Renouveau de l'ontologie
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Title
Renouveau de l'ontologie
Description
"Renouveau de l’ontologie" est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie française, et constitue une petite introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant qu’il propose, autour du thème de l’ontologie, un regard panoramique des grands courants philosophiques de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 50 du XXe siècle.
Creator
Contributor
Kuang, Quan. Auteur du commentaire
Site du contributeur
http://www.theses.fr/2016STRAK010
Éditeur
Larousse
Date Created
1957
Textes en liaison
Essais philosophiques, éthiques et politiques (1948-2005)
Language
fre
Type
Texte
Description physique
pp. 19.10.18 à 19.18.3
Sujets
Ontologie
Philosophie des limites
Philosophie de l’intuition
Philosophie du discours
Kant, Emmanuel
Jaspers, Karl
Bergson, Henri
Lavelle
Marcel, Gabriel
Heidegger, Martin
Weil, Éric
Hegel
Vedettes Rameau
Source
IIA086
Fonds Ricœur
Identifiant
ark:/18469/mwrq
Détenteur des droits
Fonds Ricœur
Numérisation Fonds Ricœur
content
Renouveau de l'ontologie
IIA86, dans Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p.
19.16.15 à 19.18.3
© Comité éditorial du Fonds Ricœur
Note éditoriale
« Renouveau de l’ontologie » est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie française (située
dans la Section B : État des problèmes et moyens d’investigation. Chapitre 1 : Les disciplines
philosophiques et leurs problèmes actuels), parue en 1957. Ce texte est avant tout une petite
introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant qu’il propose, autour du thème de
l’ontologie, un regard panoramique des grands courants philosophiques de la fin du XIXème siècle
jusqu’aux années 50 du XXème siècle.
De plus, on peut lire ce texte comme un petit traité d’un problème philosophique fondamental.
D’après Ricœur, l’ontologie se trouve dès le début dans une situation aporétique : toute question fait
allusion de l’être, mais est-il possible de produire par là « une doctrine de l’être, c’est-à-dire une
ontologie ? L’allusion à l’être peut-elle s’organiser en savoir de l’être ? » (p. 19.16.15). Les renouveaux
de l’ontologie du XXème siècle ne font que répéter, selon Ricœur, cette situation aporétique de la pensée
qui tâche d’interroger l’être.
Ce texte se situe donc dans la longue réflexion ontologique de Ricœur. En amont, ce texte
rappelle son Gabriel Marcel et Karl Jaspers : philosophie du mystère et philosophie du paradoxe (Éditions
du Temps présent, 1947), dans lequel il s’agissait du rapport entre l’existence et l’être. En aval, ce texte
anticipe la critique que Ricœur lancera à Heidegger dans La métaphore vive (Éditions du Seuil, 1975,
19972, p. 395-98). Le maître allemand se prétend le seul qui sache revivifier la pensée de l’être, mais
Ricœur signalera que toute philosophie digne de ce nom prend au sérieux la question du rapport entre
l’être et la pensée. Comme notre texte le montre, l’approche heideggérienne n’est en fait qu’une manière,
parmi d’autres, d’aborder la question ontologique.
(Q. KUANG pour le Fonds Ricœur)
Mots-clés : ontologie, philosophie des limites, philosophie de l’intuition, philosophie du discours, Kant,
Karl Jaspers, Bergson, Louis Lavelle, Gabriel Marcel, Heidegger, Hegel, Éric Weil.
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
© Comité éditorial du Fonds Ricœur
[page 19.16.15]
L
'ontologie c'est la doctrine de l'être, en quelque sens que l'on prenne le mot être. Et parler
d'être, c'est toujours, même si l'on se propose de parler de renouveau de l’ontologie, par
exemple après une période d'oubli ou d'éclipse, rénover et par conséquent répéter la plus
ancienne des questions de la philosophie, la question grecque par excellence : « Qu'est-ce qui est ? » et
plus radicalement : « Qu'est-ce que l'être pour tout ce qui est ? » Ce sont les Présocratiques et
principalement PARMÉNIDE et HÉRACLITE qui ont transmis à PLATON et ARISTOTE cette question à la fois
préalable et englobante, sous laquelle viennent se placer la question de la nature, la question de
l'homme et des dieux, la question de la connaissance, la question de la morale et de la politique. Que l'on
parle des choses de la nature qui naissent, deviennent, meurent, se succèdent, de l'homme qui existe et
cherche, des dieux qui mettent en ordre et gouvernent le tout, de la vérité et de l'errance, de la justice
et du tyran, on fait toujours allusion à l'être — car dire ce qui vient à l'être, ce qui a à être, ce qui est
conforme à l'être, ce qui doit être et ce qui ne devrait pas être, c'est toujours cligner du côté de l'être
tout en parlant d'autre chose que lui.
Mais la question de l'être, toujours préalable et englobante, permet-elle une doctrine de l'être,
c'està-dire une ontologie ? L'allusion à l'être peut-elle s'organiser en savoir de l'être ?
Tout renouveau de l'ontologie est en même temps répétition des embarras initiaux, ou, comme
on dit, des « apories » de l'ontologie.
La philosophie grecque lègue, avec la question même de l'être, toutes les difficultés issues de la
liaison entre être et essence d'une part, être et substance d'autre part ; en même temps elle pose la
question de savoir si l'ontologie est nécessairement une théologie rationnelle ; enfin et surtout elle
propose plusieurs solutions possibles de ces difficultés.
1) La position d’un Principe qui sans doute transcende toutes les déterminations intelligibles,
mais qui est encore appréhendé par un acte de pensée, même s'il n'est plus connu à la façon des choses
multiples.
2) La vision du Transcendant, par delà toutes les déterminations intelligibles, par delà tout
discours, vision qui coïncide avec la plus extrême intériorité de l'âme à elle-même.
3) La patiente construction dialectique des déterminations les plus hautes de l'être (Être, Nonêtre, Mouvement, Même, Autre), chaque détermination s'annulant non dans la vision sans discours, mais
dans le mouvement même des déterminations ultérieures, donc dans le devenir même du discours
philosophique.
Ce sont ces trois possibilités ouvertes par l'ontologie des Grecs, qui vont nous permettre de
reconstruire les trois dimensions principales de l'ontologie de ce dernier demi-siècle.
LA PENSÉE DE L'ÊTRE COMME PENSÉE DES LIMITES
C'est à travers KANT que vient jusqu'à nous la grande thèse des Grecs, qu'on trouve déjà
énoncée chez ANAXIMANDRE, le Présocratique ionien, selon laquelle la pensée du Principe ne comporte
aucune des déterminations qui conviennent aux choses qui viennent « après le Premier ».
À travers KANT ; mais à travers un KANT arraché à l'interprétation scientiste et positiviste commune aux
diverses formes du néo-kantisme ; à travers un KANT rétabli dans toute l'ampleur de son dessein
métaphysique ; en effet, dans son économie totale, le kantisme n'était pas seulement une investigation de
l'empire des phénomènes et une critique [page 19.16.16] des conditions de leur objectivité ; il était cela, parce
qu'il était aussi autre chose, parce qu'il posait au fondement du phénomène la pensée de l'inconditionné et ainsi
limitait les prétentions du « phénomène » (ou plutôt de l'expérience des phénomènes, de la sensibilité) à
constituer l'ultime réalité.
En ce sens l'ontologie, la science de l'être, est impossible ; mais la pensée de l'être, inconvertible en
savoir, remet à sa place et, si l'on peut dire, rappelle à la modestie la connaissance phénoménale. Tout limitatif
que soit l'usage de l'en soi dans la philosophie kantienne, l'en soi est un concept indispensable à l'équilibre total
du système. Peut-être lirionsnous mieux KANT si nous savions reconnaître dans sa distinction de la pensée
(Denken) et de la connaissance (Erkennen), de la pensée de l'inconditionné et de la connaissance des
phénomènes, la répétition de l'antique distinction grecque entre le Principe, l'Arkhê — et les étants — ta onta. Il
n'y a pas de différence fondamentale entre l'Arkhê présocratique et l'inconditionné kantien ; pas de différence,
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sinon une conscience plus aiguë de l'impossibilité de connaître le Principe, d'en faire la science. C'est pourquoi
avec KANT l'Arkhê s'appelle Limite.
On peut rattacher à cette ontologie impossible du kantisme toutes les formes contemporaines de
la philosophie de l'être qui ont accentué la transcendance de l'être à toute tentative d'objectivation, à
toute connaissance par expérience ou par notion. L'éventail de ces métaphysiques, qui sont à des titres
divers des ontologies impossibles, est largement ouvert.
La tradition française de la « philosophie réflexive », illustrée par LACHELIER et LAGNEAU,
constitue, en pleine période positiviste, et alors que triomphent les interprétations plus ou moins
phénoménalistes de KANT lui-même, l'élan de la véritable métaphysique kantienne. « L'affirmation
originaire » de Jean NABERT dans ses Éléments pour une éthique s'inscrit aussi dans la perspective d'une
pensée qui est à la fois pensée de la pensée et pensée de l'être, et qui ne s'épuise pas dans l'élaboration
de la connaissance par objets, ni même dans la constitution d'une moralité à la fois expérimentale et
raisonnée.
La « philosophie de l'existence », de son côté, reste très kantienne en son inspiration foncière
lorsqu'elle articule, avec Karl JASPERS, l'investigation de l'existence humaine sur une métaphysique de
l'être transcendant. Il est vrai que Karl JASPERS appelle « foi philosophique » et non point « pensée de
l'être » cette appréhension de l'englobant absolu ; cela est vrai ; mais KANT aussi avait tenté de lier à son
agnosticisme spéculatif une sorte de « croyance rationnelle » solidaire de la vie morale ; mais surtout
cette « foi philosophique », chez Karl JASPERS, ne demeure philosophique (comme d'ailleurs la croyance
rationnelle dans la Critique de la raison pratique) que grâce à la « pensée » qui sous-tend encore les
expériences de transcendance que Karl JASPERS emprunte tantôt à l'expérience religieuse du
christianisme classique, tantôt à la tradition de la philosophie et de la poésie romantiques allemandes
(telle la « passion de la nuit » ou les « chiffres » quasi-esthétiques à travers lesquels l'être se laisse
contempler). Quelle est cette « pensée » qui assure la tenue philosophique de la « foi » ? C'est une
pensée qui échoue activement, par son mouvement même pour transcender toutes les déterminations
intelligibles ; « l'incrustable » qu'elle appréhende est fait de « concepts-limites » aussitôt biffés que
posés.
Telle est la première voie de l'ontologie moderne, celle qui prolonge l'ontologie impossible du
kantisme et, par-delà le kantisme, la thèse grecque selon laquelle le Premier est au-delà de l'essence,
transcendant à toutes les déterminations ontologiques. Ces ontologies « en creux » ne se soutiennent
que par l'ascèse même de la pensée qui s'épuise à se surmonter.
ONTOLOGIE ET INTUITION
Une ontologie est-elle possible qui n'ait jamais recours à quelque intuition, à quelque vision de
l’être ? L'histoire de la philosophie autorise à en douter. L'intermédiaire entre les Grecs et nous c'est le
néo-platonisme qui a opté pour une interprétation nettement intuitionniste, voire visionnaire, du
platonisme. La grande philosophie de l'intuition vient ensuite jusqu'à nous à travers toutes les
restaurations du néo-platonisme, de S. AUGUSTIN à la Renaissance, puis à travers SPINOZA et sa
connaissance du « troisième genre », enfin à travers la philosophie romantique allemande, SCHELLING en
tête. On peut ainsi suivre la ligne de l'intuition, entremêlée à celle du penser ascétique.
Ce qui est frappant, dans cette tradition, c'est qu'elle a toujours fait coïncider la vision de l'être
avec le retour à soi d'un moi égaré loin de son centre, dispersé dans la durée, éparpillé par les intérêts
pratiques, ensorcelé par le désir de ce qu'elle n'a pas encore et le regret de ce qu'elle n'a plus.
Autrement dit les philosophes de l'intuition sont par excellence les philosophes de l'intériorité, du
recueillement.
Ce n'est pas par hasard que BERGSON a préféré à tout autre terme, en dépit de ses équivoques,
celui d’intuition pour dire ce degré suprême de conscience et de connaissance. Alors que l'intelligence est
« la vie... regardant au dehors, s'extériorisant par rapport à elle-même », la philosophie met fin à cette
distraction initiale ; elle fait « violence à l'esprit » pour « remonter la pente naturelle de l'intelligence ».
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Ce reflux de l'agir au voir est rendu possible par une véritable réminiscence de l'origine représentée
dans le bergsonisme par « la frange » d'intuition qui demeure autour du noyau d'intelligence ; il y a en outre,
dans le bergsonisme comme dans le platonisme, une préparation méthodique à l'intuition, constituée non plus
par les disciplines mathématiques mais par les disciplines biologiques qui nous mettent en face du tout de la
vie, et nous apprennent à nous libérer des schèmes mécanistes et finalistes trop familiers à notre intelligence ;
la critique des pseudoproblèmes — désordre, néant, possible — joint son action corrective à cette
propédeutique ; finalement BERGSON professe, comme PLATON et PLOTIN, que la philosophie est le passage de la
connaissance discursive à la vision simple. Cette vision simple, BERGSON l'interprète parfois dans les termes
d'une sorte d'empirisme spiritualiste, la métaphysique apparaissant comme un secteur d'expérience — et même
de perception — à côté de celui de la science, les deux puissances juxtaposées se partageant l'empire de
l'expérience intégrale. Mais l'accent est finalement plotinien, lorsque le philosophe se prend à chanter le retour
à l'origine et l'être retrouvé ; ce sont les mots chers aux néo-platoniciens qui viennent alors au philosophe :
« Dans l'absolu nous sommes, nous circulons, nous vivons ».
Comme dans toutes les philosophies néo-platoniciennes le tout de la vie ne se découvre qu'à celui qui
fait retour à soi : c'est la purification de l'acte libre, l'approfondissement du moi, qui supporte cette apparente
distraction du moi dans l'immense empire exploré par le biologiste.
[page 19.18.1] C'est pourquoi BERGSON parle indifféremment d'une « dilatation » de l'expérience
intégrale et d'une « tension » de l'intuition philosophique opposée à « l'extension » de la connaissance
vulgaire et pragmatique. L'intuition est un voir, mais proportionné à un effort. Le geste philosophique du
bergsonisme est donc bien parent de celui du néoplatonisme : le retour à l'origine des choses par la voie
de l'intuition y coïncide avec l'odyssée de la conscience elle-même.
Ce n'est point brouiller les différences que de placer BERGSON et LAVELLE sous le même patronage
néo-platonicien ; aussi bien ne s'agit-il ici que de suggérer une voie d'accès tout en faisant sentir
l'étonnante permanence de la question de l'être des Grecs à nous-mêmes, sous l'apparence d'un
renouveau de l'ontologie.
Ce n'est pas la biologie qui sert de propédeutique à l'intuition philosophique chez LAVELLE, c'est ce que
la tradition classique, de DESCARTES et SPINOZA à LACHELIER et HAMELIN, avait appelé la vie de l'esprit et n'avait
jamais séparé de la conscience et de la réflexion, bref de l'exercice du « Je » pensant. Par une méthode de
débordement, de dépassement par l'intérieur, LAVELLE entend retrouver une puissance d'affirmation qui se pose
et me pose tout à la fois, ou, en sens inverse, un fait primitif qui me constitue tout en me faisant participer à
l'être.
L'intuition jalonne ainsi tous les moments de cette Dialectique de l'éternel présent. L'affirmation par soi
de l'être — « l’Être est » — n'est pas pure indétermination intellectuelle mais intuition d'un Acte présent à soi,
antérieurement à la décomposition et à l'opposition du gnoséologique et de l'ontologique. Ainsi LAVELLE croit-il
pouvoir parler d'une expérience pure de l'Être total, dont le verbe — la copule — est seulement le témoin pour
un entendement fini ; c'est cette puissance absolue de l'affirmation qui nourrit de sa sève toutes les
affirmations particulières ; sujet, objet, phénomène, relation ne sont plus que des produits d'analyse de cet
Être-Acte.
Est-ce à dire que la « présence totale » exclue toute ascèse du penser ? Nullement ; la restauration,
dans sa priorité ontologique, de la puissance infinie d'affirmation passe nécessairement par une critique de
l'antériorité du néant, du possible, de l'intelligence aussi, du bien même, du moi enfin ; mais l'ascèse de la
pensée n'est que l'enveloppe conceptuelle de la participation à l'être. C'est la participation qui sous-tend la
pensée et non l'inverse.
Ainsi d'un côté est retrouvé l'argument ontologique, qui ne signifie pas autre chose que l'identité de
l'Être et de son Idée ; non point que l'Idée implique géométriquement l'Être ; mais l'Être, en tant qu'acte de sa
propre genèse, se laisse participer par des êtres finis par le moyen de l'Idée qui lui est identique. De l'autre
côté la participation ne se soutient que par mon acte, conscient de lui-même, responsable de lui-même, donc
toujours capable de se refuser. Mais cet acte n'est accompli et heureux que quand il se fait consentement à
l'être ; alors la participation est à la fois création de soi par soi et inclusion dans l'intimité d'une puissance
créatrice que je limite et qui est elle-même sans limitation.
Cette ontologie rend-elle compte de l'individualité, de l'histoire, du mal et surtout de ce caractère à la
fois signifiant et hasardeux des entreprises humaines ? On peut en discuter ; il reste que l'intention de LAVELLE
était non d'engloutir, mais de justifier l'individualité et son libre choix ; précisément parce qu'elle procède de la
participation, « la démarche qui promeut l'individu particulier dans l'existence n'est pas une chute » (L'Acte, p.
359). La participation, aux yeux de LAVELLE, devait réaliser la synthèse de la séparation et de l'union et indiquer
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au philosophe la voie étroite qui s'avance entre deux abîmes : celui d'un panthéisme où toutes les différences
seraient fictivement annulées et celui d'un existentialisme où le surgissement de chaque existence pour ellemême et de toutes les existences les unes par rapport aux autres serait radicalement fortuit et irrationnel.
La tradition de l'intuition ontologique est vaste et ramifiée ; on ne saurait la réduire, dans la
philosophie contemporaine, au couple BERGSON-LAVELLE ; on a retenu ces deux penseurs parce que ce
sont les deux exemples les plus purs de la résurgence du néo-platonisme, du spinozisme et de
l'idéalisme schellingien, en pleine pensée contemporaine. De plus la ligne de l'ascèse du penser et celle
de l'intuition ne cessent de se mêler et d'engendrer des figures complexes difficiles à situer dans un
schéma aussi simplifié. On a évoqué Karl JASPERS à propos de la marche à l'échec du penser qui
transcende toutes les déterminations de l'être ; mais sa difficile doctrine des « chiffres » ressortit aussi
bien à la tradition néo-platonicienne, à travers la philosophie romantique et dans le prolongement de
SCHELLING. Avec beaucoup plus de prudence que LAVELLE et même que K. JASPERS (dans la partie
romantique de sa métaphysique), G. MARCEL a recours également à ce qu'il appelle une « intuition
aveuglée » de l'être pour rendre compte du passage du « problème » au « mystère » (qu'il appelle
parfois le méta-problématique). Mais le philosophe qui, aujourd'hui, ne revendique plus d'autre étiquette
que celle de néo-socratique se méfie de la spéculation sur l’être qui risque « d'hypostasier quelque chose
qui nous semble être l'inqualifié par excellence » (Être et avoir) ; du moins s'en méfie-t-il aussi
longtemps que cette idée reste dans le registre du « penser que », plutôt que dans celui du « penser
à… » (qui est celui de l'invocation plus que celui de la considération ou de la spéculation) ; sa méfiance à
l'égard des philosophies spéculatives tient en outre au soupçon que ces philosophies ne prennent pas au
sérieux les mille suggestions décourageantes qui procèdent de la condition humaine et invitent
proprement à la « trahison ». Il est clair qu'à ses yeux la philosophie de LAVELLE échappe difficilement à
ce soupçon.
C'est pourquoi, même quand G. MARCEL parle en termes presque lavelliens d'une « certaine affirmation
que je suis plutôt que je ne la profère » (Position et approche concrète du mystère ontologique), sa philosophie
du mystère a un accent moins triomphant que la philosophie lavellienne de la participation à l'être. Toute
l'œuvre proprement ontologique de G. MARCEL est plutôt une tentative, une exploration, un coup de sonde du
côté du mystérieux, qu'une intuition plénière de l'acte générateur de la réflexion elle-même. Ainsi « l'expérience
de la présence », « l'intuition » qui est à la racine de toute fidélité, restent une expérience et une intuition
« aveuglées » ; il faut une réflexion sur la réflexion, une « réflexion seconde », pour récupérer ce que LAVELLE
appelle la puissance infinie d'auto-affirmation ; il y faut une réflexion sur notre expérience humaine de la
fidélité, de l'espérance, une réflexion enfin sur toutes les expériences ambiguës, indécises, dont G. MARCEL tente
de discerner le « poids ontologique ».
On situerait assez bien l'œuvre de Martin HEIDEGGER au point où convergent l'ascèse du penser et
l'intuition hyper-essentielle, si le dessein du philosophe de Fribourg était de restaurer l'ontologie. Mais les
derniers écrits de HEIDEGGER annoncent un dépassement non seulement de la métaphysique mais de
l'ontologie. Toutefois l'introduction de Sein und Zeit (1928), qui est la clé de toute son œuvre ultérieure,
appelle ontologique la question qui constitue l'horizon de l'investigation phénoménologique à laquelle est
consacrée cette grande œuvre. L'analyse du Dasein, pour laquelle la phénoménologie est mobilisée, n'est
pas elle-même un simple éclaircissement existentiel de la réalité humaine : le Dasein [page 19.18.2]
désigne déjà un être (Sein) qui est lui-même le là (Da) de l’être en général ; si bien qu'il est toujours
question de l'être dans Sein und Zeit.
La pensée de HEIDEGGER regarde de deux côtés ; d'un côté elle penche vers le premier type d'ontologie
que nous avons discerné, vers le penser ascétique qui sans fin transcende toutes les déterminations
intelligibles ; à ce versant de l'œuvre de HEIDEGGER appartient sa critique de la « métaphysique », laquelle
manque et oublie la question de l’être en tant qu'être ; la métaphysique, en effet, s'arrête au souci de
l'ensemble de ce qui est (à l'ensemble de « l’étant » : Esprit, Nature, Dieu, etc.) ; certes la métaphysique pense
dans la référence à l'être, mais ne s'élève pas à la pensée de l'être ; c'est pourquoi aussi l'homme, cet étant
singulier à qui tous les étants apparaissent, y reste-t-il le centre de perspective, — et non l'être même.
S'il y a un problème du dépassement de la « métaphysique », c'est que le propre de la question de
l'être en tant qu'être est de demeurer dissimulée ; l’oubli tient à « l'essence de la vérité », si l'on entend par
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vérité non plus seulement l'accord des propositions énoncées par un sujet avec la constitution d'un objet,
comme dans la tradition classique, mais le dévoilement, la non-dissimulation, le laisser-être de ce qui se
montre. Ainsi, c'est au moment où il lie la question de l'être à celle de l'oubli et de la dissimulation que
HEIDEGGER se tient le plus près du premier courant de l'ontologie que nous avons discerné.
Si, en effet, l'être est primordialement dissimulé, la recherche de l'être prend l'allure d'une « remontée
au fondement ». C'est ce style qu'on retrouve dans les écrits principaux de HEIDEGGER ; tantôt on part de la
question de la temporalité, centre de gravité de toute la problématique du Dasein, selon Sein und Zeit ; tantôt
on part du principe leibnizien de raison suffisante, comme dans Vom Wesen des Grundes ; ou bien on amorce le
mouvement de l'ontologie dans un sentiment aussi nocturne que l'angoisse du néant, comme dans Was ist
Metaphysik ? Mais, quel que soit le point de départ, la « remontée au fondement » rappelle aussi bien l'élan de
la pensée des Présocratiques, vers l'Être (ou Principe, ou Logos), que le mouvement de la philosophie kantienne
vers l'inconditionné. Enfin, c'est ce style d'ascèse qui explique que HEIDEGGER parle aujourd'hui de dépasser non
seulement la métaphysique mais l'ontologie.
Et pourtant HEIDEGGER regarde aussi vers le second versant de l'ontologie, du côté de la tradition
intuitionniste, néo-platonicienne et romantique allemande ; non pas que sa philosophie soit à proprement parler
une philosophie de l'intuition ; mais on y parle volontiers en termes de dévoilement, d'ouverture, de présence :
ce langage laisse entendre qu'au-delà de la métaphysique, voire de l'ontologie, se produit quelque chose
comme une révélation de l'être ; non pas sans doute la vision soudaine du Phèdre de PLATON, ou la révélation
historique, événementielle, des religions positives ; on dirait plutôt que cette révélation a toujours déjà eu lieu
par le ministère de la parole poétique ; dans la poésie — et pour HEIDEGGER le poète par excellence est
HÖLDERLIN — réside « la possibilité de se trouver au milieu d'un existant qui soit existant révélé » (Hölderlin et
l'essence de la poésie) ; ainsi la dimension poétique du langage joue le rôle que jadis avait tenu la révélation
orphique pour la méditation platonicienne ; « le langage, dit la Lettre sur l'humanisme, le langage est la venue
à la fois éclairante et voilante de l'Être lui-même... (Il est) la maison de l'Être en laquelle l'homme habite et de
la sorte ek-siste, appartenant à la vérité de l'Être dont il assume la garde ».
La remontée au fondement n'est pas alors une tâche que le philosophe puisse se proposer en
avant de lui-même ; elle est déjà accomplie derrière lui, plus haut que lui, dans toute parole dont on
peut dire qu'elle parle l'homme, plutôt que l'homme ne la parle.
ONTOLOGIE ET DIALECTIQUE
Les deux courants que nous avons discernés, celui de la pensée ascétique qui échoue au seuil de
la Transcendance et celui de l'intuition qui donne l'expérience de l'origine infinie, ont ceci de commun que
le Principe dépasse le discours, du moins la prose de la vie quotidienne, de la science ou de la critique ;
c'est en cela que le Principe est transcendant et requiert soit le silence, soit la poésie, soit une vision audelà du langage et des déterminations constitutives du discours. Dès le début — c'est-à-dire, dès le
Sophiste de PLATON et même, plus tôt encore, dès la dialectique de l'école éléate — l'ontologie a été à la
recherche d'un discours absolu qui n'aurait plus l'être pour objet lointain de sa visée ou de sa vision,
mais qui serait le discours même de l'être ; les cinq genres du Sophiste — Être, Non-être, Mouvement,
Même, Autre — constituent la première grande séquence historique de concepts premiers. Ce discours,
s'il pouvait être complet, ne serait plus discours sur l'être ; mais l'être serait ce discours même, devenant
à travers ses moments posés, dépassés et retenus. Ainsi serait conjuré le péril de l'ineffable et tenu le
pari originel de la philosophie de ne jamais séparer l'Être du Logos, c'est-à-dire finalement du discours.
C'est à travers HEGEL, le HEGEL de la Logique plus que celui de la Phénoménologie de l'Esprit, que
l'ontologie contemporaine renoue avec la dialectique platonicienne ; ce renouveau de l'ontologie prend ici
figure de retour à HEGEL.
Ce retour à HEGEL peut prendre deux formes différentes : d'un côté, une simple répétition
compréhensive de la logique de HEGEL (ou si l'on veut au meilleur sens du mot, une apologétique
hégélienne) ; de l'autre, une tentative pour refaire, au XXe siècle, ce que HEGEL a fait au terme de la
philosophie classique, en incorporant, s'il est possible, au discours absolu les mouvements de pensée
posthégéliens issus précisément de la décomposition de la philosophie hégélienne.
HYPPOLITE a tenté dans Logique et existence de justifier le savoir absolu, en montrant comment
l'expérience humaine sous toutes ses formes « indique » l'identité de l'être et du savoir : « Il n'y aurait pas
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d'expérience possible sans la présupposition du savoir absolu, mais le chemin de l'expérience indique le savoir
absolu ». Cet hégélianisme veut conduire à l'alternative : ou le discours absolu ou l'ineffable et éluder la
position ambiguë de l'existentialisme, qui ne croit pas que puisse être surmontée la condition actuelle de la
parole humaine, prise dans le geste, vouée à la contestation, à l'anticipation incertaine, livrée aux retouches
indéfinies d'une histoire en suspens. L'ontologie c'est alors l'accomplissement de la vie, tout entière niée et
retenue dans l'élément de la parole. Ce postulat resterait le vœu pieux de la philosophie sans l'affirmation que
l'absolu est réflexion ; autrement dit l'être se donne un soi par le mouvement même qui fait qu'une catégorie,
— une détermination finie —, se fait autre, s'aliène ; ainsi l'être devient sa propre réflexion infinie ; c'est ce que
veut dire finalement l'affirmation que l'être est dialectique.
Mais cette réflexion, cette réflexion de l'être, est-elle notre réflexion, notre réflexion d'homme ?
À vrai dire cet hégélianisme évacue, plutôt qu'il ne le comprenne, le moment proprement humain de la
réflexion ; « le soi de la réflexion n'est plus le soi humain qui est pris en considération dans une
anthropologie ou dans une phénoménologie ». L'ontologie a ici une pointe anti-humaniste qu'elle n'avait
pas dans la philosophie des limites ou dans la philosophie de la participation. C'est au prix d'une radicale
réduction de l'humain, trop « humain », que [page 19.18.3] l'existence (de l'homme) est incluse dans la
logique (de l'être).
Mais une « répétition » de HEGEL suffit-elle ? Il y a une histoire, une pensée, une philosophie
post-hégéliennes dont il est difficile de dire qu'elles étaient comprises dans et par la logique de HEGEL
comme l’étaient les philosophies d'ARISTOTE, de LEIBNIZ, de KANT. D'où l'intérêt d'une refonte, d'une
recréation du système, destinées à surmonter à la fois la scission toujours renaissante de la logique et de
la phénoménologie au cœur de l'hégélianisme et le divorce de l'hégélianisme et de l'histoire posthégélienne.
La Logique de la philosophie d'Éric WEIL (1950) veut être ce « discours cohérent », le Logos de
l'homme dans son historicité. À la fois linéaire et circulaire, ce discours peut être parcouru à partir de n'importe
quelle catégorie et on doit y retrouver tous les discours partiels qui ont pu être tenus dans l'histoire. Tous les
discours partiels, qu'est-ce à dire ? Le philosophe sait bien qu'il y a quelque chose qui n'entre pas dans le
discours cohérent ; mais ce quelque chose — donné, singularité, choix, grâce — le philosophe ne le laisse hors
de la philosophie qu'autant que cela est rebelle à la parole elle-même. É. WEIL rassemble sous le nom de
violence tous les aspects de l'anti-discours ; mais dès que l'homme de la violence parle, il prétend être
compris ; il n'invoque plus la violence, mais l'universalité de la parole ; il entre dans le sens et tout sens est
moment d'un unique discours, sous peine de n'avoir pas de sens. Mais comment le discours sera-t-il articulé ?
C'est ici que la Logique de la philosophie veut être plus riche et plus souple que la logique hégélienne : comme
chez HEGEL il y a un discours et des catégories ; mais chaque catégorie plonge dans une « attitude » dont elle
fait affleurer le dire immanent ; le philosophe fait dire, laisse dire à chaque catégorie ce qu'elle veut dire ; et
c'est un fragment du discours cohérent.
