
,
à subsumer le
singulier
so
u
s
la règle.
Jean
NABERT,
dan une
per
s
pective
assez
proche de
FICHTE
et de
so
n
·
jugement thétique, caractérise
cette dialectique comme
l'appropriation
par .le moi d
'
une certitude d'exister qui le constitue
.
mais dont
il
est
.
de
multiples façons dépossédé. Cette tâche d'appropriation présuppose que
l'effort qui nous engendre n
'
est pas égal à lui-même, qu'il est à la fois
position et différence de soi. L'équation de l'effort et du désir est donc,
après celle de l'être et de l'effort, la
seconde
présupposition fondamentale
d'une
réflexion
sur
l'agir.
On demandera de quoi le désir est désir
:
r
es
tons le plus longtemps
dans ce- suspens et tâchons d'entendre
-
en
demeurant dans la plus
grande généralité -
que le
conatus
spinoziste est
.
le même que l'Eros
platonicien : le
Banquet
dit bien que l'amour est amour de quelque chose,
mais de quelque chose qu'il n'a pas, dont il manque
;
ne séparons pas
cette proposition de celle de
l'Ethique
·
,
selon
laquelle chaque chose parti-
culière tend à
·
persévérer dans l'être par
un
effort qui exprime la puissance
infinie
de Dieu ; l'affirmation de l'être dans le manque d'être, voilà l'effort,
dans sa structure la plus originaire. En ce sens il faut rejeter à la fois
l'ontologie toute positive de
SPINOZA
qui ne
peut comprendre la négation
que
comme destruction extérieure (selon l'unique axiome du livre IV de
l'Ethique) et l'ontologie toute négative de
SARTRE
qui repousse symétri-
quement la positivité de l'être dans l'extériorité de la chose.
,
En quoi cette position du problème de l'agir prépare-t-elle une reprise
de la nature dans la liberté
?
La nature, disions-nous dans le second moment
de
l'analyse régressive
,
est la forme de légalité dont la moralité doit devenir
l'analogue,
en même temps qu'elle fournit elle.même
un
«
type :)
à la loi
morale. Or la nature qu'implique la dialectique propre de l'agir n'est pas
une forme de légalité, mais la puissance même du désir ; et cette puissance
n'est pas l'autre de la liberté mais la médiation que requiert son devenir
réel.
132
Paul RICŒUR
On ne saurait trop le souligner, l'inflation du rôle de l'obligation
morale, de la loi morale,
est
responsable de l'oblitération du problème
originaire de l'agir.
Or
cette inflation se nourrit d'emprunts
à
la
légalité
qu'il faut détrôner du premier rang, comme tout
à
l'heure il a fallu contes-
ter le primat de l'essence dans la théorie de l'être, afin de saisir le rapport
beaucoup plus primitif de la nature comme désir
à
la volonté comme
détermination du projet.
Comment mettre en œuvre cette thèse
?
Les
multiples tentatives modernes pour constituer une théorie de la
motivation
constituent le premier apport
à
cette réflexion sur les médiations
naturelles de la liberté. Ce qui demeure acquis de toutes ces entreprises
,
en dépit du caractère abstrait que l'on dira plus loin
,
c
'
est que la liberté
ne consiste pas dans quelque surgissement irrationnel, mais que le choix
r
é
fléchi procède toujours de quelque mouvement irréfléchi, de quelque acte
inchoatif
,
penchant ou inclination
,
qui mérite bien le nom de volont
é
spontanée ou de liberté naturelle.
NABERT
disait
très
bien que la libert
é
resterait une idée de la réflexion
-
et non une expérience -
,
si
l'acte
libre ne se produisait pas lui-même comme l'effet d'un déterminisme psycho
·
logique et ne se prêtait ainsi
à
ce qu
'
il appelait l
a
loi
.
de la représentation ;
c
ar c
'
est ainsi que l'acte libre peut se justifier, se dire, se conmmuniquer
,
par le moyen des symboles linguistiques de ses motifs.
Telle est en première approximation la reprise de la nature comme
dési
r
dans la liberté comme projet. Encore faut-il avouer que toute théorie
de la motivation reste abstraite et la phénoménologie de l'acte libre une
sorte de fiction didactique. Peut-on parler d
'
acte libre dans l'isolement d
'
un
in
s
tant
? N'est-ce pas plutôt sur la qualité et la cadence d
'
une vie entière
-
ou du moins d
'
une période de
v
ie, replacée sur le fond d
'
une destinée
en cours -
,
que peut être supputé ou imputé le degré de liberté d
'
un
homme
?
