Du marxisme au communisme contemporain
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"Du marxisme au communisme contemporain", publié dans un numéro de la revue Christianisme social en 1959, est un écrit de circonstance cherchant à éclairer philosophiquement et politiquement les rapports entre "Les chrétiens et le monde communiste", en remontant à la genèse de l’œuvre de Marx dans l’idéalisme allemand, notamment les Écrits théologiques de jeunesse de Hegel, et en mettant l’accent sur les écrits du jeune Marx, en particulier les Manuscrits de Paris.
communisme contemporain
IIA114, in Christianisme social 67/3-4 (1959) marsavril, 151-159.
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
Texte d’une intervention initialement donnée par Paul
Ricœur en 1958 devant le Synode régional de la région
parisienne, « Du marxisme au communisme contemporain »
est publié dans un numéro double de la revue Christianisme
social (3-4, mars-avril 1959), organe du mouvement du
même nom que Ricœur a présidé de 1958 à 1970. En lien
avec un article du théologien protestant Karl Barth, il s’agit
pour cet écrit de circonstance d’éclairer, philosophiquement et
politiquement, les rapports entre « Les chrétiens et le monde
communiste », ainsi que le titre la couverture de la revue.
Ricœur s’y emploie en faisant remonter la genèse de l’œuvre
de Marx dans l’idéalisme allemand, notamment les Écrits
théologiques de jeunesse de Hegel, et en mettant l’accent sur
les écrits du jeune Marx, en particulier les Manuscrits de
Paris. S’appuyant sur la notion de « nébuleuse marxiste »,
Ricœur brosse le portrait d’un marxisme d’abord ample et
ambigu, pour dégager ensuite ce qui, en dépit de cette
amplitude, a entraîné sa pétrification à la faveur
d’interprétations déterminantes pour sa compréhension
ultérieure.
À la faveur d’une opposition entre deux moments historiques,
marxisme et communisme, qui s’élaborent sur le fond d’une
dialectique interne à l’œuvre de Marx elle-même, Ricœur
examine ici l’origine du marxisme, les sens du matérialisme,
la nature du marxisme et les raisons de sa pétrification.
L’intervention s’inscrit à la fois dans la lignée des textes où
Ricœur articule politique et christianisme, et dans celle de sa
fréquentation continue des textes de Marx et des débats du
marxisme. S’y fait déjà entendre un questionnement que
Ricœur aura jusqu’à la fin, comme en témoigne l’entretien de
1994 avec Arnaud Spire, « Esquisse d’un plaidoyer pour
l’homme capable », repris en 2017 dans Philosophie, Éthique
et politique. Entretiens et dialogues : celui « de savoir jusqu’à
quel point Marx est indemne des déviances qui se sont
réclamées de sa pensée » (Paris, Seuil, p. 42). Il s’agit
autrement dit de la question du recouvrement de Marx par le
marxisme. Plus largement, c’est le problème politique de la
valeur de l’État et de l’usage de la violence que ce texte
aborde également : ce sont là des thèmes centraux dans les
interventions de Ricœur à cette époque, ainsi qu’en attestent
des articles comme « Le problème de la violence : guerre et
violence » ou « Le problème de la violence » parus en 1957
dans Foi éducation, ou « État et violence » donné en 1957 lors
des Conférences annuelles du Foyer John Knox.
La singularité de ce texte est multiple. Ricœur y interprète
Marx contre Marx et y avance une hypothèse quant au lieu du
marxisme, qui n’est pas la science, mais la théorie de
l’aliénation. L’étude fait apparaître en creux quelques-unes
des raisons pour lesquelles Ricœur accorde une importance
décisive au Marx d’avant le Capital. Il manifeste la
connaissance fine que Ricœur possède des écrits principaux
du communisme. Il constitue une dénonciation du marxisme
stalinien et dogmatique, fermé à d’autres ordres de vérité.
(A. Dumont, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : « Du marxisme au communisme contemporain »,
publié dans un numéro de la revue Christianisme social en
1959, est un écrit de circonstance cherchant à éclairer
philosophiquement et politiquement les rapports entre « Les
chrétiens et le monde communiste », en remontant à la
genèse de l’œuvre de Marx dans l’idéalisme allemand,
notamment les Écrits théologiques de jeunesse de Hegel, et
en mettant l’accent sur les écrits du jeune Marx, en particulier
les Manuscrits de Paris.
Mots-clés :
nébuleuse
du
marxisme,
aliénation,
matérialisme,
méta-économique,
idéologie,
conscience
fausse, dogmatisme de la vérité, humanisme radical.
Rubrique : Essais philosophiques, éthiques et politiques
(1948-2005).
~
communisme contemporain
IIA114, in Christianisme social 67/3-4 (1959) marsavril, 151-159.
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
Texte d’une intervention initialement donnée par Paul
Ricœur en 1958 devant le Synode régional de la région
parisienne, « Du marxisme au communisme contemporain »
est publié dans un numéro double de la revue Christianisme
social (3-4, mars-avril 1959), organe du mouvement du
même nom que Ricœur a présidé de 1958 à 1970. En lien
avec un article du théologien protestant Karl Barth, il s’agit
pour cet écrit de circonstance d’éclairer, philosophiquement et
politiquement, les rapports entre « Les chrétiens et le monde
communiste », ainsi que le titre la couverture de la revue.
Ricœur s’y emploie en faisant remonter la genèse de l’œuvre
de Marx dans l’idéalisme allemand, notamment les Écrits
théologiques de jeunesse de Hegel, et en mettant l’accent sur
les écrits du jeune Marx, en particulier les Manuscrits de
Paris. S’appuyant sur la notion de « nébuleuse marxiste »,
Ricœur brosse le portrait d’un marxisme d’abord ample et
ambigu, pour dégager ensuite ce qui, en dépit de cette
amplitude, a entraîné sa pétrification à la faveur
d’interprétations déterminantes pour sa compréhension
ultérieure.
À la faveur d’une opposition entre deux moments historiques,
marxisme et communisme, qui s’élaborent sur le fond d’une
dialectique interne à l’œuvre de Marx elle-même, Ricœur
examine ici l’origine du marxisme, les sens du matérialisme,
la nature du marxisme et les raisons de sa pétrification.
L’intervention s’inscrit à la fois dans la lignée des textes où
Ricœur articule politique et christianisme, et dans celle de sa
fréquentation continue des textes de Marx et des débats du
marxisme. S’y fait déjà entendre un questionnement que
Ricœur aura jusqu’à la fin, comme en témoigne l’entretien de
1994 avec Arnaud Spire, « Esquisse d’un plaidoyer pour
l’homme capable », repris en 2017 dans Philosophie, Éthique
et politique. Entretiens et dialogues : celui « de savoir jusqu’à
quel point Marx est indemne des déviances qui se sont
réclamées de sa pensée » (Paris, Seuil, p. 42). Il s’agit
autrement dit de la question du recouvrement de Marx par le
marxisme. Plus largement, c’est le problème politique de la
valeur de l’État et de l’usage de la violence que ce texte
aborde également : ce sont là des thèmes centraux dans les
interventions de Ricœur à cette époque, ainsi qu’en attestent
des articles comme « Le problème de la violence : guerre et
violence » ou « Le problème de la violence » parus en 1957
dans Foi éducation, ou « État et violence » donné en 1957 lors
des Conférences annuelles du Foyer John Knox.
La singularité de ce texte est multiple. Ricœur y interprète
Marx contre Marx et y avance une hypothèse quant au lieu du
marxisme, qui n’est pas la science, mais la théorie de
l’aliénation. L’étude fait apparaître en creux quelques-unes
des raisons pour lesquelles Ricœur accorde une importance
décisive au Marx d’avant le Capital. Il manifeste la
connaissance fine que Ricœur possède des écrits principaux
du communisme. Il constitue une dénonciation du marxisme
stalinien et dogmatique, fermé à d’autres ordres de vérité.
(A. Dumont, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : « Du marxisme au communisme contemporain »,
publié dans un numéro de la revue Christianisme social en
1959, est un écrit de circonstance cherchant à éclairer
philosophiquement et politiquement les rapports entre « Les
chrétiens et le monde communiste », en remontant à la
genèse de l’œuvre de Marx dans l’idéalisme allemand,
notamment les Écrits théologiques de jeunesse de Hegel, et
en mettant l’accent sur les écrits du jeune Marx, en particulier
les Manuscrits de Paris.
Mots-clés :
nébuleuse
du
marxisme,
aliénation,
matérialisme,
méta-économique,
idéologie,
conscience
fausse, dogmatisme de la vérité, humanisme radical.
Rubrique : Essais philosophiques, éthiques et politiques
(1948-2005).
~
Paùl Ricœur
Du
marx1sme au
communisme conte.m porain
.
Jusqu'à quel point le communisme contemporain,
orienté par le Parti et solidaire du destin politique de
l'Union Soviétique, est-il l'héritier unique et légitime de
Marx et plus précisément de son œ.u vre écrite ?
Cette question qui nous occupera ici est préalable à
toutes les discussions portant indistinctement sur le
marxism'e et sur le communisme orthodoxe.
'
Je voudrais montrer qu'il existe, de Marx à Staline, un
écart considérable ; que le maxisme, de l'un à l'autre, n'a
cessé de se reférmer ; il se comprend de plus en plus
dogmatiquement et en un sens de plus en plus mécaniste;
le machiavélisme politique l'étouffe comme libre pensée ;
son eschatologie se replie sur une espérance technique. Et
pourtant le marxisme est plus vaste que sa projection stalinienne.