Ainsi l'homme qui, par modestie, veut s'en tenir, avec la science, à un discours fini sur le fini ou,
avec la philosophie transcendantale, à la réflexion sur la possibilité du discours concret a déjà, sans le
remarquer, dépassé sa fonction limitée ; il a déjà regardé l'individu du point de vue de la raison et atteint
la coïncidence de la liberté, de la raison et de l'être : « un seul pas à faire, une seule preuve de courage
à fournir, et le discours cohérent et tronqué se transformera en discours absolument cohérent, infini à la
fois et fermé sur lui-même ». Ce pas qui conduit du discours de l'individu au discours de la philosophie,
est aussi le geste qui tranche « le mélange du discours et de la violence » qui est l'individu ; ce pas, ce
geste, le philosophe choisit de les faire ; il est sans argument contre celui qui les refuse, puisque tout
argument en faveur du discours présuppose qu'on ait opté pour le discours ; mais le philosophe, c'est-àdire l'homme du discours absolument cohérent, rend compte du discours qui se veut fini.
Comme chez HEGEL, l'âme du discours est la négativité : « C'est la négativité, non la positivité,
qui tient ensemble ciel et terre ; c'est la contradiction qui est le sang et le souffle de l'être. L'Être
immobile, l'Être du discours unique de l'ancienne ontologie est le néant et la mort : il est comme la
somme des contradictions, plus exactement comme la réconciliation des contradictions à travers les
contradictions ».
Autant dire qu'il y a sagesse, mais non pas de sage : car il n'est pas d'individu arrivé au terme
de la violence ; il y a sagesse, mais cette sagesse est entièrement discours. Cette conséquence de la
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
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nouvelle ontologie est frappante : l'Être de « l'ancienne ontologie » n'est plus à ses yeux qu'immobilité et
mort ; c'est pourtant cette ancienne ontologie qui avait vu l'identité de l'Être et de l'Acte et la complicité
en profondeur entre cet Acte et l'intériorité du moi. Dans la Logique de la philosophie, l'individu humain
n'est pas proprement fondé et justifié comme dans la philosophie de la participation ; car l'individu n'a
pas de discours cohérent à lui ; s'opposant comme violence à la violence, il reste déterminé par la
violence : c'est seulement en tant qu'homme universel, c'est-à-dire en tant que porteur du discours
absolument cohérent, qu'il voit. La philosophie n'est plus discours sur la polarité de l'Acte pur et de l'acte
participant, mais l'unicité du discours cohérent qui lui-même est être, vérité, liberté et, par là même,
sagesse.
Paul RICŒUR
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
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IIA86, dans Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p.
19.16.15 à 19.18.3
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Note éditoriale
« Renouveau de l’ontologie » est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie française (située
dans la Section B : État des problèmes et moyens d’investigation. Chapitre 1 : Les disciplines
philosophiques et leurs problèmes actuels), parue en 1957. Ce texte est avant tout une petite
introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant qu’il propose, autour du thème de
l’ontologie, un regard panoramique des grands courants philosophiques de la fin du XIXème siècle
jusqu’aux années 50 du XXème siècle.
De plus, on peut lire ce texte comme un petit traité d’un problème philosophique fondamental.
D’après Ricœur, l’ontologie se trouve dès le début dans une situation aporétique : toute question fait
allusion de l’être, mais est-il possible de produire par là « une doctrine de l’être, c’est-à-dire une
ontologie ? L’allusion à l’être peut-elle s’organiser en savoir de l’être ? » (p. 19.16.15). Les renouveaux
de l’ontologie du XXème siècle ne font que répéter, selon Ricœur, cette situation aporétique de la pensée
qui tâche d’interroger l’être.
Ce texte se situe donc dans la longue réflexion ontologique de Ricœur. En amont, ce texte
rappelle son Gabriel Marcel et Karl Jaspers : philosophie du mystère et philosophie du paradoxe (Éditions
du Temps présent, 1947), dans lequel il s’agissait du rapport entre l’existence et l’être. En aval, ce texte
anticipe la critique que Ricœur lancera à Heidegger dans La métaphore vive (Éditions du Seuil, 1975,
19972, p. 395-98). Le maître allemand se prétend le seul qui sache revivifier la pensée de l’être, mais
Ricœur signalera que toute philosophie digne de ce nom prend au sérieux la question du rapport entre
l’être et la pensée. Comme notre texte le montre, l’approche heideggérienne n’est en fait qu’une manière,
parmi d’autres, d’aborder la question ontologique.
(Q. KUANG pour le Fonds Ricœur)
Mots-clés : ontologie, philosophie des limites, philosophie de l’intuition, philosophie du discours, Kant,
Karl Jaspers, Bergson, Louis Lavelle, Gabriel Marcel, Heidegger, Hegel, Éric Weil.
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
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[page 19.16.15]
L
'ontologie c'est la doctrine de l'être, en quelque sens que l'on prenne le mot être. Et parler
d'être, c'est toujours, même si l'on se propose de parler de renouveau de l’ontologie, par
exemple après une période d'oubli ou d'éclipse, rénover et par conséquent répéter la plus
ancienne des questions de la philosophie, la question grecque par excellence : « Qu'est-ce qui est ? » et
plus radicalement : « Qu'est-ce que l'être pour tout ce qui est ? » Ce sont les Présocratiques et
principalement PARMÉNIDE et HÉRACLITE qui ont transmis à PLATON et ARISTOTE cette question à la fois
préalable et englobante, sous laquelle viennent se placer la question de la nature, la question de
l'homme et des dieux, la question de la connaissance, la question de la morale et de la politique. Que l'on
parle des choses de la nature qui naissent, deviennent, meurent, se succèdent, de l'homme qui existe et
cherche, des dieux qui mettent en ordre et gouvernent le tout, de la vérité et de l'errance, de la justice
et du tyran, on fait toujours allusion à l'être — car dire ce qui vient à l'être, ce qui a à être, ce qui est
conforme à l'être, ce qui doit être et ce qui ne devrait pas être, c'est toujours cligner du côté de l'être
tout en parlant d'autre chose que lui.
Mais la question de l'être, toujours préalable et englobante, permet-elle une doctrine de l'être,
c'està-dire une ontologie ? L'allusion à l'être peut-elle s'organiser en savoir de l'être ?
Tout renouveau de l'ontologie est en même temps répétition des embarras initiaux, ou, comme
on dit, des « apories » de l'ontologie.
La philosophie grecque lègue, avec la question même de l'être, toutes les difficultés issues de la
liaison entre être et essence d'une part, être et substance d'autre part ; en même temps elle pose la
question de savoir si l'ontologie est nécessairement une théologie rationnelle ; enfin et surtout elle
propose plusieurs solutions possibles de ces difficultés.
1) La position d’un Principe qui sans doute transcende toutes les déterminations intelligibles,
mais qui est encore appréhendé par un acte de pensée, même s'il n'est plus connu à la façon des choses
multiples.
2) La vision du Transcendant, par delà toutes les déterminations intelligibles, par delà tout
discours, vision qui coïncide avec la plus extrême intériorité de l'âme à elle-même.
3) La patiente construction dialectique des déterminations les plus hautes de l'être (Être, Nonêtre, Mouvement, Même, Autre), chaque détermination s'annulant non dans la vision sans discours, mais
dans le mouvement même des déterminations ultérieures, donc dans le devenir même du discours
philosophique.
Ce sont ces trois possibilités ouvertes par l'ontologie des Grecs, qui vont nous permettre de
reconstruire les trois dimensions principales de l'ontologie de ce dernier demi-siècle.
LA PENSÉE DE L'ÊTRE COMME PENSÉE DES LIMITES
C'est à travers KANT que vient jusqu'à nous la grande thèse des Grecs, qu'on trouve déjà
énoncée chez ANAXIMANDRE, le Présocratique ionien, selon laquelle la pensée du Principe ne comporte
aucune des déterminations qui conviennent aux choses qui viennent « après le Premier ».
À travers KANT ; mais à travers un KANT arraché à l'interprétation scientiste et positiviste commune aux
diverses formes du néo-kantisme ; à travers un KANT rétabli dans toute l'ampleur de son dessein
métaphysique ; en effet, dans son économie totale, le kantisme n'était pas seulement une investigation de
l'empire des phénomènes et une critique [page 19.16.16] des conditions de leur objectivité ; il était cela, parce
qu'il était aussi autre chose, parce qu'il posait au fondement du phénomène la pensée de l'inconditionné et ainsi
limitait les prétentions du « phénomène » (ou plutôt de l'expérience des phénomènes, de la sensibilité) à
constituer l'ultime réalité.
En ce sens l'ontologie, la science de l'être, est impossible ; mais la pensée de l'être, inconvertible en
savoir, remet à sa place et, si l'on peut dire, rappelle à la modestie la connaissance phénoménale. Tout limitatif
que soit l'usage de l'en soi dans la philosophie kantienne, l'en soi est un concept indispensable à l'équilibre total
du système. Peut-être lirionsnous mieux KANT si nous savions reconnaître dans sa distinction de la pensée
(Denken) et de la connaissance (Erkennen), de la pensée de l'inconditionné et de la connaissance des
phénomènes, la répétition de l'antique distinction grecque entre le Principe, l'Arkhê — et les étants — ta onta. Il
n'y a pas de différence fondamentale entre l'Arkhê présocratique et l'inconditionné kantien ; pas de différence,
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sinon une conscience plus aiguë de l'impossibilité de connaître le Principe, d'en faire la science. C'est pourquoi
avec KANT l'Arkhê s'appelle Limite.
On peut rattacher à cette ontologie impossible du kantisme toutes les formes contemporaines de
la philosophie de l'être qui ont accentué la transcendance de l'être à toute tentative d'objectivation, à
toute connaissance par expérience ou par notion. L'éventail de ces métaphysiques, qui sont à des titres
divers des ontologies impossibles, est largement ouvert.
La tradition française de la « philosophie réflexive », illustrée par LACHELIER et LAGNEAU,
constitue, en pleine période positiviste, et alors que triomphent les interprétations plus ou moins
phénoménalistes de KANT lui-même, l'élan de la véritable métaphysique kantienne. « L'affirmation
originaire » de Jean NABERT dans ses Éléments pour une éthique s'inscrit aussi dans la perspective d'une
pensée qui est à la fois pensée de la pensée et pensée de l'être, et qui ne s'épuise pas dans l'élaboration
de la connaissance par objets, ni même dans la constitution d'une moralité à la fois expérimentale et
raisonnée.
La « philosophie de l'existence », de son côté, reste très kantienne en son inspiration foncière
lorsqu'elle articule, avec Karl JASPERS, l'investigation de l'existence humaine sur une métaphysique de
l'être transcendant. Il est vrai que Karl JASPERS appelle « foi philosophique » et non point « pensée de
l'être » cette appréhension de l'englobant absolu ; cela est vrai ; mais KANT aussi avait tenté de lier à son
agnosticisme spéculatif une sorte de « croyance rationnelle » solidaire de la vie morale ; mais surtout
cette « foi philosophique », chez Karl JASPERS, ne demeure philosophique (comme d'ailleurs la croyance
rationnelle dans la Critique de la raison pratique) que grâce à la « pensée » qui sous-tend encore les
expériences de transcendance que Karl JASPERS emprunte tantôt à l'expérience religieuse du
christianisme classique, tantôt à la tradition de la philosophie et de la poésie romantiques allemandes
(telle la « passion de la nuit » ou les « chiffres » quasi-esthétiques à travers lesquels l'être se laisse
contempler). Quelle est cette « pensée » qui assure la tenue philosophique de la « foi » ? C'est une
pensée qui échoue activement, par son mouvement même pour transcender toutes les déterminations
intelligibles ; « l'incrustable » qu'elle appréhende est fait de « concepts-limites » aussitôt biffés que
posés.
Telle est la première voie de l'ontologie moderne, celle qui prolonge l'ontologie impossible du
kantisme et, par-delà le kantisme, la thèse grecque selon laquelle le Premier est au-delà de l'essence,
transcendant à toutes les déterminations ontologiques. Ces ontologies « en creux » ne se soutiennent
que par l'ascèse même de la pensée qui s'épuise à se surmonter.
ONTOLOGIE ET INTUITION
Une ontologie est-elle possible qui n'ait jamais recours à quelque intuition, à quelque vision de
l’être ? L'histoire de la philosophie autorise à en douter. L'intermédiaire entre les Grecs et nous c'est le
néo-platonisme qui a opté pour une interprétation nettement intuitionniste, voire visionnaire, du
platonisme. La grande philosophie de l'intuition vient ensuite jusqu'à nous à travers toutes les
restaurations du néo-platonisme, de S. AUGUSTIN à la Renaissance, puis à travers SPINOZA et sa
connaissance du « troisième genre », enfin à travers la philosophie romantique allemande, SCHELLING en
tête. On peut ainsi suivre la ligne de l'intuition, entremêlée à celle du penser ascétique.
Ce qui est frappant, dans cette tradition, c'est qu'elle a toujours fait coïncider la vision de l'être
avec le retour à soi d'un moi égaré loin de son centre, dispersé dans la durée, éparpillé par les intérêts
pratiques, ensorcelé par le désir de ce qu'elle n'a pas encore et le regret de ce qu'elle n'a plus.
Autrement dit les philosophes de l'intuition sont par excellence les philosophes de l'intériorité, du
recueillement.
Ce n'est pas par hasard que BERGSON a préféré à tout autre terme, en dépit de ses équivoques,
celui d’intuition pour dire ce degré suprême de conscience et de connaissance. Alors que l'intelligence est
« la vie... regardant au dehors, s'extériorisant par rapport à elle-même », la philosophie met fin à cette
distraction initiale ; elle fait « violence à l'esprit » pour « remonter la pente naturelle de l'intelligence ».
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Ce reflux de l'agir au voir est rendu possible par une véritable réminiscence de l'origine représentée
dans le bergsonisme par « la frange » d'intuition qui demeure autour du noyau d'intelligence ; il y a en outre,
dans le bergsonisme comme dans le platonisme, une préparation méthodique à l'intuition, constituée non plus
par les disciplines mathématiques mais par les disciplines biologiques qui nous mettent en face du tout de la
vie, et nous apprennent à nous libérer des schèmes mécanistes et finalistes trop familiers à notre intelligence ;
la critique des pseudoproblèmes — désordre, néant, possible — joint son action corrective à cette
propédeutique ; finalement BERGSON professe, comme PLATON et PLOTIN, que la philosophie est le passage de la
connaissance discursive à la vision simple. Cette vision simple, BERGSON l'interprète parfois dans les termes
d'une sorte d'empirisme spiritualiste, la métaphysique apparaissant comme un secteur d'expérience — et même
de perception — à côté de celui de la science, les deux puissances juxtaposées se partageant l'empire de
l'expérience intégrale. Mais l'accent est finalement plotinien, lorsque le philosophe se prend à chanter le retour
à l'origine et l'être retrouvé ; ce sont les mots chers aux néo-platoniciens qui viennent alors au philosophe :
« Dans l'absolu nous sommes, nous circulons, nous vivons ».
Comme dans toutes les philosophies néo-platoniciennes le tout de la vie ne se découvre qu'à celui qui
fait retour à soi : c'est la purification de l'acte libre, l'approfondissement du moi, qui supporte cette apparente
distraction du moi dans l'immense empire exploré par le biologiste.
[page 19.18.1] C'est pourquoi BERGSON parle indifféremment d'une « dilatation » de l'expérience
intégrale et d'une « tension » de l'intuition philosophique opposée à « l'extension » de la connaissance
vulgaire et pragmatique. L'intuition est un voir, mais proportionné à un effort. Le geste philosophique du
bergsonisme est donc bien parent de celui du néoplatonisme : le retour à l'origine des choses par la voie
de l'intuition y coïncide avec l'odyssée de la conscience elle-même.
Ce n'est point brouiller les différences que de placer BERGSON et LAVELLE sous le même patronage
néo-platonicien ; aussi bien ne s'agit-il ici que de suggérer une voie d'accès tout en faisant sentir
l'étonnante permanence de la question de l'être des Grecs à nous-mêmes, sous l'apparence d'un
renouveau de l'ontologie.
Ce n'est pas la biologie qui sert de propédeutique à l'intuition philosophique chez LAVELLE, c'est ce que
la tradition classique, de DESCARTES et SPINOZA à LACHELIER et HAMELIN, avait appelé la vie de l'esprit et n'avait
jamais séparé de la conscience et de la réflexion, bref de l'exercice du « Je » pensant. Par une méthode de
débordement, de dépassement par l'intérieur, LAVELLE entend retrouver une puissance d'affirmation qui se pose
et me pose tout à la fois, ou, en sens inverse, un fait primitif qui me constitue tout en me faisant participer à
l'être.
L'intuition jalonne ainsi tous les moments de cette Dialectique de l'éternel présent. L'affirmation par soi
de l'être — « l’Être est » — n'est pas pure indétermination intellectuelle mais intuition d'un Acte présent à soi,
antérieurement à la décomposition et à l'opposition du gnoséologique et de l'ontologique. Ainsi LAVELLE croit-il
pouvoir parler d'une expérience pure de l'Être total, dont le verbe — la copule — est seulement le témoin pour
un entendement fini ; c'est cette puissance absolue de l'affirmation qui nourrit de sa sève toutes les
affirmations particulières ; sujet, objet, phénomène, relation ne sont plus que des produits d'analyse de cet
Être-Acte.
Est-ce à dire que la « présence totale » exclue toute ascèse du penser ? Nullement ; la restauration,
dans sa priorité ontologique, de la puissance infinie d'affirmation passe nécessairement par une critique de
l'antériorité du néant, du possible, de l'intelligence aussi, du bien même, du moi enfin ; mais l'ascèse de la
pensée n'est que l'enveloppe conceptuelle de la participation à l'être. C'est la participation qui sous-tend la
pensée et non l'inverse.
Ainsi d'un côté est retrouvé l'argument ontologique, qui ne signifie pas autre chose que l'identité de
l'Être et de son Idée ; non point que l'Idée implique géométriquement l'Être ; mais l'Être, en tant qu'acte de sa
propre genèse, se laisse participer par des êtres finis par le moyen de l'Idée qui lui est identique. De l'autre
côté la participation ne se soutient que par mon acte, conscient de lui-même, responsable de lui-même, donc
toujours capable de se refuser. Mais cet acte n'est accompli et heureux que quand il se fait consentement à
l'être ; alors la participation est à la fois création de soi par soi et inclusion dans l'intimité d'une puissance
créatrice que je limite et qui est elle-même sans limitation.
Cette ontologie rend-elle compte de l'individualité, de l'histoire, du mal et surtout de ce caractère à la
fois signifiant et hasardeux des entreprises humaines ? On peut en discuter ; il reste que l'intention de LAVELLE
était non d'engloutir, mais de justifier l'individualité et son libre choix ; précisément parce qu'elle procède de la
participation, « la démarche qui promeut l'individu particulier dans l'existence n'est pas une chute » (L'Acte, p.
359). La participation, aux yeux de LAVELLE, devait réaliser la synthèse de la séparation et de l'union et indiquer
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au philosophe la voie étroite qui s'avance entre deux abîmes : celui d'un panthéisme où toutes les différences
seraient fictivement annulées et celui d'un existentialisme où le surgissement de chaque existence pour ellemême et de toutes les existences les unes par rapport aux autres serait radicalement fortuit et irrationnel.
La tradition de l'intuition ontologique est vaste et ramifiée ; on ne saurait la réduire, dans la
philosophie contemporaine, au couple BERGSON-LAVELLE ; on a retenu ces deux penseurs parce que ce
sont les deux exemples les plus purs de la résurgence du néo-platonisme, du spinozisme et de
l'idéalisme schellingien, en pleine pensée contemporaine. De plus la ligne de l'ascèse du penser et celle
de l'intuition ne cessent de se mêler et d'engendrer des figures complexes difficiles à situer dans un
schéma aussi simplifié. On a évoqué Karl JASPERS à propos de la marche à l'échec du penser qui
transcende toutes les déterminations de l'être ; mais sa difficile doctrine des « chiffres » ressortit aussi
bien à la tradition néo-platonicienne, à travers la philosophie romantique et dans le prolongement de
SCHELLING. Avec beaucoup plus de prudence que LAVELLE et même que K. JASPERS (dans la partie
romantique de sa métaphysique), G. MARCEL a recours également à ce qu'il appelle une « intuition
aveuglée » de l'être pour rendre compte du passage du « problème » au « mystère » (qu'il appelle
parfois le méta-problématique). Mais le philosophe qui, aujourd'hui, ne revendique plus d'autre étiquette
que celle de néo-socratique se méfie de la spéculation sur l’être qui risque « d'hypostasier quelque chose
qui nous semble être l'inqualifié par excellence » (Être et avoir) ; du moins s'en méfie-t-il aussi
longtemps que cette idée reste dans le registre du « penser que », plutôt que dans celui du « penser
à… » (qui est celui de l'invocation plus que celui de la considération ou de la spéculation) ; sa méfiance à
l'égard des philosophies spéculatives tient en outre au soupçon que ces philosophies ne prennent pas au
sérieux les mille suggestions décourageantes qui procèdent de la condition humaine et invitent
proprement à la « trahison ». Il est clair qu'à ses yeux la philosophie de LAVELLE échappe difficilement à
ce soupçon.
C'est pourquoi, même quand G. MARCEL parle en termes presque lavelliens d'une « certaine affirmation
que je suis plutôt que je ne la profère » (Position et approche concrète du mystère ontologique), sa philosophie
du mystère a un accent moins triomphant que la philosophie lavellienne de la participation à l'être. Toute
l'œuvre proprement ontologique de G. MARCEL est plutôt une tentative, une exploration, un coup de sonde du
côté du mystérieux, qu'une intuition plénière de l'acte générateur de la réflexion elle-même. Ainsi « l'expérience
de la présence », « l'intuition » qui est à la racine de toute fidélité, restent une expérience et une intuition
« aveuglées » ; il faut une réflexion sur la réflexion, une « réflexion seconde », pour récupérer ce que LAVELLE
appelle la puissance infinie d'auto-affirmation ; il y faut une réflexion sur notre expérience humaine de la
fidélité, de l'espérance, une réflexion enfin sur toutes les expériences ambiguës, indécises, dont G. MARCEL tente
de discerner le « poids ontologique ».
On situerait assez bien l'œuvre de Martin HEIDEGGER au point où convergent l'ascèse du penser et
l'intuition hyper-essentielle, si le dessein du philosophe de Fribourg était de restaurer l'ontologie. Mais les
derniers écrits de HEIDEGGER annoncent un dépassement non seulement de la métaphysique mais de
l'ontologie. Toutefois l'introduction de Sein und Zeit (1928), qui est la clé de toute son œuvre ultérieure,
appelle ontologique la question qui constitue l'horizon de l'investigation phénoménologique à laquelle est
consacrée cette grande œuvre. L'analyse du Dasein, pour laquelle la phénoménologie est mobilisée, n'est
pas elle-même un simple éclaircissement existentiel de la réalité humaine : le Dasein [page 19.18.2]
désigne déjà un être (Sein) qui est lui-même le là (Da) de l’être en général ; si bien qu'il est toujours
question de l'être dans Sein und Zeit.
La pensée de HEIDEGGER regarde de deux côtés ; d'un côté elle penche vers le premier type d'ontologie
que nous avons discerné, vers le penser ascétique qui sans fin transcende toutes les déterminations
intelligibles ; à ce versant de l'œuvre de HEIDEGGER appartient sa critique de la « métaphysique », laquelle
manque et oublie la question de l’être en tant qu'être ; la métaphysique, en effet, s'arrête au souci de
l'ensemble de ce qui est (à l'ensemble de « l’étant » : Esprit, Nature, Dieu, etc.) ; certes la métaphysique pense
dans la référence à l'être, mais ne s'élève pas à la pensée de l'être ; c'est pourquoi aussi l'homme, cet étant
singulier à qui tous les étants apparaissent, y reste-t-il le centre de perspective, — et non l'être même.
S'il y a un problème du dépassement de la « métaphysique », c'est que le propre de la question de
l'être en tant qu'être est de demeurer dissimulée ; l’oubli tient à « l'essence de la vérité », si l'on entend par
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vérité non plus seulement l'accord des propositions énoncées par un sujet avec la constitution d'un objet,
comme dans la tradition classique, mais le dévoilement, la non-dissimulation, le laisser-être de ce qui se
montre. Ainsi, c'est au moment où il lie la question de l'être à celle de l'oubli et de la dissimulation que
HEIDEGGER se tient le plus près du premier courant de l'ontologie que nous avons discerné.
Si, en effet, l'être est primordialement dissimulé, la recherche de l'être prend l'allure d'une « remontée
au fondement ». C'est ce style qu'on retrouve dans les écrits principaux de HEIDEGGER ; tantôt on part de la
question de la temporalité, centre de gravité de toute la problématique du Dasein, selon Sein und Zeit ; tantôt
on part du principe leibnizien de raison suffisante, comme dans Vom Wesen des Grundes ; ou bien on amorce le
mouvement de l'ontologie dans un sentiment aussi nocturne que l'angoisse du néant, comme dans Was ist
Metaphysik ? Mais, quel que soit le point de départ, la « remontée au fondement » rappelle aussi bien l'élan de
la pensée des Présocratiques, vers l'Être (ou Principe, ou Logos), que le mouvement de la philosophie kantienne
vers l'inconditionné. Enfin, c'est ce style d'ascèse qui explique que HEIDEGGER parle aujourd'hui de dépasser non
seulement la métaphysique mais l'ontologie.
Et pourtant HEIDEGGER regarde aussi vers le second versant de l'ontologie, du côté de la tradition
intuitionniste, néo-platonicienne et romantique allemande ; non pas que sa philosophie soit à proprement parler
une philosophie de l'intuition ; mais on y parle volontiers en termes de dévoilement, d'ouverture, de présence :
ce langage laisse entendre qu'au-delà de la métaphysique, voire de l'ontologie, se produit quelque chose
comme une révélation de l'être ; non pas sans doute la vision soudaine du Phèdre de PLATON, ou la révélation
historique, événementielle, des religions positives ; on dirait plutôt que cette révélation a toujours déjà eu lieu
par le ministère de la parole poétique ; dans la poésie — et pour HEIDEGGER le poète par excellence est
HÖLDERLIN — réside « la possibilité de se trouver au milieu d'un existant qui soit existant révélé » (Hölderlin et
l'essence de la poésie) ; ainsi la dimension poétique du langage joue le rôle que jadis avait tenu la révélation
orphique pour la méditation platonicienne ; « le langage, dit la Lettre sur l'humanisme, le langage est la venue
à la fois éclairante et voilante de l'Être lui-même... (Il est) la maison de l'Être en laquelle l'homme habite et de
la sorte ek-siste, appartenant à la vérité de l'Être dont il assume la garde ».
La remontée au fondement n'est pas alors une tâche que le philosophe puisse se proposer en
avant de lui-même ; elle est déjà accomplie derrière lui, plus haut que lui, dans toute parole dont on
peut dire qu'elle parle l'homme, plutôt que l'homme ne la parle.
ONTOLOGIE ET DIALECTIQUE
Les deux courants que nous avons discernés, celui de la pensée ascétique qui échoue au seuil de
la Transcendance et celui de l'intuition qui donne l'expérience de l'origine infinie, ont ceci de commun que
le Principe dépasse le discours, du moins la prose de la vie quotidienne, de la science ou de la critique ;
c'est en cela que le Principe est transcendant et requiert soit le silence, soit la poésie, soit une vision audelà du langage et des déterminations constitutives du discours. Dès le début — c'est-à-dire, dès le
Sophiste de PLATON et même, plus tôt encore, dès la dialectique de l'école éléate — l'ontologie a été à la
recherche d'un discours absolu qui n'aurait plus l'être pour objet lointain de sa visée ou de sa vision,
mais qui serait le discours même de l'être ; les cinq genres du Sophiste — Être, Non-être, Mouvement,
Même, Autre — constituent la première grande séquence historique de concepts premiers. Ce discours,
s'il pouvait être complet, ne serait plus discours sur l'être ; mais l'être serait ce discours même, devenant
à travers ses moments posés, dépassés et retenus. Ainsi serait conjuré le péril de l'ineffable et tenu le
pari originel de la philosophie de ne jamais séparer l'Être du Logos, c'est-à-dire finalement du discours.
C'est à travers HEGEL, le HEGEL de la Logique plus que celui de la Phénoménologie de l'Esprit, que
l'ontologie contemporaine renoue avec la dialectique platonicienne ; ce renouveau de l'ontologie prend ici
figure de retour à HEGEL.
Ce retour à HEGEL peut prendre deux formes différentes : d'un côté, une simple répétition
compréhensive de la logique de HEGEL (ou si l'on veut au meilleur sens du mot, une apologétique
hégélienne) ; de l'autre, une tentative pour refaire, au XXe siècle, ce que HEGEL a fait au terme de la
philosophie classique, en incorporant, s'il est possible, au discours absolu les mouvements de pensée
posthégéliens issus précisément de la décomposition de la philosophie hégélienne.
HYPPOLITE a tenté dans Logique et existence de justifier le savoir absolu, en montrant comment
l'expérience humaine sous toutes ses formes « indique » l'identité de l'être et du savoir : « Il n'y aurait pas
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d'expérience possible sans la présupposition du savoir absolu, mais le chemin de l'expérience indique le savoir
absolu ». Cet hégélianisme veut conduire à l'alternative : ou le discours absolu ou l'ineffable et éluder la
position ambiguë de l'existentialisme, qui ne croit pas que puisse être surmontée la condition actuelle de la
parole humaine, prise dans le geste, vouée à la contestation, à l'anticipation incertaine, livrée aux retouches
indéfinies d'une histoire en suspens. L'ontologie c'est alors l'accomplissement de la vie, tout entière niée et
retenue dans l'élément de la parole. Ce postulat resterait le vœu pieux de la philosophie sans l'affirmation que
l'absolu est réflexion ; autrement dit l'être se donne un soi par le mouvement même qui fait qu'une catégorie,
— une détermination finie —, se fait autre, s'aliène ; ainsi l'être devient sa propre réflexion infinie ; c'est ce que
veut dire finalement l'affirmation que l'être est dialectique.
Mais cette réflexion, cette réflexion de l'être, est-elle notre réflexion, notre réflexion d'homme ?
À vrai dire cet hégélianisme évacue, plutôt qu'il ne le comprenne, le moment proprement humain de la
réflexion ; « le soi de la réflexion n'est plus le soi humain qui est pris en considération dans une
anthropologie ou dans une phénoménologie ». L'ontologie a ici une pointe anti-humaniste qu'elle n'avait
pas dans la philosophie des limites ou dans la philosophie de la participation. C'est au prix d'une radicale
réduction de l'humain, trop « humain », que [page 19.18.3] l'existence (de l'homme) est incluse dans la
logique (de l'être).
Mais une « répétition » de HEGEL suffit-elle ? Il y a une histoire, une pensée, une philosophie
post-hégéliennes dont il est difficile de dire qu'elles étaient comprises dans et par la logique de HEGEL
comme l’étaient les philosophies d'ARISTOTE, de LEIBNIZ, de KANT. D'où l'intérêt d'une refonte, d'une
recréation du système, destinées à surmonter à la fois la scission toujours renaissante de la logique et de
la phénoménologie au cœur de l'hégélianisme et le divorce de l'hégélianisme et de l'histoire posthégélienne.