La
liberté est moins la qualité d'un acte qu'un
«
genre de vie
»:
un
Bios, qui ne passe dans aucun acte singulier et s
'
exprime plutôt
dans le degré de tension et l'esprit de suite qui habite un cours d'existence
.
La
considération des motifs est dès lors moins décisive pour notre propos
que ce pouvoir de faire suite
,
d'engendrer un changement durable, un
nouveau cours d'existence. Commencer, voilà le difficile, a-t-on dit ; conti-
nuer, faire suite avec soi-même, voilà qui est plus difficile encore ; c'es
t
la vérité profonde de
l'
~
~J
.~
)
\
o·
r~utû
v
L
ù
Ç
~Yi
''
des stoïàens : vivre en
accord.
Or vivre en accord, faire suite, continuer, c
'
est entretenir avec la
nature un rapport qui ne s'épuise pas dans l'instant fugitif d'un penchant,
mais dans la durée d'un caractère. Faire suite avec soi-même, c'est propre-
ment donner une habitude à la liberté, c'est faire que la liberté, en s'affec-
tant elle-même, se fasse nature sous l'empire du devenu et du révolu. Cette
NATURE ET
LIB
E
RT
E
133
affection de soi par soi, cet
.
habitus.,
cette
E
~tç,
nous pouvons la vivre
à
des degrés différents, soit dans un style de fatalité, soit dans un style
de spontanéité
;
car la fatalité est déjà une catégorie de la liberté,
.
son
plus bas degré certes, mais la première forme concrète du devenir réel
de
la liberté.
Précisons ce rapport de la liberté à
la
nature :
il
consiste, pour l'essen
··
tiel,
dans le pouvoir de la liberté de
contracter
des habitudes ; ce qu'elle
contracte ainsi, c'est soi-même, c'est-à-dire un
«
mien
:),
un avoir été, qui
est un
«
avoir maintenant moi-même
».
Que la tâche de l'éducation soit d'élever cette affection de
soi
par
soi
a
u
rang
d'une véritable loi de développement et de faire passer de la fatalité
d'un caiactère à la spontanéité d'une personnalité, cela n'annule point la
lo
i
du
caractère.
Sans la
nature
acquise
d'un
caractère,
nous ne pourrions
même pas nous
proposer
d'acquérir
une personnalité.
La
nature nou
paraît ainsi impliquée
dans le mouvement par lequel
l'existence
«
retient
»
sa propre
expérience
;
et cette
«
rétention
»
n'es
t
pas seulement
]
'
amorce
du souvenir ; c'est
d'abord une catégorie pratique
,
un
«
avoir
»
que
notre
«
être
»
cons
titue en
agissant,
une manière acquise
de
nos préférences
,
une
s
:;r.ç
.
II en
résulte
que l'éthique
consiste
moins
à
donner une matière à la forme vide de
l'obligation
qu
'
à exprimer
ct
à
épanouir
la nature de chacun.
Arrêtons-nou
s
au
terme de ce
second
moment de notre
synthèse
pro
-
gressive, qui répond
au deuxième moment de l'anàlyse
régressive, c'est-à-dire
à
la réduction, sur le plan de la représentation, de la nature à une forme
de
légalité
.
La
dialectique de ragir
a restauré
ce que la critique de ia
connaissance avait
annulé : la nature comme désir.
En tout ceci
RAVAISSON
est notre maître
;
nul mieux que lui n'a com
-
pris que
la réalisation de la liberté consiste en un double mouvement
:
de naturalisation de la liberté et d'intériorisation de la nature. Peu importe
que
RAvAISSON
ait cru que l'habitude était le seul lieu où se montre l'entre
·
croisement
de
s
deux mouvements. Nous verrons dans notre troisième
moment que ce n'est pas le cas. Du moins
RAVAISSON
touch~t-il
à l'essen
-
tiel quand il pose que la nature n'est pas d'abord résistance à vaincre, maiç
penchant
à
assumer
(1).