Nous allons tenter de comprendre ce mouvement de
cristallisation progressive du marxisme.
1
L'AMPLITUDE DU MARXISME
C'est à la philosophie du jeune Marx qu'il faut remonter : elle constitue véritablement la nébuleuse du marxisme. Elle pousse elle-même des racines jusque dans la
théologie du jeune Hegel.
·C'est en effet dans les Ecrits Théologiques de Jeunesse
que se constitue, chez Hegel, le thème de l'aliénation, au
152
PAUL RICŒUR
sens de la perte de la substance humaine dims un Autre
que soi ; le Juif fut d'abord pour le jeune Hegel le modèle
de cette conscience qui s'annule en se vidant dans un
Absolu étranger. ~1ais Hegel tentera toute sa vie de montrer la fécondité de cette << conscience malheureuse », si
- du moins elle est dépassée, surpassée, intégrée au savoir
absolu dans lequel la conscience et son Autre se réconcilient. l:·euerbach devait reprendre le thème originel et le
retourner en athéisme radical : si l'homme s'anéantit en
Dieu, sa tâche est de << reprendre dans son cœur cet être
qu'il avait rejeté » ; si -Dieu apparaît quand l'homme
s'anéantit, il faut que Dieu disparaisse pour que l'homme
reparaisse.
C'est dans le prolongement de cet athéisme que se
constitue celui de Marx : Marx a été · athée et humaniste
avant d'être communiste ; «la religion des travailleurs est
sans Dieu parce qu'elle cherche à restaurer la divinité
de l'homme >> (lettre à Hardman) ; c'est la vision (positive) de l'homme comme générateur de sa propre histoire qui oriente la critique (négative) de l'aliénation. On
ne saurait attacher trop d'importance aux textes d'Economie politique et Philosophie : on y voit la critique de
la religion, entière dans son principe, se chercher une
base économique ; c'est la production de l'homme par
l'homme qui rend inacceptable l'id ée de création : <<mais
comme pour · l'homme socialiste toute la prétendue hist oire du monde n'est rien d'autre que la production de
l'homme par le travail humain, donc le devenir de la
nature par l'homme, il a donc la preuve évidente, irréfutable, de sa naissance de lui-même, de son origine (de
soi-même) ». La récupération de l'homme sur sa propre
perte rend superflue l'existence de Dieu.
:\1ais déjà ce texte introduit le facteur proprement
marxiste : l'interprétation de l'homme comme travailleur
et, à ce titre, comme producteur de son existence : c'est
là que commence de se mettre en situation économique et
sociale l'aliénation selon Hegel et Feuerbach.
On peut donc déjà parler à cette époque d'un matérialisme ; le matérialisme marxiste est antérieur à la théorie
de la lutte des classes ; il signifie que l'aliénation procède
de la vie matérielle de l'homme et remonte à sa vie spirituelle ; mais le matérialisme prend corps lorsque le rap-
153
DU MARXISME AU COMMU N ISME CONTEMPORAIN
port de la vie spirituelle à la vie matérielle est conçu au
plus près de l'idée de «reflet» ; l'Idéologie Allemande
est ici un témoin décisif : c'est le texte le plus matérialiste de :M arx : << les idées sortent continuellement du processus vital » ; il faut retrouver la nature des hommes
c non comme ils se représentent, mais ·c omme ils sont,
c'est-à-dire agissent, produisent ». A la limite, il faut dire
qu' <<il n'y a pas d'histoire de la politique, du droit; de
la science, de l'art, de la religion >> ; « tel est le vrai
matérialisme de la société réelle » .
.C'est ce matéri:;tlisme , qui cherche à se rendre scientifique par une ·histoire de <<l'argent» ; dans les textes antérieurs au Manifeste, << l'argent» est déjà l'instrument .de
l'aliénation matérielle de l'homme ; comprendre son mécanisme, c'est déjà se désaliéner. Ainsi naît une critique
nouvelle, qui n'est plus une critique de la conscience par
la conscience, mais une critique réelle des conditions
réelles. La pointe .extrême de cette ·c ritique, c'est la dernière des Thèses sur Feuerbach : <<les philosophes ont
simplement interprété le monde de façon différente ; il
s'agit de le modifier. »
1
1
1
•
Economie politique et Philosophie résume bien la
situation, en demandant « la suppression positive de toute
aliénation, donc le retour de l'homm·e de la religion, de
la famille, de l'Etat à son existence humaine donc sociale». Le texte ajoute : <<l'aliénation religieuse comme
telle ne s'opère que dans le domaine de la conscience,
dans le for intérieur de l'homme, mais l'aliénation économique, est celle de la vie réelle, sa suppression embrasse
donc les deux côtés. »
,_
Pourquoi parler de nébuleuse marxiste à propos de ces
textes ? Parce que ce matérialisme est capable de plusieurs
significations. Ce matérialisme n'est pas un matérialisme
de la Cho>S~e, mais un matérialisme de l'homme ; on dirait
mieux un réalisme ; que l'homme soit « producteur »,
souligne qu'il n'est point nature, animalité ; bien plus il
ne << produit » pas seulement pour vivre,. mais. pour s'humaniser et humaniser la nature. La nature elle-même
apparaît comme le « corps inorganique de l'homme ». Le ·
travail devient ainsi une catégorie plus qu'économique :
par lui l'homme s'exprime, s'épand, crée. On dirait que
.
(
.
1
.1
154
PAUL RICŒUR
Marx poursuit, à 'travers le travail, le rêve d'une inno·cence : la réconciliation de l'homme avec les ·c hoses, avec
les autres, avec soi, la réintégration « chez soi ».
·C'est pourquoi l'aliénation de l'homme est elle-même
toujours pl·us ·q u'économique ; c'est la déS!humanisation
globale de l'homme. << ·Ce qu'est le produit du travail, le
travailleur ne l'est pas. » Marx sait ce que cela veut dire,
pour l'homme, se produire lui-même comme marchandise,
avant de connaître le mécanisme de la plus-value. L'aliénation est scandaleuse précisément parce que << le travail
est pour l'homme le seul moyen d'augmenter la valeur des
produits -naturels, sa propriété créatrice... la mesure unique et immuable de toutes choses» (Man. Eco. po.). On
ne voit pas comment une telle description serait possible
sans indignation, donc sans un moment proprement éthique d'évaluation : «Avec la valuation (Verwertung) du
monde des choses progresse en raison directe la perte de
valeur (Entwertung) du monde des hommes» (ibid.).
Mais si le marxisme, à son origine, est plus qu'économique, sur quel plan se situe-t-il ? Est-ce de la philosophie ? de la sociologie ? Il me semble que le marxisme a
créé un mode de pensée qui est à l'économie scientifique
ce que la phénoménologie est à la psychologie. Il n'est
peut-être aucun méèanisme dont Marx soit réellement l'inventeur ; selon l'expression du P. Bigor « le marxisme
n'est pas une explication de mécanisme, mais une explication d'existence » ; sa science « ne vise pas à dégager
des lois empiriques et à trouver de meilleurs agencements.
Elle prend le capital et la valeur comme des situations
d'hommes en présence et elle se donne pour objet d'en
montrer l'intime contradiction. La science marxiste - il
faudra de longs développements pour en rendre acceptable l'idée de prime abord déroutante - est en réalité une
philosophie de l'homme, une méta-physique du sujet, plus
exactement une méta-économique du capital et de la valeur» (Marxisme et humanisme).
C'est parce qu'il s'agit d'une méta-économique que la
loi hegelienne de la contradiction et de la réconciliation
a pu être récupérée dans une dialectique de l'homme
réel ; le mouvement de l'humanité apparaît alors comme
passage de l'unité sans distinction (communisme ar-
DU MARXISME AU COMMUNISME CON,TEMPORAIN
155
chaïque) à l'économie de classe qui est l'antithèse de la
thèse précédente ; la synthèse est alors un retour à la
thèse mais à travers la << négation » : de l'économie de
classe on retient la technique et on supprime l'exploitation. Une telle vue d'ensemble échappe à toute vérification empirique. Il s'agit plutôt d'éclairer par la totalité
de l'histoire chacun de ces moments ; la saisie de cette
totalité comporte à la fois une prévision sociologique, un
jugement _de valeur économique et éthique et une maxime
d'action.
Du même coup l'exploitation de l'homme par l'homme
qui inaugure le <<négatif» n'est ni un mal moral, ni ùn
destin extérieur; ce n'est pas en effet une dialectique
extérieure à l'homme, un déterminisme mécanique, . mais
un mouvement même de l'homme : << toute la prétendue
histoire du monde n'est rien autre que la production de
l'homme par le travail humain» (Eco. po. et Philosophie);
d'autre part la division du travail produit nécessairement
la division en classes, sans qu'on puisse cerner .u ne faute
de personne ; l'exploitation et l'aliénation ne s'analysent
pas en violences individuelles, en vol, en ruse, en fraude ;
tout se passe comme si l'humanité prise comme un tout
avait préféré le progrès par la douleur à ce bonheur dans
la stagnation.