La Logique de la philosophie d'Éric WEIL (1950) veut être ce « discours cohérent », le Logos de
l'homme dans son historicité. À la fois linéaire et circulaire, ce discours peut être parcouru à partir de n'importe
quelle catégorie et on doit y retrouver tous les discours partiels qui ont pu être tenus dans l'histoire. Tous les
discours partiels, qu'est-ce à dire ? Le philosophe sait bien qu'il y a quelque chose qui n'entre pas dans le
discours cohérent ; mais ce quelque chose — donné, singularité, choix, grâce — le philosophe ne le laisse hors
de la philosophie qu'autant que cela est rebelle à la parole elle-même. É. WEIL rassemble sous le nom de
violence tous les aspects de l'anti-discours ; mais dès que l'homme de la violence parle, il prétend être
compris ; il n'invoque plus la violence, mais l'universalité de la parole ; il entre dans le sens et tout sens est
moment d'un unique discours, sous peine de n'avoir pas de sens. Mais comment le discours sera-t-il articulé ?
C'est ici que la Logique de la philosophie veut être plus riche et plus souple que la logique hégélienne : comme
chez HEGEL il y a un discours et des catégories ; mais chaque catégorie plonge dans une « attitude » dont elle
fait affleurer le dire immanent ; le philosophe fait dire, laisse dire à chaque catégorie ce qu'elle veut dire ; et
c'est un fragment du discours cohérent.
Ainsi l'homme qui, par modestie, veut s'en tenir, avec la science, à un discours fini sur le fini ou,
avec la philosophie transcendantale, à la réflexion sur la possibilité du discours concret a déjà, sans le
remarquer, dépassé sa fonction limitée ; il a déjà regardé l'individu du point de vue de la raison et atteint
la coïncidence de la liberté, de la raison et de l'être : « un seul pas à faire, une seule preuve de courage
à fournir, et le discours cohérent et tronqué se transformera en discours absolument cohérent, infini à la
fois et fermé sur lui-même ». Ce pas qui conduit du discours de l'individu au discours de la philosophie,
est aussi le geste qui tranche « le mélange du discours et de la violence » qui est l'individu ; ce pas, ce
geste, le philosophe choisit de les faire ; il est sans argument contre celui qui les refuse, puisque tout
argument en faveur du discours présuppose qu'on ait opté pour le discours ; mais le philosophe, c'est-àdire l'homme du discours absolument cohérent, rend compte du discours qui se veut fini.
Comme chez HEGEL, l'âme du discours est la négativité : « C'est la négativité, non la positivité,
qui tient ensemble ciel et terre ; c'est la contradiction qui est le sang et le souffle de l'être. L'Être
immobile, l'Être du discours unique de l'ancienne ontologie est le néant et la mort : il est comme la
somme des contradictions, plus exactement comme la réconciliation des contradictions à travers les
contradictions ».
Autant dire qu'il y a sagesse, mais non pas de sage : car il n'est pas d'individu arrivé au terme
de la violence ; il y a sagesse, mais cette sagesse est entièrement discours. Cette conséquence de la
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nouvelle ontologie est frappante : l'Être de « l'ancienne ontologie » n'est plus à ses yeux qu'immobilité et
mort ; c'est pourtant cette ancienne ontologie qui avait vu l'identité de l'Être et de l'Acte et la complicité
en profondeur entre cet Acte et l'intériorité du moi. Dans la Logique de la philosophie, l'individu humain
n'est pas proprement fondé et justifié comme dans la philosophie de la participation ; car l'individu n'a
pas de discours cohérent à lui ; s'opposant comme violence à la violence, il reste déterminé par la
violence : c'est seulement en tant qu'homme universel, c'est-à-dire en tant que porteur du discours
absolument cohérent, qu'il voit. La philosophie n'est plus discours sur la polarité de l'Acte pur et de l'acte
participant, mais l'unicité du discours cohérent qui lui-même est être, vérité, liberté et, par là même,
sagesse.
Paul RICŒUR
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
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Renouveau de l'ontologie
IIA86, dans Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p.
19.16.15 à 19.18.3
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Note éditoriale
« Renouveau de l’ontologie » est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie française (située
dans la Section B : État des problèmes et moyens d’investigation. Chapitre 1 : Les disciplines
philosophiques et leurs problèmes actuels), parue en 1957. Ce texte est avant tout une petite
introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant qu’il propose, autour du thème de
l’ontologie, un regard panoramique des grands courants philosophiques de la fin du XIXème siècle
jusqu’aux années 50 du XXème siècle.
De plus, on peut lire ce texte comme un petit traité d’un problème philosophique fondamental.
D’après Ricœur, l’ontologie se trouve dès le début dans une situation aporétique : toute question fait
allusion de l’être, mais est-il possible de produire par là « une doctrine de l’être, c’est-à-dire une
ontologie ? L’allusion à l’être peut-elle s’organiser en savoir de l’être ? » (p. 19.16.15). Les renouveaux
de l’ontologie du XXème siècle ne font que répéter, selon Ricœur, cette situation aporétique de la pensée
qui tâche d’interroger l’être.
Ce texte se situe donc dans la longue réflexion ontologique de Ricœur. En amont, ce texte
rappelle son Gabriel Marcel et Karl Jaspers : philosophie du mystère et philosophie du paradoxe (Éditions
du Temps présent, 1947), dans lequel il s’agissait du rapport entre l’existence et l’être. En aval, ce texte
anticipe la critique que Ricœur lancera à Heidegger dans La métaphore vive (Éditions du Seuil, 1975,
19972, p. 395-98). Le maître allemand se prétend le seul qui sache revivifier la pensée de l’être, mais
Ricœur signalera que toute philosophie digne de ce nom prend au sérieux la question du rapport entre
l’être et la pensée. Comme notre texte le montre, l’approche heideggérienne n’est en fait qu’une manière,
parmi d’autres, d’aborder la question ontologique.
(Q. KUANG pour le Fonds Ricœur)
Mots-clés : ontologie, philosophie des limites, philosophie de l’intuition, philosophie du discours, Kant,
Karl Jaspers, Bergson, Louis Lavelle, Gabriel Marcel, Heidegger, Hegel, Éric Weil.
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[page 19.16.15]
L
'ontologie c'est la doctrine de l'être, en quelque sens que l'on prenne le mot être. Et parler
d'être, c'est toujours, même si l'on se propose de parler de renouveau de l’ontologie, par
exemple après une période d'oubli ou d'éclipse, rénover et par conséquent répéter la plus
ancienne des questions de la philosophie, la question grecque par excellence : « Qu'est-ce qui est ? » et
plus radicalement : « Qu'est-ce que l'être pour tout ce qui est ? » Ce sont les Présocratiques et
principalement PARMÉNIDE et HÉRACLITE qui ont transmis à PLATON et ARISTOTE cette question à la fois
préalable et englobante, sous laquelle viennent se placer la question de la nature, la question de
l'homme et des dieux, la question de la connaissance, la question de la morale et de la politique. Que l'on
parle des choses de la nature qui naissent, deviennent, meurent, se succèdent, de l'homme qui existe et
cherche, des dieux qui mettent en ordre et gouvernent le tout, de la vérité et de l'errance, de la justice
et du tyran, on fait toujours allusion à l'être — car dire ce qui vient à l'être, ce qui a à être, ce qui est
conforme à l'être, ce qui doit être et ce qui ne devrait pas être, c'est toujours cligner du côté de l'être
tout en parlant d'autre chose que lui.
Mais la question de l'être, toujours préalable et englobante, permet-elle une doctrine de l'être,
c'està-dire une ontologie ? L'allusion à l'être peut-elle s'organiser en savoir de l'être ?
Tout renouveau de l'ontologie est en même temps répétition des embarras initiaux, ou, comme
on dit, des « apories » de l'ontologie.
La philosophie grecque lègue, avec la question même de l'être, toutes les difficultés issues de la
liaison entre être et essence d'une part, être et substance d'autre part ; en même temps elle pose la
question de savoir si l'ontologie est nécessairement une théologie rationnelle ; enfin et surtout elle
propose plusieurs solutions possibles de ces difficultés.
1) La position d’un Principe qui sans doute transcende toutes les déterminations intelligibles,
mais qui est encore appréhendé par un acte de pensée, même s'il n'est plus connu à la façon des choses
multiples.
2) La vision du Transcendant, par delà toutes les déterminations intelligibles, par delà tout
discours, vision qui coïncide avec la plus extrême intériorité de l'âme à elle-même.
3) La patiente construction dialectique des déterminations les plus hautes de l'être (Être, Nonêtre, Mouvement, Même, Autre), chaque détermination s'annulant non dans la vision sans discours, mais
dans le mouvement même des déterminations ultérieures, donc dans le devenir même du discours
philosophique.
Ce sont ces trois possibilités ouvertes par l'ontologie des Grecs, qui vont nous permettre de
reconstruire les trois dimensions principales de l'ontologie de ce dernier demi-siècle.
LA PENSÉE DE L'ÊTRE COMME PENSÉE DES LIMITES
C'est à travers KANT que vient jusqu'à nous la grande thèse des Grecs, qu'on trouve déjà
énoncée chez ANAXIMANDRE, le Présocratique ionien, selon laquelle la pensée du Principe ne comporte
aucune des déterminations qui conviennent aux choses qui viennent « après le Premier ».
À travers KANT ; mais à travers un KANT arraché à l'interprétation scientiste et positiviste commune aux
diverses formes du néo-kantisme ; à travers un KANT rétabli dans toute l'ampleur de son dessein
métaphysique ; en effet, dans son économie totale, le kantisme n'était pas seulement une investigation de
l'empire des phénomènes et une critique [page 19.16.16] des conditions de leur objectivité ; il était cela, parce
qu'il était aussi autre chose, parce qu'il posait au fondement du phénomène la pensée de l'inconditionné et ainsi
limitait les prétentions du « phénomène » (ou plutôt de l'expérience des phénomènes, de la sensibilité) à
constituer l'ultime réalité.
En ce sens l'ontologie, la science de l'être, est impossible ; mais la pensée de l'être, inconvertible en
savoir, remet à sa place et, si l'on peut dire, rappelle à la modestie la connaissance phénoménale. Tout limitatif
que soit l'usage de l'en soi dans la philosophie kantienne, l'en soi est un concept indispensable à l'équilibre total
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du système. Peut-être lirionsnous mieux KANT si nous savions reconnaître dans sa distinction de la pensée
(Denken) et de la connaissance (Erkennen), de la pensée de l'inconditionné et de la connaissance des
phénomènes, la répétition de l'antique distinction grecque entre le Principe, l'Arkhê — et les étants — ta onta. Il
n'y a pas de différence fondamentale entre l'Arkhê présocratique et l'inconditionné kantien ; pas de différence,
sinon une conscience plus aiguë de l'impossibilité de connaître le Principe, d'en faire la science. C'est pourquoi
avec KANT l'Arkhê s'appelle Limite.
On peut rattacher à cette ontologie impossible du kantisme toutes les formes contemporaines de
la philosophie de l'être qui ont accentué la transcendance de l'être à toute tentative d'objectivation, à
toute connaissance par expérience ou par notion. L'éventail de ces métaphysiques, qui sont à des titres
divers des ontologies impossibles, est largement ouvert.
La tradition française de la « philosophie réflexive », illustrée par LACHELIER et LAGNEAU,
constitue, en pleine période positiviste, et alors que triomphent les interprétations plus ou moins
phénoménalistes de KANT lui-même, l'élan de la véritable métaphysique kantienne. « L'affirmation
originaire » de Jean NABERT dans ses Éléments pour une éthique s'inscrit aussi dans la perspective d'une
pensée qui est à la fois pensée de la pensée et pensée de l'être, et qui ne s'épuise pas dans l'élaboration
de la connaissance par objets, ni même dans la constitution d'une moralité à la fois expérimentale et
raisonnée.
La « philosophie de l'existence », de son côté, reste très kantienne en son inspiration foncière
lorsqu'elle articule, avec Karl JASPERS, l'investigation de l'existence humaine sur une métaphysique de
l'être transcendant. Il est vrai que Karl JASPERS appelle « foi philosophique » et non point « pensée de
l'être » cette appréhension de l'englobant absolu ; cela est vrai ; mais KANT aussi avait tenté de lier à son
agnosticisme spéculatif une sorte de « croyance rationnelle » solidaire de la vie morale ; mais surtout
cette « foi philosophique », chez Karl JASPERS, ne demeure philosophique (comme d'ailleurs la croyance
rationnelle dans la Critique de la raison pratique) que grâce à la « pensée » qui sous-tend encore les
expériences de transcendance que Karl JASPERS emprunte tantôt à l'expérience religieuse du
christianisme classique, tantôt à la tradition de la philosophie et de la poésie romantiques allemandes
(telle la « passion de la nuit » ou les « chiffres » quasi-esthétiques à travers lesquels l'être se laisse
contempler). Quelle est cette « pensée » qui assure la tenue philosophique de la « foi » ? C'est une
pensée qui échoue activement, par son mouvement même pour transcender toutes les déterminations
intelligibles ; « l'incrustable » qu'elle appréhende est fait de « concepts-limites » aussitôt biffés que
posés.
Telle est la première voie de l'ontologie moderne, celle qui prolonge l'ontologie impossible du
kantisme et, par-delà le kantisme, la thèse grecque selon laquelle le Premier est au-delà de l'essence,
transcendant à toutes les déterminations ontologiques. Ces ontologies « en creux » ne se soutiennent
que par l'ascèse même de la pensée qui s'épuise à se surmonter.
ONTOLOGIE ET INTUITION
Une ontologie est-elle possible qui n'ait jamais recours à quelque intuition, à quelque vision de
l’être ? L'histoire de la philosophie autorise à en douter. L'intermédiaire entre les Grecs et nous c'est le
néo-platonisme qui a opté pour une interprétation nettement intuitionniste, voire visionnaire, du
platonisme. La grande philosophie de l'intuition vient ensuite jusqu'à nous à travers toutes les
restaurations du néo-platonisme, de S. AUGUSTIN à la Renaissance, puis à travers SPINOZA et sa
connaissance du « troisième genre », enfin à travers la philosophie romantique allemande, SCHELLING en
tête. On peut ainsi suivre la ligne de l'intuition, entremêlée à celle du penser ascétique.
Ce qui est frappant, dans cette tradition, c'est qu'elle a toujours fait coïncider la vision de l'être
avec le retour à soi d'un moi égaré loin de son centre, dispersé dans la durée, éparpillé par les intérêts
pratiques, ensorcelé par le désir de ce qu'elle n'a pas encore et le regret de ce qu'elle n'a plus.
Autrement dit les philosophes de l'intuition sont par excellence les philosophes de l'intériorité, du
recueillement.
Ce n'est pas par hasard que BERGSON a préféré à tout autre terme, en dépit de ses équivoques,
celui d’intuition pour dire ce degré suprême de conscience et de connaissance. Alors que l'intelligence est
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« la vie... regardant au dehors, s'extériorisant par rapport à elle-même », la philosophie met fin à cette
distraction initiale ; elle fait « violence à l'esprit » pour « remonter la pente naturelle de l'intelligence ».
Ce reflux de l'agir au voir est rendu possible par une véritable réminiscence de l'origine représentée
dans le bergsonisme par « la frange » d'intuition qui demeure autour du noyau d'intelligence ; il y a en outre,
dans le bergsonisme comme dans le platonisme, une préparation méthodique à l'intuition, constituée non plus
par les disciplines mathématiques mais par les disciplines biologiques qui nous mettent en face du tout de la
vie, et nous apprennent à nous libérer des schèmes mécanistes et finalistes trop familiers à notre intelligence ;
la critique des pseudoproblèmes — désordre, néant, possible — joint son action corrective à cette
propédeutique ; finalement BERGSON professe, comme PLATON et PLOTIN, que la philosophie est le passage de la
connaissance discursive à la vision simple. Cette vision simple, BERGSON l'interprète parfois dans les termes
d'une sorte d'empirisme spiritualiste, la métaphysique apparaissant comme un secteur d'expérience — et même
de perception — à côté de celui de la science, les deux puissances juxtaposées se partageant l'empire de
l'expérience intégrale. Mais l'accent est finalement plotinien, lorsque le philosophe se prend à chanter le retour
à l'origine et l'être retrouvé ; ce sont les mots chers aux néo-platoniciens qui viennent alors au philosophe :
« Dans l'absolu nous sommes, nous circulons, nous vivons ».
Comme dans toutes les philosophies néo-platoniciennes le tout de la vie ne se découvre qu'à celui qui
fait retour à soi : c'est la purification de l'acte libre, l'approfondissement du moi, qui supporte cette apparente
distraction du moi dans l'immense empire exploré par le biologiste.
[page 19.18.1] C'est pourquoi BERGSON parle indifféremment d'une « dilatation » de l'expérience
intégrale et d'une « tension » de l'intuition philosophique opposée à « l'extension » de la connaissance
vulgaire et pragmatique. L'intuition est un voir, mais proportionné à un effort. Le geste philosophique du
bergsonisme est donc bien parent de celui du néoplatonisme : le retour à l'origine des choses par la voie
de l'intuition y coïncide avec l'odyssée de la conscience elle-même.
Ce n'est point brouiller les différences que de placer BERGSON et LAVELLE sous le même patronage
néo-platonicien ; aussi bien ne s'agit-il ici que de suggérer une voie d'accès tout en faisant sentir
l'étonnante permanence de la question de l'être des Grecs à nous-mêmes, sous l'apparence d'un
renouveau de l'ontologie.
Ce n'est pas la biologie qui sert de propédeutique à l'intuition philosophique chez LAVELLE, c'est ce que
la tradition classique, de DESCARTES et SPINOZA à LACHELIER et HAMELIN, avait appelé la vie de l'esprit et n'avait
jamais séparé de la conscience et de la réflexion, bref de l'exercice du « Je » pensant. Par une méthode de
débordement, de dépassement par l'intérieur, LAVELLE entend retrouver une puissance d'affirmation qui se pose
et me pose tout à la fois, ou, en sens inverse, un fait primitif qui me constitue tout en me faisant participer à
l'être.
L'intuition jalonne ainsi tous les moments de cette Dialectique de l'éternel présent. L'affirmation par soi
de l'être — « l’Être est » — n'est pas pure indétermination intellectuelle mais intuition d'un Acte présent à soi,
antérieurement à la décomposition et à l'opposition du gnoséologique et de l'ontologique. Ainsi LAVELLE croit-il
pouvoir parler d'une expérience pure de l'Être total, dont le verbe — la copule — est seulement le témoin pour
un entendement fini ; c'est cette puissance absolue de l'affirmation qui nourrit de sa sève toutes les
affirmations particulières ; sujet, objet, phénomène, relation ne sont plus que des produits d'analyse de cet
Être-Acte.
Est-ce à dire que la « présence totale » exclue toute ascèse du penser ? Nullement ; la restauration,
dans sa priorité ontologique, de la puissance infinie d'affirmation passe nécessairement par une critique de
l'antériorité du néant, du possible, de l'intelligence aussi, du bien même, du moi enfin ; mais l'ascèse de la
pensée n'est que l'enveloppe conceptuelle de la participation à l'être. C'est la participation qui sous-tend la
pensée et non l'inverse.
Ainsi d'un côté est retrouvé l'argument ontologique, qui ne signifie pas autre chose que l'identité de
l'Être et de son Idée ; non point que l'Idée implique géométriquement l'Être ; mais l'Être, en tant qu'acte de sa
propre genèse, se laisse participer par des êtres finis par le moyen de l'Idée qui lui est identique. De l'autre
côté la participation ne se soutient que par mon acte, conscient de lui-même, responsable de lui-même, donc
toujours capable de se refuser. Mais cet acte n'est accompli et heureux que quand il se fait consentement à
l'être ; alors la participation est à la fois création de soi par soi et inclusion dans l'intimité d'une puissance
créatrice que je limite et qui est elle-même sans limitation.
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Cette ontologie rend-elle compte de l'individualité, de l'histoire, du mal et surtout de ce caractère à la
fois signifiant et hasardeux des entreprises humaines ? On peut en discuter ; il reste que l'intention de LAVELLE
était non d'engloutir, mais de justifier l'individualité et son libre choix ; précisément parce qu'elle procède de la
participation, « la démarche qui promeut l'individu particulier dans l'existence n'est pas une chute » (L'Acte, p.
359). La participation, aux yeux de LAVELLE, devait réaliser la synthèse de la séparation et de l'union et indiquer
au philosophe la voie étroite qui s'avance entre deux abîmes : celui d'un panthéisme où toutes les différences
seraient fictivement annulées et celui d'un existentialisme où le surgissement de chaque existence pour ellemême et de toutes les existences les unes par rapport aux autres serait radicalement fortuit et irrationnel.
La tradition de l'intuition ontologique est vaste et ramifiée ; on ne saurait la réduire, dans la
philosophie contemporaine, au couple BERGSON-LAVELLE ; on a retenu ces deux penseurs parce que ce
sont les deux exemples les plus purs de la résurgence du néo-platonisme, du spinozisme et de
l'idéalisme schellingien, en pleine pensée contemporaine. De plus la ligne de l'ascèse du penser et celle
de l'intuition ne cessent de se mêler et d'engendrer des figures complexes difficiles à situer dans un
schéma aussi simplifié. On a évoqué Karl JASPERS à propos de la marche à l'échec du penser qui
transcende toutes les déterminations de l'être ; mais sa difficile doctrine des « chiffres » ressortit aussi
bien à la tradition néo-platonicienne, à travers la philosophie romantique et dans le prolongement de
SCHELLING. Avec beaucoup plus de prudence que LAVELLE et même que K. JASPERS (dans la partie
romantique de sa métaphysique), G. MARCEL a recours également à ce qu'il appelle une « intuition
aveuglée » de l'être pour rendre compte du passage du « problème » au « mystère » (qu'il appelle
parfois le méta-problématique). Mais le philosophe qui, aujourd'hui, ne revendique plus d'autre étiquette
que celle de néo-socratique se méfie de la spéculation sur l’être qui risque « d'hypostasier quelque chose
qui nous semble être l'inqualifié par excellence » (Être et avoir) ; du moins s'en méfie-t-il aussi
longtemps que cette idée reste dans le registre du « penser que », plutôt que dans celui du « penser
à… » (qui est celui de l'invocation plus que celui de la considération ou de la spéculation) ; sa méfiance à
l'égard des philosophies spéculatives tient en outre au soupçon que ces philosophies ne prennent pas au
sérieux les mille suggestions décourageantes qui procèdent de la condition humaine et invitent
proprement à la « trahison ». Il est clair qu'à ses yeux la philosophie de LAVELLE échappe difficilement à
ce soupçon.
C'est pourquoi, même quand G. MARCEL parle en termes presque lavelliens d'une « certaine affirmation
que je suis plutôt que je ne la profère » (Position et approche concrète du mystère ontologique), sa philosophie
du mystère a un accent moins triomphant que la philosophie lavellienne de la participation à l'être. Toute
l'œuvre proprement ontologique de G. MARCEL est plutôt une tentative, une exploration, un coup de sonde du
côté du mystérieux, qu'une intuition plénière de l'acte générateur de la réflexion elle-même. Ainsi « l'expérience
de la présence », « l'intuition » qui est à la racine de toute fidélité, restent une expérience et une intuition
« aveuglées » ; il faut une réflexion sur la réflexion, une « réflexion seconde », pour récupérer ce que LAVELLE
appelle la puissance infinie d'auto-affirmation ; il y faut une réflexion sur notre expérience humaine de la
fidélité, de l'espérance, une réflexion enfin sur toutes les expériences ambiguës, indécises, dont G. MARCEL tente
de discerner le « poids ontologique ».
On situerait assez bien l'œuvre de Martin HEIDEGGER au point où convergent l'ascèse du penser et
l'intuition hyper-essentielle, si le dessein du philosophe de Fribourg était de restaurer l'ontologie. Mais les
derniers écrits de HEIDEGGER annoncent un dépassement non seulement de la métaphysique mais de
l'ontologie. Toutefois l'introduction de Sein und Zeit (1928), qui est la clé de toute son œuvre ultérieure,
appelle ontologique la question qui constitue l'horizon de l'investigation phénoménologique à laquelle est
consacrée cette grande œuvre. L'analyse du Dasein, pour laquelle la phénoménologie est mobilisée, n'est
pas elle-même un simple éclaircissement existentiel de la réalité humaine : le Dasein [page 19.18.2]
désigne déjà un être (Sein) qui est lui-même le là (Da) de l’être en général ; si bien qu'il est toujours
question de l'être dans Sein und Zeit.
La pensée de HEIDEGGER regarde de deux côtés ; d'un côté elle penche vers le premier type d'ontologie
que nous avons discerné, vers le penser ascétique qui sans fin transcende toutes les déterminations
intelligibles ; à ce versant de l'œuvre de HEIDEGGER appartient sa critique de la « métaphysique », laquelle
manque et oublie la question de l’être en tant qu'être ; la métaphysique, en effet, s'arrête au souci de
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l'ensemble de ce qui est (à l'ensemble de « l’étant » : Esprit, Nature, Dieu, etc.) ; certes la métaphysique pense
dans la référence à l'être, mais ne s'élève pas à la pensée de l'être ; c'est pourquoi aussi l'homme, cet étant
singulier à qui tous les étants apparaissent, y reste-t-il le centre de perspective, — et non l'être même.
S'il y a un problème du dépassement de la « métaphysique », c'est que le propre de la question de
l'être en tant qu'être est de demeurer dissimulée ; l’oubli tient à « l'essence de la vérité », si l'on entend par
vérité non plus seulement l'accord des propositions énoncées par un sujet avec la constitution d'un objet,
comme dans la tradition classique, mais le dévoilement, la non-dissimulation, le laisser-être de ce qui se
montre. Ainsi, c'est au moment où il lie la question de l'être à celle de l'oubli et de la dissimulation que
HEIDEGGER se tient le plus près du premier courant de l'ontologie que nous avons discerné.
Si, en effet, l'être est primordialement dissimulé, la recherche de l'être prend l'allure d'une « remontée
au fondement ». C'est ce style qu'on retrouve dans les écrits principaux de HEIDEGGER ; tantôt on part de la
question de la temporalité, centre de gravité de toute la problématique du Dasein, selon Sein und Zeit ; tantôt
on part du principe leibnizien de raison suffisante, comme dans Vom Wesen des Grundes ; ou bien on amorce le
mouvement de l'ontologie dans un sentiment aussi nocturne que l'angoisse du néant, comme dans Was ist
Metaphysik ? Mais, quel que soit le point de départ, la « remontée au fondement » rappelle aussi bien l'élan de
la pensée des Présocratiques, vers l'Être (ou Principe, ou Logos), que le mouvement de la philosophie kantienne
vers l'inconditionné. Enfin, c'est ce style d'ascèse qui explique que HEIDEGGER parle aujourd'hui de dépasser non
seulement la métaphysique mais l'ontologie.
Et pourtant HEIDEGGER regarde aussi vers le second versant de l'ontologie, du côté de la tradition
intuitionniste, néo-platonicienne et romantique allemande ; non pas que sa philosophie soit à proprement parler
une philosophie de l'intuition ; mais on y parle volontiers en termes de dévoilement, d'ouverture, de présence :
ce langage laisse entendre qu'au-delà de la métaphysique, voire de l'ontologie, se produit quelque chose
comme une révélation de l'être ; non pas sans doute la vision soudaine du Phèdre de PLATON, ou la révélation
historique, événementielle, des religions positives ; on dirait plutôt que cette révélation a toujours déjà eu lieu
par le ministère de la parole poétique ; dans la poésie — et pour HEIDEGGER le poète par excellence est
HÖLDERLIN — réside « la possibilité de se trouver au milieu d'un existant qui soit existant révélé » (Hölderlin et
l'essence de la poésie) ; ainsi la dimension poétique du langage joue le rôle que jadis avait tenu la révélation
orphique pour la méditation platonicienne ; « le langage, dit la Lettre sur l'humanisme, le langage est la venue
à la fois éclairante et voilante de l'Être lui-même... (Il est) la maison de l'Être en laquelle l'homme habite et de
la sorte ek-siste, appartenant à la vérité de l'Être dont il assume la garde ».
La remontée au fondement n'est pas alors une tâche que le philosophe puisse se proposer en
avant de lui-même ; elle est déjà accomplie derrière lui, plus haut que lui, dans toute parole dont on
peut dire qu'elle parle l'homme, plutôt que l'homme ne la parle.
ONTOLOGIE ET DIALECTIQUE
Les deux courants que nous avons discernés, celui de la pensée ascétique qui échoue au seuil de
la Transcendance et celui de l'intuition qui donne l'expérience de l'origine infinie, ont ceci de commun que
le Principe dépasse le discours, du moins la prose de la vie quotidienne, de la science ou de la critique ;
c'est en cela que le Principe est transcendant et requiert soit le silence, soit la poésie, soit une vision audelà du langage et des déterminations constitutives du discours. Dès le début — c'est-à-dire, dès le
Sophiste de PLATON et même, plus tôt encore, dès la dialectique de l'école éléate — l'ontologie a été à la
recherche d'un discours absolu qui n'aurait plus l'être pour objet lointain de sa visée ou de sa vision,
mais qui serait le discours même de l'être ; les cinq genres du Sophiste — Être, Non-être, Mouvement,
Même, Autre — constituent la première grande séquence historique de concepts premiers. Ce discours,
s'il pouvait être complet, ne serait plus discours sur l'être ; mais l'être serait ce discours même, devenant
à travers ses moments posés, dépassés et retenus. Ainsi serait conjuré le péril de l'ineffable et tenu le
pari originel de la philosophie de ne jamais séparer l'Être du Logos, c'est-à-dire finalement du discours.
C'est à travers HEGEL, le HEGEL de la Logique plus que celui de la Phénoménologie de l'Esprit, que
l'ontologie contemporaine renoue avec la dialectique platonicienne ; ce renouveau de l'ontologie prend ici
figure de retour à HEGEL.
Ce retour à HEGEL peut prendre deux formes différentes : d'un côté, une simple répétition
compréhensive de la logique de HEGEL (ou si l'on veut au meilleur sens du mot, une apologétique
hégélienne) ; de l'autre, une tentative pour refaire, au XXe siècle, ce que HEGEL a fait au terme de la
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philosophie classique, en incorporant, s'il est possible, au discours absolu les mouvements de pensée
posthégéliens issus précisément de la décomposition de la philosophie hégélienne.
HYPPOLITE a tenté dans Logique et existence de justifier le savoir absolu, en montrant comment
l'expérience humaine sous toutes ses formes « indique » l'identité de l'être et du savoir : « Il n'y aurait pas
d'expérience possible sans la présupposition du savoir absolu, mais le chemin de l'expérience indique le savoir
absolu ». Cet hégélianisme veut conduire à l'alternative : ou le discours absolu ou l'ineffable et éluder la
position ambiguë de l'existentialisme, qui ne croit pas que puisse être surmontée la condition actuelle de la
parole humaine, prise dans le geste, vouée à la contestation, à l'anticipation incertaine, livrée aux retouches
indéfinies d'une histoire en suspens. L'ontologie c'est alors l'accomplissement de la vie, tout entière niée et
retenue dans l'élément de la parole. Ce postulat resterait le vœu pieux de la philosophie sans l'affirmation que
l'absolu est réflexion ; autrement dit l'être se donne un soi par le mouvement même qui fait qu'une catégorie,
— une détermination finie —, se fait autre, s'aliène ; ainsi l'être devient sa propre réflexion infinie ; c'est ce que
veut dire finalement l'affirmation que l'être est dialectique.