Plus précisément son idée d'une approximation
infinie de la nature par l'habitude, lorsque
cell~ci
«
redescend la spirale
»
qui fait retour
à
la nature
(2),
est une intuition extraordinaire dont la
fécondité apparaîtra plus loin dans d'autre registres que celui de l'habi-
tude. Généralisant lui-même sa trouvaille,
RAVAISSON
écrit magnifiquement:
(1)
RAVAISSON,
de l'Habitude, p.
41.
(2)
Ibid.,
p.
38.
1
3
4
P
aul
RI
C
ŒU
R
«
En
toutes
choses
,
la n
éc
es it
é
de la nature est l
a c
hame sur laquelle
·
trame
la liberté. Mais c
'
est une
c
haîne mouvante et vivante, la nécessité du désiJ,
de l'amour et de la grâce
»
(1).
Troisiè-me moment
.
F
ai on
s
un troisièm
e
pa
s
sur le chemin d
e
cette
s
ynthèse piogressive
;
il
nous ramènera
à
la hau
t
eur du premier moment de l'analyse régressive
;
cdui-ci consistait
,
on s
'
en
s
ouvient, dans l
'
opposition de l'acte humain de
c
ulture
à
la nature
c
on
s
idér
é
e comme violence en l'homm
e,
.
comme spon·
tanéit
é
chez les êtres vivants
,
comme existence muette des
.
choses. C
'
est
a
vec cette opposition primo
r
dial
e
qu
'
il fau
t
maintenan
t
entrer en contes-
ta
tion.
La
c
onsid
ér
a
tio
n
s
u
ivante n
ou aider
a
à
faire pr
é
valoir l
e
-
point de vue
de
l
a
média
t
io
n s
u
r
c
d
ui d
l'oppo ition. Que
c
herchons
-
nous
en
effe
t
e
n
c
e
tr
oisième mom
e
n
t
?
à
a
lle
r
j
u
squ
'
au bout de l'id
é
e de libert
é
réell
e
;
or,
s
i la d
i
alectiqu
e
d
e
l'
a
g
ir
doi
t
d
é
velopper se5 catégories propres et ne
doit pas être simplement tran
s
po
sé
e des catégories
.
de la conn
.
aissance
,
Je
r
éel, dans l'ordr
e
de l'agir
,
n
'
es
t
pas l'être-là de fait, qui s
'
ajoute
à
l'essence,
à
la possibilité simplement pens
é
e ; dans l'ordre de l'agir,
réal~~
é
s
i
gnifie
puissance,.
o0v
a
[J).ç
,
vi.rtus ;
non pas puissance au sens de tendance
à
la
forme, mais puissance au sens d
'
opération, d
'
effectivité, d
'
expansion d
e
l'agir, comme la philosophi
e
politique l'a en général mieux compris que
la philosophie morale, trop soudeuse d'exorciser la convoitise.
Or comment la liberté
ex
prime-t-elle sa puissance
?
Cette question nous conduit
à
considérer la dialectique centrale de
l'agir, la dialectique de
l'action et de l'œuvre ; la marque de la liberté su
r
le monde ce sont des choses durable
s
qui ne peuvent être comprises qul'
comme des produits de l'ac
ti
vité humaine
;
ces choses
-
qu'on peut bien
dire ouvrées -
forment
à
leur tour un milieu de comportement ; nous
ne nous mouvons guère que parmi de tels produits de l'action humaine,
au point que les choses sont pour la plupart, au sens étymologique
du mot, des
pragmata. Cette densité des œuvres est la condensation
de ma puissance ; elle représente la plus concrète transaction entre le
dedans de l'effort et le dehors de la nature.
Dans un précédent congrès nous avons médité sur cette loi de l'œuvre
et j
'
avais pour ma part insisté sur la
discipline du fini qu'endure le génie
humain en passant par la dureté de l'œuvre. Nous sommes arrivés au
point où les deux thèmes se recoupent. Ce n
'
est pas aujourd'hui sm· la
l
i
mitation de l'infini humain par l'œuvre que nous nous arrêterons, mai
s
sur la
naturalisatio
n
de la libe
r
té que cette discipline de l'œuvre implique.