Cest pourquoi Marx ne peut ·ê tre considéré ·c omme un
moraliste, en dépit du rôle de l'indignation "dans la prise
de conscience du mal économique et de la protestation
en faveur de l'homme travailleur, Car la dénonciation ne
se fait pas au niveau des intentions des hommes, mais
au niveau des relations de production dans lesquelles ils
sont impliqués. C'est le lieu de rappeler ·q ue le •h éros de
l'œuvre marxiste n'est pas le capitaliste, ni même le
prolétaire, mais· le capital comme part aliénée de l'homme ,
devenue situation et chose. Aussi la prise de conscience
·de celte situation, chez 1Marx lui-même, par exemple,
et chez tout l'homme qui découvre son aliénation, n'est
pas une libération morale, valable pour sa pureté, mais
un moment du progrès par lequel l'histoire dans son
. ensemble passe de l'aliénation à la liberté. Ainsi la
« conscience » - psychologique et morale - n'a ni
l'initiative de l'aliénation, ni la responsabilité de la désaliénation : l'acte << éthique » que constitue l'œuvre de
156
PAUL RICŒ UR
Marx se replace de lui-même dans le champ des forces
qu'il comprend. Telle est la diale ctique : humaine et
pourtant point morale ; réglée par les choses, mais par
des choses qui sont rme part de l'homme oubliée, abolie,
·
aliénée.
Comme on voit, tout cela est très ambigu et peut virer
soit vers un· humanisme très complexe, soit vers un matérialisme très grossier, de type mécaniste et détermi:
niste.
II
LA PETRIFI·CATION DU MARXISME
Le phénomène de rétrécissement, de cristallisation auquel nous faisions allusion en commençant a une triple
origine : dans Marx même, - chez Lénine, - et dans la
pratique du parti unique bolchevik.
1. - :Marx lui-même est responsable de la rechute de
son matérialisme au matérialisme vtilgaire, mécaniste et
chosiste. La polémique anti-hegelienne lui fait tenir son
système pour l'inverse de l'idéalisme allemand : ce serait
la dialectique remise sur ses pieds. Mais ce matérialisme
de contrepied tend inéluctablement vers la théorie de la
conscience-reflet. Il n'est pas douteux que :Marx a donné
tous les gages nécessaires à cette théorie dans sa propre
interprétation des aliénations autres qu'économiques :
l'id·éologie est le reflet de l'aliénation ~conomique.
Et pourtant il y avait, comme l'a vu Lukàcs, dans la
théorie de la « conscience fausse » une grande théorie des
masques et de l'illusion, de l'irréalité, bien différente de
l'idée grossière de reflet (un reflet, c'est encore une
chose : par exemple un reflet dans l'eau, dans une glace).
Qu'on songe aux grands .textes sur l'Etat dans la Critique
de la Philosophie du Droit de Hegel: <<Dans l'Etat ...
[l'homme] est le membre imaginaire d'une souveraineté
fictive... il est rempli d'une généralité irréelle. » L'illusoire, l'irréel, la conscience faus·se, c'est bien autre chose
qu'un reflet !
Finalement c'est à l'occasion de ces analyses dignes du
Sophiste de Platon - l'irréelle réalité · de la conscience
DU MARXISME AU
COMMU:'\ISME
CO~TEMPOH.A IX
·15'i
fausse ! - que Marx a sombré dans le matérialisme le
plus cru. C'est la symétrie de l'idéalisme et du matérialîsme et la définition purement polémique du second qui
a fait basculer le marxisme d'un r éalisme humaniste à un
matérialisme historique.
2. -
Lénine est responsable de deux choses :
a) par son œuvre th éoriqu e, centrée sur Matérialism1s1
et empirio-criticisme, il n'a ·cessé d'infléchir la théorie de
la conscience et de l'idéologie dans le sens le plus réducteur ; sa ·lutte contre le néo-kantisme, contre Mach, contre
les théories de la conscience concu·e comme ·c entre et origine des signification s, le replace· dans un e situation polémique comp ar able à celle de Marx contre l'idéalisme hegelien. Or dans le même temps les marxistes accentuaient
les prétentions scientistes de la théorie de la valeur en face
des r ésistances des économistes bourgeo is ; le marxisme
prétend triompher, sur le terrain empirique, comme une
th éorie scientifique de la monnaie, des .c rises, d es lois
de marché. Il se place volontairement sur le terrain du
positivisme scientiste de la fin du XIX siècle, Or il est
douteux que le marxisme soit là sur son vra i terr ain ; sa
théorie de la valeur est une co nséquen ce de sa théorie
de l'aliénation ; elle d écrit le monde alién é ; le matérialisme lui-même est une description d e la p erte de l'homme
dan s les choses ; ce n'est pas un e loi scientifique, mais la
vérité d'un monde sans vérité ; tout cet implicite du
marxisme originel est perdu dan s la prétention à l' ériger
en science objective.
0
b) Mais c'est peut-être la théorie de l'Etat prolétarien
et son n éo-machiavélisme ·q ui porte la plus grande responsabilité dans la pétrification du marxisme. L'Etat et la
R évo lution est à cet égard un jalon fondamental dans
l'histoire du marxisme dogmatique. L'Etat y apparaît, à
l'inverse de la théorie du contrat social, non point comme
l'orga n e de la volonté générale, mais comme un instrum ent de domination, d'oppression d'une classe par une
autre. Cet exercice de lucidité qui dénonce l'irréalité de
l'Etat en tant que loi et sa violence en tant que pouvoir
se retourne en apologie de la violence prolétarienne ;
puisque l'Etat est en son fond répressif et pénal, c'est un
158
PAUL RICŒUR
tel Etat que la révolution prolétarienne dressera contre
les ennemis du peuple ; << l'Etat, c'est-à-dire le prolétariat
organisé en classe dominante» reste mauvais, jusqu'à ce
qu'il dépérisse. << Le moins qu'on puisse dire de l'Etat,'
c'est qu'il est un mal dont hérite le prolétariat victorieux
dans la lutte pour la domination de classe et dont il devra, comme l'a fait la Commune, supprimer immédiatement dans la mesure ~u possible, les pires côtés, jusqu'au
"jour où une génération élevée dans une société nouvelle
d'hommes libres, pourra se débarrasser de tout ce fatras
qu'es~ l'Etat» (Marx 1 cité. par Lénine Il, 225).
On peut se demander si ce commerce avec la violence
n'a pas reconstitué le marxisme comme << conscience
fausse », comme << idéologie » ; voilà de nouveau la ruse
de la raison, avec la raison d'Etat ; voilà de nouveau le
secret, le mensonge, l'habileté et la non-transparence de
l'action, une fois l'action replacée · dans la stratégie ténébreuse de }',Etat prolétarien. De proche en proche tout le
domaine de la vérité est fi_gé : le parti dit la vérité sur ·
l'art, sur la science, sur la morale publique et privée.
3. - La philosophie politique du marxisme nous mène
à considérer le dernier facteur de la pétrification du
marxisme : la pratique du parti unique. L'idée qu'il existe
un groupe d'hommes détenteur du monopole de l'interprétation à l'égard de l'histoire dans son ensemble, l'idée que
ce groupe d'hommes constitue le centre de perspective
exclusif sur la totalité, de telles idées sont la source de
tout le dogmatisme qui ·c ongèle le marxisme. •Ce dogmatisme de la vérité, lui-même lié à ·la philosophie politique
du marxisme-léninisme, altère par choc en retour toutes
les thèses marxistes : tout ce qui restait ambigu dans le
marxisme est tranché sur un ton orthodoxe ; l'interprétation la plus dogmatique - la plus «matérialiste-» et la
moins << dialectique » - l'emporte régulièrement sur la
plus complexe, sur la plus ouverte. C'en est fini · de la
nébuleuse marxiste.
Le marxisme ouvert existe-t-il encore quelque part ?
Ses adeptes, coupés de l'appareil du Parti et du pouvoir
réel, séparés de l'action et rejetés vers une doctrine livresque, ont-ils un avenir ?
·C'est une question de savoir quelle est aujourd'hui l'audience des marxistes non-staliniens, non-dogmatiques,
DU MARXISME AU COMMUNISME CONTEMPORAIN
159:
non-engagés dans l'orthodoxie de parti. Seule l'histoire
des prochaines décades .montrera si le marxisme ouvert
peut encore renouveler de l'intérieur le marxisme scolastique.
·
·Du moins les chrétiens doivent-ils savoir que le marxisme originel n'est pas moins irréligieux que le communisme contemporain. ·Ce n'est pas parce qu'il est plus
« humaniste » et moins « matérialiste » qu'il est moins
athée. Au contraire : son humanisme radical est peut-être
plus près de l'origine d'où jaillit l'athéisme, à savoir la
conviction que l'homme est le producteur de son existence.
Paul RrcœuR.
Cette étude a été donnée au Synode régional 1958 de la-·
région parisienne.
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protestantisme et dans les circonstances actuelles la valeur
et l'indépendance de notre revue est un miracle matériel
- entre autres - fait du désintéressement de nos collaborateurs bénévoles, du surmenage de quelques-uns. Nous le·
faisons avec joie, car nous savons que vous vous sentez
personnellement liés à notre lutte et .que vous ne nous refu- ·
serez pas les moyens de travailler mieux, d'étendre notretémoignage plus loin en cette année de grâce et de menace ..
M. V. et A.T.
Du
marx1sme au
communisme conte.m porain
.
Jusqu'à quel point le communisme contemporain,
orienté par le Parti et solidaire du destin politique de
l'Union Soviétique, est-il l'héritier unique et légitime de
Marx et plus précisément de son œ.u vre écrite ?