Mais cette réflexion, cette réflexion de l'être, est-elle notre réflexion, notre réflexion d'homme ?
À vrai dire cet hégélianisme évacue, plutôt qu'il ne le comprenne, le moment proprement humain de la
réflexion ; « le soi de la réflexion n'est plus le soi humain qui est pris en considération dans une
anthropologie ou dans une phénoménologie ». L'ontologie a ici une pointe anti-humaniste qu'elle n'avait
pas dans la philosophie des limites ou dans la philosophie de la participation. C'est au prix d'une radicale
réduction de l'humain, trop « humain », que [page 19.18.3] l'existence (de l'homme) est incluse dans la
logique (de l'être).
Mais une « répétition » de HEGEL suffit-elle ? Il y a une histoire, une pensée, une philosophie
post-hégéliennes dont il est difficile de dire qu'elles étaient comprises dans et par la logique de HEGEL
comme l’étaient les philosophies d'ARISTOTE, de LEIBNIZ, de KANT. D'où l'intérêt d'une refonte, d'une
recréation du système, destinées à surmonter à la fois la scission toujours renaissante de la logique et de
la phénoménologie au cœur de l'hégélianisme et le divorce de l'hégélianisme et de l'histoire posthégélienne.
La Logique de la philosophie d'Éric WEIL (1950) veut être ce « discours cohérent », le Logos de
l'homme dans son historicité. À la fois linéaire et circulaire, ce discours peut être parcouru à partir de n'importe
quelle catégorie et on doit y retrouver tous les discours partiels qui ont pu être tenus dans l'histoire. Tous les
discours partiels, qu'est-ce à dire ? Le philosophe sait bien qu'il y a quelque chose qui n'entre pas dans le
discours cohérent ; mais ce quelque chose — donné, singularité, choix, grâce — le philosophe ne le laisse hors
de la philosophie qu'autant que cela est rebelle à la parole elle-même. É. WEIL rassemble sous le nom de
violence tous les aspects de l'anti-discours ; mais dès que l'homme de la violence parle, il prétend être
compris ; il n'invoque plus la violence, mais l'universalité de la parole ; il entre dans le sens et tout sens est
moment d'un unique discours, sous peine de n'avoir pas de sens. Mais comment le discours sera-t-il articulé ?
C'est ici que la Logique de la philosophie veut être plus riche et plus souple que la logique hégélienne : comme
chez HEGEL il y a un discours et des catégories ; mais chaque catégorie plonge dans une « attitude » dont elle
fait affleurer le dire immanent ; le philosophe fait dire, laisse dire à chaque catégorie ce qu'elle veut dire ; et
c'est un fragment du discours cohérent.
Ainsi l'homme qui, par modestie, veut s'en tenir, avec la science, à un discours fini sur le fini ou,
avec la philosophie transcendantale, à la réflexion sur la possibilité du discours concret a déjà, sans le
remarquer, dépassé sa fonction limitée ; il a déjà regardé l'individu du point de vue de la raison et atteint
la coïncidence de la liberté, de la raison et de l'être : « un seul pas à faire, une seule preuve de courage
à fournir, et le discours cohérent et tronqué se transformera en discours absolument cohérent, infini à la
fois et fermé sur lui-même ». Ce pas qui conduit du discours de l'individu au discours de la philosophie,
est aussi le geste qui tranche « le mélange du discours et de la violence » qui est l'individu ; ce pas, ce
geste, le philosophe choisit de les faire ; il est sans argument contre celui qui les refuse, puisque tout
argument en faveur du discours présuppose qu'on ait opté pour le discours ; mais le philosophe, c'est-àdire l'homme du discours absolument cohérent, rend compte du discours qui se veut fini.
Comme chez HEGEL, l'âme du discours est la négativité : « C'est la négativité, non la positivité,
qui tient ensemble ciel et terre ; c'est la contradiction qui est le sang et le souffle de l'être. L'Être
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immobile, l'Être du discours unique de l'ancienne ontologie est le néant et la mort : il est comme la
somme des contradictions, plus exactement comme la réconciliation des contradictions à travers les
contradictions ».
Autant dire qu'il y a sagesse, mais non pas de sage : car il n'est pas d'individu arrivé au terme
de la violence ; il y a sagesse, mais cette sagesse est entièrement discours. Cette conséquence de la
nouvelle ontologie est frappante : l'Être de « l'ancienne ontologie » n'est plus à ses yeux qu'immobilité et
mort ; c'est pourtant cette ancienne ontologie qui avait vu l'identité de l'Être et de l'Acte et la complicité
en profondeur entre cet Acte et l'intériorité du moi. Dans la Logique de la philosophie, l'individu humain
n'est pas proprement fondé et justifié comme dans la philosophie de la participation ; car l'individu n'a
pas de discours cohérent à lui ; s'opposant comme violence à la violence, il reste déterminé par la
violence : c'est seulement en tant qu'homme universel, c'est-à-dire en tant que porteur du discours
absolument cohérent, qu'il voit. La philosophie n'est plus discours sur la polarité de l'Acte pur et de l'acte
participant, mais l'unicité du discours cohérent qui lui-même est être, vérité, liberté et, par là même,
sagesse.
Paul RICŒUR
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
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IIA86, dans Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p.
19.16.15 à 19.18.3
© Comité éditorial du Fonds Ricœur
Note éditoriale
« Renouveau de l’ontologie » est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie française (située
dans la Section B : État des problèmes et moyens d’investigation. Chapitre 1 : Les disciplines
philosophiques et leurs problèmes actuels), parue en 1957. Ce texte est avant tout une petite
introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant qu’il propose, autour du thème de
l’ontologie, un regard panoramique des grands courants philosophiques de la fin du XIXème siècle
jusqu’aux années 50 du XXème siècle.
De plus, on peut lire ce texte comme un petit traité d’un problème philosophique fondamental.
D’après Ricœur, l’ontologie se trouve dès le début dans une situation aporétique : toute question fait
allusion de l’être, mais est-il possible de produire par là « une doctrine de l’être, c’est-à-dire une
ontologie ? L’allusion à l’être peut-elle s’organiser en savoir de l’être ? » (p. 19.16.15). Les renouveaux
de l’ontologie du XXème siècle ne font que répéter, selon Ricœur, cette situation aporétique de la pensée
qui tâche d’interroger l’être.
Ce texte se situe donc dans la longue réflexion ontologique de Ricœur. En amont, ce texte
rappelle son Gabriel Marcel et Karl Jaspers : philosophie du mystère et philosophie du paradoxe (Éditions
du Temps présent, 1947), dans lequel il s’agissait du rapport entre l’existence et l’être. En aval, ce texte
anticipe la critique que Ricœur lancera à Heidegger dans La métaphore vive (Éditions du Seuil, 1975,
19972, p. 395-98). Le maître allemand se prétend le seul qui sache revivifier la pensée de l’être, mais
Ricœur signalera que toute philosophie digne de ce nom prend au sérieux la question du rapport entre
l’être et la pensée. Comme notre texte le montre, l’approche heideggérienne n’est en fait qu’une manière,
parmi d’autres, d’aborder la question ontologique.
(Q. KUANG pour le Fonds Ricœur)
Mots-clés : ontologie, philosophie des limites, philosophie de l’intuition, philosophie du discours, Kant,
Karl Jaspers, Bergson, Louis Lavelle, Gabriel Marcel, Heidegger, Hegel, Éric Weil.
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[page 19.16.15]
L
'ontologie c'est la doctrine de l'être, en quelque sens que l'on prenne le mot être. Et parler
d'être, c'est toujours, même si l'on se propose de parler de renouveau de l’ontologie, par
exemple après une période d'oubli ou d'éclipse, rénover et par conséquent répéter la plus
ancienne des questions de la philosophie, la question grecque par excellence : « Qu'est-ce qui est ? » et
plus radicalement : « Qu'est-ce que l'être pour tout ce qui est ? » Ce sont les Présocratiques et
principalement PARMÉNIDE et HÉRACLITE qui ont transmis à PLATON et ARISTOTE cette question à la fois
préalable et englobante, sous laquelle viennent se placer la question de la nature, la question de
l'homme et des dieux, la question de la connaissance, la question de la morale et de la politique. Que l'on
parle des choses de la nature qui naissent, deviennent, meurent, se succèdent, de l'homme qui existe et
cherche, des dieux qui mettent en ordre et gouvernent le tout, de la vérité et de l'errance, de la justice
et du tyran, on fait toujours allusion à l'être — car dire ce qui vient à l'être, ce qui a à être, ce qui est
conforme à l'être, ce qui doit être et ce qui ne devrait pas être, c'est toujours cligner du côté de l'être
tout en parlant d'autre chose que lui.
Mais la question de l'être, toujours préalable et englobante, permet-elle une doctrine de l'être,
c'està-dire une ontologie ? L'allusion à l'être peut-elle s'organiser en savoir de l'être ?
Tout renouveau de l'ontologie est en même temps répétition des embarras initiaux, ou, comme
on dit, des « apories » de l'ontologie.
La philosophie grecque lègue, avec la question même de l'être, toutes les difficultés issues de la
liaison entre être et essence d'une part, être et substance d'autre part ; en même temps elle pose la
question de savoir si l'ontologie est nécessairement une théologie rationnelle ; enfin et surtout elle
propose plusieurs solutions possibles de ces difficultés.
1) La position d’un Principe qui sans doute transcende toutes les déterminations intelligibles,
mais qui est encore appréhendé par un acte de pensée, même s'il n'est plus connu à la façon des choses
multiples.
2) La vision du Transcendant, par delà toutes les déterminations intelligibles, par delà tout
discours, vision qui coïncide avec la plus extrême intériorité de l'âme à elle-même.
3) La patiente construction dialectique des déterminations les plus hautes de l'être (Être, Nonêtre, Mouvement, Même, Autre), chaque détermination s'annulant non dans la vision sans discours, mais
dans le mouvement même des déterminations ultérieures, donc dans le devenir même du discours
philosophique.
Ce sont ces trois possibilités ouvertes par l'ontologie des Grecs, qui vont nous permettre de
reconstruire les trois dimensions principales de l'ontologie de ce dernier demi-siècle.
LA PENSÉE DE L'ÊTRE COMME PENSÉE DES LIMITES
C'est à travers KANT que vient jusqu'à nous la grande thèse des Grecs, qu'on trouve déjà
énoncée chez ANAXIMANDRE, le Présocratique ionien, selon laquelle la pensée du Principe ne comporte
aucune des déterminations qui conviennent aux choses qui viennent « après le Premier ».
À travers KANT ; mais à travers un KANT arraché à l'interprétation scientiste et positiviste commune aux
diverses formes du néo-kantisme ; à travers un KANT rétabli dans toute l'ampleur de son dessein
métaphysique ; en effet, dans son économie totale, le kantisme n'était pas seulement une investigation de
l'empire des phénomènes et une critique [page 19.16.16] des conditions de leur objectivité ; il était cela, parce
qu'il était aussi autre chose, parce qu'il posait au fondement du phénomène la pensée de l'inconditionné et ainsi
limitait les prétentions du « phénomène » (ou plutôt de l'expérience des phénomènes, de la sensibilité) à
constituer l'ultime réalité.
En ce sens l'ontologie, la science de l'être, est impossible ; mais la pensée de l'être, inconvertible en
savoir, remet à sa place et, si l'on peut dire, rappelle à la modestie la connaissance phénoménale. Tout limitatif
que soit l'usage de l'en soi dans la philosophie kantienne, l'en soi est un concept indispensable à l'équilibre total
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du système. Peut-être lirionsnous mieux KANT si nous savions reconnaître dans sa distinction de la pensée
(Denken) et de la connaissance (Erkennen), de la pensée de l'inconditionné et de la connaissance des
phénomènes, la répétition de l'antique distinction grecque entre le Principe, l'Arkhê — et les étants — ta onta. Il
n'y a pas de différence fondamentale entre l'Arkhê présocratique et l'inconditionné kantien ; pas de différence,
sinon une conscience plus aiguë de l'impossibilité de connaître le Principe, d'en faire la science. C'est pourquoi
avec KANT l'Arkhê s'appelle Limite.
On peut rattacher à cette ontologie impossible du kantisme toutes les formes contemporaines de
la philosophie de l'être qui ont accentué la transcendance de l'être à toute tentative d'objectivation, à
toute connaissance par expérience ou par notion. L'éventail de ces métaphysiques, qui sont à des titres
divers des ontologies impossibles, est largement ouvert.
La tradition française de la « philosophie réflexive », illustrée par LACHELIER et LAGNEAU,
constitue, en pleine période positiviste, et alors que triomphent les interprétations plus ou moins
phénoménalistes de KANT lui-même, l'élan de la véritable métaphysique kantienne. « L'affirmation
originaire » de Jean NABERT dans ses Éléments pour une éthique s'inscrit aussi dans la perspective d'une
pensée qui est à la fois pensée de la pensée et pensée de l'être, et qui ne s'épuise pas dans l'élaboration
de la connaissance par objets, ni même dans la constitution d'une moralité à la fois expérimentale et
raisonnée.
La « philosophie de l'existence », de son côté, reste très kantienne en son inspiration foncière
lorsqu'elle articule, avec Karl JASPERS, l'investigation de l'existence humaine sur une métaphysique de
l'être transcendant. Il est vrai que Karl JASPERS appelle « foi philosophique » et non point « pensée de
l'être » cette appréhension de l'englobant absolu ; cela est vrai ; mais KANT aussi avait tenté de lier à son
agnosticisme spéculatif une sorte de « croyance rationnelle » solidaire de la vie morale ; mais surtout
cette « foi philosophique », chez Karl JASPERS, ne demeure philosophique (comme d'ailleurs la croyance
rationnelle dans la Critique de la raison pratique) que grâce à la « pensée » qui sous-tend encore les
expériences de transcendance que Karl JASPERS emprunte tantôt à l'expérience religieuse du
christianisme classique, tantôt à la tradition de la philosophie et de la poésie romantiques allemandes
(telle la « passion de la nuit » ou les « chiffres » quasi-esthétiques à travers lesquels l'être se laisse
contempler). Quelle est cette « pensée » qui assure la tenue philosophique de la « foi » ? C'est une
pensée qui échoue activement, par son mouvement même pour transcender toutes les déterminations
intelligibles ; « l'incrustable » qu'elle appréhende est fait de « concepts-limites » aussitôt biffés que
posés.
Telle est la première voie de l'ontologie moderne, celle qui prolonge l'ontologie impossible du
kantisme et, par-delà le kantisme, la thèse grecque selon laquelle le Premier est au-delà de l'essence,
transcendant à toutes les déterminations ontologiques. Ces ontologies « en creux » ne se soutiennent
que par l'ascèse même de la pensée qui s'épuise à se surmonter.
ONTOLOGIE ET INTUITION
Une ontologie est-elle possible qui n'ait jamais recours à quelque intuition, à quelque vision de
l’être ? L'histoire de la philosophie autorise à en douter. L'intermédiaire entre les Grecs et nous c'est le
néo-platonisme qui a opté pour une interprétation nettement intuitionniste, voire visionnaire, du
platonisme. La grande philosophie de l'intuition vient ensuite jusqu'à nous à travers toutes les
restaurations du néo-platonisme, de S. AUGUSTIN à la Renaissance, puis à travers SPINOZA et sa
connaissance du « troisième genre », enfin à travers la philosophie romantique allemande, SCHELLING en
tête. On peut ainsi suivre la ligne de l'intuition, entremêlée à celle du penser ascétique.
Ce qui est frappant, dans cette tradition, c'est qu'elle a toujours fait coïncider la vision de l'être
avec le retour à soi d'un moi égaré loin de son centre, dispersé dans la durée, éparpillé par les intérêts
pratiques, ensorcelé par le désir de ce qu'elle n'a pas encore et le regret de ce qu'elle n'a plus.
Autrement dit les philosophes de l'intuition sont par excellence les philosophes de l'intériorité, du
recueillement.
Ce n'est pas par hasard que BERGSON a préféré à tout autre terme, en dépit de ses équivoques,
celui d’intuition pour dire ce degré suprême de conscience et de connaissance. Alors que l'intelligence est
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« la vie... regardant au dehors, s'extériorisant par rapport à elle-même », la philosophie met fin à cette
distraction initiale ; elle fait « violence à l'esprit » pour « remonter la pente naturelle de l'intelligence ».
Ce reflux de l'agir au voir est rendu possible par une véritable réminiscence de l'origine représentée
dans le bergsonisme par « la frange » d'intuition qui demeure autour du noyau d'intelligence ; il y a en outre,
dans le bergsonisme comme dans le platonisme, une préparation méthodique à l'intuition, constituée non plus
par les disciplines mathématiques mais par les disciplines biologiques qui nous mettent en face du tout de la
vie, et nous apprennent à nous libérer des schèmes mécanistes et finalistes trop familiers à notre intelligence ;
la critique des pseudoproblèmes — désordre, néant, possible — joint son action corrective à cette
propédeutique ; finalement BERGSON professe, comme PLATON et PLOTIN, que la philosophie est le passage de la
connaissance discursive à la vision simple. Cette vision simple, BERGSON l'interprète parfois dans les termes
d'une sorte d'empirisme spiritualiste, la métaphysique apparaissant comme un secteur d'expérience — et même
de perception — à côté de celui de la science, les deux puissances juxtaposées se partageant l'empire de
l'expérience intégrale. Mais l'accent est finalement plotinien, lorsque le philosophe se prend à chanter le retour
à l'origine et l'être retrouvé ; ce sont les mots chers aux néo-platoniciens qui viennent alors au philosophe :
« Dans l'absolu nous sommes, nous circulons, nous vivons ».
Comme dans toutes les philosophies néo-platoniciennes le tout de la vie ne se découvre qu'à celui qui
fait retour à soi : c'est la purification de l'acte libre, l'approfondissement du moi, qui supporte cette apparente
distraction du moi dans l'immense empire exploré par le biologiste.
[page 19.18.1] C'est pourquoi BERGSON parle indifféremment d'une « dilatation » de l'expérience
intégrale et d'une « tension » de l'intuition philosophique opposée à « l'extension » de la connaissance
vulgaire et pragmatique. L'intuition est un voir, mais proportionné à un effort. Le geste philosophique du
bergsonisme est donc bien parent de celui du néoplatonisme : le retour à l'origine des choses par la voie
de l'intuition y coïncide avec l'odyssée de la conscience elle-même.
Ce n'est point brouiller les différences que de placer BERGSON et LAVELLE sous le même patronage
néo-platonicien ; aussi bien ne s'agit-il ici que de suggérer une voie d'accès tout en faisant sentir
l'étonnante permanence de la question de l'être des Grecs à nous-mêmes, sous l'apparence d'un
renouveau de l'ontologie.
Ce n'est pas la biologie qui sert de propédeutique à l'intuition philosophique chez LAVELLE, c'est ce que
la tradition classique, de DESCARTES et SPINOZA à LACHELIER et HAMELIN, avait appelé la vie de l'esprit et n'avait
jamais séparé de la conscience et de la réflexion, bref de l'exercice du « Je » pensant. Par une méthode de
débordement, de dépassement par l'intérieur, LAVELLE entend retrouver une puissance d'affirmation qui se pose
et me pose tout à la fois, ou, en sens inverse, un fait primitif qui me constitue tout en me faisant participer à
l'être.
L'intuition jalonne ainsi tous les moments de cette Dialectique de l'éternel présent. L'affirmation par soi
de l'être — « l’Être est » — n'est pas pure indétermination intellectuelle mais intuition d'un Acte présent à soi,
antérieurement à la décomposition et à l'opposition du gnoséologique et de l'ontologique. Ainsi LAVELLE croit-il
pouvoir parler d'une expérience pure de l'Être total, dont le verbe — la copule — est seulement le témoin pour
un entendement fini ; c'est cette puissance absolue de l'affirmation qui nourrit de sa sève toutes les
affirmations particulières ; sujet, objet, phénomène, relation ne sont plus que des produits d'analyse de cet
Être-Acte.
Est-ce à dire que la « présence totale » exclue toute ascèse du penser ? Nullement ; la restauration,
dans sa priorité ontologique, de la puissance infinie d'affirmation passe nécessairement par une critique de
l'antériorité du néant, du possible, de l'intelligence aussi, du bien même, du moi enfin ; mais l'ascèse de la
pensée n'est que l'enveloppe conceptuelle de la participation à l'être. C'est la participation qui sous-tend la
pensée et non l'inverse.
Ainsi d'un côté est retrouvé l'argument ontologique, qui ne signifie pas autre chose que l'identité de
l'Être et de son Idée ; non point que l'Idée implique géométriquement l'Être ; mais l'Être, en tant qu'acte de sa
propre genèse, se laisse participer par des êtres finis par le moyen de l'Idée qui lui est identique. De l'autre
côté la participation ne se soutient que par mon acte, conscient de lui-même, responsable de lui-même, donc
toujours capable de se refuser. Mais cet acte n'est accompli et heureux que quand il se fait consentement à
l'être ; alors la participation est à la fois création de soi par soi et inclusion dans l'intimité d'une puissance
créatrice que je limite et qui est elle-même sans limitation.
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Cette ontologie rend-elle compte de l'individualité, de l'histoire, du mal et surtout de ce caractère à la
fois signifiant et hasardeux des entreprises humaines ? On peut en discuter ; il reste que l'intention de LAVELLE
était non d'engloutir, mais de justifier l'individualité et son libre choix ; précisément parce qu'elle procède de la
participation, « la démarche qui promeut l'individu particulier dans l'existence n'est pas une chute » (L'Acte, p.
359). La participation, aux yeux de LAVELLE, devait réaliser la synthèse de la séparation et de l'union et indiquer
au philosophe la voie étroite qui s'avance entre deux abîmes : celui d'un panthéisme où toutes les différences
seraient fictivement annulées et celui d'un existentialisme où le surgissement de chaque existence pour ellemême et de toutes les existences les unes par rapport aux autres serait radicalement fortuit et irrationnel.
La tradition de l'intuition ontologique est vaste et ramifiée ; on ne saurait la réduire, dans la
philosophie contemporaine, au couple BERGSON-LAVELLE ; on a retenu ces deux penseurs parce que ce
sont les deux exemples les plus purs de la résurgence du néo-platonisme, du spinozisme et de
l'idéalisme schellingien, en pleine pensée contemporaine. De plus la ligne de l'ascèse du penser et celle
de l'intuition ne cessent de se mêler et d'engendrer des figures complexes difficiles à situer dans un
schéma aussi simplifié. On a évoqué Karl JASPERS à propos de la marche à l'échec du penser qui
transcende toutes les déterminations de l'être ; mais sa difficile doctrine des « chiffres » ressortit aussi
bien à la tradition néo-platonicienne, à travers la philosophie romantique et dans le prolongement de
SCHELLING. Avec beaucoup plus de prudence que LAVELLE et même que K. JASPERS (dans la partie
romantique de sa métaphysique), G. MARCEL a recours également à ce qu'il appelle une « intuition
aveuglée » de l'être pour rendre compte du passage du « problème » au « mystère » (qu'il appelle
parfois le méta-problématique). Mais le philosophe qui, aujourd'hui, ne revendique plus d'autre étiquette
que celle de néo-socratique se méfie de la spéculation sur l’être qui risque « d'hypostasier quelque chose
qui nous semble être l'inqualifié par excellence » (Être et avoir) ; du moins s'en méfie-t-il aussi
longtemps que cette idée reste dans le registre du « penser que », plutôt que dans celui du « penser
à… » (qui est celui de l'invocation plus que celui de la considération ou de la spéculation) ; sa méfiance à
l'égard des philosophies spéculatives tient en outre au soupçon que ces philosophies ne prennent pas au
sérieux les mille suggestions décourageantes qui procèdent de la condition humaine et invitent
proprement à la « trahison ». Il est clair qu'à ses yeux la philosophie de LAVELLE échappe difficilement à
ce soupçon.
C'est pourquoi, même quand G. MARCEL parle en termes presque lavelliens d'une « certaine affirmation
que je suis plutôt que je ne la profère » (Position et approche concrète du mystère ontologique), sa philosophie
du mystère a un accent moins triomphant que la philosophie lavellienne de la participation à l'être. Toute
l'œuvre proprement ontologique de G. MARCEL est plutôt une tentative, une exploration, un coup de sonde du
côté du mystérieux, qu'une intuition plénière de l'acte générateur de la réflexion elle-même. Ainsi « l'expérience
de la présence », « l'intuition » qui est à la racine de toute fidélité, restent une expérience et une intuition
« aveuglées » ; il faut une réflexion sur la réflexion, une « réflexion seconde », pour récupérer ce que LAVELLE
appelle la puissance infinie d'auto-affirmation ; il y faut une réflexion sur notre expérience humaine de la
fidélité, de l'espérance, une réflexion enfin sur toutes les expériences ambiguës, indécises, dont G. MARCEL tente
de discerner le « poids ontologique ».
On situerait assez bien l'œuvre de Martin HEIDEGGER au point où convergent l'ascèse du penser et
l'intuition hyper-essentielle, si le dessein du philosophe de Fribourg était de restaurer l'ontologie. Mais les
derniers écrits de HEIDEGGER annoncent un dépassement non seulement de la métaphysique mais de
l'ontologie. Toutefois l'introduction de Sein und Zeit (1928), qui est la clé de toute son œuvre ultérieure,
appelle ontologique la question qui constitue l'horizon de l'investigation phénoménologique à laquelle est
consacrée cette grande œuvre. L'analyse du Dasein, pour laquelle la phénoménologie est mobilisée, n'est
pas elle-même un simple éclaircissement existentiel de la réalité humaine : le Dasein [page 19.18.2]
désigne déjà un être (Sein) qui est lui-même le là (Da) de l’être en général ; si bien qu'il est toujours
question de l'être dans Sein und Zeit.
La pensée de HEIDEGGER regarde de deux côtés ; d'un côté elle penche vers le premier type d'ontologie
que nous avons discerné, vers le penser ascétique qui sans fin transcende toutes les déterminations
intelligibles ; à ce versant de l'œuvre de HEIDEGGER appartient sa critique de la « métaphysique », laquelle
manque et oublie la question de l’être en tant qu'être ; la métaphysique, en effet, s'arrête au souci de
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l'ensemble de ce qui est (à l'ensemble de « l’étant » : Esprit, Nature, Dieu, etc.) ; certes la métaphysique pense
dans la référence à l'être, mais ne s'élève pas à la pensée de l'être ; c'est pourquoi aussi l'homme, cet étant
singulier à qui tous les étants apparaissent, y reste-t-il le centre de perspective, — et non l'être même.
S'il y a un problème du dépassement de la « métaphysique », c'est que le propre de la question de
l'être en tant qu'être est de demeurer dissimulée ; l’oubli tient à « l'essence de la vérité », si l'on entend par
vérité non plus seulement l'accord des propositions énoncées par un sujet avec la constitution d'un objet,
comme dans la tradition classique, mais le dévoilement, la non-dissimulation, le laisser-être de ce qui se
montre. Ainsi, c'est au moment où il lie la question de l'être à celle de l'oubli et de la dissimulation que
HEIDEGGER se tient le plus près du premier courant de l'ontologie que nous avons discerné.
Si, en effet, l'être est primordialement dissimulé, la recherche de l'être prend l'allure d'une « remontée
au fondement ». C'est ce style qu'on retrouve dans les écrits principaux de HEIDEGGER ; tantôt on part de la
question de la temporalité, centre de gravité de toute la problématique du Dasein, selon Sein und Zeit ; tantôt
on part du principe leibnizien de raison suffisante, comme dans Vom Wesen des Grundes ; ou bien on amorce le
mouvement de l'ontologie dans un sentiment aussi nocturne que l'angoisse du néant, comme dans Was ist
Metaphysik ? Mais, quel que soit le point de départ, la « remontée au fondement » rappelle aussi bien l'élan de
la pensée des Présocratiques, vers l'Être (ou Principe, ou Logos), que le mouvement de la philosophie kantienne
vers l'inconditionné. Enfin, c'est ce style d'ascèse qui explique que HEIDEGGER parle aujourd'hui de dépasser non
seulement la métaphysique mais l'ontologie.
Et pourtant HEIDEGGER regarde aussi vers le second versant de l'ontologie, du côté de la tradition
intuitionniste, néo-platonicienne et romantique allemande ; non pas que sa philosophie soit à proprement parler
une philosophie de l'intuition ; mais on y parle volontiers en termes de dévoilement, d'ouverture, de présence :
ce langage laisse entendre qu'au-delà de la métaphysique, voire de l'ontologie, se produit quelque chose
comme une révélation de l'être ; non pas sans doute la vision soudaine du Phèdre de PLATON, ou la révélation
historique, événementielle, des religions positives ; on dirait plutôt que cette révélation a toujours déjà eu lieu
par le ministère de la parole poétique ; dans la poésie — et pour HEIDEGGER le poète par excellence est
HÖLDERLIN — réside « la possibilité de se trouver au milieu d'un existant qui soit existant révélé » (Hölderlin et
l'essence de la poésie) ; ainsi la dimension poétique du langage joue le rôle que jadis avait tenu la révélation
orphique pour la méditation platonicienne ; « le langage, dit la Lettre sur l'humanisme, le langage est la venue
à la fois éclairante et voilante de l'Être lui-même... (Il est) la maison de l'Être en laquelle l'homme habite et de
la sorte ek-siste, appartenant à la vérité de l'Être dont il assume la garde ».
La remontée au fondement n'est pas alors une tâche que le philosophe puisse se proposer en
avant de lui-même ; elle est déjà accomplie derrière lui, plus haut que lui, dans toute parole dont on
peut dire qu'elle parle l'homme, plutôt que l'homme ne la parle.
ONTOLOGIE ET DIALECTIQUE
Les deux courants que nous avons discernés, celui de la pensée ascétique qui échoue au seuil de
la Transcendance et celui de l'intuition qui donne l'expérience de l'origine infinie, ont ceci de commun que
le Principe dépasse le discours, du moins la prose de la vie quotidienne, de la science ou de la critique ;
c'est en cela que le Principe est transcendant et requiert soit le silence, soit la poésie, soit une vision audelà du langage et des déterminations constitutives du discours. Dès le début — c'est-à-dire, dès le
Sophiste de PLATON et même, plus tôt encore, dès la dialectique de l'école éléate — l'ontologie a été à la
recherche d'un discours absolu qui n'aurait plus l'être pour objet lointain de sa visée ou de sa vision,
mais qui serait le discours même de l'être ; les cinq genres du Sophiste — Être, Non-être, Mouvement,
Même, Autre — constituent la première grande séquence historique de concepts premiers. Ce discours,
s'il pouvait être complet, ne serait plus discours sur l'être ; mais l'être serait ce discours même, devenant
à travers ses moments posés, dépassés et retenus. Ainsi serait conjuré le péril de l'ineffable et tenu le
pari originel de la philosophie de ne jamais séparer l'Être du Logos, c'est-à-dire finalement du discours.
C'est à travers HEGEL, le HEGEL de la Logique plus que celui de la Phénoménologie de l'Esprit, que
l'ontologie contemporaine renoue avec la dialectique platonicienne ; ce renouveau de l'ontologie prend ici
figure de retour à HEGEL.