(1)
Ibid.,
p. 57·
NATUR
E
ET
LIBERTE
13.5
Nous dirons donc que la liberté n
,
est puissante que par le moyen d
'
une
fondamentale objectivation dans les œuvres. Aussi longtemps que nous
n'entrons pas dans ce mouvement d,objectivation,
la
théorie de
la
liberté
reste
abstraite, comme
nous
l'avons déjà dit de la phénoménologie de l'acte
libre et comme il faut le dire également maintenant d'une phénoménologie
des degrés de liberté dans le caractère
·
et la personnalité ;
à
l'une et
·
à
l'autre
il
manque le truchement de l'œuvre par quoi la liberté vient au
monde
;
seule
la considération des œuvres distingue définitivement
la
méthode
réflexive de toute
variété
d,introspection en imposant le détour
par les objets spécifiques de notre puissance d'exister.
Ce n'est pas
ici
le lieu
de
développer cette théorie des œuvres de
la
puissance
humaine
;
dans
L'Homme
Faillible
j'ai
montré qu'il fallait recou·
rir
à
la distinction en sphères économique, politique et ctùturelle, au
sens
précis du
mot,
pour
rendre compte
des sentiments proprement humain
qui
e nouent autour des objets
spécifiques
qui
ressortissent
à
chacune de
ces
sphères
;
aussi
proposai-je de reconstituer,
à partir de ces trois cycles
d
'
objectivité, la trilogie
kantienne
des
sentiments
et des passions de l'avoir
,
du pouvoir
et
du vouloir,
-
de la possession, de la domination et de ia
réputation.
Je
suppose ici
cette analyse dont je ne reproduis pas l'argumen·
tation
et
je vais droit à la difficulté sm
·
laquelle elle débouche inélucta-
blement.
Voici la difficulté
: ces
œuvres de l'homme, ces objets culturels qui
donnent un point d'appui au désir humain et le constituent comme
humain, dans quelle mesure méritent-elles encore le no1Il de médiation
«
naturelle
»
? La désirabilité qui se porte sur l'objet économique, le désir
et la crainte que développe le pouvoir politique, les sentiments qui se
nouent autour des objets culturels -
livres, œuvres d'art, monuments,
-
sont-ils encore
«
naturels
»
? Ne retombons-nous pas dans l'opposition
initiale de l'artifice humain et de la nature, au moment même où nouç
croyons achever le mouvément de naturalisation de la liberté ? Bref, ne
faut-il pas avouer que la nature est
à tout jamais recouverte, ensevelie,
p&due
?
L'objection est forte ; elle ne
nous
contraint pourtant pas à renoncer
à
saisir quelque chose de naturel dans le mouvement d'incarnation de
notre puissance d'exister ; elle nous incline plutôt
à
considérer que la
dialectique de la nature et de
la
liberté s'est déplacée au cœur même de
l'objet culturel comme l'attestent le
désir et le sentiment proprement
humain dans lesquels se réfléchissent et s'intériorisent ces objets culturels.
L'objet culturel en effet a deux faces et se prête
à
une double lecture.
D'une part, il est toujours possible de faire une
«
genèse
»
des désirs qui
supportent le monde de la culture,
à
partir de pulsions dissimulées, res-
sortissant
à
la
Volonté de Puissance ou à la libido. Une
«
généalogie de
136
Paul RICŒUR
la
morale
>
à la façon nietzschéenne, une
«
psychanalyse de
la
culture
·
>
à
la
façon freudienne, sont non seulement possibles, mais légitimes ; elles
attestent que la culture ne peut être traitée comme un pur
artefact, sous
peine de devenir inintelligible ;
il
est toujours possible de transcrire
l'acquis de civilisation dans une balance des satisfactions offertes et des
sacrifices infligés à la pulsion de vie
,
voire de retrouver une pulsion de
mort à l'origine de tout
«
malaise dans la civilisation
»
;
que l'on parle
en termes de
«
ressentiment
»
ou de
«
sublimation
»,
cette genèse de l'objet
culturel renvoie, à travers transmutation et transvaluation, au fond pulsion-
nel
«
investi
»
dans les œuvres en apparence les plus artificielles de l'homme.