Cette question qui nous occupera ici est préalable à
toutes les discussions portant indistinctement sur le
marxism'e et sur le communisme orthodoxe.
'
Je voudrais montrer qu'il existe, de Marx à Staline, un
écart considérable ; que le maxisme, de l'un à l'autre, n'a
cessé de se reférmer ; il se comprend de plus en plus
dogmatiquement et en un sens de plus en plus mécaniste;
le machiavélisme politique l'étouffe comme libre pensée ;
son eschatologie se replie sur une espérance technique. Et
pourtant le marxisme est plus vaste que sa projection stalinienne.
Nous allons tenter de comprendre ce mouvement de
cristallisation progressive du marxisme.
1
L'AMPLITUDE DU MARXISME
C'est à la philosophie du jeune Marx qu'il faut remonter : elle constitue véritablement la nébuleuse du marxisme. Elle pousse elle-même des racines jusque dans la
théologie du jeune Hegel.
·C'est en effet dans les Ecrits Théologiques de Jeunesse
que se constitue, chez Hegel, le thème de l'aliénation, au
152
PAUL RICŒUR
sens de la perte de la substance humaine dims un Autre
que soi ; le Juif fut d'abord pour le jeune Hegel le modèle
de cette conscience qui s'annule en se vidant dans un
Absolu étranger. ~1ais Hegel tentera toute sa vie de montrer la fécondité de cette << conscience malheureuse », si
- du moins elle est dépassée, surpassée, intégrée au savoir
absolu dans lequel la conscience et son Autre se réconcilient. l:·euerbach devait reprendre le thème originel et le
retourner en athéisme radical : si l'homme s'anéantit en
Dieu, sa tâche est de << reprendre dans son cœur cet être
qu'il avait rejeté » ; si -Dieu apparaît quand l'homme
s'anéantit, il faut que Dieu disparaisse pour que l'homme
reparaisse.
C'est dans le prolongement de cet athéisme que se
constitue celui de Marx : Marx a été · athée et humaniste
avant d'être communiste ; «la religion des travailleurs est
sans Dieu parce qu'elle cherche à restaurer la divinité
de l'homme >> (lettre à Hardman) ; c'est la vision (positive) de l'homme comme générateur de sa propre histoire qui oriente la critique (négative) de l'aliénation. On
ne saurait attacher trop d'importance aux textes d'Economie politique et Philosophie : on y voit la critique de
la religion, entière dans son principe, se chercher une
base économique ; c'est la production de l'homme par
l'homme qui rend inacceptable l'id ée de création : <<mais
comme pour · l'homme socialiste toute la prétendue hist oire du monde n'est rien d'autre que la production de
l'homme par le travail humain, donc le devenir de la
nature par l'homme, il a donc la preuve évidente, irréfutable, de sa naissance de lui-même, de son origine (de
soi-même) ». La récupération de l'homme sur sa propre
perte rend superflue l'existence de Dieu.
:\1ais déjà ce texte introduit le facteur proprement
marxiste : l'interprétation de l'homme comme travailleur
et, à ce titre, comme producteur de son existence : c'est
là que commence de se mettre en situation économique et
sociale l'aliénation selon Hegel et Feuerbach.
On peut donc déjà parler à cette époque d'un matérialisme ; le matérialisme marxiste est antérieur à la théorie
de la lutte des classes ; il signifie que l'aliénation procède
de la vie matérielle de l'homme et remonte à sa vie spirituelle ; mais le matérialisme prend corps lorsque le rap-
153
DU MARXISME AU COMMU N ISME CONTEMPORAIN
port de la vie spirituelle à la vie matérielle est conçu au
plus près de l'idée de «reflet» ; l'Idéologie Allemande
est ici un témoin décisif : c'est le texte le plus matérialiste de :M arx : << les idées sortent continuellement du processus vital » ; il faut retrouver la nature des hommes
c non comme ils se représentent, mais ·c omme ils sont,
c'est-à-dire agissent, produisent ». A la limite, il faut dire
qu' <<il n'y a pas d'histoire de la politique, du droit; de
la science, de l'art, de la religion >> ; « tel est le vrai
matérialisme de la société réelle » .
.C'est ce matéri:;tlisme , qui cherche à se rendre scientifique par une ·histoire de <<l'argent» ; dans les textes antérieurs au Manifeste, << l'argent» est déjà l'instrument .de
l'aliénation matérielle de l'homme ; comprendre son mécanisme, c'est déjà se désaliéner. Ainsi naît une critique
nouvelle, qui n'est plus une critique de la conscience par
la conscience, mais une critique réelle des conditions
réelles. La pointe .extrême de cette ·c ritique, c'est la dernière des Thèses sur Feuerbach : <<les philosophes ont
simplement interprété le monde de façon différente ; il
s'agit de le modifier. »
1
1
1
•
Economie politique et Philosophie résume bien la
situation, en demandant « la suppression positive de toute
aliénation, donc le retour de l'homm·e de la religion, de
la famille, de l'Etat à son existence humaine donc sociale». Le texte ajoute : <<l'aliénation religieuse comme
telle ne s'opère que dans le domaine de la conscience,
dans le for intérieur de l'homme, mais l'aliénation économique, est celle de la vie réelle, sa suppression embrasse
donc les deux côtés. »
,_
Pourquoi parler de nébuleuse marxiste à propos de ces
textes ? Parce que ce matérialisme est capable de plusieurs
significations. Ce matérialisme n'est pas un matérialisme
de la Cho>S~e, mais un matérialisme de l'homme ; on dirait
mieux un réalisme ; que l'homme soit « producteur »,
souligne qu'il n'est point nature, animalité ; bien plus il
ne << produit » pas seulement pour vivre,. mais. pour s'humaniser et humaniser la nature. La nature elle-même
apparaît comme le « corps inorganique de l'homme ». Le ·
travail devient ainsi une catégorie plus qu'économique :
par lui l'homme s'exprime, s'épand, crée. On dirait que
.
(
.
1
.1
154
PAUL RICŒUR
Marx poursuit, à 'travers le travail, le rêve d'une inno·cence : la réconciliation de l'homme avec les ·c hoses, avec
les autres, avec soi, la réintégration « chez soi ».
·C'est pourquoi l'aliénation de l'homme est elle-même
toujours pl·us ·q u'économique ; c'est la déS!humanisation
globale de l'homme. << ·Ce qu'est le produit du travail, le
travailleur ne l'est pas. » Marx sait ce que cela veut dire,
pour l'homme, se produire lui-même comme marchandise,
avant de connaître le mécanisme de la plus-value. L'aliénation est scandaleuse précisément parce que << le travail
est pour l'homme le seul moyen d'augmenter la valeur des
produits -naturels, sa propriété créatrice... la mesure unique et immuable de toutes choses» (Man. Eco. po.). On
ne voit pas comment une telle description serait possible
sans indignation, donc sans un moment proprement éthique d'évaluation : «Avec la valuation (Verwertung) du
monde des choses progresse en raison directe la perte de
valeur (Entwertung) du monde des hommes» (ibid.).
Mais si le marxisme, à son origine, est plus qu'économique, sur quel plan se situe-t-il ? Est-ce de la philosophie ? de la sociologie ? Il me semble que le marxisme a
créé un mode de pensée qui est à l'économie scientifique
ce que la phénoménologie est à la psychologie. Il n'est
peut-être aucun méèanisme dont Marx soit réellement l'inventeur ; selon l'expression du P. Bigor « le marxisme
n'est pas une explication de mécanisme, mais une explication d'existence » ; sa science « ne vise pas à dégager
des lois empiriques et à trouver de meilleurs agencements.
Elle prend le capital et la valeur comme des situations
d'hommes en présence et elle se donne pour objet d'en
montrer l'intime contradiction. La science marxiste - il
faudra de longs développements pour en rendre acceptable l'idée de prime abord déroutante - est en réalité une
philosophie de l'homme, une méta-physique du sujet, plus
exactement une méta-économique du capital et de la valeur» (Marxisme et humanisme).
C'est parce qu'il s'agit d'une méta-économique que la
loi hegelienne de la contradiction et de la réconciliation
a pu être récupérée dans une dialectique de l'homme
réel ; le mouvement de l'humanité apparaît alors comme
passage de l'unité sans distinction (communisme ar-
DU MARXISME AU COMMUNISME CON,TEMPORAIN
155
chaïque) à l'économie de classe qui est l'antithèse de la
thèse précédente ; la synthèse est alors un retour à la
thèse mais à travers la << négation » : de l'économie de
classe on retient la technique et on supprime l'exploitation. Une telle vue d'ensemble échappe à toute vérification empirique. Il s'agit plutôt d'éclairer par la totalité
de l'histoire chacun de ces moments ; la saisie de cette
totalité comporte à la fois une prévision sociologique, un
jugement _de valeur économique et éthique et une maxime
d'action.
Du même coup l'exploitation de l'homme par l'homme
qui inaugure le <<négatif» n'est ni un mal moral, ni ùn
destin extérieur; ce n'est pas en effet une dialectique
extérieure à l'homme, un déterminisme mécanique, . mais
un mouvement même de l'homme : << toute la prétendue
histoire du monde n'est rien autre que la production de
l'homme par le travail humain» (Eco. po. et Philosophie);
d'autre part la division du travail produit nécessairement
la division en classes, sans qu'on puisse cerner .u ne faute
de personne ; l'exploitation et l'aliénation ne s'analysent
pas en violences individuelles, en vol, en ruse, en fraude ;
tout se passe comme si l'humanité prise comme un tout
avait préféré le progrès par la douleur à ce bonheur dans
la stagnation.