Ce retour à HEGEL peut prendre deux formes différentes : d'un côté, une simple répétition
compréhensive de la logique de HEGEL (ou si l'on veut au meilleur sens du mot, une apologétique
hégélienne) ; de l'autre, une tentative pour refaire, au XXe siècle, ce que HEGEL a fait au terme de la
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philosophie classique, en incorporant, s'il est possible, au discours absolu les mouvements de pensée
posthégéliens issus précisément de la décomposition de la philosophie hégélienne.
HYPPOLITE a tenté dans Logique et existence de justifier le savoir absolu, en montrant comment
l'expérience humaine sous toutes ses formes « indique » l'identité de l'être et du savoir : « Il n'y aurait pas
d'expérience possible sans la présupposition du savoir absolu, mais le chemin de l'expérience indique le savoir
absolu ». Cet hégélianisme veut conduire à l'alternative : ou le discours absolu ou l'ineffable et éluder la
position ambiguë de l'existentialisme, qui ne croit pas que puisse être surmontée la condition actuelle de la
parole humaine, prise dans le geste, vouée à la contestation, à l'anticipation incertaine, livrée aux retouches
indéfinies d'une histoire en suspens. L'ontologie c'est alors l'accomplissement de la vie, tout entière niée et
retenue dans l'élément de la parole. Ce postulat resterait le vœu pieux de la philosophie sans l'affirmation que
l'absolu est réflexion ; autrement dit l'être se donne un soi par le mouvement même qui fait qu'une catégorie,
— une détermination finie —, se fait autre, s'aliène ; ainsi l'être devient sa propre réflexion infinie ; c'est ce que
veut dire finalement l'affirmation que l'être est dialectique.
Mais cette réflexion, cette réflexion de l'être, est-elle notre réflexion, notre réflexion d'homme ?
À vrai dire cet hégélianisme évacue, plutôt qu'il ne le comprenne, le moment proprement humain de la
réflexion ; « le soi de la réflexion n'est plus le soi humain qui est pris en considération dans une
anthropologie ou dans une phénoménologie ». L'ontologie a ici une pointe anti-humaniste qu'elle n'avait
pas dans la philosophie des limites ou dans la philosophie de la participation. C'est au prix d'une radicale
réduction de l'humain, trop « humain », que [page 19.18.3] l'existence (de l'homme) est incluse dans la
logique (de l'être).
Mais une « répétition » de HEGEL suffit-elle ? Il y a une histoire, une pensée, une philosophie
post-hégéliennes dont il est difficile de dire qu'elles étaient comprises dans et par la logique de HEGEL
comme l’étaient les philosophies d'ARISTOTE, de LEIBNIZ, de KANT. D'où l'intérêt d'une refonte, d'une
recréation du système, destinées à surmonter à la fois la scission toujours renaissante de la logique et de
la phénoménologie au cœur de l'hégélianisme et le divorce de l'hégélianisme et de l'histoire posthégélienne.
La Logique de la philosophie d'Éric WEIL (1950) veut être ce « discours cohérent », le Logos de
l'homme dans son historicité. À la fois linéaire et circulaire, ce discours peut être parcouru à partir de n'importe
quelle catégorie et on doit y retrouver tous les discours partiels qui ont pu être tenus dans l'histoire. Tous les
discours partiels, qu'est-ce à dire ? Le philosophe sait bien qu'il y a quelque chose qui n'entre pas dans le
discours cohérent ; mais ce quelque chose — donné, singularité, choix, grâce — le philosophe ne le laisse hors
de la philosophie qu'autant que cela est rebelle à la parole elle-même. É. WEIL rassemble sous le nom de
violence tous les aspects de l'anti-discours ; mais dès que l'homme de la violence parle, il prétend être
compris ; il n'invoque plus la violence, mais l'universalité de la parole ; il entre dans le sens et tout sens est
moment d'un unique discours, sous peine de n'avoir pas de sens. Mais comment le discours sera-t-il articulé ?
C'est ici que la Logique de la philosophie veut être plus riche et plus souple que la logique hégélienne : comme
chez HEGEL il y a un discours et des catégories ; mais chaque catégorie plonge dans une « attitude » dont elle
fait affleurer le dire immanent ; le philosophe fait dire, laisse dire à chaque catégorie ce qu'elle veut dire ; et
c'est un fragment du discours cohérent.
Ainsi l'homme qui, par modestie, veut s'en tenir, avec la science, à un discours fini sur le fini ou,
avec la philosophie transcendantale, à la réflexion sur la possibilité du discours concret a déjà, sans le
remarquer, dépassé sa fonction limitée ; il a déjà regardé l'individu du point de vue de la raison et atteint
la coïncidence de la liberté, de la raison et de l'être : « un seul pas à faire, une seule preuve de courage
à fournir, et le discours cohérent et tronqué se transformera en discours absolument cohérent, infini à la
fois et fermé sur lui-même ». Ce pas qui conduit du discours de l'individu au discours de la philosophie,
est aussi le geste qui tranche « le mélange du discours et de la violence » qui est l'individu ; ce pas, ce
geste, le philosophe choisit de les faire ; il est sans argument contre celui qui les refuse, puisque tout
argument en faveur du discours présuppose qu'on ait opté pour le discours ; mais le philosophe, c'est-àdire l'homme du discours absolument cohérent, rend compte du discours qui se veut fini.
Comme chez HEGEL, l'âme du discours est la négativité : « C'est la négativité, non la positivité,
qui tient ensemble ciel et terre ; c'est la contradiction qui est le sang et le souffle de l'être. L'Être
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
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immobile, l'Être du discours unique de l'ancienne ontologie est le néant et la mort : il est comme la
somme des contradictions, plus exactement comme la réconciliation des contradictions à travers les
contradictions ».
Autant dire qu'il y a sagesse, mais non pas de sage : car il n'est pas d'individu arrivé au terme
de la violence ; il y a sagesse, mais cette sagesse est entièrement discours. Cette conséquence de la
nouvelle ontologie est frappante : l'Être de « l'ancienne ontologie » n'est plus à ses yeux qu'immobilité et
mort ; c'est pourtant cette ancienne ontologie qui avait vu l'identité de l'Être et de l'Acte et la complicité
en profondeur entre cet Acte et l'intériorité du moi. Dans la Logique de la philosophie, l'individu humain
n'est pas proprement fondé et justifié comme dans la philosophie de la participation ; car l'individu n'a
pas de discours cohérent à lui ; s'opposant comme violence à la violence, il reste déterminé par la
violence : c'est seulement en tant qu'homme universel, c'est-à-dire en tant que porteur du discours
absolument cohérent, qu'il voit. La philosophie n'est plus discours sur la polarité de l'Acte pur et de l'acte
participant, mais l'unicité du discours cohérent qui lui-même est être, vérité, liberté et, par là même,
sagesse.
Paul RICŒUR
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Renouveau de l'ontologie
Hegel auho
IIA86, dans Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957,
p. 19.16.15 à 19.18.3
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
« Renouveau de l’ontologie » est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie française (située
dans la Section B : État des problèmes et moyens d’investigation. Chapitre 1 : Les disciplines
philosophiques et leurs problèmes actuels), parue en 1957. Ce texte est avant tout une petite
introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant qu’il propose, autour du thème de
l’ontologie, un regard panoramique des grands courants philosophiques de la fin du XIXème siècle
jusqu’aux années 50 du XXème siècle.
De plus, on peut lire ce texte comme un petit traité d’un problème philosophique fondamental.
D’après Ricœur, l’ontologie se trouve dès le début dans une situation aporétique : toute question
fait allusion de l’être, mais est-il possible de produire par là « une doctrine de l’être, c’est-à-dire
une ontologie ? L’allusion à l’être peut-elle s’organiser en savoir de l’être ? » (19.16.15). Les
renouveaux de l’ontologie du XXème siècle ne font que répéter, selon Ricœur, cette situation
aporétique de la pensée qui tâche d’interroger l’être.
Ce texte se situe donc dans la longue réflexion ontologique de Ricœur. En amont, ce texte rappelle
son Gabriel Marcel et Karl Jaspers : philosophie du mystère et philosophie du paradoxe (Éditions du
Temps présent, 1947), dans lequel il s’agissait du rapport entre l’existence et l’être. En aval, ce
texte anticipe la critique que Ricœur lancera à Heidegger dans La métaphore vive (Éditions du Seuil,
1975, 19972, p. 395-98). Le maître allemand se prétend le seul qui sache revivifier la pensée de
l’être, mais Ricœur signalera que toute philosophie digne de ce nom prend au sérieux la question
du rapport entre l’être et la pensée. Comme le montre le présent texte, l’approche heideggérienne
n’est en fait qu’une manière, parmi d’autres, d’aborder la question ontologique.
(Quan KUANG, pour le Fonds Ricœur)
Résumé : « Renouveau de l’ontologie » est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie
française, et constitue une petite introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant
qu’il propose, autour du thème de l’ontologie, un regard panoramique des grands courants
philosophiques de la fin du XIXème siècle jusqu’aux années 50 du XXème siècle.
Mots-clés : ontologie ; philosophie des limites ; philosophie de l’intuition ; philosophie du
discours ; Kant ; Karl Jaspers ; Bergson ; Louis Lavelle ; Gabriel Marcel ; Heidegger ; Hegel ; Éric
Weil.
Rubrique : Essais philosophiques, éthiques et politiques (1948-2005).
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
© Fonds Ricœur
[p. 19.16.15]
L
'ontologie c'est la doctrine de l'être, en quelque sens que l'on prenne le mot être. Et
parler d'être, c'est toujours, même si l'on se propose de parler de renouveau de
l’ontologie, par exemple après une période d'oubli ou d'éclipse, rénover et par
conséquent répéter la plus ancienne des questions de la philosophie, la question grecque
par excellence : « Qu'est-ce qui est ? » et plus radicalement : « Qu'est-ce que l'être pour
tout ce qui est ? » Ce sont les Présocratiques et principalement PARMÉNIDE et HÉRACLITE
qui ont transmis à PLATON et ARISTOTE cette question à la fois préalable et englobante,
sous laquelle viennent se placer la question de la nature, la question de l'homme et des
dieux, la question de la connaissance, la question de la morale et de la politique. Que l'on
parle des choses de la nature qui naissent, deviennent, meurent, se succèdent, de
l'homme qui existe et cherche, des dieux qui mettent en ordre et gouvernent le tout, de
la vérité et de l'errance, de la justice et du tyran, on fait toujours allusion à l'être — car
dire ce qui vient à l'être, ce qui a à être, ce qui est conforme à l'être, ce qui doit être et
ce qui ne devrait pas être, c'est toujours cligner du côté de l'être tout en parlant d'autre
chose que lui.
Mais la question de l'être, toujours préalable et englobante, permet-elle une
doctrine de l'être, c'està-dire une ontologie ? L'allusion à l'être peut-elle s'organiser en
savoir de l'être ?
Tout renouveau de l'ontologie est en même temps répétition des embarras initiaux, ou,
comme on dit, des « apories » de l'ontologie.
La philosophie grecque lègue, avec la question même de l'être, toutes les difficultés
issues de la liaison entre être et essence d'une part, être et substance d'autre part ; en
même temps elle pose la question de savoir si l'ontologie est nécessairement une
théologie rationnelle ; enfin et surtout elle propose plusieurs solutions possibles de ces
difficultés.
1) La position d’un Principe qui sans doute transcende toutes les déterminations
intelligibles, mais qui est encore appréhendé par un acte de pensée, même s'il n'est plus
connu à la façon des choses multiples.
2) La vision du Transcendant, par-delà toutes les déterminations intelligibles, par delà
tout discours, vision qui coïncide avec la plus extrême intériorité de l'âme à elle-même.
3) La patiente construction dialectique des déterminations les plus hautes de l'être (Être,
Non-être, Mouvement, Même, Autre), chaque détermination s'annulant non dans la vision
sans discours, mais dans le mouvement même des déterminations ultérieures, donc dans
le devenir même du discours philosophique.
Ce sont ces trois possibilités ouvertes par l'ontologie des Grecs, qui vont nous permettre
de reconstruire les trois dimensions principales de l'ontologie de ce dernier demi-siècle.
LA PENSÉE DE L'ÊTRE COMME PENSÉE DES LIMITES
C'est à travers KANT que vient jusqu'à nous la grande thèse des Grecs, qu'on trouve déjà
énoncée chez ANAXIMANDRE, le Présocratique ionien, selon laquelle la pensée du Principe
ne comporte aucune des déterminations qui conviennent aux choses qui viennent « après
le Premier ».
À travers KANT ; mais à travers un KANT arraché à l'interprétation scientiste et positiviste
commune aux diverses formes du néo-kantisme ; à travers un KANT rétabli dans toute
l'ampleur de son dessein métaphysique ; en effet, dans son économie totale, le kantisme
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n'était pas seulement une investigation de l'empire des phénomènes et une critique [p.
19.16.16] des conditions de leur objectivité ; il était cela, parce qu'il était aussi autre
chose, parce qu'il posait au fondement du phénomène la pensée de l'inconditionné et
ainsi limitait les prétentions du « phénomène » (ou plutôt de l'expérience des
phénomènes, de la sensibilité) à constituer l'ultime réalité.
En ce sens l'ontologie, la science de l'être, est impossible ; mais la pensée de l'être,
inconvertible en savoir, remet à sa place et, si l'on peut dire, rappelle à la modestie la
connaissance phénoménale. Tout limitatif que soit l'usage de l'en soi dans la philosophie
kantienne, l'en soi est un concept indispensable à l'équilibre total du système. Peut-être
lirionsnous mieux KANT si nous savions reconnaître dans sa distinction de la pensée
(Denken) et de la connaissance (Erkennen), de la pensée de l'inconditionné et de la
connaissance des phénomènes, la répétition de l'antique distinction grecque entre le
Principe, l'Arkhê — et les étants — ta onta. Il n'y a pas de différence fondamentale entre
l'Arkhê présocratique et l'inconditionné kantien ; pas de différence, sinon une conscience
plus aiguë de l'impossibilité de connaître le Principe, d'en faire la science. C'est pourquoi
avec KANT l'Arkhê s'appelle Limite.
On peut rattacher à cette ontologie impossible du kantisme toutes les formes
contemporaines de la philosophie de l'être qui ont accentué la transcendance de l'être à
toute tentative d'objectivation, à toute connaissance par expérience ou par notion.
L'éventail de ces métaphysiques, qui sont à des titres divers des ontologies impossibles,
est largement ouvert.
La tradition française de la « philosophie réflexive », illustrée par LACHELIER et LAGNEAU,
constitue, en pleine période positiviste, et alors que triomphent les interprétations plus
ou moins phénoménalistes de KANT lui-même, l'élan de la véritable métaphysique
kantienne. « L'affirmation originaire » de Jean NABERT dans ses Éléments pour une
éthique s'inscrit aussi dans la perspective d'une pensée qui est à la fois pensée de la
pensée et pensée de l'être, et qui ne s'épuise pas dans l'élaboration de la connaissance
par objets, ni même dans la constitution d'une moralité à la fois expérimentale et
raisonnée.
La « philosophie de l'existence », de son côté, reste très kantienne en son inspiration
foncière lorsqu'elle articule, avec Karl JASPERS, l'investigation de l'existence humaine sur
une métaphysique de l'être transcendant. Il est vrai que Karl JASPERS appelle « foi
philosophique » et non point « pensée de l'être » cette appréhension de l'englobant
absolu ; cela est vrai ; mais KANT aussi avait tenté de lier à son agnosticisme spéculatif
une sorte de « croyance rationnelle » solidaire de la vie morale ; mais surtout cette « foi
philosophique », chez Karl JASPERS, ne demeure philosophique (comme d'ailleurs la
croyance rationnelle dans la Critique de la raison pratique) que grâce à la « pensée » qui
sous-tend encore les expériences de transcendance que Karl JASPERS emprunte tantôt à
l'expérience religieuse du christianisme classique, tantôt à la tradition de la philosophie et
de la poésie romantiques allemandes (telle la « passion de la nuit » ou les « chiffres »
quasi-esthétiques à travers lesquels l'être se laisse contempler). Quelle est cette «
pensée » qui assure la tenue philosophique de la « foi » ? C'est une pensée qui échoue
activement, par son mouvement même pour transcender toutes les déterminations
intelligibles ; « l'incrustable » qu'elle appréhende est fait de « concepts-limites » aussitôt
biffés que posés.
Telle est la première voie de l'ontologie moderne, celle qui prolonge l'ontologie
impossible du kantisme et, par-delà le kantisme, la thèse grecque selon laquelle le
Premier est au-delà de l'essence, transcendant à toutes les déterminations ontologiques.
Ces ontologies « en creux » ne se soutiennent que par l'ascèse même de la pensée qui
s'épuise à se surmonter.
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
© Fonds Ricœur
ONTOLOGIE ET INTUITION
Une ontologie est-elle possible qui n'ait jamais recours à quelque intuition, à quelque
vision de l’être ? L'histoire de la philosophie autorise à en douter. L'intermédiaire entre
les Grecs et nous c'est le néo-platonisme qui a opté pour une interprétation nettement
intuitionniste, voire visionnaire, du platonisme. La grande philosophie de l'intuition vient
ensuite jusqu'à nous à travers toutes les restaurations du néo-platonisme, de S. AUGUSTIN
à la Renaissance, puis à travers SPINOZA et sa connaissance du « troisième genre », enfin
à travers la philosophie romantique allemande, SCHELLING en tête. On peut ainsi suivre la
ligne de l'intuition, entremêlée à celle du penser ascétique.
Ce qui est frappant, dans cette tradition, c'est qu'elle a toujours fait coïncider la vision de
l'être avec le retour à soi d'un moi égaré loin de son centre, dispersé dans la durée,
éparpillé par les intérêts pratiques, ensorcelé par le désir de ce qu'elle n'a pas encore et
le regret de ce qu'elle n'a plus. Autrement dit les philosophes de l'intuition sont par
excellence les philosophes de l'intériorité, du recueillement.
Ce n'est pas par hasard que BERGSON a préféré à tout autre terme, en dépit de ses
équivoques, celui d’intuition pour dire ce degré suprême de conscience et de
connaissance. Alors que l'intelligence est « la vie... regardant au dehors, s'extériorisant
par rapport à elle-même », la philosophie met fin à cette distraction initiale ; elle fait «
violence à l'esprit » pour « remonter la pente naturelle de l'intelligence ».
Ce reflux de l'agir au voir est rendu possible par une véritable réminiscence de l'origine
représentée dans le bergsonisme par « la frange » d'intuition qui demeure autour du
noyau d'intelligence ; il y a en outre, dans le bergsonisme comme dans le platonisme,
une préparation méthodique à l'intuition, constituée non plus par les disciplines
mathématiques mais par les disciplines biologiques qui nous mettent en face du tout de
la vie, et nous apprennent à nous libérer des schèmes mécanistes et finalistes trop
familiers à notre intelligence ; la critique des pseudoproblèmes — désordre, néant,
possible — joint son action corrective à cette propédeutique ; finalement BERGSON
professe, comme PLATON et PLOTIN, que la philosophie est le passage de la connaissance
discursive à la vision simple. Cette vision simple, BERGSON l'interprète parfois dans les
termes d'une sorte d'empirisme spiritualiste, la métaphysique apparaissant comme un
secteur d'expérience — et même de perception — à côté de celui de la science, les deux
puissances juxtaposées se partageant l'empire de l'expérience intégrale. Mais l'accent est
finalement plotinien, lorsque le philosophe se prend à chanter le retour à l'origine et l'être
retrouvé ; ce sont les mots chers aux néo-platoniciens qui viennent alors au philosophe :
« Dans l'absolu nous sommes, nous circulons, nous vivons ».
Comme dans toutes les philosophies néo-platoniciennes le tout de la vie ne se découvre
qu'à celui qui fait retour à soi : c'est la purification de l'acte libre, l'approfondissement du
moi, qui supporte cette apparente distraction du moi dans l'immense empire exploré par
le biologiste.
[p. 19.18.1] C'est pourquoi BERGSON parle indifféremment d'une « dilatation » de
l'expérience intégrale et d'une « tension » de l'intuition philosophique opposée à «
l'extension » de la connaissance vulgaire et pragmatique. L'intuition est un voir, mais
proportionné à un effort. Le geste philosophique du bergsonisme est donc bien parent de
celui du néoplatonisme : le retour à l'origine des choses par la voie de l'intuition y
coïncide avec l'odyssée de la conscience elle-même.
Ce n'est point brouiller les différences que de placer BERGSON et LAVELLE sous le même
patronage néo-platonicien ; aussi bien ne s'agit-il ici que de suggérer une voie d'accès
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
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tout en faisant sentir l'étonnante permanence de la question de l'être des Grecs à nousmêmes, sous l'apparence d'un renouveau de l'ontologie.
Ce n'est pas la biologie qui sert de propédeutique à l'intuition philosophique chez LAVELLE,
c'est ce que la tradition classique, de DESCARTES et SPINOZA à LACHELIER et HAMELIN, avait
appelé la vie de l'esprit et n'avait jamais séparé de la conscience et de la réflexion, bref
de l'exercice du « Je » pensant. Par une méthode de débordement, de dépassement par
l'intérieur, LAVELLE entend retrouver une puissance d'affirmation qui se pose et me pose
tout à la fois, ou, en sens inverse, un fait primitif qui me constitue tout en me faisant
participer à l'être.
L'intuition jalonne ainsi tous les moments de cette Dialectique de l'éternel présent.
L'affirmation par soi de l'être — « l’Être est » — n'est pas pure indétermination
intellectuelle mais intuition d'un Acte présent à soi, antérieurement à la décomposition et
à l'opposition du gnoséologique et de l'ontologique. Ainsi LAVELLE croit-il pouvoir parler
d'une expérience pure de l'Être total, dont le verbe — la copule — est seulement le
témoin pour un entendement fini ; c'est cette puissance absolue de l'affirmation qui
nourrit de sa sève toutes les affirmations particulières ; sujet, objet, phénomène, relation
ne sont plus que des produits d'analyse de cet Être-Acte.
Est-ce à dire que la « présence totale » exclue toute ascèse du penser ? Nullement ; la
restauration, dans sa priorité ontologique, de la puissance infinie d'affirmation passe
nécessairement par une critique de l'antériorité du néant, du possible, de l'intelligence
aussi, du bien même, du moi enfin ; mais l'ascèse de la pensée n'est que l'enveloppe
conceptuelle de la participation à l'être. C'est la participation qui sous-tend la pensée et
non l'inverse.
Ainsi d'un côté est retrouvé l'argument ontologique, qui ne signifie pas autre chose que
l'identité de l'Être et de son Idée ; non point que l'Idée implique géométriquement l'Être ;
mais l'Être, en tant qu'acte de sa propre genèse, se laisse participer par des êtres finis
par le moyen de l'Idée qui lui est identique. De l'autre côté la participation ne se soutient
que par mon acte, conscient de lui-même, responsable de lui-même, donc toujours
capable de se refuser. Mais cet acte n'est accompli et heureux que quand il se fait
consentement à l'être ; alors la participation est à la fois création de soi par soi et
inclusion dans l'intimité d'une puissance créatrice que je limite et qui est elle-même sans
limitation.
Cette ontologie rend-elle compte de l'individualité, de l'histoire, du mal et surtout de ce
caractère à la fois signifiant et hasardeux des entreprises humaines ? On peut en discuter
; il reste que l'intention de LAVELLE était non d'engloutir, mais de justifier l'individualité et
son libre choix ; précisément parce qu'elle procède de la participation, « la démarche qui
promeut l'individu particulier dans l'existence n'est pas une chute » (L'Acte, p. 359). La
participation, aux yeux de LAVELLE, devait réaliser la synthèse de la séparation et de
l'union et indiquer au philosophe la voie étroite qui s'avance entre deux abîmes : celui
d'un panthéisme où toutes les différences seraient fictivement annulées et celui d'un
existentialisme où le surgissement de chaque existence pour elle-même et de toutes les
existences les unes par rapport aux autres serait radicalement fortuit et irrationnel.
La tradition de l'intuition ontologique est vaste et ramifiée ; on ne saurait la réduire, dans
la philosophie contemporaine, au couple BERGSON-LAVELLE ; on a retenu ces deux
penseurs parce que ce sont les deux exemples les plus purs de la résurgence du néoplatonisme, du spinozisme et de l'idéalisme schellingien, en pleine pensée
contemporaine. De plus la ligne de l'ascèse du penser et celle de l'intuition ne cessent de
se mêler et d'engendrer des figures complexes difficiles à situer dans un schéma aussi
simplifié. On a évoqué Karl JASPERS à propos de la marche à l'échec du penser qui
transcende toutes les déterminations de l'être ; mais sa difficile doctrine des « chiffres »
ressortit aussi bien à la tradition néo-platonicienne, à travers la philosophie romantique
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
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et dans le prolongement de SCHELLING. Avec beaucoup plus de prudence que LAVELLE et
même que K. JASPERS (dans la partie romantique de sa métaphysique), G. MARCEL a
recours également à ce qu'il appelle une « intuition aveuglée » de l'être pour rendre
compte du passage du « problème » au « mystère » (qu'il appelle parfois le métaproblématique). Mais le philosophe qui, aujourd'hui, ne revendique plus d'autre étiquette
que celle de néo-socratique se méfie de la spéculation sur l’être qui risque «
d'hypostasier quelque chose qui nous semble être l'inqualifié par excellence » (Être et
avoir) ; du moins s'en méfie-t-il aussi longtemps que cette idée reste dans le registre du
« penser que », plutôt que dans celui du « penser à… » (qui est celui de l'invocation plus
que celui de la considération ou de la spéculation) ; sa méfiance à l'égard des
philosophies spéculatives tient en outre au soupçon que ces philosophies ne prennent pas
au sérieux les mille suggestions décourageantes qui procèdent de la condition humaine et
invitent proprement à la « trahison ». Il est clair qu'à ses yeux la philosophie de LAVELLE
échappe difficilement à ce soupçon.
C'est pourquoi, même quand G. MARCEL parle en termes presque lavelliens d'une «
certaine affirmation que je suis plutôt que je ne la profère » (Position et approche
concrète du mystère ontologique), sa philosophie du mystère a un accent moins
triomphant que la philosophie lavellienne de la participation à l'être. Toute l'œuvre
proprement ontologique de G. MARCEL est plutôt une tentative, une exploration, un coup
de sonde du côté du mystérieux, qu'une intuition plénière de l'acte générateur de la
réflexion elle-même. Ainsi « l'expérience de la présence », « l'intuition » qui est à la
racine de toute fidélité, restent une expérience et une intuition « aveuglées » ; il faut une
réflexion sur la réflexion, une « réflexion seconde », pour récupérer ce que LAVELLE
appelle la puissance infinie d'auto-affirmation ; il y faut une réflexion sur notre
expérience humaine de la fidélité, de l'espérance, une réflexion enfin sur toutes les
expériences ambiguës, indécises, dont G. MARCEL tente de discerner le « poids
ontologique ».
On situerait assez bien l'œuvre de Martin HEIDEGGER au point où convergent l'ascèse du
penser et l'intuition hyper-essentielle, si le dessein du philosophe de Fribourg était de
restaurer l'ontologie. Mais les derniers écrits de HEIDEGGER annoncent un dépassement
non seulement de la métaphysique mais de l'ontologie. Toutefois l'introduction de Sein
und Zeit (1928), qui est la clé de toute son œuvre ultérieure, appelle ontologique la
question qui constitue l'horizon de l'investigation phénoménologique à laquelle est
consacrée cette grande œuvre. L'analyse du Dasein, pour laquelle la phénoménologie est
mobilisée, n'est pas elle-même un simple éclaircissement existentiel de la réalité
humaine : le Dasein [p. 19.18.2] désigne déjà un être (Sein) qui est lui-même le là (Da)
de l’être en général ; si bien qu'il est toujours question de l'être dans Sein und Zeit.
La pensée de HEIDEGGER regarde de deux côtés ; d'un côté elle penche vers le premier
type d'ontologie que nous avons discerné, vers le penser ascétique qui sans fin
transcende toutes les déterminations intelligibles ; à ce versant de l'œuvre de HEIDEGGER
appartient sa critique de la « métaphysique », laquelle manque et oublie la question de
l’être en tant qu'être ; la métaphysique, en effet, s'arrête au souci de l'ensemble de ce
qui est (à l'ensemble de « l’étant » : Esprit, Nature, Dieu, etc.) ; certes la métaphysique
pense dans la référence à l'être, mais ne s'élève pas à la pensée de l'être ; c'est pourquoi
aussi l'homme, cet étant singulier à qui tous les étants apparaissent, y reste-t-il le centre
de perspective, — et non l'être même.
S'il y a un problème du dépassement de la « métaphysique », c'est que le propre de la
question de l'être en tant qu'être est de demeurer dissimulée ; l’oubli tient à « l'essence
de la vérité », si l'on entend par vérité non plus seulement l'accord des propositions
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
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énoncées par un sujet avec la constitution d'un objet, comme dans la tradition classique,
mais le dévoilement, la non-dissimulation, le laisser-être de ce qui se montre. Ainsi, c'est
au moment où il lie la question de l'être à celle de l'oubli et de la dissimulation que
HEIDEGGER se tient le plus près du premier courant de l'ontologie que nous avons
discerné.
Si, en effet, l'être est primordialement dissimulé, la recherche de l'être prend l'allure
d'une « remontée au fondement ». C'est ce style qu'on retrouve dans les écrits
principaux de HEIDEGGER ; tantôt on part de la question de la temporalité, centre de
gravité de toute la problématique du Dasein, selon Sein und Zeit ; tantôt on part du
principe leibnizien de raison suffisante, comme dans Vom Wesen des Grundes ; ou bien
on amorce le mouvement de l'ontologie dans un sentiment aussi nocturne que l'angoisse
du néant, comme dans Was ist Metaphysik ? Mais, quel que soit le point de départ, la «
remontée au fondement » rappelle aussi bien l'élan de la pensée des Présocratiques, vers
l'Être (ou Principe, ou Logos), que le mouvement de la philosophie kantienne vers
l'inconditionné. Enfin, c'est ce style d'ascèse qui explique que HEIDEGGER parle aujourd'hui
de dépasser non seulement la métaphysique mais l'ontologie.
Et pourtant HEIDEGGER regarde aussi vers le second versant de l'ontologie, du côté de la
tradition intuitionniste, néo-platonicienne et romantique allemande ; non pas que sa
philosophie soit à proprement parler une philosophie de l'intuition ; mais on y parle
volontiers en termes de dévoilement, d'ouverture, de présence : ce langage laisse
entendre qu'au-delà de la métaphysique, voire de l'ontologie, se produit quelque chose
comme une révélation de l'être ; non pas sans doute la vision soudaine du Phèdre de
PLATON, ou la révélation historique, événementielle, des religions positives ; on dirait
plutôt que cette révélation a toujours déjà eu lieu par le ministère de la parole poétique ;
dans la poésie — et pour HEIDEGGER le poète par excellence est HÖLDERLIN — réside « la
possibilité de se trouver au milieu d'un existant qui soit existant révélé » (Hölderlin et
l'essence de la poésie) ; ainsi la dimension poétique du langage joue le rôle que jadis
avait tenu la révélation orphique pour la méditation platonicienne ; « le langage, dit la
Lettre sur l'humanisme, le langage est la venue à la fois éclairante et voilante de l'Être
lui-même... (Il est) la maison de l'Être en laquelle l'homme habite et de la sorte ek-siste,
appartenant à la vérité de l'Être dont il assume la garde ».