Loin d'être sans précédent, cette double entreprise de
FREUD
et de
NIETZSCHE s'inscrit dans le prolongement du Traité spinoziste des pas-
sions ; SPINOZA, le premier, a vu que le désir et la crainte, sur lesquels
modulent toutes les passions, dérivent du
conatus humain et constituent
à leur tour le ressort de toute économie, de toute politique, de toute
culture ; un rapprochement entre le
Traité Théologico-Politique et le
Tractatus Politicus, d'une part
,
et les livres
Ill
et
IV
de l'Ethique, d
'
autre
part, montrerait assez bien cet enracinement de tous les
artefacts dans la
puissance naturelle de l'homme et des choses.
Mais cette première lecture en requiert une seconde; nulle
«
généalogie
de la morale
»,
nulle
«
psychanalyse de la culture
~
ne tiendront lieu de
fondement pour une économique, une politique et une culture
;
la genèse
affective est une chose, l'origine du sens en est une autre. Qu'une même
énergie soustende le désir humain et s'étire continument
,
jusqu'à se rendre
méconnaissable sous les masques de la civilité et de la moralité
,
n'empêche
point que l'objet économique
,
l'objet politique, l'objet culturel, pris comme
tels, ressortissent
à
une autre histoire, plus proche d'une
Phénoménologie
de l'Esprit à la façon hegelienne que d'une genèse à la façon darwinienne ;
dans l'objet culturel s'entrecroisent deux
.
histoires : la genèse ascendante
de la
libido, de la Wille zur Macht
,
et la genèse descendante de la liberté
qui s'objective dans les œuvres. Comprendre l'humanité de l'homme, ce
serait comprendre cette articulation entre le mouvement de
«
sublimation
»
de la pulsion dans une culture et le mouvement
<<
d'aliénation
»
de l'espnt
dans une nature.
·
Nous avons retrouvé, au terme de cette esquisse, le thème de
RAvAISSON, mais sans la limitation du thème de l'habitude ; répétons une
dernière fois avec lui :
«
En toutes choses la nécessité de la nature est
la chaîne sur laquelle trame la liberté. Mais c'est une chaîne mouvante
et vivante, la nécessité du désir, de l'amour et de la grâce :.
.
N
ATUR
E ET
LmERT
E
137
Concluons:
Nous demandions, en
commençant
: comment la nature peut-elle
figurer tout
à
tour
l'autre
de la liberté ET sa primordiale
médiation
? que
peut signifier- que peut être- la nature en général pour tenir ce double
rôle
à
r
égard de la liberté
?
La
confrontation des deu
x
mou
v
ements opposés de notre méditation
nous
autorise
à
dire ceci :
1
o
Le rapport
de médiation entre liberté et nature est
plus
fonda-
mendal que le rapport d'opposition
;
toute autre
solution
se
réfère
à
une
liberté
tronquée
qui se dépense
à
nier une nature inerte
;
notre réflexion
donne
le pa
s
à
une
liberté affirmative, réelle et puissante
qui
achève une
nature vivante
.
2
o
S'il
est vrai
que
la critique
de
la
connaissance
exclut de la vision
sc
ientifique du monde les
notions
de force et de désir et réduit l'idée de
nature
à
celle de légalité de l'expérience, la réflexion sur l'agir, irréduc-
tibJe
à
toute
critique de la connaissance, restitue l'idée de puissance natu-
relle
comme
catégorie
pratique
;
cette
r
éflexion atteint
à
un
degré ontolo-
gique
plus fondamental que la représentation
théorique,
s
'
il
est vrai que
l'être même
signifie
acte, effort, puissance.
3
o
Les
médiations successives
de la liberté -
dans un cours de moti-
vat
ion, dans des niveaux de personnalisation, dans des œuvres de culture
-
constituent une sorte d'approximation indéfinie de la nature oubliée.
Nous
dirons de ces médiations ce que
RAVAISSON
disait de l'Habitude
:
leur somme
«
peut être considérée comme une méthode, comme la seule
méthode réelle, par une suite convergente
infinie,
pour
l'
approximatio11
du
rapport
,
réel en soi, mais
incommensurable
dans
l'entendement,
de !a
nature et de
la volonté
» (
1 ).