Cest pourquoi Marx ne peut ·ê tre considéré ·c omme un
moraliste, en dépit du rôle de l'indignation "dans la prise
de conscience du mal économique et de la protestation
en faveur de l'homme travailleur, Car la dénonciation ne
se fait pas au niveau des intentions des hommes, mais
au niveau des relations de production dans lesquelles ils
sont impliqués. C'est le lieu de rappeler ·q ue le •h éros de
l'œuvre marxiste n'est pas le capitaliste, ni même le
prolétaire, mais· le capital comme part aliénée de l'homme ,
devenue situation et chose. Aussi la prise de conscience
·de celte situation, chez 1Marx lui-même, par exemple,
et chez tout l'homme qui découvre son aliénation, n'est
pas une libération morale, valable pour sa pureté, mais
un moment du progrès par lequel l'histoire dans son
. ensemble passe de l'aliénation à la liberté. Ainsi la
« conscience » - psychologique et morale - n'a ni
l'initiative de l'aliénation, ni la responsabilité de la désaliénation : l'acte << éthique » que constitue l'œuvre de
156
PAUL RICŒ UR
Marx se replace de lui-même dans le champ des forces
qu'il comprend. Telle est la diale ctique : humaine et
pourtant point morale ; réglée par les choses, mais par
des choses qui sont rme part de l'homme oubliée, abolie,
·
aliénée.
Comme on voit, tout cela est très ambigu et peut virer
soit vers un· humanisme très complexe, soit vers un matérialisme très grossier, de type mécaniste et détermi:
niste.
II
LA PETRIFI·CATION DU MARXISME
Le phénomène de rétrécissement, de cristallisation auquel nous faisions allusion en commençant a une triple
origine : dans Marx même, - chez Lénine, - et dans la
pratique du parti unique bolchevik.
1. - :Marx lui-même est responsable de la rechute de
son matérialisme au matérialisme vtilgaire, mécaniste et
chosiste. La polémique anti-hegelienne lui fait tenir son
système pour l'inverse de l'idéalisme allemand : ce serait
la dialectique remise sur ses pieds. Mais ce matérialisme
de contrepied tend inéluctablement vers la théorie de la
conscience-reflet. Il n'est pas douteux que :Marx a donné
tous les gages nécessaires à cette théorie dans sa propre
interprétation des aliénations autres qu'économiques :
l'id·éologie est le reflet de l'aliénation ~conomique.
Et pourtant il y avait, comme l'a vu Lukàcs, dans la
théorie de la « conscience fausse » une grande théorie des
masques et de l'illusion, de l'irréalité, bien différente de
l'idée grossière de reflet (un reflet, c'est encore une
chose : par exemple un reflet dans l'eau, dans une glace).
Qu'on songe aux grands .textes sur l'Etat dans la Critique
de la Philosophie du Droit de Hegel: <<Dans l'Etat ...
[l'homme] est le membre imaginaire d'une souveraineté
fictive... il est rempli d'une généralité irréelle. » L'illusoire, l'irréel, la conscience faus·se, c'est bien autre chose
qu'un reflet !
Finalement c'est à l'occasion de ces analyses dignes du
Sophiste de Platon - l'irréelle réalité · de la conscience
DU MARXISME AU
COMMU:'\ISME
CO~TEMPOH.A IX
·15'i
fausse ! - que Marx a sombré dans le matérialisme le
plus cru. C'est la symétrie de l'idéalisme et du matérialîsme et la définition purement polémique du second qui
a fait basculer le marxisme d'un r éalisme humaniste à un
matérialisme historique.
2. -
Lénine est responsable de deux choses :
a) par son œuvre th éoriqu e, centrée sur Matérialism1s1
et empirio-criticisme, il n'a ·cessé d'infléchir la théorie de
la conscience et de l'idéologie dans le sens le plus réducteur ; sa ·lutte contre le néo-kantisme, contre Mach, contre
les théories de la conscience concu·e comme ·c entre et origine des signification s, le replace· dans un e situation polémique comp ar able à celle de Marx contre l'idéalisme hegelien. Or dans le même temps les marxistes accentuaient
les prétentions scientistes de la théorie de la valeur en face
des r ésistances des économistes bourgeo is ; le marxisme
prétend triompher, sur le terrain empirique, comme une
th éorie scientifique de la monnaie, des .c rises, d es lois
de marché. Il se place volontairement sur le terrain du
positivisme scientiste de la fin du XIX siècle, Or il est
douteux que le marxisme soit là sur son vra i terr ain ; sa
théorie de la valeur est une co nséquen ce de sa théorie
de l'aliénation ; elle d écrit le monde alién é ; le matérialisme lui-même est une description d e la p erte de l'homme
dan s les choses ; ce n'est pas un e loi scientifique, mais la
vérité d'un monde sans vérité ; tout cet implicite du
marxisme originel est perdu dan s la prétention à l' ériger
en science objective.
0
b) Mais c'est peut-être la théorie de l'Etat prolétarien
et son n éo-machiavélisme ·q ui porte la plus grande responsabilité dans la pétrification du marxisme. L'Etat et la
R évo lution est à cet égard un jalon fondamental dans
l'histoire du marxisme dogmatique. L'Etat y apparaît, à
l'inverse de la théorie du contrat social, non point comme
l'orga n e de la volonté générale, mais comme un instrum ent de domination, d'oppression d'une classe par une
autre. Cet exercice de lucidité qui dénonce l'irréalité de
l'Etat en tant que loi et sa violence en tant que pouvoir
se retourne en apologie de la violence prolétarienne ;
puisque l'Etat est en son fond répressif et pénal, c'est un
158
PAUL RICŒUR
tel Etat que la révolution prolétarienne dressera contre
les ennemis du peuple ; << l'Etat, c'est-à-dire le prolétariat
organisé en classe dominante» reste mauvais, jusqu'à ce
qu'il dépérisse. << Le moins qu'on puisse dire de l'Etat,'
c'est qu'il est un mal dont hérite le prolétariat victorieux
dans la lutte pour la domination de classe et dont il devra, comme l'a fait la Commune, supprimer immédiatement dans la mesure ~u possible, les pires côtés, jusqu'au
"jour où une génération élevée dans une société nouvelle
d'hommes libres, pourra se débarrasser de tout ce fatras
qu'es~ l'Etat» (Marx 1 cité. par Lénine Il, 225).
On peut se demander si ce commerce avec la violence
n'a pas reconstitué le marxisme comme << conscience
fausse », comme << idéologie » ; voilà de nouveau la ruse
de la raison, avec la raison d'Etat ; voilà de nouveau le
secret, le mensonge, l'habileté et la non-transparence de
l'action, une fois l'action replacée · dans la stratégie ténébreuse de }',Etat prolétarien. De proche en proche tout le
domaine de la vérité est fi_gé : le parti dit la vérité sur ·
l'art, sur la science, sur la morale publique et privée.
3. - La philosophie politique du marxisme nous mène
à considérer le dernier facteur de la pétrification du
marxisme : la pratique du parti unique. L'idée qu'il existe
un groupe d'hommes détenteur du monopole de l'interprétation à l'égard de l'histoire dans son ensemble, l'idée que
ce groupe d'hommes constitue le centre de perspective
exclusif sur la totalité, de telles idées sont la source de
tout le dogmatisme qui ·c ongèle le marxisme. •Ce dogmatisme de la vérité, lui-même lié à ·la philosophie politique
du marxisme-léninisme, altère par choc en retour toutes
les thèses marxistes : tout ce qui restait ambigu dans le
marxisme est tranché sur un ton orthodoxe ; l'interprétation la plus dogmatique - la plus «matérialiste-» et la
moins << dialectique » - l'emporte régulièrement sur la
plus complexe, sur la plus ouverte. C'en est fini · de la
nébuleuse marxiste.
Le marxisme ouvert existe-t-il encore quelque part ?
Ses adeptes, coupés de l'appareil du Parti et du pouvoir
réel, séparés de l'action et rejetés vers une doctrine livresque, ont-ils un avenir ?
·C'est une question de savoir quelle est aujourd'hui l'audience des marxistes non-staliniens, non-dogmatiques,
DU MARXISME AU COMMUNISME CONTEMPORAIN
159:
non-engagés dans l'orthodoxie de parti. Seule l'histoire
des prochaines décades .montrera si le marxisme ouvert
peut encore renouveler de l'intérieur le marxisme scolastique.
·
·Du moins les chrétiens doivent-ils savoir que le marxisme originel n'est pas moins irréligieux que le communisme contemporain. ·Ce n'est pas parce qu'il est plus
« humaniste » et moins « matérialiste » qu'il est moins
athée. Au contraire : son humanisme radical est peut-être
plus près de l'origine d'où jaillit l'athéisme, à savoir la
conviction que l'homme est le producteur de son existence.
Paul RrcœuR.
Cette étude a été donnée au Synode régional 1958 de la-·
région parisienne.
A NOS LECTEURS
e Le relèvement .du prix de l'abonnement ne suffit pas.
Tout juste permet-il de conserver notre Revue. n nous faut
aller de l'avant. Si vous voulez que le rayonnement de notre
pensée et de notre action gaçjn.e de nouveaux amis, de
nouvelles paroisses, c'est votre travail qui nous permettra
de progresser .