La remontée au fondement n'est pas alors une tâche que le philosophe puisse se
proposer en avant de lui-même ; elle est déjà accomplie derrière lui, plus haut que lui,
dans toute parole dont on peut dire qu'elle parle l'homme, plutôt que l'homme ne la
parle.
ONTOLOGIE ET DIALECTIQUE
Les deux courants que nous avons discernés, celui de la pensée ascétique qui
échoue au seuil de la Transcendance et celui de l'intuition qui donne l'expérience de
l'origine infinie, ont ceci de commun que le Principe dépasse le discours, du moins la
prose de la vie quotidienne, de la science ou de la critique ; c'est en cela que le Principe
est transcendant et requiert soit le silence, soit la poésie, soit une vision au-delà du
langage et des déterminations constitutives du discours. Dès le début — c'est-à-dire, dès
le Sophiste de PLATON et même, plus tôt encore, dès la dialectique de l'école éléate —
l'ontologie a été à la recherche d'un discours absolu qui n'aurait plus l'être pour objet
lointain de sa visée ou de sa vision, mais qui serait le discours même de l'être ; les cinq
genres du Sophiste — Être, Non-être, Mouvement, Même, Autre — constituent la
première grande séquence historique de concepts premiers. Ce discours, s'il pouvait être
complet, ne serait plus discours sur l'être ; mais l'être serait ce discours même, devenant
à travers ses moments posés, dépassés et retenus. Ainsi serait conjuré le péril de
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l'ineffable et tenu le pari originel de la philosophie de ne jamais séparer l'Être du Logos,
c'est-à-dire finalement du discours.
C'est à travers HEGEL, le HEGEL de la Logique plus que celui de la Phénoménologie de
l'Esprit, que l'ontologie contemporaine renoue avec la dialectique platonicienne ; ce
renouveau de l'ontologie prend ici figure de retour à HEGEL.
Ce retour à HEGEL peut prendre deux formes différentes : d'un côté, une simple répétition
compréhensive de la logique de HEGEL (ou si l'on veut au meilleur sens du mot, une
apologétique hégélienne) ; de l'autre, une tentative pour refaire, au XXe siècle, ce que
HEGEL a fait au terme de la philosophie classique, en incorporant, s'il est possible, au
discours absolu les mouvements de pensée posthégéliens issus précisément de la
décomposition de la philosophie hégélienne.
HYPPOLITE a tenté dans Logique et existence de justifier le savoir absolu, en montrant
comment l'expérience humaine sous toutes ses formes « indique » l'identité de l'être et
du savoir : « Il n'y aurait pas d'expérience possible sans la présupposition du savoir
absolu, mais le chemin de l'expérience indique le savoir absolu ». Cet hégélianisme veut
conduire à l'alternative : ou le discours absolu ou l'ineffable et éluder la position ambiguë
de l'existentialisme, qui ne croit pas que puisse être surmontée la condition actuelle de la
parole humaine, prise dans le geste, vouée à la contestation, à l'anticipation incertaine,
livrée aux retouches indéfinies d'une histoire en suspens. L'ontologie c'est alors
l'accomplissement de la vie, tout entière niée et retenue dans l'élément de la parole. Ce
postulat resterait le vœu pieux de la philosophie sans l'affirmation que l'absolu est
réflexion ; autrement dit l'être se donne un soi par le mouvement même qui fait qu'une
catégorie, — une détermination finie —, se fait autre, s'aliène ; ainsi l'être devient sa
propre réflexion infinie ; c'est ce que veut dire finalement l'affirmation que l'être est
dialectique.
Mais cette réflexion, cette réflexion de l'être, est-elle notre réflexion, notre réflexion
d'homme ? À vrai dire cet hégélianisme évacue, plutôt qu'il ne le comprenne, le moment
proprement humain de la réflexion ; « le soi de la réflexion n'est plus le soi humain qui
est pris en considération dans une anthropologie ou dans une phénoménologie ».
L'ontologie a ici une pointe anti-humaniste qu'elle n'avait pas dans la philosophie des
limites ou dans la philosophie de la participation. C'est au prix d'une radicale réduction de
l'humain, trop « humain », que [p. 19.18.3] l'existence (de l'homme) est incluse dans la
logique (de l'être).
Mais une « répétition » de HEGEL suffit-elle ? Il y a une histoire, une pensée, une
philosophie post-hégéliennes dont il est difficile de dire qu'elles étaient comprises dans et
par la logique de HEGEL comme l’étaient les philosophies d'ARISTOTE, de LEIBNIZ, de KANT.
D'où l'intérêt d'une refonte, d'une recréation du système, destinées à surmonter à la fois
la scission toujours renaissante de la logique et de la phénoménologie au cœur de
l'hégélianisme et le divorce de l'hégélianisme et de l'histoire post-hégélienne.
La Logique de la philosophie d'Éric WEIL (1950) veut être ce « discours cohérent », le
Logos de l'homme dans son historicité. À la fois linéaire et circulaire, ce discours peut
être parcouru à partir de n'importe quelle catégorie et on doit y retrouver tous les
discours partiels qui ont pu être tenus dans l'histoire. Tous les discours partiels, qu'est-ce
à dire ? Le philosophe sait bien qu'il y a quelque chose qui n'entre pas dans le discours
cohérent ; mais ce quelque chose — donné, singularité, choix, grâce — le philosophe ne
le laisse hors de la philosophie qu'autant que cela est rebelle à la parole elle-même. É.
WEIL rassemble sous le nom de violence tous les aspects de l'anti-discours ; mais dès que
l'homme de la violence parle, il prétend être compris ; il n'invoque plus la violence, mais
l'universalité de la parole ; il entre dans le sens et tout sens est moment d'un unique
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
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discours, sous peine de n'avoir pas de sens. Mais comment le discours sera-t-il articulé ?
C'est ici que la Logique de la philosophie veut être plus riche et plus souple que la logique
hégélienne : comme chez HEGEL il y a un discours et des catégories ; mais chaque
catégorie plonge dans une « attitude » dont elle fait affleurer le dire immanent ; le
philosophe fait dire, laisse dire à chaque catégorie ce qu'elle veut dire ; et c'est un
fragment du discours cohérent.
Ainsi l'homme qui, par modestie, veut s'en tenir, avec la science, à un discours fini sur le
fini ou, avec la philosophie transcendantale, à la réflexion sur la possibilité du discours
concret a déjà, sans le remarquer, dépassé sa fonction limitée ; il a déjà regardé
l'individu du point de vue de la raison et atteint la coïncidence de la liberté, de la raison
et de l'être : « un seul pas à faire, une seule preuve de courage à fournir, et le discours
cohérent et tronqué se transformera en discours absolument cohérent, infini à la fois et
fermé sur lui-même ». Ce pas qui conduit du discours de l'individu au discours de la
philosophie, est aussi le geste qui tranche « le mélange du discours et de la violence »
qui est l'individu ; ce pas, ce geste, le philosophe choisit de les faire ; il est sans
argument contre celui qui les refuse, puisque tout argument en faveur du discours
présuppose qu'on ait opté pour le discours ; mais le philosophe, c'est-à-dire l'homme du
discours absolument cohérent, rend compte du discours qui se veut fini.
Comme chez HEGEL, l'âme du discours est la négativité : « C'est la négativité, non la
positivité, qui tient ensemble ciel et terre ; c'est la contradiction qui est le sang et le
souffle de l'être. L'Être immobile, l'Être du discours unique de l'ancienne ontologie est le
néant et la mort : il est comme la somme des contradictions, plus exactement comme la
réconciliation des contradictions à travers les contradictions ».
Autant dire qu'il y a sagesse, mais non pas de sage : car il n'est pas d'individu arrivé au
terme de la violence ; il y a sagesse, mais cette sagesse est entièrement discours. Cette
conséquence de la nouvelle ontologie est frappante : l'Être de « l'ancienne ontologie »
n'est plus à ses yeux qu'immobilité et mort ; c'est pourtant cette ancienne ontologie qui
avait vu l'identité de l'Être et de l'Acte et la complicité en profondeur entre cet Acte et
l'intériorité du moi. Dans la Logique de la philosophie, l'individu humain n'est pas
proprement fondé et justifié comme dans la philosophie de la participation ; car l'individu
n'a pas de discours cohérent à lui ; s'opposant comme violence à la violence, il reste
déterminé par la violence : c'est seulement en tant qu'homme universel, c'est-à-dire en
tant que porteur du discours absolument cohérent, qu'il voit. La philosophie n'est plus
discours sur la polarité de l'Acte pur et de l'acte participant, mais l'unicité du discours
cohérent qui lui-même est être, vérité, liberté et, par là même, sagesse.
Paul RICŒUR
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
© Fonds Ricœur
Hegel auho
IIA86, dans Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957,
p. 19.16.15 à 19.18.3
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
« Renouveau de l’ontologie » est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie française (située
dans la Section B : État des problèmes et moyens d’investigation. Chapitre 1 : Les disciplines
philosophiques et leurs problèmes actuels), parue en 1957. Ce texte est avant tout une petite
introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant qu’il propose, autour du thème de
l’ontologie, un regard panoramique des grands courants philosophiques de la fin du XIXème siècle
jusqu’aux années 50 du XXème siècle.
De plus, on peut lire ce texte comme un petit traité d’un problème philosophique fondamental.
D’après Ricœur, l’ontologie se trouve dès le début dans une situation aporétique : toute question
fait allusion de l’être, mais est-il possible de produire par là « une doctrine de l’être, c’est-à-dire
une ontologie ? L’allusion à l’être peut-elle s’organiser en savoir de l’être ? » (19.16.15). Les
renouveaux de l’ontologie du XXème siècle ne font que répéter, selon Ricœur, cette situation
aporétique de la pensée qui tâche d’interroger l’être.
Ce texte se situe donc dans la longue réflexion ontologique de Ricœur. En amont, ce texte rappelle
son Gabriel Marcel et Karl Jaspers : philosophie du mystère et philosophie du paradoxe (Éditions du
Temps présent, 1947), dans lequel il s’agissait du rapport entre l’existence et l’être. En aval, ce
texte anticipe la critique que Ricœur lancera à Heidegger dans La métaphore vive (Éditions du Seuil,
1975, 19972, p. 395-98). Le maître allemand se prétend le seul qui sache revivifier la pensée de
l’être, mais Ricœur signalera que toute philosophie digne de ce nom prend au sérieux la question
du rapport entre l’être et la pensée. Comme le montre le présent texte, l’approche heideggérienne
n’est en fait qu’une manière, parmi d’autres, d’aborder la question ontologique.
(Quan KUANG, pour le Fonds Ricœur)
Résumé : « Renouveau de l’ontologie » est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie
française, et constitue une petite introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant
qu’il propose, autour du thème de l’ontologie, un regard panoramique des grands courants
philosophiques de la fin du XIXème siècle jusqu’aux années 50 du XXème siècle.
Mots-clés : ontologie ; philosophie des limites ; philosophie de l’intuition ; philosophie du
discours ; Kant ; Karl Jaspers ; Bergson ; Louis Lavelle ; Gabriel Marcel ; Heidegger ; Hegel ; Éric
Weil.
Rubrique : Essais philosophiques, éthiques et politiques (1948-2005).
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
© Fonds Ricœur
[p. 19.16.15]
L
'ontologie c'est la doctrine de l'être, en quelque sens que l'on prenne le mot être. Et
parler d'être, c'est toujours, même si l'on se propose de parler de renouveau de
l’ontologie, par exemple après une période d'oubli ou d'éclipse, rénover et par
conséquent répéter la plus ancienne des questions de la philosophie, la question grecque
par excellence : « Qu'est-ce qui est ? » et plus radicalement : « Qu'est-ce que l'être pour
tout ce qui est ? » Ce sont les Présocratiques et principalement PARMÉNIDE et HÉRACLITE
qui ont transmis à PLATON et ARISTOTE cette question à la fois préalable et englobante,
sous laquelle viennent se placer la question de la nature, la question de l'homme et des
dieux, la question de la connaissance, la question de la morale et de la politique. Que l'on
parle des choses de la nature qui naissent, deviennent, meurent, se succèdent, de
l'homme qui existe et cherche, des dieux qui mettent en ordre et gouvernent le tout, de
la vérité et de l'errance, de la justice et du tyran, on fait toujours allusion à l'être — car
dire ce qui vient à l'être, ce qui a à être, ce qui est conforme à l'être, ce qui doit être et
ce qui ne devrait pas être, c'est toujours cligner du côté de l'être tout en parlant d'autre
chose que lui.
Mais la question de l'être, toujours préalable et englobante, permet-elle une
doctrine de l'être, c'està-dire une ontologie ? L'allusion à l'être peut-elle s'organiser en
savoir de l'être ?
Tout renouveau de l'ontologie est en même temps répétition des embarras initiaux, ou,
comme on dit, des « apories » de l'ontologie.
La philosophie grecque lègue, avec la question même de l'être, toutes les difficultés
issues de la liaison entre être et essence d'une part, être et substance d'autre part ; en
même temps elle pose la question de savoir si l'ontologie est nécessairement une
théologie rationnelle ; enfin et surtout elle propose plusieurs solutions possibles de ces
difficultés.
1) La position d’un Principe qui sans doute transcende toutes les déterminations
intelligibles, mais qui est encore appréhendé par un acte de pensée, même s'il n'est plus
connu à la façon des choses multiples.
2) La vision du Transcendant, par-delà toutes les déterminations intelligibles, par delà
tout discours, vision qui coïncide avec la plus extrême intériorité de l'âme à elle-même.
3) La patiente construction dialectique des déterminations les plus hautes de l'être (Être,
Non-être, Mouvement, Même, Autre), chaque détermination s'annulant non dans la vision
sans discours, mais dans le mouvement même des déterminations ultérieures, donc dans
le devenir même du discours philosophique.
Ce sont ces trois possibilités ouvertes par l'ontologie des Grecs, qui vont nous permettre
de reconstruire les trois dimensions principales de l'ontologie de ce dernier demi-siècle.
LA PENSÉE DE L'ÊTRE COMME PENSÉE DES LIMITES
C'est à travers KANT que vient jusqu'à nous la grande thèse des Grecs, qu'on trouve déjà
énoncée chez ANAXIMANDRE, le Présocratique ionien, selon laquelle la pensée du Principe
ne comporte aucune des déterminations qui conviennent aux choses qui viennent « après
le Premier ».
À travers KANT ; mais à travers un KANT arraché à l'interprétation scientiste et positiviste
commune aux diverses formes du néo-kantisme ; à travers un KANT rétabli dans toute
l'ampleur de son dessein métaphysique ; en effet, dans son économie totale, le kantisme
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
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n'était pas seulement une investigation de l'empire des phénomènes et une critique [p.
19.16.16] des conditions de leur objectivité ; il était cela, parce qu'il était aussi autre
chose, parce qu'il posait au fondement du phénomène la pensée de l'inconditionné et
ainsi limitait les prétentions du « phénomène » (ou plutôt de l'expérience des
phénomènes, de la sensibilité) à constituer l'ultime réalité.
En ce sens l'ontologie, la science de l'être, est impossible ; mais la pensée de l'être,
inconvertible en savoir, remet à sa place et, si l'on peut dire, rappelle à la modestie la
connaissance phénoménale. Tout limitatif que soit l'usage de l'en soi dans la philosophie
kantienne, l'en soi est un concept indispensable à l'équilibre total du système. Peut-être
lirionsnous mieux KANT si nous savions reconnaître dans sa distinction de la pensée
(Denken) et de la connaissance (Erkennen), de la pensée de l'inconditionné et de la
connaissance des phénomènes, la répétition de l'antique distinction grecque entre le
Principe, l'Arkhê — et les étants — ta onta. Il n'y a pas de différence fondamentale entre
l'Arkhê présocratique et l'inconditionné kantien ; pas de différence, sinon une conscience
plus aiguë de l'impossibilité de connaître le Principe, d'en faire la science. C'est pourquoi
avec KANT l'Arkhê s'appelle Limite.
On peut rattacher à cette ontologie impossible du kantisme toutes les formes
contemporaines de la philosophie de l'être qui ont accentué la transcendance de l'être à
toute tentative d'objectivation, à toute connaissance par expérience ou par notion.
L'éventail de ces métaphysiques, qui sont à des titres divers des ontologies impossibles,
est largement ouvert.
La tradition française de la « philosophie réflexive », illustrée par LACHELIER et LAGNEAU,
constitue, en pleine période positiviste, et alors que triomphent les interprétations plus
ou moins phénoménalistes de KANT lui-même, l'élan de la véritable métaphysique
kantienne. « L'affirmation originaire » de Jean NABERT dans ses Éléments pour une
éthique s'inscrit aussi dans la perspective d'une pensée qui est à la fois pensée de la
pensée et pensée de l'être, et qui ne s'épuise pas dans l'élaboration de la connaissance
par objets, ni même dans la constitution d'une moralité à la fois expérimentale et
raisonnée.
La « philosophie de l'existence », de son côté, reste très kantienne en son inspiration
foncière lorsqu'elle articule, avec Karl JASPERS, l'investigation de l'existence humaine sur
une métaphysique de l'être transcendant. Il est vrai que Karl JASPERS appelle « foi
philosophique » et non point « pensée de l'être » cette appréhension de l'englobant
absolu ; cela est vrai ; mais KANT aussi avait tenté de lier à son agnosticisme spéculatif
une sorte de « croyance rationnelle » solidaire de la vie morale ; mais surtout cette « foi
philosophique », chez Karl JASPERS, ne demeure philosophique (comme d'ailleurs la
croyance rationnelle dans la Critique de la raison pratique) que grâce à la « pensée » qui
sous-tend encore les expériences de transcendance que Karl JASPERS emprunte tantôt à
l'expérience religieuse du christianisme classique, tantôt à la tradition de la philosophie et
de la poésie romantiques allemandes (telle la « passion de la nuit » ou les « chiffres »
quasi-esthétiques à travers lesquels l'être se laisse contempler). Quelle est cette «
pensée » qui assure la tenue philosophique de la « foi » ? C'est une pensée qui échoue
activement, par son mouvement même pour transcender toutes les déterminations
intelligibles ; « l'incrustable » qu'elle appréhende est fait de « concepts-limites » aussitôt
biffés que posés.
Telle est la première voie de l'ontologie moderne, celle qui prolonge l'ontologie
impossible du kantisme et, par-delà le kantisme, la thèse grecque selon laquelle le
Premier est au-delà de l'essence, transcendant à toutes les déterminations ontologiques.
Ces ontologies « en creux » ne se soutiennent que par l'ascèse même de la pensée qui
s'épuise à se surmonter.
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ONTOLOGIE ET INTUITION
Une ontologie est-elle possible qui n'ait jamais recours à quelque intuition, à quelque
vision de l’être ? L'histoire de la philosophie autorise à en douter. L'intermédiaire entre
les Grecs et nous c'est le néo-platonisme qui a opté pour une interprétation nettement
intuitionniste, voire visionnaire, du platonisme. La grande philosophie de l'intuition vient
ensuite jusqu'à nous à travers toutes les restaurations du néo-platonisme, de S. AUGUSTIN
à la Renaissance, puis à travers SPINOZA et sa connaissance du « troisième genre », enfin
à travers la philosophie romantique allemande, SCHELLING en tête. On peut ainsi suivre la
ligne de l'intuition, entremêlée à celle du penser ascétique.
Ce qui est frappant, dans cette tradition, c'est qu'elle a toujours fait coïncider la vision de
l'être avec le retour à soi d'un moi égaré loin de son centre, dispersé dans la durée,
éparpillé par les intérêts pratiques, ensorcelé par le désir de ce qu'elle n'a pas encore et
le regret de ce qu'elle n'a plus. Autrement dit les philosophes de l'intuition sont par
excellence les philosophes de l'intériorité, du recueillement.
Ce n'est pas par hasard que BERGSON a préféré à tout autre terme, en dépit de ses
équivoques, celui d’intuition pour dire ce degré suprême de conscience et de
connaissance. Alors que l'intelligence est « la vie... regardant au dehors, s'extériorisant
par rapport à elle-même », la philosophie met fin à cette distraction initiale ; elle fait «
violence à l'esprit » pour « remonter la pente naturelle de l'intelligence ».
Ce reflux de l'agir au voir est rendu possible par une véritable réminiscence de l'origine
représentée dans le bergsonisme par « la frange » d'intuition qui demeure autour du
noyau d'intelligence ; il y a en outre, dans le bergsonisme comme dans le platonisme,
une préparation méthodique à l'intuition, constituée non plus par les disciplines
mathématiques mais par les disciplines biologiques qui nous mettent en face du tout de
la vie, et nous apprennent à nous libérer des schèmes mécanistes et finalistes trop
familiers à notre intelligence ; la critique des pseudoproblèmes — désordre, néant,
possible — joint son action corrective à cette propédeutique ; finalement BERGSON
professe, comme PLATON et PLOTIN, que la philosophie est le passage de la connaissance
discursive à la vision simple. Cette vision simple, BERGSON l'interprète parfois dans les
termes d'une sorte d'empirisme spiritualiste, la métaphysique apparaissant comme un
secteur d'expérience — et même de perception — à côté de celui de la science, les deux
puissances juxtaposées se partageant l'empire de l'expérience intégrale. Mais l'accent est
finalement plotinien, lorsque le philosophe se prend à chanter le retour à l'origine et l'être
retrouvé ; ce sont les mots chers aux néo-platoniciens qui viennent alors au philosophe :
« Dans l'absolu nous sommes, nous circulons, nous vivons ».
Comme dans toutes les philosophies néo-platoniciennes le tout de la vie ne se découvre
qu'à celui qui fait retour à soi : c'est la purification de l'acte libre, l'approfondissement du
moi, qui supporte cette apparente distraction du moi dans l'immense empire exploré par
le biologiste.
[p. 19.18.1] C'est pourquoi BERGSON parle indifféremment d'une « dilatation » de
l'expérience intégrale et d'une « tension » de l'intuition philosophique opposée à «
l'extension » de la connaissance vulgaire et pragmatique. L'intuition est un voir, mais
proportionné à un effort. Le geste philosophique du bergsonisme est donc bien parent de
celui du néoplatonisme : le retour à l'origine des choses par la voie de l'intuition y
coïncide avec l'odyssée de la conscience elle-même.
Ce n'est point brouiller les différences que de placer BERGSON et LAVELLE sous le même
patronage néo-platonicien ; aussi bien ne s'agit-il ici que de suggérer une voie d'accès
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tout en faisant sentir l'étonnante permanence de la question de l'être des Grecs à nousmêmes, sous l'apparence d'un renouveau de l'ontologie.
Ce n'est pas la biologie qui sert de propédeutique à l'intuition philosophique chez LAVELLE,
c'est ce que la tradition classique, de DESCARTES et SPINOZA à LACHELIER et HAMELIN, avait
appelé la vie de l'esprit et n'avait jamais séparé de la conscience et de la réflexion, bref
de l'exercice du « Je » pensant. Par une méthode de débordement, de dépassement par
l'intérieur, LAVELLE entend retrouver une puissance d'affirmation qui se pose et me pose
tout à la fois, ou, en sens inverse, un fait primitif qui me constitue tout en me faisant
participer à l'être.
L'intuition jalonne ainsi tous les moments de cette Dialectique de l'éternel présent.
L'affirmation par soi de l'être — « l’Être est » — n'est pas pure indétermination
intellectuelle mais intuition d'un Acte présent à soi, antérieurement à la décomposition et
à l'opposition du gnoséologique et de l'ontologique. Ainsi LAVELLE croit-il pouvoir parler
d'une expérience pure de l'Être total, dont le verbe — la copule — est seulement le
témoin pour un entendement fini ; c'est cette puissance absolue de l'affirmation qui
nourrit de sa sève toutes les affirmations particulières ; sujet, objet, phénomène, relation
ne sont plus que des produits d'analyse de cet Être-Acte.
Est-ce à dire que la « présence totale » exclue toute ascèse du penser ? Nullement ; la
restauration, dans sa priorité ontologique, de la puissance infinie d'affirmation passe
nécessairement par une critique de l'antériorité du néant, du possible, de l'intelligence
aussi, du bien même, du moi enfin ; mais l'ascèse de la pensée n'est que l'enveloppe
conceptuelle de la participation à l'être. C'est la participation qui sous-tend la pensée et
non l'inverse.
Ainsi d'un côté est retrouvé l'argument ontologique, qui ne signifie pas autre chose que
l'identité de l'Être et de son Idée ; non point que l'Idée implique géométriquement l'Être ;
mais l'Être, en tant qu'acte de sa propre genèse, se laisse participer par des êtres finis
par le moyen de l'Idée qui lui est identique. De l'autre côté la participation ne se soutient
que par mon acte, conscient de lui-même, responsable de lui-même, donc toujours
capable de se refuser. Mais cet acte n'est accompli et heureux que quand il se fait
consentement à l'être ; alors la participation est à la fois création de soi par soi et
inclusion dans l'intimité d'une puissance créatrice que je limite et qui est elle-même sans
limitation.
Cette ontologie rend-elle compte de l'individualité, de l'histoire, du mal et surtout de ce
caractère à la fois signifiant et hasardeux des entreprises humaines ? On peut en discuter
; il reste que l'intention de LAVELLE était non d'engloutir, mais de justifier l'individualité et
son libre choix ; précisément parce qu'elle procède de la participation, « la démarche qui
promeut l'individu particulier dans l'existence n'est pas une chute » (L'Acte, p. 359). La
participation, aux yeux de LAVELLE, devait réaliser la synthèse de la séparation et de
l'union et indiquer au philosophe la voie étroite qui s'avance entre deux abîmes : celui
d'un panthéisme où toutes les différences seraient fictivement annulées et celui d'un
existentialisme où le surgissement de chaque existence pour elle-même et de toutes les
existences les unes par rapport aux autres serait radicalement fortuit et irrationnel.
La tradition de l'intuition ontologique est vaste et ramifiée ; on ne saurait la réduire, dans
la philosophie contemporaine, au couple BERGSON-LAVELLE ; on a retenu ces deux
penseurs parce que ce sont les deux exemples les plus purs de la résurgence du néoplatonisme, du spinozisme et de l'idéalisme schellingien, en pleine pensée
contemporaine. De plus la ligne de l'ascèse du penser et celle de l'intuition ne cessent de
se mêler et d'engendrer des figures complexes difficiles à situer dans un schéma aussi
simplifié. On a évoqué Karl JASPERS à propos de la marche à l'échec du penser qui
transcende toutes les déterminations de l'être ; mais sa difficile doctrine des « chiffres »
ressortit aussi bien à la tradition néo-platonicienne, à travers la philosophie romantique
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et dans le prolongement de SCHELLING. Avec beaucoup plus de prudence que LAVELLE et
même que K. JASPERS (dans la partie romantique de sa métaphysique), G. MARCEL a
recours également à ce qu'il appelle une « intuition aveuglée » de l'être pour rendre
compte du passage du « problème » au « mystère » (qu'il appelle parfois le métaproblématique). Mais le philosophe qui, aujourd'hui, ne revendique plus d'autre étiquette
que celle de néo-socratique se méfie de la spéculation sur l’être qui risque «
d'hypostasier quelque chose qui nous semble être l'inqualifié par excellence » (Être et
avoir) ; du moins s'en méfie-t-il aussi longtemps que cette idée reste dans le registre du
« penser que », plutôt que dans celui du « penser à… » (qui est celui de l'invocation plus
que celui de la considération ou de la spéculation) ; sa méfiance à l'égard des
philosophies spéculatives tient en outre au soupçon que ces philosophies ne prennent pas
au sérieux les mille suggestions décourageantes qui procèdent de la condition humaine et
invitent proprement à la « trahison ». Il est clair qu'à ses yeux la philosophie de LAVELLE
échappe difficilement à ce soupçon.
C'est pourquoi, même quand G. MARCEL parle en termes presque lavelliens d'une «
certaine affirmation que je suis plutôt que je ne la profère » (Position et approche
concrète du mystère ontologique), sa philosophie du mystère a un accent moins
triomphant que la philosophie lavellienne de la participation à l'être. Toute l'œuvre
proprement ontologique de G. MARCEL est plutôt une tentative, une exploration, un coup
de sonde du côté du mystérieux, qu'une intuition plénière de l'acte générateur de la
réflexion elle-même. Ainsi « l'expérience de la présence », « l'intuition » qui est à la
racine de toute fidélité, restent une expérience et une intuition « aveuglées » ; il faut une
réflexion sur la réflexion, une « réflexion seconde », pour récupérer ce que LAVELLE
appelle la puissance infinie d'auto-affirmation ; il y faut une réflexion sur notre
expérience humaine de la fidélité, de l'espérance, une réflexion enfin sur toutes les
expériences ambiguës, indécises, dont G. MARCEL tente de discerner le « poids
ontologique ».
On situerait assez bien l'œuvre de Martin HEIDEGGER au point où convergent l'ascèse du
penser et l'intuition hyper-essentielle, si le dessein du philosophe de Fribourg était de
restaurer l'ontologie. Mais les derniers écrits de HEIDEGGER annoncent un dépassement
non seulement de la métaphysique mais de l'ontologie. Toutefois l'introduction de Sein
und Zeit (1928), qui est la clé de toute son œuvre ultérieure, appelle ontologique la
question qui constitue l'horizon de l'investigation phénoménologique à laquelle est
consacrée cette grande œuvre. L'analyse du Dasein, pour laquelle la phénoménologie est
mobilisée, n'est pas elle-même un simple éclaircissement existentiel de la réalité
humaine : le Dasein [p. 19.18.2] désigne déjà un être (Sein) qui est lui-même le là (Da)
de l’être en général ; si bien qu'il est toujours question de l'être dans Sein und Zeit.
La pensée de HEIDEGGER regarde de deux côtés ; d'un côté elle penche vers le premier
type d'ontologie que nous avons discerné, vers le penser ascétique qui sans fin
transcende toutes les déterminations intelligibles ; à ce versant de l'œuvre de HEIDEGGER
appartient sa critique de la « métaphysique », laquelle manque et oublie la question de
l’être en tant qu'être ; la métaphysique, en effet, s'arrête au souci de l'ensemble de ce
qui est (à l'ensemble de « l’étant » : Esprit, Nature, Dieu, etc.) ; certes la métaphysique
pense dans la référence à l'être, mais ne s'élève pas à la pensée de l'être ; c'est pourquoi
aussi l'homme, cet étant singulier à qui tous les étants apparaissent, y reste-t-il le centre
de perspective, — et non l'être même.
S'il y a un problème du dépassement de la « métaphysique », c'est que le propre de la
question de l'être en tant qu'être est de demeurer dissimulée ; l’oubli tient à « l'essence
de la vérité », si l'on entend par vérité non plus seulement l'accord des propositions
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énoncées par un sujet avec la constitution d'un objet, comme dans la tradition classique,
mais le dévoilement, la non-dissimulation, le laisser-être de ce qui se montre. Ainsi, c'est
au moment où il lie la question de l'être à celle de l'oubli et de la dissimulation que
HEIDEGGER se tient le plus près du premier courant de l'ontologie que nous avons
discerné.