Oui, on peut l'avouer, la nature est recouverte, ensevelie, perdue
~
ct pourtant
il
faut dire, avec
RA
v
AISSON
encore, que l'habitude -
disons
la
vie de culture-
«
est une nature acquise, une seconde nature, qui a
sa
raison dernière dans la nature primitive, mais qui seule l'explique
à
l'enten-
dement. C'est enfin une nature
naturée,
œuvre et révélation successive de
la nature naturante
»
(dt l'Habitude,
38-39). Si nous prenons sérieuse-
ment ces propisitions de
RAVAISSON,
il
faut dire ceci : loin que le règne
de la
liberté
ait aboli la nature, la seconde nature que ce règne institue
est la seule approximation de la nature première ; la nature parle encore
en un ljeu au moins : dans la ténèbre du désir que le grand artifice humain
révèle, c'est-à-dire tout
à
la fois
montre
et
cache.
Paul RICŒUR.
(1) RAVAISSON.
dt
l'Habitude,
p.
38.
IIA144 Nature et liberté001
IIA144 Nature et liberté002
IIA144 Nature et liberté003
IIA144 Nature et liberté004
IIA144 Nature et liberté005
IIA144 Nature et liberté006
IIA144 Nature et liberté007
IIA144 Nature et liberté008
IIA144 Nature et liberté009
IIA144 Nature et liberté010
IIA144 Nature et liberté011
IIA144 Nature et liberté012
IIA144 Nature et liberté013
IIA144 Nature et liberté014
ADP958D.tmp
Note éditoriale
« Nature et liberté » est une communication donnée en 1961, à l’occasion du Congrès des Sociétés de Philosophie de langue française consacré au thème « La nature humaine ». Pour comprendre celle-ci, ce texte prend pour le fil conducteur la notion de l...
Ce texte, paru peu après le second tome de la Philsophie de la volonté, reprend en effet plusieurs des thèmes traités dans le premier ouvrage majeur de Ricœur. La dialectique de la nature et de la liberté en l’homme peut être considérée comme le thèm...
« Nature et liberté » annonce en même temps la réflexion sur la culture en tant qu’objectivation du désir d’être. À la fin de ce texte, Ricœur signale que les œuvres culturelles peuvent être lues selon deux sens : comme « sublimation » de la pulsion, ...
(Kuang Quan, pour le Fonds Ricœur)
Mots-clés : nature humaine ; liberté ; être en tant qu’acte ; être en tant que désir ; habitude ; Kant ; Jean Nabert ; Hegel.
ADPD520.tmp
Note éditoriale
« Nature et liberté » est une communication donnée en 1961, à l’occasion du Congrès des Sociétés de Philosophie de langue française consacré au thème « La nature humaine ». Pour comprendre celle-ci, ce texte prend pour le fil conducteur la notion de l...
Ce texte, paru peu après le second tome de la Philosophie de la volonté, reprend en effet plusieurs des thèmes traités dans le premier ouvrage majeur de Ricœur. La dialectique de la nature et de la liberté en l’homme peut être considérée comme le thèm...
« Nature et liberté » annonce en même temps la réflexion sur la culture en tant qu’objectivation du désir d’être. À la fin de ce texte, Ricœur signale que les œuvres culturelles peuvent être lues selon deux sens : comme « sublimation » de la pulsion, ...
(Kuang Quan, pour le Fonds Ricœur)
Résumé : Ce texte prend pour le fil conducteur la notion de liberté pour comprendre la nature humaine. La première partie du texte retrace le mouvement régressif de la notion de liberté, selon lequel la nature apparaît de plus en plus comme un autre d...
Mots-clés : nature humaine ; liberté ; être en tant qu’acte ; être en tant que désir ; habitude ; Kant ; Jean Nabert ; Hegel.
Ricoeur, Paul (1913-2005), “Nature et liberté”, 1962, IIA144, Fonds Ricœur. Consulté le 24 juin 2025, https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/item/245807
À propos
Ce texte prend pour le fil conducteur la notion de liberté pour comprendre la nature humaine. La première partie du texte retrace le mouvement régressif de la notion de liberté, selon lequel la nature apparaît de plus en plus comme un autre de la liberté. Le point culminant de ce mouvement est un concept de l’homme comme "Je pur", qui nie toute nature en lui et hors lui. Dans la seconde partie du texte, Ricœur essaie de retrouver la nature comme médiation de la liberté. Ayant recours à la notion de l’être en tant qu’acte et désir, l’auteur montre que la liberté affirmative, réelle et puissante, s’exerce en effet comme une seconde nature en l’homme.