.Envoyez-nous des adresses bien choisies pour l'envoi
de numéros de propagande.
Faites-nous de nouveaux abonnés.
Souscrivez des abonnements en faveur de vos amis,
de votre pasteur, d'un. groupe de jeunes, de la salle de
lecture des professeurs du Lycée de votre ville .. .
Est-il nécessaire de vous rappeler que dans notre petit
protestantisme et dans les circonstances actuelles la valeur
et l'indépendance de notre revue est un miracle matériel
- entre autres - fait du désintéressement de nos collaborateurs bénévoles, du surmenage de quelques-uns. Nous le·
faisons avec joie, car nous savons que vous vous sentez
personnellement liés à notre lutte et .que vous ne nous refu- ·
serez pas les moyens de travailler mieux, d'étendre notretémoignage plus loin en cette année de grâce et de menace ..
M. V. et A.T.
Texte d’une intervention initialement donnée par Paul
Ricœur en 1958 devant le Synode régional de la région
parisienne, « Du marxisme au communisme contemporain »
est publié dans un numéro double de la revue Christianisme
social (3-4, mars-avril 1959), organe du mouvement du
même nom que Ricœur a présidé de 1958 à 1970. En lien
avec un article du théologien protestant Karl Barth, il s’agit
pour cet écrit de circonstance d’éclairer, philosophiquement et
politiquement, les rapports entre « Les chrétiens et le monde
communiste », ainsi que le titre la couverture de la revue.
Ricœur s’y emploie en faisant remonter la genèse de l’œuvre
de Marx dans l’idéalisme allemand, notamment les Écrits
théologiques de jeunesse de Hegel, et en mettant l’accent sur
les écrits du jeune Marx, en particulier les Manuscrits de
Du marxisme au
communisme contemporain
IIA114, in Christianisme social 67/3-4 (1959) mars-
avril, 151-159.
© Fonds Ricœur
Paris. S’appuyant sur la notion de « nébuleuse marxiste »,
Ricœur brosse le portrait d’un marxisme d’abord ample et
ambigu, pour dégager ensuite ce qui, en dépit de cette
amplitude, a entraîné sa pétrification à la faveur
d’interprétations déterminantes pour sa compréhension
ultérieure.
À la faveur d’une opposition entre deux moments historiques,
marxisme et communisme, qui s’élaborent sur le fond d’une
dialectique interne à l’œuvre de Marx elle-même, Ricœur
examine ici l’origine du marxisme, les sens du matérialisme,
la nature du marxisme et les raisons de sa pétrification.
L’intervention s’inscrit à la fois dans la lignée des textes où
Ricœur articule politique et christianisme, et dans celle de sa
fréquentation continue des textes de Marx et des débats du
marxisme. S’y fait déjà entendre un questionnement que
Ricœur aura jusqu’à la fin, comme en témoigne l’entretien de
1994 avec Arnaud Spire, « Esquisse d’un plaidoyer pour
l’homme capable », repris en 2017 dans Philosophie, Éthique
et politique. Entretiens et dialogues : celui « de savoir jusqu’à
quel point Marx est indemne des déviances qui se sont
réclamées de sa pensée » (Paris, Seuil, p. 42). Il s’agit
autrement dit de la question du recouvrement de Marx par le
marxisme. Plus largement, c’est le problème politique de la
valeur de l’État et de l’usage de la violence que ce texte
aborde également : ce sont là des thèmes centraux dans les
interventions de Ricœur à cette époque, ainsi qu’en attestent
des articles comme « Le problème de la violence : guerre et
violence » ou « Le problème de la violence » parus en 1957
dans Foi éducation, ou « État et violence » donné en 1957 lors
des Conférences annuelles du Foyer John Knox.
La singularité de ce texte est multiple. Ricœur y interprète
Marx contre Marx et y avance une hypothèse quant au lieu du
marxisme, qui n’est pas la science, mais la théorie de
l’aliénation. L’étude fait apparaître en creux quelques-unes
des raisons pour lesquelles Ricœur accorde une importance
décisive au Marx d’avant le Capital. Il manifeste la
connaissance fine que Ricœur possède des écrits principaux
du communisme. Il constitue une dénonciation du marxisme
stalinien et dogmatique, fermé à d’autres ordres de vérité.
(A. Dumont, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : « Du marxisme au communisme contemporain »,
publié dans un numéro de la revue Christianisme social en
1959, est un écrit de circonstance cherchant à éclairer
philosophiquement et politiquement les rapports entre « Les
chrétiens et le monde communiste », en remontant à la
genèse de l’œuvre de Marx dans l’idéalisme allemand,
notamment les Écrits théologiques de jeunesse de Hegel, et
en mettant l’accent sur les écrits du jeune Marx, en particulier
les Manuscrits de Paris.
Mots-clés : nébuleuse du marxisme, aliénation,
matérialisme, méta-économique, idéologie, conscience
fausse, dogmatisme de la vérité, humanisme radical.
Rubrique : Essais philosophiques, éthiques et politiques
(1948-2005).
~
Paùl Ricœur
Du
marx1sme au
conte
.
mporain
.
communisme
Jusqu'à quel point le communisme contemporain,
orienté par le Parti et solidaire du destin politique de
l'Union Soviétique, est-il l'héritier unique et légitime de
Marx et plus précisément de son œ
.
uvre écrite ?
Cette question qui nous occupera ici est préalable à
toutes les discussions portant indistinctement sur le
marxism'e et sur le communisme orthodoxe.
'
Je voudrais montrer qu'il existe, de Marx
à
Staline, un
écart considérable ; que le maxisme, de l'un à l'autre, n'a
cessé de se
reférmer ;
il se comprend de plus en plus
dogmatiquement et en un sens de plus en plus mécaniste;
le machiavélisme politique l'étouffe comme libre pensée ;
son eschatologie se replie sur une espérance technique. Et
pourtant le marxisme est plus vaste que sa projection sta-
linienne.
Nous allons tenter de comprendre ce mouvement de
cristallisation progressive du marxisme.
1
L'AMPLITUDE DU MARXISME
C'est à la philosophie du jeune Marx qu'il faut remon-
ter : elle constitue véritablement la
nébuleuse du marxis-
me.
Elle pousse elle-même des racines jusque dans la
théologie du jeune Hegel.
·
C'est en effet dans les
Ecrits Théologiques de Jeunesse
que se constitue, chez Hegel, le thème de l'aliénation, au
152
PAUL RICŒUR
sens de la perte de la substance humaine dims un Autre
que soi ; le Juif fut d'abord pour le jeune Hegel le modèle
de cette conscience qui s'annule en se vidant dans un
Absolu étranger.
~1ais
Hegel tentera toute sa vie de mon-
trer la fécondité de cette << conscience malheureuse », si
-
du moins elle est dépassée, surpassée, intégrée au savoir
absolu dans lequel la conscience et son Autre se réconci-
lient. l
:
·
euerbach devait reprendre le thème originel et le
retourner en athéisme radical : si l'homme s'anéantit en
Dieu, sa tâche est de << reprendre dans son cœur cet
ê
tre
qu'il avait rejeté
»
;
si -Dieu apparaît quand l'homme
s'anéantit, il faut que Dieu disparaisse pour que l'homme
reparaisse.
C'est dans le prolongement de cet athéisme que se
constitue celui de Marx : Marx a été
·
athée et humaniste
avant d'être communiste ; «la religion des travailleurs est
sans Dieu parce qu'elle cherche à restaurer la divinité
de l'homme
>>
(lettre à Hardman) ; c'est la vision (posi-
tive)
de
l'homme comme générateur de sa propre his-
toire qui oriente la critique (négative) de l'aliénation. On
ne saurait attacher trop d'importance aux textes
d'Eco-
nomie politique et Philosophie : on y voit la critique de
la religion, entière dans son principe, se chercher une
base économique ; c'est la
production de l'homme par
l'homme qui rend inacceptable l'id
é
e de création : <<mais
comme pour
·
l'homme socialiste toute la prétendue his-
t
o
ire du monde n'est rien d'autre que la production de
l'homme par le travail humain, donc le devenir de la
nature par l'homme, il a donc la preuve
é
vidente, irré-
futable, de sa naissance de lui-même, de son origine (de
soi-même)
».
La récupération de l'homme sur sa propre
perte rend superflue l'existence de Dieu.
:\1ais déjà ce texte introduit le facteur proprement
marxiste : l'interprétation de l'homme comme
travailleur
et
,
à ce titre, comme producteur de son existence : c'est
là que commence de se mettre en situation économique et
sociale l'aliénation selon Hegel et Feuerbach.
On peut donc déjà parler à cette époque d'un matéria-
lisme ; le matérialisme marxiste est antérieur à la théorie
de la lutte des classes ;
il
signifie que l'aliénation procède
de la vie matérielle de l'homme et remonte à sa vie spiri-
tuelle ; mais le matérialisme prend corps lorsque le rap-
,_
DU MARXISME AU COMMU
N
ISME CONTEMPORAIN
153
port de la vie spirituelle à la vie matérielle est conçu au
plus près de l'idée de «reflet» ; l'Idéologie Allemande
est ici un témoin décisif : c'est le texte le plus matéria-
liste de
:
Marx : << les idées sortent continuellement du pro-
cessus vital » ; il faut retrouver la nature des hommes
c non comme ils se représentent, mais
·
comme ils sont,
c'est-à-dire agissent, produisent ». A la limite, il faut dire
qu' <<il n'y a pas d'histoire de la politique, du droit
;
de
la science, de l'art, de la religion
>
> ;
«
tel est le vrai
matérialisme de la sociét
é
réelle » .