Si, en effet, l'être est primordialement dissimulé, la recherche de l'être prend l'allure
d'une « remontée au fondement ». C'est ce style qu'on retrouve dans les écrits
principaux de HEIDEGGER ; tantôt on part de la question de la temporalité, centre de
gravité de toute la problématique du Dasein, selon Sein und Zeit ; tantôt on part du
principe leibnizien de raison suffisante, comme dans Vom Wesen des Grundes ; ou bien
on amorce le mouvement de l'ontologie dans un sentiment aussi nocturne que l'angoisse
du néant, comme dans Was ist Metaphysik ? Mais, quel que soit le point de départ, la «
remontée au fondement » rappelle aussi bien l'élan de la pensée des Présocratiques, vers
l'Être (ou Principe, ou Logos), que le mouvement de la philosophie kantienne vers
l'inconditionné. Enfin, c'est ce style d'ascèse qui explique que HEIDEGGER parle aujourd'hui
de dépasser non seulement la métaphysique mais l'ontologie.
Et pourtant HEIDEGGER regarde aussi vers le second versant de l'ontologie, du côté de la
tradition intuitionniste, néo-platonicienne et romantique allemande ; non pas que sa
philosophie soit à proprement parler une philosophie de l'intuition ; mais on y parle
volontiers en termes de dévoilement, d'ouverture, de présence : ce langage laisse
entendre qu'au-delà de la métaphysique, voire de l'ontologie, se produit quelque chose
comme une révélation de l'être ; non pas sans doute la vision soudaine du Phèdre de
PLATON, ou la révélation historique, événementielle, des religions positives ; on dirait
plutôt que cette révélation a toujours déjà eu lieu par le ministère de la parole poétique ;
dans la poésie — et pour HEIDEGGER le poète par excellence est HÖLDERLIN — réside « la
possibilité de se trouver au milieu d'un existant qui soit existant révélé » (Hölderlin et
l'essence de la poésie) ; ainsi la dimension poétique du langage joue le rôle que jadis
avait tenu la révélation orphique pour la méditation platonicienne ; « le langage, dit la
Lettre sur l'humanisme, le langage est la venue à la fois éclairante et voilante de l'Être
lui-même... (Il est) la maison de l'Être en laquelle l'homme habite et de la sorte ek-siste,
appartenant à la vérité de l'Être dont il assume la garde ».
La remontée au fondement n'est pas alors une tâche que le philosophe puisse se
proposer en avant de lui-même ; elle est déjà accomplie derrière lui, plus haut que lui,
dans toute parole dont on peut dire qu'elle parle l'homme, plutôt que l'homme ne la
parle.
ONTOLOGIE ET DIALECTIQUE
Les deux courants que nous avons discernés, celui de la pensée ascétique qui
échoue au seuil de la Transcendance et celui de l'intuition qui donne l'expérience de
l'origine infinie, ont ceci de commun que le Principe dépasse le discours, du moins la
prose de la vie quotidienne, de la science ou de la critique ; c'est en cela que le Principe
est transcendant et requiert soit le silence, soit la poésie, soit une vision au-delà du
langage et des déterminations constitutives du discours. Dès le début — c'est-à-dire, dès
le Sophiste de PLATON et même, plus tôt encore, dès la dialectique de l'école éléate —
l'ontologie a été à la recherche d'un discours absolu qui n'aurait plus l'être pour objet
lointain de sa visée ou de sa vision, mais qui serait le discours même de l'être ; les cinq
genres du Sophiste — Être, Non-être, Mouvement, Même, Autre — constituent la
première grande séquence historique de concepts premiers. Ce discours, s'il pouvait être
complet, ne serait plus discours sur l'être ; mais l'être serait ce discours même, devenant
à travers ses moments posés, dépassés et retenus. Ainsi serait conjuré le péril de
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l'ineffable et tenu le pari originel de la philosophie de ne jamais séparer l'Être du Logos,
c'est-à-dire finalement du discours.
C'est à travers HEGEL, le HEGEL de la Logique plus que celui de la Phénoménologie de
l'Esprit, que l'ontologie contemporaine renoue avec la dialectique platonicienne ; ce
renouveau de l'ontologie prend ici figure de retour à HEGEL.
Ce retour à HEGEL peut prendre deux formes différentes : d'un côté, une simple répétition
compréhensive de la logique de HEGEL (ou si l'on veut au meilleur sens du mot, une
apologétique hégélienne) ; de l'autre, une tentative pour refaire, au XXe siècle, ce que
HEGEL a fait au terme de la philosophie classique, en incorporant, s'il est possible, au
discours absolu les mouvements de pensée posthégéliens issus précisément de la
décomposition de la philosophie hégélienne.
HYPPOLITE a tenté dans Logique et existence de justifier le savoir absolu, en montrant
comment l'expérience humaine sous toutes ses formes « indique » l'identité de l'être et
du savoir : « Il n'y aurait pas d'expérience possible sans la présupposition du savoir
absolu, mais le chemin de l'expérience indique le savoir absolu ». Cet hégélianisme veut
conduire à l'alternative : ou le discours absolu ou l'ineffable et éluder la position ambiguë
de l'existentialisme, qui ne croit pas que puisse être surmontée la condition actuelle de la
parole humaine, prise dans le geste, vouée à la contestation, à l'anticipation incertaine,
livrée aux retouches indéfinies d'une histoire en suspens. L'ontologie c'est alors
l'accomplissement de la vie, tout entière niée et retenue dans l'élément de la parole. Ce
postulat resterait le vœu pieux de la philosophie sans l'affirmation que l'absolu est
réflexion ; autrement dit l'être se donne un soi par le mouvement même qui fait qu'une
catégorie, — une détermination finie —, se fait autre, s'aliène ; ainsi l'être devient sa
propre réflexion infinie ; c'est ce que veut dire finalement l'affirmation que l'être est
dialectique.
Mais cette réflexion, cette réflexion de l'être, est-elle notre réflexion, notre réflexion
d'homme ? À vrai dire cet hégélianisme évacue, plutôt qu'il ne le comprenne, le moment
proprement humain de la réflexion ; « le soi de la réflexion n'est plus le soi humain qui
est pris en considération dans une anthropologie ou dans une phénoménologie ».
L'ontologie a ici une pointe anti-humaniste qu'elle n'avait pas dans la philosophie des
limites ou dans la philosophie de la participation. C'est au prix d'une radicale réduction de
l'humain, trop « humain », que [p. 19.18.3] l'existence (de l'homme) est incluse dans la
logique (de l'être).
Mais une « répétition » de HEGEL suffit-elle ? Il y a une histoire, une pensée, une
philosophie post-hégéliennes dont il est difficile de dire qu'elles étaient comprises dans et
par la logique de HEGEL comme l’étaient les philosophies d'ARISTOTE, de LEIBNIZ, de KANT.
D'où l'intérêt d'une refonte, d'une recréation du système, destinées à surmonter à la fois
la scission toujours renaissante de la logique et de la phénoménologie au cœur de
l'hégélianisme et le divorce de l'hégélianisme et de l'histoire post-hégélienne.
La Logique de la philosophie d'Éric WEIL (1950) veut être ce « discours cohérent », le
Logos de l'homme dans son historicité. À la fois linéaire et circulaire, ce discours peut
être parcouru à partir de n'importe quelle catégorie et on doit y retrouver tous les
discours partiels qui ont pu être tenus dans l'histoire. Tous les discours partiels, qu'est-ce
à dire ? Le philosophe sait bien qu'il y a quelque chose qui n'entre pas dans le discours
cohérent ; mais ce quelque chose — donné, singularité, choix, grâce — le philosophe ne
le laisse hors de la philosophie qu'autant que cela est rebelle à la parole elle-même. É.
WEIL rassemble sous le nom de violence tous les aspects de l'anti-discours ; mais dès que
l'homme de la violence parle, il prétend être compris ; il n'invoque plus la violence, mais
l'universalité de la parole ; il entre dans le sens et tout sens est moment d'un unique
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discours, sous peine de n'avoir pas de sens. Mais comment le discours sera-t-il articulé ?
C'est ici que la Logique de la philosophie veut être plus riche et plus souple que la logique
hégélienne : comme chez HEGEL il y a un discours et des catégories ; mais chaque
catégorie plonge dans une « attitude » dont elle fait affleurer le dire immanent ; le
philosophe fait dire, laisse dire à chaque catégorie ce qu'elle veut dire ; et c'est un
fragment du discours cohérent.
Ainsi l'homme qui, par modestie, veut s'en tenir, avec la science, à un discours fini sur le
fini ou, avec la philosophie transcendantale, à la réflexion sur la possibilité du discours
concret a déjà, sans le remarquer, dépassé sa fonction limitée ; il a déjà regardé
l'individu du point de vue de la raison et atteint la coïncidence de la liberté, de la raison
et de l'être : « un seul pas à faire, une seule preuve de courage à fournir, et le discours
cohérent et tronqué se transformera en discours absolument cohérent, infini à la fois et
fermé sur lui-même ». Ce pas qui conduit du discours de l'individu au discours de la
philosophie, est aussi le geste qui tranche « le mélange du discours et de la violence »
qui est l'individu ; ce pas, ce geste, le philosophe choisit de les faire ; il est sans
argument contre celui qui les refuse, puisque tout argument en faveur du discours
présuppose qu'on ait opté pour le discours ; mais le philosophe, c'est-à-dire l'homme du
discours absolument cohérent, rend compte du discours qui se veut fini.
Comme chez HEGEL, l'âme du discours est la négativité : « C'est la négativité, non la
positivité, qui tient ensemble ciel et terre ; c'est la contradiction qui est le sang et le
souffle de l'être. L'Être immobile, l'Être du discours unique de l'ancienne ontologie est le
néant et la mort : il est comme la somme des contradictions, plus exactement comme la
réconciliation des contradictions à travers les contradictions ».
Autant dire qu'il y a sagesse, mais non pas de sage : car il n'est pas d'individu arrivé au
terme de la violence ; il y a sagesse, mais cette sagesse est entièrement discours. Cette
conséquence de la nouvelle ontologie est frappante : l'Être de « l'ancienne ontologie »
n'est plus à ses yeux qu'immobilité et mort ; c'est pourtant cette ancienne ontologie qui
avait vu l'identité de l'Être et de l'Acte et la complicité en profondeur entre cet Acte et
l'intériorité du moi. Dans la Logique de la philosophie, l'individu humain n'est pas
proprement fondé et justifié comme dans la philosophie de la participation ; car l'individu
n'a pas de discours cohérent à lui ; s'opposant comme violence à la violence, il reste
déterminé par la violence : c'est seulement en tant qu'homme universel, c'est-à-dire en
tant que porteur du discours absolument cohérent, qu'il voit. La philosophie n'est plus
discours sur la polarité de l'Acte pur et de l'acte participant, mais l'unicité du discours
cohérent qui lui-même est être, vérité, liberté et, par là même, sagesse.
Paul RICŒUR
9
IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
© Fonds Ricœur
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
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Hegel auho
Note éditoriale
« Renouveau de l’ontologie » est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie française (située
dans la Section B : État des problèmes et moyens d’investigation. Chapitre 1 : Les disciplines
philosophiques et leurs problèmes actuels), parue en 1957. Ce texte est avant tout une petite
introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant qu’il propose, autour du thème de
l’ontologie, un regard panoramique des grands courants philosophiques de la fin du XIX
ème
siècle
jusqu’aux années 50 du XX
ème
siècle.
De plus, on peut lire ce texte comme un petit traité d’un problème philosophique fondamental.
D’après Ricœur, l’ontologie se trouve dès le début dans une situation aporétique : toute question
fait allusion de l’être, mais est-il possible de produire par là « une doctrine de l’être, c’est-à-dire
une ontologie ? L’allusion à l’être peut-elle s’organiser en savoir de l’être ? » (19.16.15). Les
renouveaux de l’ontologie du XX
ème
siècle ne font que répéter, selon Ricœur, cette situation
aporétique de la pensée qui tâche d’interroger l’être.
Ce texte se situe donc dans la longue réflexion ontologique de Ricœur. En amont, ce texte rappelle
son Gabriel Marcel et Karl Jaspers : philosophie du mystère et philosophie du paradoxe (Éditions du
Temps présent, 1947), dans lequel il s’agissait du rapport entre l’existence et l’être. En aval, ce
texte anticipe la critique que Ricœur lancera à Heidegger dans La métaphore vive (Éditions du Seuil,
1975, 1997
2
, p. 395-98). Le maître allemand se prétend le seul qui sache revivifier la pensée de
l’être, mais Ricœur signalera que toute philosophie digne de ce nom prend au sérieux la question
du rapport entre l’être et la pensée. Comme le montre le présent texte, l’approche heideggérienne
n’est en fait qu’une manière, parmi d’autres, d’aborder la question ontologique.
(Quan KUANG, pour le Fonds Ricœur)
Résumé : « Renouveau de l’ontologie » est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie
française, et constitue une petite introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant
qu’il propose, autour du thème de l’ontologie, un regard panoramique des grands courants
philosophiques de la fin du XIX
ème
siècle jusqu’aux années 50 du XX
ème
siècle.
Mots-clés : ontologie ; philosophie des limites ; philosophie de l’intuition ; philosophie du
discours ; Kant ; Karl Jaspers ; Bergson ; Louis Lavelle ; Gabriel Marcel ; Heidegger ; Hegel ; Éric
Weil.
Rubrique : Essais philosophiques, éthiques et politiques (1948-2005).
~
Renouveau de l'ontologie
IIA86, dans Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957,
p. 19.16.15 à 19.18.3
© Fonds Ricœur
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
© Fonds Ricœur
[p. 19.16.15]
'ontologie c'est la doctrine de l'être, en quelque sens que l'on prenne le mot être. Et
parler d'être, c'est toujours, même si l'on se propose de parler de renouveau de
l’ontologie, par exemple après une période d'oubli ou d'éclipse, rénover et par
conséquent répéter la plus ancienne des questions de la philosophie, la question grecque
par excellence : « Qu'est-ce qui est ? » et plus radicalement : « Qu'est-ce que l'être pour
tout ce qui est ? » Ce sont les Présocratiques et principalement P
ARMÉNIDE
et H
ÉRACLITE
qui ont transmis à P
LATON
et A
RISTOTE
cette question à la fois préalable et englobante,
sous laquelle viennent se placer la question de la nature, la question de l'homme et des
dieux, la question de la connaissance, la question de la morale et de la politique. Que l'on
parle des choses de la nature qui naissent, deviennent, meurent, se succèdent, de
l'homme qui existe et cherche, des dieux qui mettent en ordre et gouvernent le tout, de
la vérité et de l'errance, de la justice et du tyran, on fait toujours allusion à l'être — car
dire ce qui vient à l'être, ce qui a à être, ce qui est conforme à l'être, ce qui doit être et
ce qui ne devrait pas être, c'est toujours cligner du côté de l'être tout en parlant d'autre
chose que lui.
Mais la question de l'être, toujours préalable et englobante, permet-elle une
doctrine de l'être, c'est-à-dire une ontologie ? L'allusion à l'être peut-elle s'organiser en
savoir de l'être ?
Tout renouveau de l'ontologie est en même temps répétition des embarras initiaux, ou,
comme on dit, des « apories » de l'ontologie.
La philosophie grecque lègue, avec la question même de l'être, toutes les difficultés
issues de la liaison entre être et essence d'une part, être et substance d'autre part ; en
même temps elle pose la question de savoir si l'ontologie est nécessairement une
théologie rationnelle ; enfin et surtout elle propose plusieurs solutions possibles de ces
difficultés.
1) La position d’un Principe qui sans doute transcende toutes les déterminations
intelligibles, mais qui est encore appréhendé par un acte de pensée, même s'il n'est plus
connu à la façon des choses multiples.
2) La vision du Transcendant, par-delà toutes les déterminations intelligibles, par delà
tout discours, vision qui coïncide avec la plus extrême intériorité de l'âme à elle-même.
3) La patiente construction dialectique des déterminations les plus hautes de l'être (Être,
Non-être, Mouvement, Même, Autre), chaque détermination s'annulant non dans la vision
sans discours, mais dans le mouvement même des déterminations ultérieures, donc dans
le devenir même du discours philosophique.
Ce sont ces trois possibilités ouvertes par l'ontologie des Grecs, qui vont nous permettre
de reconstruire les trois dimensions principales de l'ontologie de ce dernier demi-siècle.
LA PENSÉE DE L'ÊTRE COMME PENSÉE DES LIMITES
C'est à travers K
ANT
que vient jusqu'à nous la grande thèse des Grecs, qu'on trouve déjà
énoncée chez A
NAXIMANDRE
, le Présocratique ionien, selon laquelle la pensée du Principe
ne comporte aucune des déterminations qui conviennent aux choses qui viennent « après
le Premier ».
À travers K
ANT
; mais à travers un K
ANT
arraché à l'interprétation scientiste et positiviste
commune aux diverses formes du néo-kantisme ; à travers un K
ANT
rétabli dans toute
l'ampleur de son dessein métaphysique ; en effet, dans son économie totale, le kantisme
L
3
IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
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n'était pas seulement une investigation de l'empire des phénomènes et une critique
[p.
19.16.16]
des conditions de leur objectivité ; il était cela, parce qu'il était aussi autre
chose, parce qu'il posait au fondement du phénomène la pensée de l'inconditionné et
ainsi limitait les prétentions du « phénomène » (ou plutôt de l'expérience des
phénomènes, de la sensibilité) à constituer l'ultime réalité.
En ce sens l'ontologie, la science de l'être, est impossible ; mais la pensée de l'être,
inconvertible en savoir, remet à sa place et, si l'on peut dire, rappelle à la modestie la
connaissance phénoménale. Tout limitatif que soit l'usage de l'en soi dans la philosophie
kantienne, l'en soi est un concept indispensable à l'équilibre total du système. Peut-être
lirions-nous mieux K
ANT
si nous savions reconnaître dans sa distinction de la pensée
(Denken) et de la connaissance (Erkennen), de la pensée de l'inconditionné et de la
connaissance des phénomènes, la répétition de l'antique distinction grecque entre le
Principe, l'Arkhê — et les étants — ta onta. Il n'y a pas de différence fondamentale entre
l'Arkhê présocratique et l'inconditionné kantien ; pas de différence, sinon une conscience
plus aiguë de l'impossibilité de connaître le Principe, d'en faire la science. C'est pourquoi
avec K
ANT
l'Arkhê s'appelle Limite.
On peut rattacher à cette ontologie impossible du kantisme toutes les formes
contemporaines de la philosophie de l'être qui ont accentué la transcendance de l'être à
toute tentative d'objectivation, à toute connaissance par expérience ou par notion.
L'éventail de ces métaphysiques, qui sont à des titres divers des ontologies impossibles,
est largement ouvert.
La tradition française de la « philosophie réflexive », illustrée par L
ACHELIER
et L
AGNEAU
,
constitue, en pleine période positiviste, et alors que triomphent les interprétations plus
ou moins phénoménalistes de K
ANT
lui-même, l'élan de la véritable métaphysique
kantienne. « L'affirmation originaire » de Jean N
ABERT
dans ses Éléments pour une
éthique s'inscrit aussi dans la perspective d'une pensée qui est à la fois pensée de la
pensée et pensée de l'être, et qui ne s'épuise pas dans l'élaboration de la connaissance
par objets, ni même dans la constitution d'une moralité à la fois expérimentale et
raisonnée.
La « philosophie de l'existence », de son côté, reste très kantienne en son inspiration
foncière lorsqu'elle articule, avec Karl J
ASPERS
, l'investigation de l'existence humaine sur
une métaphysique de l'être transcendant. Il est vrai que Karl J
ASPERS
appelle « foi
philosophique » et non point « pensée de l'être » cette appréhension de l'englobant
absolu ; cela est vrai ; mais K
ANT
aussi avait tenté de lier à son agnosticisme spéculatif
une sorte de « croyance rationnelle » solidaire de la vie morale ; mais surtout cette « foi
philosophique », chez Karl J
ASPERS
, ne demeure philosophique (comme d'ailleurs la
croyance rationnelle dans la Critique de la raison pratique) que grâce à la « pensée » qui
sous-tend encore les expériences de transcendance que Karl J
ASPERS
emprunte tantôt à
l'expérience religieuse du christianisme classique, tantôt à la tradition de la philosophie et
de la poésie romantiques allemandes (telle la « passion de la nuit » ou les « chiffres »
quasi-esthétiques à travers lesquels l'être se laisse contempler). Quelle est cette «
pensée » qui assure la tenue philosophique de la « foi » ? C'est une pensée qui échoue
activement, par son mouvement même pour transcender toutes les déterminations
intelligibles ; « l'incrustable » qu'elle appréhende est fait de « concepts-limites » aussitôt
biffés que posés.
Telle est la première voie de l'ontologie moderne, celle qui prolonge l'ontologie
impossible du kantisme et, par-delà le kantisme, la thèse grecque selon laquelle le
Premier est au-delà de l'essence, transcendant à toutes les déterminations ontologiques.
Ces ontologies « en creux » ne se soutiennent que par l'ascèse même de la pensée qui
s'épuise à se surmonter.
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ONTOLOGIE ET INTUITION
Une ontologie est-elle possible qui n'ait jamais recours à quelque intuition, à quelque
vision de l’être ? L'histoire de la philosophie autorise à en douter. L'intermédiaire entre
les Grecs et nous c'est le néo-platonisme qui a opté pour une interprétation nettement
intuitionniste, voire visionnaire, du platonisme. La grande philosophie de l'intuition vient
ensuite jusqu'à nous à travers toutes les restaurations du néo-platonisme, de S. A
UGUSTIN
à la Renaissance, puis à travers S
PINOZA
et sa connaissance du « troisième genre », enfin
à travers la philosophie romantique allemande, S
CHELLING
en tête. On peut ainsi suivre la
ligne de l'intuition, entremêlée à celle du penser ascétique.
Ce qui est frappant, dans cette tradition, c'est qu'elle a toujours fait coïncider la vision de
l'être avec le retour à soi d'un moi égaré loin de son centre, dispersé dans la durée,
éparpillé par les intérêts pratiques, ensorcelé par le désir de ce qu'elle n'a pas encore et
le regret de ce qu'elle n'a plus. Autrement dit les philosophes de l'intuition sont par
excellence les philosophes de l'intériorité, du recueillement.
Ce n'est pas par hasard que B
ERGSON
a préféré à tout autre terme, en dépit de ses
équivoques, celui d’intuition pour dire ce degré suprême de conscience et de
connaissance. Alors que l'intelligence est « la vie... regardant au dehors, s'extériorisant
par rapport à elle-même », la philosophie met fin à cette distraction initiale ; elle fait «
violence à l'esprit » pour « remonter la pente naturelle de l'intelligence ».
Ce reflux de l'agir au voir est rendu possible par une véritable réminiscence de l'origine
représentée dans le bergsonisme par « la frange » d'intuition qui demeure autour du
noyau d'intelligence ; il y a en outre, dans le bergsonisme comme dans le platonisme,
une préparation méthodique à l'intuition, constituée non plus par les disciplines
mathématiques mais par les disciplines biologiques qui nous mettent en face du tout de
la vie, et nous apprennent à nous libérer des schèmes mécanistes et finalistes trop
familiers à notre intelligence ; la critique des pseudo-problèmes — désordre, néant,
possible — joint son action corrective à cette propédeutique ; finalement B
ERGSON
professe, comme P
LATON
et P
LOTIN
, que la philosophie est le passage de la connaissance
discursive à la vision simple. Cette vision simple, B
ERGSON
l'interprète parfois dans les
termes d'une sorte d'empirisme spiritualiste, la métaphysique apparaissant comme un
secteur d'expérience — et même de perception — à côté de celui de la science, les deux
puissances juxtaposées se partageant l'empire de l'expérience intégrale. Mais l'accent est
finalement plotinien, lorsque le philosophe se prend à chanter le retour à l'origine et l'être
retrouvé ; ce sont les mots chers aux néo-platoniciens qui viennent alors au philosophe :
« Dans l'absolu nous sommes, nous circulons, nous vivons ».
Comme dans toutes les philosophies néo-platoniciennes le tout de la vie ne se découvre
qu'à celui qui fait retour à soi : c'est la purification de l'acte libre, l'approfondissement du
moi, qui supporte cette apparente distraction du moi dans l'immense empire exploré par
le biologiste.
[p. 19.18.1]
C'est pourquoi B
ERGSON
parle indifféremment d'une « dilatation » de
l'expérience intégrale et d'une « tension » de l'intuition philosophique opposée à «
l'extension » de la connaissance vulgaire et pragmatique. L'intuition est un voir, mais
proportionné à un effort. Le geste philosophique du bergsonisme est donc bien parent de
celui du néo-platonisme : le retour à l'origine des choses par la voie de l'intuition y
coïncide avec l'odyssée de la conscience elle-même.
Ce n'est point brouiller les différences que de placer B
ERGSON
et L
AVELLE
sous le même
patronage néo-platonicien ; aussi bien ne s'agit-il ici que de suggérer une voie d'accès
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tout en faisant sentir l'étonnante permanence de la question de l'être des Grecs à nous-
mêmes, sous l'apparence d'un renouveau de l'ontologie.
Ce n'est pas la biologie qui sert de propédeutique à l'intuition philosophique chez L
AVELLE
,
c'est ce que la tradition classique, de D
ESCARTES
et S
PINOZA
à L
ACHELIER
et H
AMELIN
, avait
appelé la vie de l'esprit et n'avait jamais séparé de la conscience et de la réflexion, bref
de l'exercice du « Je » pensant. Par une méthode de débordement, de dépassement par
l'intérieur, L
AVELLE
entend retrouver une puissance d'affirmation qui se pose et me pose
tout à la fois, ou, en sens inverse, un fait primitif qui me constitue tout en me faisant
participer à l'être.
L'intuition jalonne ainsi tous les moments de cette Dialectique de l'éternel présent.
L'affirmation par soi de l'être — « l’Être est » — n'est pas pure indétermination
intellectuelle mais intuition d'un Acte présent à soi, antérieurement à la décomposition et
à l'opposition du gnoséologique et de l'ontologique. Ainsi L
AVELLE
croit-il pouvoir parler
d'une expérience pure de l'Être total, dont le verbe — la copule — est seulement le
témoin pour un entendement fini ; c'est cette puissance absolue de l'affirmation qui
nourrit de sa sève toutes les affirmations particulières ; sujet, objet, phénomène, relation
ne sont plus que des produits d'analyse de cet Être-Acte.
Est-ce à dire que la « présence totale » exclue toute ascèse du penser ? Nullement ; la
restauration, dans sa priorité ontologique, de la puissance infinie d'affirmation passe
nécessairement par une critique de l'antériorité du néant, du possible, de l'intelligence
aussi, du bien même, du moi enfin ; mais l'ascèse de la pensée n'est que l'enveloppe
conceptuelle de la participation à l'être. C'est la participation qui sous-tend la pensée et
non l'inverse.
Ainsi d'un côté est retrouvé l'argument ontologique, qui ne signifie pas autre chose que
l'identité de l'Être et de son Idée ; non point que l'Idée implique géométriquement l'Être ;
mais l'Être, en tant qu'acte de sa propre genèse, se laisse participer par des êtres finis
par le moyen de l'Idée qui lui est identique. De l'autre côté la participation ne se soutient
que par mon acte, conscient de lui-même, responsable de lui-même, donc toujours
capable de se refuser. Mais cet acte n'est accompli et heureux que quand il se fait
consentement à l'être ; alors la participation est à la fois création de soi par soi et
inclusion dans l'intimité d'une puissance créatrice que je limite et qui est elle-même sans
limitation.
Cette ontologie rend-elle compte de l'individualité, de l'histoire, du mal et surtout de ce
caractère à la fois signifiant et hasardeux des entreprises humaines ? On peut en discuter
; il reste que l'intention de L
AVELLE
était non d'engloutir, mais de justifier l'individualité et
son libre choix ; précisément parce qu'elle procède de la participation, « la démarche qui
promeut l'individu particulier dans l'existence n'est pas une chute » (L'Acte, p. 359). La
participation, aux yeux de L
AVELLE
, devait réaliser la synthèse de la séparation et de
l'union et indiquer au philosophe la voie étroite qui s'avance entre deux abîmes : celui
d'un panthéisme où toutes les différences seraient fictivement annulées et celui d'un
existentialisme où le surgissement de chaque existence pour elle-même et de toutes les
existences les unes par rapport aux autres serait radicalement fortuit et irrationnel.
La tradition de l'intuition ontologique est vaste et ramifiée ; on ne saurait la réduire, dans
la philosophie contemporaine, au couple B
ERGSON
-L
AVELLE
; on a retenu ces deux
penseurs parce que ce sont les deux exemples les plus purs de la résurgence du néo-
platonisme, du spinozisme et de l'idéalisme schellingien, en pleine pensée
contemporaine. De plus la ligne de l'ascèse du penser et celle de l'intuition ne cessent de
se mêler et d'engendrer des figures complexes difficiles à situer dans un schéma aussi
simplifié. On a évoqué Karl J
ASPERS
à propos de la marche à l'échec du penser qui
transcende toutes les déterminations de l'être ; mais sa difficile doctrine des « chiffres »
ressortit aussi bien à la tradition néo-platonicienne, à travers la philosophie romantique
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et dans le prolongement de S
CHELLING
. Avec beaucoup plus de prudence que L
AVELLE
et
même que K. J
ASPERS
(dans la partie romantique de sa métaphysique), G. M
ARCEL
a
recours également à ce qu'il appelle une « intuition aveuglée » de l'être pour rendre
compte du passage du « problème » au « mystère » (qu'il appelle parfois le méta-
problématique). Mais le philosophe qui, aujourd'hui, ne revendique plus d'autre étiquette
que celle de néo-socratique se méfie de la spéculation sur l’être qui risque «
d'hypostasier quelque chose qui nous semble être l'inqualifié par excellence » (Être et
avoir) ; du moins s'en méfie-t-il aussi longtemps que cette idée reste dans le registre du
« penser que », plutôt que dans celui du « penser à… » (qui est celui de l'invocation plus
que celui de la considération ou de la spéculation) ; sa méfiance à l'égard des
philosophies spéculatives tient en outre au soupçon que ces philosophies ne prennent pas
au sérieux les mille suggestions décourageantes qui procèdent de la condition humaine et
invitent proprement à la « trahison ». Il est clair qu'à ses yeux la philosophie de L
AVELLE
échappe difficilement à ce soupçon.
C'est pourquoi, même quand G. M
ARCEL
parle en termes presque lavelliens d'une «
certaine affirmation que je suis plutôt que je ne la profère » (Position et approche
concrète du mystère ontologique), sa philosophie du mystère a un accent moins
triomphant que la philosophie lavellienne de la participation à l'être. Toute l'œuvre
proprement ontologique de G. M
ARCEL
est plutôt une tentative, une exploration, un coup
de sonde du côté du mystérieux, qu'une intuition plénière de l'acte générateur de la
réflexion elle-même. Ainsi « l'expérience de la présence », « l'intuition » qui est à la
racine de toute fidélité, restent une expérience et une intuition « aveuglées » ; il faut une
réflexion sur la réflexion, une « réflexion seconde », pour récupérer ce que L
AVELLE
appelle la puissance infinie d'auto-affirmation ; il y faut une réflexion sur notre
expérience humaine de la fidélité, de l'espérance, une réflexion enfin sur toutes les
expériences ambiguës, indécises, dont G. M
ARCEL
tente de discerner le « poids
ontologique ».