.C'est ce matéri:;tlisme
,
qui cherche à se rendre scienti-
fique par une
·
histoire de <<l'argent» ; dans les textes an-
térieurs au Manifeste, << l'argent» est déjà l'instrument
.
de
l'aliénation matérielle de l'homme ; comprendre son mé-
canisme, c'est déjà se désaliéner. Ainsi naît une critique
nouvelle, qui n'est plus une critique de la conscience par
la conscience, mais une critique réelle des conditions
réelles. La pointe
.
extrême de cette
·
critique, c'est la der-
nière des Thèses sur Feuerbach : <<les philosophes ont
simplement interprété le monde de façon différente ;
il
s'agit de le modifier.
»
•
Economie politique et Philosophie résume bien la
situation, en demandant « la suppression positive de toute
aliénation, donc le retour de l'homm
·
e de la religion, de
la famille, de l'Etat à son existence humaine donc so-
ciale». Le texte ajoute : <<l'aliénation religieuse comme
telle ne s'opère que dans le domaine de la conscience,
dans le for intérieur de l'homme, mais l'aliénation écono-
mique, est celle de la vie réelle, sa suppression embrasse
donc les deux côtés.
»
Pourquoi parler de nébuleuse marxiste à propos de ces
textes
?
Parce que ce matérialisme est capable de plusieurs
significations. Ce matérialisme n'est pas un matérialisme
de la
Cho
>S~
e,
mais un matérialisme de l'homme ; on dirait
mieux un réalisme ; que l'homme soit « producteur »,
souligne qu'il n'est point nature, animalité ; bien plus il
ne << produit » pas seulement pour vivre,
.
mais
.
pour s'hu-
maniser et humaniser la nature. La nature elle-même
apparaît comme le « corps inorganique de l'homme ». Le
·
travail devient ainsi une catégorie plus qu'économique :
par lui l'homme s'exprime, s'épand, crée. On dirait que
1
1
1
.
(
.
1
.1
154
PAUL RICŒUR
Marx poursuit, à
'
travers le travail, le rêve d'une inno-
·
cence : la réconciliation de l'homme avec les
·
choses, avec
les autres, avec soi, la réintégration
«
chez soi ».
·
C'est pourquoi l'aliénation de l'homme est elle-même
toujours pl·us
·
qu'économique ; c'est la déS!humanisation
globale de l'homme. <<
·
Ce qu'est le produit du travail, le
travailleur ne l'est pas. » Marx sait ce que cela veut dire,
pour l'homme, se produire lui-même comme marchandise,
avant de connaître le mécanisme de la plus-value. L'alié-
nation est scandaleuse précisément parce que << le travail
est pour l'homme le seul moyen d'augmenter la valeur des
produits -naturels, sa propriété créatrice... la mesure uni-
que et immuable de toutes choses»
(Man. Eco.
po.). On
ne voit pas comment une telle description serait possible
sans indignation, donc sans un moment proprement éthi-
que d'évaluation : «Avec la valuation
(Verwertung)
du
monde des choses progresse en raison directe la perte de
valeur
(Entwertung)
du monde des hommes»
(ibid
.
).
Mais si le marxisme,
à
son origine, est plus qu'écono-
mique, sur quel plan se situe-t-il ? Est-ce de la philoso-
phie
?
de la sociologie
?
Il me semble que le marxisme a
créé un mode de pensée qui est à l'économie scientifique
ce que la phénoménologie est à la psychologie. Il n'est
peut-être aucun
méèanisme
dont Marx soit réellement l'in-
venteur ; selon l'expression du P. Bigor « le marxisme
n'est pas une explication de mécanisme, mais une expli-
cation d'existence » ; sa science « ne vise pas à dégager
des lois empiriques et
à
trouver de meilleurs agencements.
Elle prend le capital et la valeur comme des situations
d'hommes en présence et elle se donne pour objet d'en
montrer l'intime contradiction. La science marxiste -
il
faudra de longs développements pour en rendre accepta-
ble l'idée de prime abord déroutante -
est en réalité une
philosophie de l'homme, une méta-physique du sujet, plus
exactement une méta-économique du capital et de la va-
leur»
(Marxisme et humanisme).
C'est parce qu'il s'agit d'une méta-économique que la
loi hegelienne de la contradiction et de la réconciliation
a pu être récupérée dans une dialectique de l'homme
réel ; le mouvement de l'humanité apparaît alors comme
passage de l'unité sans distinction (communisme ar-
DU MARXISME AU COMMUNISME CON
,
TEMPORAIN
155
chaïque) à l'économie de classe qui est l'antithèse de la
thèse précédente ; la synthèse est alors un retour à la
thèse mais à travers la << négation » : de l'économie de
classe on retient la technique et on supprime l'exploita-
tion. Une telle vue d'ensemble échappe à toute vérifica-
tion empirique. Il s'agit plutôt d'éclairer par la
totalité
de l'histoire chacun de ces moments ; la saisie de cette
totalité comporte à la fois une prévision sociologique, un
jugement _de valeur économique et éthique et une maxime
d'action.
Du même coup l'exploitation de l'homme par l'homme
qui inaugure le <<négatif» n'est ni un
mal moral,
ni ùn
destin extérieur;
ce n'est pas en effet une dialectique
extérieure à l'homme, un déterminisme mécanique,
.
mais
un mouvement même de l'homme : << toute la prétendue
histoire du monde n'est rien autre que la production de
l'homme par le travail humain»
(Eco. po. et Philosophie);
d'autre part la division du travail produit nécessairement
la division en classes, sans qu'on puisse cerner
.
une faute
de personne ; l'exploitation et l'aliénation ne s'analysent
pas en violences individuelles, en vol, en ruse, en fraude ;
tout se passe comme si l'humanité prise comme un tout
avait préféré le progrès par la douleur
à
ce bonheur dans
la stagnation.
Cest pourquoi Marx ne peut
·
être considéré
·
comme un
moraliste, en dépit du rôle de l'indignation
"
dans la prise
de conscience du mal économique et de la protestation
en faveur de l'homme travailleur, Car la dénonciation ne
se fait pas au niveau des intentions des hommes, mais
au niveau des relations de production dans lesquelles ils
sont impliqués. C'est le lieu de rappeler
·
que le
•
héros de
l'œuvre marxiste n'est pas le capitaliste, ni même le
prolétaire, mais
·
le capital comme part aliénée de l'homme
,
devenue situation et chose. Aussi la prise de conscience
·
de celte situation, chez
1
Marx lui-même, par exemple,
et chez tout l'homme qui découvre son aliénation, n'est
pas une libération morale, valable pour sa pureté, mais
un moment du progrès par lequel l'histoire dans son
.
ensemble passe de l'aliénation à la liberté. Ainsi la
«
conscience
» -
psychologique et morale -
n'a ni
l'initiative de l'aliénation, ni la responsabilité de la désa-
liénation : l'acte << éthique
»
que constitue l'œuvre de
156
PAUL RICŒ
U
R
Marx se replace de lui-même dans le champ des forces
qu'il comprend. Telle est la
diale
c
tique :
humaine et
pourtant point morale ; réglée par les choses, mais par
des choses qui sont rme part de l'homme oubli
é
e, abolie,
aliénée.
·
Comme on voit, tout cela est très ambigu et peut virer
soit vers un
·
humanisme très complexe, soit vers un ma-
térialisme très grossier
,
de type mécaniste et détermi
:
niste.
II
LA PETRIFI
·
CATION DU MARXISME
Le phénomène de rétrécissement, de cristallisation au-
quel nous faisions allusion en commençant a une triple
origine : dans Marx même,
-
chez Lénine, -
et dans la
pratique du parti unique bolchevik.
1. -
:Marx lui-même est responsable de la rechute de
son matérialisme au matérialisme vtilgaire, mécaniste et
chosiste. La polémique anti-hegelienne lui fait tenir son
système pour l'inverse de l'id
é
alisme allemand : ce serait
la dialectique remise sur ses pieds. Mais ce matérialisme
de contrepied tend inéluctablement vers la théorie de la
conscience-reflet. Il n'est pas douteux que :Marx a donné
tous les gages nécessaires à cette théorie dans sa propre
interprétation des aliénations autres qu'économiques :
l
'
id
·
éologie est le reflet de l'aliénation
~conomique.
Et pourtant il y avait, comme l'a vu Lukàcs, dans la
théorie de la
«
conscience fausse
»
une grande théorie des
masques et de l'illusion, de l'irréalité, bien différente de
l'idée grossière de reflet (un reflet, c'est encore une
chose : par exemple un reflet dans l'eau, dans une glace).
Qu'on songe aux grands
.
textes sur l'Etat dans la
Critique
de la Philosophie du Droit de Hegel:
<<Dans l'Etat ...
[l'homme
]
est le membre imaginaire d'une souveraineté
fictive...
il
est rempli d'une généralité irréelle.
»
L'illu-
soire, l'irréel, la conscience faus
·
se, c'est bien autre chose
qu'un reflet !
Finalement c'est à l'occasion de ces analyses dignes du
Sophiste
de Platon -
l'irréelle réalité
·
de la conscience
DU MARXISME AU COMMU:'\ISME
CO~TEMPOH.A
IX
·
15'i
fausse
!
-
que
Marx a sombré dans
le
matérialisme
le
plus
cru. C'est
la symétrie de l'id
éa
lisme
e
t
du
matéria-
lîsme
et
la définition purement polémiqu
e
du second
qui
a
fait basculer le marxism
e
d'un r
éa
lisme
humaniste à
un
matérialisme
historique.
2.
-
Lénine est responsable de deux choses
:
a)
par son œuvre
th
éor
iqu
e
,
centrée sur
Matéri
a
lism
1
s
1
et empirio-criticisme,
il
n'a
·
cessé
d'infl
éch
ir la théorie
de
l
a
conscience et de
l'idéologie dans le
sens
le
plus réduc-
teur ;
sa
·
lutt
e co
ntre le néo-kantisme
,
contre Mach, contre
les
théories
de la conscience concu
·
e comme
·
centre et
ori-
g
ine
des
signification
s,
l
e
replace
·
dans un
e s
ituation polé-
mique
co
mp
a
r
a
ble
à
celle de
Marx contre l'idéalisme
hege-
lien.
Or
dans le même
temps
les marxistes
accentuaient
l
es pré
t
e
ntions
scientistes
de la théorie d
e
la
valeur en
face
des
r
és
istances
des économistes
bour
geo
i
s
;
l
e
marxisme
prétend
triompher,
s
ur le terrain
empirique, comme
une
th
éo
rie
scientifique
de la monnaie, des
.
crises,
d
es
lois
de march
é
. Il
se
place
volontairement sur
le t
e
rrain
du
positivisme
scientiste
de l
a
fin du
XIX
0
siècle,
Or
il
est
douteux
qu
e
l
e
marxism
e
soit
là
sur
son vra
i t
er
r
a
in ;
sa
théori
e
de
la valeur
es
t
une
co
n
séque
n
ce
de
sa
th
é
orie
de
l'ali
é
nation
;
e
ll
e
d
éc
rit le monde
alién
é
; l
e
matéria-
lism
e
lui-m
ê
me
est
une description d
e
la p
e
rt
e
de
l'homm
e
d
a
n
s
les choses
;
ce
n'est pas un
e
loi
scientifique, mais
l
a
vérité
d'un
monde sans vérité ;
tout
cet
implicite
du
marxisme
originel est
perdu dan
s
la pr
é
tention
à
l'
é
rige
r
e
n
science objective.
b)
Ma
is c'est peut-être la théorie de l'Etat prolétarien
et son
n
éo
-machiavélisme
·
qui porte la plus
grande
respon-
sabilité
dans la pétrification du marxisme.
L'Etat et la
R
évo
lution est
à
cet
é
gard
un
jalon fondamental dans
l'histoire du mar
xis
me dogmatique. L'Etat
y apparaît, à
l'invers
e
de la théorie du contrat social, non point comme
l'or
ga
n
e
de la
volonté générale,
mais comme un instru-
m
e
nt de domination, d'oppression d'une classe par une
autre. Cet exercice
de lucidité qui dénonce l'irréalité de
l'Et
a
t
e
n
tant
que loi
et
sa
violence en
tant que pouvoir
se retourne en apologie
de la violence prolétarienne ;
pui
s
que l'Etat
est
e
n
son
fond répressif
et
pénal, c'est un
158
PAUL RICŒUR
tel Etat que la révolution prolétarienne dressera contre
les ennemis du peuple ;
<<
l'Etat, c'est-à-dire le prolétariat
organisé en classe dominante» reste mauvais, jusqu'à ce
qu'il dépérisse.
<<
Le moins qu'on puisse dire de l'Etat,'
c'est qu'il est un mal dont hérite le prolétariat victorieux
dans la lutte pour la domination de classe et dont il de-
vra, comme l'a fait la Commune, supprimer immédiate-
ment dans la mesure
~u
possible, les pires côtés, jusqu'au
"
jour où une génération élevée dans une société nouvelle
d'hommes libres, pourra se débarrasser de tout ce fatras
qu'es~
l'Etat» (Marx
1
cité
.
par Lénine Il, 225).
On peut se demander si ce commerce avec la violence
n'a pas reconstitué le marxisme comme
<<
conscience
fausse », comme
<<
idéologie » ; voilà de nouveau la ruse
de la raison, avec la raison d'Etat ; voilà de nouveau le
secret, le mensonge, l'habileté et la
non-transparence de
l'action,
une fois l'action replacée
·
dans la stratégie téné-
breuse de }'
,
Etat prolétarien. De proche en proche tout le
domaine de la vérité est fi
_
gé : le parti dit la vérité sur
·
l'art, sur la science, sur la morale publique et privée.
3. -
La philosophie politique du marxisme nous mène
à considérer le dernier facteur de la pétrification du
marxisme : la pratique du parti unique. L'idée qu'il existe
un groupe d'hommes détenteur du monopole de l'interpré-
tation à l'égard de l'histoire dans son ensemble, l'idée que
ce groupe d'hommes constitue le centre de perspective
exclusif sur la totalité, de telles idées sont la source de
tout le dogmatisme qui
·
congèle le marxisme.
•
Ce dogma-
tisme de la vérité, lui-même lié à
·
la philosophie politique
du marxisme-léninisme, altère par choc en retour toutes
les thèses marxistes : tout ce qui restait ambigu dans le
marxisme est tranché sur un ton orthodoxe ; l'interpré-
tation la plus dogmatique -
la plus «matérialiste
-
» et la
moins
<<
dialectique » -
l'emporte régulièrement sur la
plus complexe, sur la plus ouverte. C'en est fini
·
de la
nébuleuse marxiste.
Le marxisme ouvert existe-t-il encore quelque part ?
Ses adeptes, coupés de l'appareil du Parti et du pouvoir
réel, séparés de l'action et rejetés vers une doctrine li-
vresque, ont-ils un avenir ?
·
C'est une question de savoir quelle est aujourd'hui l'au-
dience des marxistes non-staliniens, non-dogmatiques,
DU MARXISME AU COMMUNISME CONTEMPORAIN
159:
non-engagés dans l'orthodoxie de parti. Seule l'histoire
des prochaines décades
.
montrera
si
le marxisme ouvert
peut encore renouveler de l'intérieur le marxisme scolas-
tique.
·
·
Du moins les chrétiens doivent-ils savoir que le marxis-
me originel n'est pas moins irréligieux que le commu
-
nisme contemporain.
·
Ce
n'est pas parce qu'il
est
plus
«
humaniste
»
et
moins
«
matérialiste
»
qu'il est moins
athée. Au
contraire
:
son
humanisme radical est peut-être
plus près de l'origine d'où jaillit l'athéisme,
à
savoir la
conviction que l'homme
est
le producteur de
son exis-
tence.
Paul RrcœuR.
Cette
étude a été
donnée
au Synode
r
é
gional
1958 de la-
·
région parisienne.
A NOS LECTEURS
e
Le relèvement
.
du prix de l'abonnement ne suffit pas.
Tout juste permet-il de conserver notre Revue.
n
nous faut
aller de l'avant. Si vous voulez que le rayonnement de notre
pensée et de notre action gaçjn.e de nouveaux amis, de
nouvelles paroisses, c'est votre travail qui nous permettra
de progresser .
.
-
Envoyez-nous des adresses bien choisies pour l'envoi
de numéros de propagande.
-
Faites-nous de nouveaux abonnés.
-
Souscrivez des abonnements en faveur de vos amis,
de votre pasteur, d'un
.
groupe de jeunes, de la salle de
lecture des professeurs du Lycée de votre ville
..
.
Est-il nécessaire de vous rappeler que dans notre petit
protestantisme et dans les circonstances actuelles la valeur
et l'indépendance de notre revue est un miracle matériel
-
entre autres -
fait du désintéressement de nos collabo-
rateurs bénévoles, du surmenage de quelques-uns. Nous le
·
faisons avec joie, car nous savons que vous vous sentez
personnellement liés à notre lutte et
.
que vous ne nous refu-
·
serez pas les moyens de travailler mieux, d'étendre notre
-
témoignage plus loin en cette année de grâce et de menace .
.
M. V.
et A.T.
IIA114 Du marxisme au communisme contemporain001
IIA114 Du marxisme au communisme contemporain002
IIA114 Du marxisme au communisme contemporain003
IIA114 Du marxisme au communisme contemporain004
IIA114 Du marxisme au communisme contemporain005
IIA114 Du marxisme au communisme contemporain006
IIA114 Du marxisme au communisme contemporain007
IIA114 Du marxisme au communisme contemporain008
IIA114 Du marxisme au communisme contemporain009
IIA114 Du marxisme au communisme contemporain010
ADP51B9.tmp
~
ADP13A3.tmp
~
Ricoeur, Paul (1913-2005), “Du marxisme au communisme contemporain”, 1959, IIA114, Fonds Ricœur. Consulté le 7 juin 2025, https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/ark:/18469/29339
À propos
"Du marxisme au communisme contemporain", publié dans un numéro de la revue Christianisme social en 1959, est un écrit de circonstance cherchant à éclairer philosophiquement et politiquement les rapports entre "Les chrétiens et le monde communiste", en remontant à la genèse de l’œuvre de Marx dans l’idéalisme allemand, notamment les Écrits théologiques de jeunesse de Hegel, et en mettant l’accent sur les écrits du jeune Marx, en particulier les Manuscrits de Paris.