On situerait assez bien l'œuvre de Martin H
EIDEGGER
au point où convergent l'ascèse du
penser et l'intuition hyper-essentielle, si le dessein du philosophe de Fribourg était de
restaurer l'ontologie. Mais les derniers écrits de H
EIDEGGER
annoncent un dépassement
non seulement de la métaphysique mais de l'ontologie. Toutefois l'introduction de Sein
und Zeit (1928), qui est la clé de toute son œuvre ultérieure, appelle ontologique la
question qui constitue l'horizon de l'investigation phénoménologique à laquelle est
consacrée cette grande œuvre. L'analyse du Dasein, pour laquelle la phénoménologie est
mobilisée, n'est pas elle-même un simple éclaircissement existentiel de la réalité
humaine : le Dasein
[p. 19.18.2]
désigne déjà un être (Sein) qui est lui-même le là (Da)
de l’être en général ; si bien qu'il est toujours question de l'être dans Sein und Zeit.
La pensée de H
EIDEGGER
regarde de deux côtés ; d'un côté elle penche vers le premier
type d'ontologie que nous avons discerné, vers le penser ascétique qui sans fin
transcende toutes les déterminations intelligibles ; à ce versant de l'œuvre de H
EIDEGGER
appartient sa critique de la « métaphysique », laquelle manque et oublie la question de
l’être en tant qu'être ; la métaphysique, en effet, s'arrête au souci de l'ensemble de ce
qui est (à l'ensemble de « l’étant » : Esprit, Nature, Dieu, etc.) ; certes la métaphysique
pense dans la référence à l'être, mais ne s'élève pas à la pensée de l'être ; c'est pourquoi
aussi l'homme, cet étant singulier à qui tous les étants apparaissent, y reste-t-il le centre
de perspective, — et non l'être même.
S'il y a un problème du dépassement de la « métaphysique », c'est que le propre de la
question de l'être en tant qu'être est de demeurer dissimulée ; l’oubli tient à « l'essence
de la vérité », si l'on entend par vérité non plus seulement l'accord des propositions
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énoncées par un sujet avec la constitution d'un objet, comme dans la tradition classique,
mais le dévoilement, la non-dissimulation, le laisser-être de ce qui se montre. Ainsi, c'est
au moment où il lie la question de l'être à celle de l'oubli et de la dissimulation que
H
EIDEGGER
se tient le plus près du premier courant de l'ontologie que nous avons
discerné.
Si, en effet, l'être est primordialement dissimulé, la recherche de l'être prend l'allure
d'une « remontée au fondement ». C'est ce style qu'on retrouve dans les écrits
principaux de H
EIDEGGER
; tantôt on part de la question de la temporalité, centre de
gravité de toute la problématique du Dasein, selon Sein und Zeit ; tantôt on part du
principe leibnizien de raison suffisante, comme dans Vom Wesen des Grundes ; ou bien
on amorce le mouvement de l'ontologie dans un sentiment aussi nocturne que l'angoisse
du néant, comme dans Was ist Metaphysik ? Mais, quel que soit le point de départ, la «
remontée au fondement » rappelle aussi bien l'élan de la pensée des Présocratiques, vers
l'Être (ou Principe, ou Logos), que le mouvement de la philosophie kantienne vers
l'inconditionné. Enfin, c'est ce style d'ascèse qui explique que H
EIDEGGER
parle aujourd'hui
de dépasser non seulement la métaphysique mais l'ontologie.
Et pourtant H
EIDEGGER
regarde aussi vers le second versant de l'ontologie, du côté de la
tradition intuitionniste, néo-platonicienne et romantique allemande ; non pas que sa
philosophie soit à proprement parler une philosophie de l'intuition ; mais on y parle
volontiers en termes de dévoilement, d'ouverture, de présence : ce langage laisse
entendre qu'au-delà de la métaphysique, voire de l'ontologie, se produit quelque chose
comme une révélation de l'être ; non pas sans doute la vision soudaine du Phèdre de
P
LATON
, ou la révélation historique, événementielle, des religions positives ; on dirait
plutôt que cette révélation a toujours déjà eu lieu par le ministère de la parole poétique ;
dans la poésie — et pour H
EIDEGGER
le poète par excellence est H
ÖLDERLIN
— réside « la
possibilité de se trouver au milieu d'un existant qui soit existant révélé » (Hölderlin et
l'essence de la poésie) ; ainsi la dimension poétique du langage joue le rôle que jadis
avait tenu la révélation orphique pour la méditation platonicienne ; « le langage, dit la
Lettre sur l'humanisme, le langage est la venue à la fois éclairante et voilante de l'Être
lui-même... (Il est) la maison de l'Être en laquelle l'homme habite et de la sorte ek-siste,
appartenant à la vérité de l'Être dont il assume la garde ».
La remontée au fondement n'est pas alors une tâche que le philosophe puisse se
proposer en avant de lui-même ; elle est déjà accomplie derrière lui, plus haut que lui,
dans toute parole dont on peut dire qu'elle parle l'homme, plutôt que l'homme ne la
parle.
ONTOLOGIE ET DIALECTIQUE
Les deux courants que nous avons discernés, celui de la pensée ascétique qui
échoue au seuil de la Transcendance et celui de l'intuition qui donne l'expérience de
l'origine infinie, ont ceci de commun que le Principe dépasse le discours, du moins la
prose de la vie quotidienne, de la science ou de la critique ; c'est en cela que le Principe
est transcendant et requiert soit le silence, soit la poésie, soit une vision au-delà du
langage et des déterminations constitutives du discours. Dès le début — c'est-à-dire, dès
le Sophiste de P
LATON
et même, plus tôt encore, dès la dialectique de l'école éléate —
l'ontologie a été à la recherche d'un discours absolu qui n'aurait plus l'être pour objet
lointain de sa visée ou de sa vision, mais qui serait le discours même de l'être ; les cinq
genres du Sophiste — Être, Non-être, Mouvement, Même, Autre — constituent la
première grande séquence historique de concepts premiers. Ce discours, s'il pouvait être
complet, ne serait plus discours sur l'être ; mais l'être serait ce discours même, devenant
à travers ses moments posés, dépassés et retenus. Ainsi serait conjuré le péril de
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
© Fonds Ricœur
l'ineffable et tenu le pari originel de la philosophie de ne jamais séparer l'Être du Logos,
c'est-à-dire finalement du discours.
C'est à travers H
EGEL
, le H
EGEL
de la Logique plus que celui de la Phénoménologie de
l'Esprit, que l'ontologie contemporaine renoue avec la dialectique platonicienne ; ce
renouveau de l'ontologie prend ici figure de retour à H
EGEL
.
Ce retour à H
EGEL
peut prendre deux formes différentes : d'un côté, une simple répétition
compréhensive de la logique de H
EGEL
(ou si l'on veut au meilleur sens du mot, une
apologétique hégélienne) ; de l'autre, une tentative pour refaire, au XX
e
siècle, ce que
H
EGEL
a fait au terme de la philosophie classique, en incorporant, s'il est possible, au
discours absolu les mouvements de pensée post-hégéliens issus précisément de la
décomposition de la philosophie hégélienne.
H
YPPOLITE
a tenté dans Logique et existence de justifier le savoir absolu, en montrant
comment l'expérience humaine sous toutes ses formes « indique » l'identité de l'être et
du savoir : « Il n'y aurait pas d'expérience possible sans la présupposition du savoir
absolu, mais le chemin de l'expérience indique le savoir absolu ». Cet hégélianisme veut
conduire à l'alternative : ou le discours absolu ou l'ineffable et éluder la position ambiguë
de l'existentialisme, qui ne croit pas que puisse être surmontée la condition actuelle de la
parole humaine, prise dans le geste, vouée à la contestation, à l'anticipation incertaine,
livrée aux retouches indéfinies d'une histoire en suspens. L'ontologie c'est alors
l'accomplissement de la vie, tout entière niée et retenue dans l'élément de la parole. Ce
postulat resterait le vœu pieux de la philosophie sans l'affirmation que l'absolu est
réflexion ; autrement dit l'être se donne un soi par le mouvement même qui fait qu'une
catégorie, — une détermination finie —, se fait autre, s'aliène ; ainsi l'être devient sa
propre réflexion infinie ; c'est ce que veut dire finalement l'affirmation que l'être est
dialectique.
Mais cette réflexion, cette réflexion de l'être, est-elle notre réflexion, notre réflexion
d'homme ? À vrai dire cet hégélianisme évacue, plutôt qu'il ne le comprenne, le moment
proprement humain de la réflexion ; « le soi de la réflexion n'est plus le soi humain qui
est pris en considération dans une anthropologie ou dans une phénoménologie ».
L'ontologie a ici une pointe anti-humaniste qu'elle n'avait pas dans la philosophie des
limites ou dans la philosophie de la participation. C'est au prix d'une radicale réduction de
l'humain, trop « humain », que
[p. 19.18.3]
l'existence (de l'homme) est incluse dans la
logique (de l'être).
Mais une « répétition » de H
EGEL
suffit-elle ? Il y a une histoire, une pensée, une
philosophie post-hégéliennes dont il est difficile de dire qu'elles étaient comprises dans et
par la logique de H
EGEL
comme l’étaient les philosophies d'A
RISTOTE
, de L
EIBNIZ
, de K
ANT
.
D'où l'intérêt d'une refonte, d'une recréation du système, destinées à surmonter à la fois
la scission toujours renaissante de la logique et de la phénoménologie au cœur de
l'hégélianisme et le divorce de l'hégélianisme et de l'histoire post-hégélienne.
La Logique de la philosophie d'Éric W
EIL
(1950) veut être ce « discours cohérent », le
Logos de l'homme dans son historicité. À la fois linéaire et circulaire, ce discours peut
être parcouru à partir de n'importe quelle catégorie et on doit y retrouver tous les
discours partiels qui ont pu être tenus dans l'histoire. Tous les discours partiels, qu'est-ce
à dire ? Le philosophe sait bien qu'il y a quelque chose qui n'entre pas dans le discours
cohérent ; mais ce quelque chose — donné, singularité, choix, grâce — le philosophe ne
le laisse hors de la philosophie qu'autant que cela est rebelle à la parole elle-même. É.
W
EIL
rassemble sous le nom de violence tous les aspects de l'anti-discours ; mais dès que
l'homme de la violence parle, il prétend être compris ; il n'invoque plus la violence, mais
l'universalité de la parole ; il entre dans le sens et tout sens est moment d'un unique
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
© Fonds Ricœur
discours, sous peine de n'avoir pas de sens. Mais comment le discours sera-t-il articulé ?
C'est ici que la Logique de la philosophie veut être plus riche et plus souple que la logique
hégélienne : comme chez H
EGEL
il y a un discours et des catégories ; mais chaque
catégorie plonge dans une « attitude » dont elle fait affleurer le dire immanent ; le
philosophe fait dire, laisse dire à chaque catégorie ce qu'elle veut dire ; et c'est un
fragment du discours cohérent.
Ainsi l'homme qui, par modestie, veut s'en tenir, avec la science, à un discours fini sur le
fini ou, avec la philosophie transcendantale, à la réflexion sur la possibilité du discours
concret a déjà, sans le remarquer, dépassé sa fonction limitée ; il a déjà regardé
l'individu du point de vue de la raison et atteint la coïncidence de la liberté, de la raison
et de l'être : « un seul pas à faire, une seule preuve de courage à fournir, et le discours
cohérent et tronqué se transformera en discours absolument cohérent, infini à la fois et
fermé sur lui-même ». Ce pas qui conduit du discours de l'individu au discours de la
philosophie, est aussi le geste qui tranche « le mélange du discours et de la violence »
qui est l'individu ; ce pas, ce geste, le philosophe choisit de les faire ; il est sans
argument contre celui qui les refuse, puisque tout argument en faveur du discours
présuppose qu'on ait opté pour le discours ; mais le philosophe, c'est-à-dire l'homme du
discours absolument cohérent, rend compte du discours qui se veut fini.
Comme chez H
EGEL
, l'âme du discours est la négativité : « C'est la négativité, non la
positivité, qui tient ensemble ciel et terre ; c'est la contradiction qui est le sang et le
souffle de l'être. L'Être immobile, l'Être du discours unique de l'ancienne ontologie est le
néant et la mort : il est comme la somme des contradictions, plus exactement comme la
réconciliation des contradictions à travers les contradictions ».
Autant dire qu'il y a sagesse, mais non pas de sage : car il n'est pas d'individu arrivé au
terme de la violence ; il y a sagesse, mais cette sagesse est entièrement discours. Cette
conséquence de la nouvelle ontologie est frappante : l'Être de « l'ancienne ontologie »
n'est plus à ses yeux qu'immobilité et mort ; c'est pourtant cette ancienne ontologie qui
avait vu l'identité de l'Être et de l'Acte et la complicité en profondeur entre cet Acte et
l'intériorité du moi. Dans la Logique de la philosophie, l'individu humain n'est pas
proprement fondé et justifié comme dans la philosophie de la participation ; car l'individu
n'a pas de discours cohérent à lui ; s'opposant comme violence à la violence, il reste
déterminé par la violence : c'est seulement en tant qu'homme universel, c'est-à-dire en
tant que porteur du discours absolument cohérent, qu'il voit. La philosophie n'est plus
discours sur la polarité de l'Acte pur et de l'acte participant, mais l'unicité du discours
cohérent qui lui-même est être, vérité, liberté et, par là même, sagesse.
Paul R
ICŒUR
IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
© Fonds Ricœur
Hegel auho
Note éditoriale
« Renouveau de l’ontologie » est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie française (située
dans la Section B : État des problèmes et moyens d’investigation. Chapitre 1 : Les disciplines
philosophiques et leurs problèmes actuels), parue en 1957. Ce texte est avant tout une petite
introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant qu’il propose, autour du thème de
l’ontologie, un regard panoramique des grands courants philosophiques de la fin du XIX
ème
siècle
jusqu’aux années 50 du XX
ème
siècle.
De plus, on peut lire ce texte comme un petit traité d’un problème philosophique fondamental.
D’après Ricœur, l’ontologie se trouve dès le début dans une situation aporétique : toute question
fait allusion de l’être, mais est-il possible de produire par là « une doctrine de l’être, c’est-à-dire
une ontologie ? L’allusion à l’être peut-elle s’organiser en savoir de l’être ? » (19.16.15). Les
renouveaux de l’ontologie du XX
ème
siècle ne font que répéter, selon Ricœur, cette situation
aporétique de la pensée qui tâche d’interroger l’être.
Ce texte se situe donc dans la longue réflexion ontologique de Ricœur. En amont, ce texte rappelle
son Gabriel Marcel et Karl Jaspers : philosophie du mystère et philosophie du paradoxe (Éditions du
Temps présent, 1947), dans lequel il s’agissait du rapport entre l’existence et l’être. En aval, ce
texte anticipe la critique que Ricœur lancera à Heidegger dans La métaphore vive (Éditions du Seuil,
1975, 1997
2
, p. 395-98). Le maître allemand se prétend le seul qui sache revivifier la pensée de
l’être, mais Ricœur signalera que toute philosophie digne de ce nom prend au sérieux la question
du rapport entre l’être et la pensée. Comme le montre le présent texte, l’approche heideggérienne
n’est en fait qu’une manière, parmi d’autres, d’aborder la question ontologique.
(Quan KUANG, pour le Fonds Ricœur)
Résumé : « Renouveau de l’ontologie » est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie
française, et constitue une petite introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant
qu’il propose, autour du thème de l’ontologie, un regard panoramique des grands courants
philosophiques de la fin du XIX
ème
siècle jusqu’aux années 50 du XX
ème
siècle.
Mots-clés : ontologie ; philosophie des limites ; philosophie de l’intuition ; philosophie du
discours ; Kant ; Karl Jaspers ; Bergson ; Louis Lavelle ; Gabriel Marcel ; Heidegger ; Hegel ; Éric
Weil.
Rubrique : Essais philosophiques, éthiques et politiques (1948-2005).
~
Renouveau de l'ontologie
IIA86, dans Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957,
p. 19.16.15 à 19.18.3
© Fonds Ricœur
2
IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
© Fonds Ricœur
[p. 19.16.15]
'ontologie c'est la doctrine de l'être, en quelque sens que l'on prenne le mot être. Et
parler d'être, c'est toujours, même si l'on se propose de parler de renouveau de
l’ontologie, par exemple après une période d'oubli ou d'éclipse, rénover et par
conséquent répéter la plus ancienne des questions de la philosophie, la question grecque
par excellence : « Qu'est-ce qui est ? » et plus radicalement : « Qu'est-ce que l'être pour
tout ce qui est ? » Ce sont les Présocratiques et principalement P
ARMÉNIDE
et H
ÉRACLITE
qui ont transmis à P
LATON
et A
RISTOTE
cette question à la fois préalable et englobante,
sous laquelle viennent se placer la question de la nature, la question de l'homme et des
dieux, la question de la connaissance, la question de la morale et de la politique. Que l'on
parle des choses de la nature qui naissent, deviennent, meurent, se succèdent, de
l'homme qui existe et cherche, des dieux qui mettent en ordre et gouvernent le tout, de
la vérité et de l'errance, de la justice et du tyran, on fait toujours allusion à l'être — car
dire ce qui vient à l'être, ce qui a à être, ce qui est conforme à l'être, ce qui doit être et
ce qui ne devrait pas être, c'est toujours cligner du côté de l'être tout en parlant d'autre
chose que lui.
Mais la question de l'être, toujours préalable et englobante, permet-elle une
doctrine de l'être, c'est-à-dire une ontologie ? L'allusion à l'être peut-elle s'organiser en
savoir de l'être ?
Tout renouveau de l'ontologie est en même temps répétition des embarras initiaux, ou,
comme on dit, des « apories » de l'ontologie.
La philosophie grecque lègue, avec la question même de l'être, toutes les difficultés
issues de la liaison entre être et essence d'une part, être et substance d'autre part ; en
même temps elle pose la question de savoir si l'ontologie est nécessairement une
théologie rationnelle ; enfin et surtout elle propose plusieurs solutions possibles de ces
difficultés.
1) La position d’un Principe qui sans doute transcende toutes les déterminations
intelligibles, mais qui est encore appréhendé par un acte de pensée, même s'il n'est plus
connu à la façon des choses multiples.
2) La vision du Transcendant, par-delà toutes les déterminations intelligibles, par delà
tout discours, vision qui coïncide avec la plus extrême intériorité de l'âme à elle-même.
3) La patiente construction dialectique des déterminations les plus hautes de l'être (Être,
Non-être, Mouvement, Même, Autre), chaque détermination s'annulant non dans la vision
sans discours, mais dans le mouvement même des déterminations ultérieures, donc dans
le devenir même du discours philosophique.
Ce sont ces trois possibilités ouvertes par l'ontologie des Grecs, qui vont nous permettre
de reconstruire les trois dimensions principales de l'ontologie de ce dernier demi-siècle.
LA PENSÉE DE L'ÊTRE COMME PENSÉE DES LIMITES
C'est à travers K
ANT
que vient jusqu'à nous la grande thèse des Grecs, qu'on trouve déjà
énoncée chez A
NAXIMANDRE
, le Présocratique ionien, selon laquelle la pensée du Principe
ne comporte aucune des déterminations qui conviennent aux choses qui viennent « après
le Premier ».
À travers K
ANT
; mais à travers un K
ANT
arraché à l'interprétation scientiste et positiviste
commune aux diverses formes du néo-kantisme ; à travers un K
ANT
rétabli dans toute
l'ampleur de son dessein métaphysique ; en effet, dans son économie totale, le kantisme
L
3
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19.18.3.
© Fonds Ricœur
n'était pas seulement une investigation de l'empire des phénomènes et une critique
[p.
19.16.16]
des conditions de leur objectivité ; il était cela, parce qu'il était aussi autre
chose, parce qu'il posait au fondement du phénomène la pensée de l'inconditionné et
ainsi limitait les prétentions du « phénomène » (ou plutôt de l'expérience des
phénomènes, de la sensibilité) à constituer l'ultime réalité.
En ce sens l'ontologie, la science de l'être, est impossible ; mais la pensée de l'être,
inconvertible en savoir, remet à sa place et, si l'on peut dire, rappelle à la modestie la
connaissance phénoménale. Tout limitatif que soit l'usage de l'en soi dans la philosophie
kantienne, l'en soi est un concept indispensable à l'équilibre total du système. Peut-être
lirions-nous mieux K
ANT
si nous savions reconnaître dans sa distinction de la pensée
(Denken) et de la connaissance (Erkennen), de la pensée de l'inconditionné et de la
connaissance des phénomènes, la répétition de l'antique distinction grecque entre le
Principe, l'Arkhê — et les étants — ta onta. Il n'y a pas de différence fondamentale entre
l'Arkhê présocratique et l'inconditionné kantien ; pas de différence, sinon une conscience
plus aiguë de l'impossibilité de connaître le Principe, d'en faire la science. C'est pourquoi
avec K
ANT
l'Arkhê s'appelle Limite.
On peut rattacher à cette ontologie impossible du kantisme toutes les formes
contemporaines de la philosophie de l'être qui ont accentué la transcendance de l'être à
toute tentative d'objectivation, à toute connaissance par expérience ou par notion.
L'éventail de ces métaphysiques, qui sont à des titres divers des ontologies impossibles,
est largement ouvert.
La tradition française de la « philosophie réflexive », illustrée par L
ACHELIER
et L
AGNEAU
,
constitue, en pleine période positiviste, et alors que triomphent les interprétations plus
ou moins phénoménalistes de K
ANT
lui-même, l'élan de la véritable métaphysique
kantienne. « L'affirmation originaire » de Jean N
ABERT
dans ses Éléments pour une
éthique s'inscrit aussi dans la perspective d'une pensée qui est à la fois pensée de la
pensée et pensée de l'être, et qui ne s'épuise pas dans l'élaboration de la connaissance
par objets, ni même dans la constitution d'une moralité à la fois expérimentale et
raisonnée.
La « philosophie de l'existence », de son côté, reste très kantienne en son inspiration
foncière lorsqu'elle articule, avec Karl J
ASPERS
, l'investigation de l'existence humaine sur
une métaphysique de l'être transcendant. Il est vrai que Karl J
ASPERS
appelle « foi
philosophique » et non point « pensée de l'être » cette appréhension de l'englobant
absolu ; cela est vrai ; mais K
ANT
aussi avait tenté de lier à son agnosticisme spéculatif
une sorte de « croyance rationnelle » solidaire de la vie morale ; mais surtout cette « foi
philosophique », chez Karl J
ASPERS
, ne demeure philosophique (comme d'ailleurs la
croyance rationnelle dans la Critique de la raison pratique) que grâce à la « pensée » qui
sous-tend encore les expériences de transcendance que Karl J
ASPERS
emprunte tantôt à
l'expérience religieuse du christianisme classique, tantôt à la tradition de la philosophie et
de la poésie romantiques allemandes (telle la « passion de la nuit » ou les « chiffres »
quasi-esthétiques à travers lesquels l'être se laisse contempler). Quelle est cette «
pensée » qui assure la tenue philosophique de la « foi » ? C'est une pensée qui échoue
activement, par son mouvement même pour transcender toutes les déterminations
intelligibles ; « l'incrustable » qu'elle appréhende est fait de « concepts-limites » aussitôt
biffés que posés.
Telle est la première voie de l'ontologie moderne, celle qui prolonge l'ontologie
impossible du kantisme et, par-delà le kantisme, la thèse grecque selon laquelle le
Premier est au-delà de l'essence, transcendant à toutes les déterminations ontologiques.
Ces ontologies « en creux » ne se soutiennent que par l'ascèse même de la pensée qui
s'épuise à se surmonter.
4
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© Fonds Ricœur
ONTOLOGIE ET INTUITION
Une ontologie est-elle possible qui n'ait jamais recours à quelque intuition, à quelque
vision de l’être ? L'histoire de la philosophie autorise à en douter. L'intermédiaire entre
les Grecs et nous c'est le néo-platonisme qui a opté pour une interprétation nettement
intuitionniste, voire visionnaire, du platonisme. La grande philosophie de l'intuition vient
ensuite jusqu'à nous à travers toutes les restaurations du néo-platonisme, de S. A
UGUSTIN
à la Renaissance, puis à travers S
PINOZA
et sa connaissance du « troisième genre », enfin
à travers la philosophie romantique allemande, S
CHELLING
en tête. On peut ainsi suivre la
ligne de l'intuition, entremêlée à celle du penser ascétique.
Ce qui est frappant, dans cette tradition, c'est qu'elle a toujours fait coïncider la vision de
l'être avec le retour à soi d'un moi égaré loin de son centre, dispersé dans la durée,
éparpillé par les intérêts pratiques, ensorcelé par le désir de ce qu'elle n'a pas encore et
le regret de ce qu'elle n'a plus. Autrement dit les philosophes de l'intuition sont par
excellence les philosophes de l'intériorité, du recueillement.
Ce n'est pas par hasard que B
ERGSON
a préféré à tout autre terme, en dépit de ses
équivoques, celui d’intuition pour dire ce degré suprême de conscience et de
connaissance. Alors que l'intelligence est « la vie... regardant au dehors, s'extériorisant
par rapport à elle-même », la philosophie met fin à cette distraction initiale ; elle fait «
violence à l'esprit » pour « remonter la pente naturelle de l'intelligence ».
Ce reflux de l'agir au voir est rendu possible par une véritable réminiscence de l'origine
représentée dans le bergsonisme par « la frange » d'intuition qui demeure autour du
noyau d'intelligence ; il y a en outre, dans le bergsonisme comme dans le platonisme,
une préparation méthodique à l'intuition, constituée non plus par les disciplines
mathématiques mais par les disciplines biologiques qui nous mettent en face du tout de
la vie, et nous apprennent à nous libérer des schèmes mécanistes et finalistes trop
familiers à notre intelligence ; la critique des pseudo-problèmes — désordre, néant,
possible — joint son action corrective à cette propédeutique ; finalement B
ERGSON
professe, comme P
LATON
et P
LOTIN
, que la philosophie est le passage de la connaissance
discursive à la vision simple. Cette vision simple, B
ERGSON
l'interprète parfois dans les
termes d'une sorte d'empirisme spiritualiste, la métaphysique apparaissant comme un
secteur d'expérience — et même de perception — à côté de celui de la science, les deux
puissances juxtaposées se partageant l'empire de l'expérience intégrale. Mais l'accent est
finalement plotinien, lorsque le philosophe se prend à chanter le retour à l'origine et l'être
retrouvé ; ce sont les mots chers aux néo-platoniciens qui viennent alors au philosophe :
« Dans l'absolu nous sommes, nous circulons, nous vivons ».
Comme dans toutes les philosophies néo-platoniciennes le tout de la vie ne se découvre
qu'à celui qui fait retour à soi : c'est la purification de l'acte libre, l'approfondissement du
moi, qui supporte cette apparente distraction du moi dans l'immense empire exploré par
le biologiste.
[p. 19.18.1]
C'est pourquoi B
ERGSON
parle indifféremment d'une « dilatation » de
l'expérience intégrale et d'une « tension » de l'intuition philosophique opposée à «
l'extension » de la connaissance vulgaire et pragmatique. L'intuition est un voir, mais
proportionné à un effort. Le geste philosophique du bergsonisme est donc bien parent de
celui du néo-platonisme : le retour à l'origine des choses par la voie de l'intuition y
coïncide avec l'odyssée de la conscience elle-même.
Ce n'est point brouiller les différences que de placer B
ERGSON
et L
AVELLE
sous le même
patronage néo-platonicien ; aussi bien ne s'agit-il ici que de suggérer une voie d'accès
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
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tout en faisant sentir l'étonnante permanence de la question de l'être des Grecs à nous-
mêmes, sous l'apparence d'un renouveau de l'ontologie.
Ce n'est pas la biologie qui sert de propédeutique à l'intuition philosophique chez L
AVELLE
,
c'est ce que la tradition classique, de D
ESCARTES
et S
PINOZA
à L
ACHELIER
et H
AMELIN
, avait
appelé la vie de l'esprit et n'avait jamais séparé de la conscience et de la réflexion, bref
de l'exercice du « Je » pensant. Par une méthode de débordement, de dépassement par
l'intérieur, L
AVELLE
entend retrouver une puissance d'affirmation qui se pose et me pose
tout à la fois, ou, en sens inverse, un fait primitif qui me constitue tout en me faisant
participer à l'être.
L'intuition jalonne ainsi tous les moments de cette Dialectique de l'éternel présent.
L'affirmation par soi de l'être — « l’Être est » — n'est pas pure indétermination
intellectuelle mais intuition d'un Acte présent à soi, antérieurement à la décomposition et
à l'opposition du gnoséologique et de l'ontologique. Ainsi L
AVELLE
croit-il pouvoir parler
d'une expérience pure de l'Être total, dont le verbe — la copule — est seulement le
témoin pour un entendement fini ; c'est cette puissance absolue de l'affirmation qui
nourrit de sa sève toutes les affirmations particulières ; sujet, objet, phénomène, relation
ne sont plus que des produits d'analyse de cet Être-Acte.
Est-ce à dire que la « présence totale » exclue toute ascèse du penser ? Nullement ; la
restauration, dans sa priorité ontologique, de la puissance infinie d'affirmation passe
nécessairement par une critique de l'antériorité du néant, du possible, de l'intelligence
aussi, du bien même, du moi enfin ; mais l'ascèse de la pensée n'est que l'enveloppe
conceptuelle de la participation à l'être. C'est la participation qui sous-tend la pensée et
non l'inverse.
Ainsi d'un côté est retrouvé l'argument ontologique, qui ne signifie pas autre chose que
l'identité de l'Être et de son Idée ; non point que l'Idée implique géométriquement l'Être ;
mais l'Être, en tant qu'acte de sa propre genèse, se laisse participer par des êtres finis
par le moyen de l'Idée qui lui est identique. De l'autre côté la participation ne se soutient
que par mon acte, conscient de lui-même, responsable de lui-même, donc toujours
capable de se refuser. Mais cet acte n'est accompli et heureux que quand il se fait
consentement à l'être ; alors la participation est à la fois création de soi par soi et
inclusion dans l'intimité d'une puissance créatrice que je limite et qui est elle-même sans
limitation.
Cette ontologie rend-elle compte de l'individualité, de l'histoire, du mal et surtout de ce
caractère à la fois signifiant et hasardeux des entreprises humaines ? On peut en discuter
; il reste que l'intention de L
AVELLE
était non d'engloutir, mais de justifier l'individualité et
son libre choix ; précisément parce qu'elle procède de la participation, « la démarche qui
promeut l'individu particulier dans l'existence n'est pas une chute » (L'Acte, p. 359). La
participation, aux yeux de L
AVELLE
, devait réaliser la synthèse de la séparation et de
l'union et indiquer au philosophe la voie étroite qui s'avance entre deux abîmes : celui
d'un panthéisme où toutes les différences seraient fictivement annulées et celui d'un
existentialisme où le surgissement de chaque existence pour elle-même et de toutes les
existences les unes par rapport aux autres serait radicalement fortuit et irrationnel.
La tradition de l'intuition ontologique est vaste et ramifiée ; on ne saurait la réduire, dans
la philosophie contemporaine, au couple B
ERGSON
-L
AVELLE
; on a retenu ces deux
penseurs parce que ce sont les deux exemples les plus purs de la résurgence du néo-
platonisme, du spinozisme et de l'idéalisme schellingien, en pleine pensée
contemporaine. De plus la ligne de l'ascèse du penser et celle de l'intuition ne cessent de
se mêler et d'engendrer des figures complexes difficiles à situer dans un schéma aussi
simplifié. On a évoqué Karl J
ASPERS
à propos de la marche à l'échec du penser qui
transcende toutes les déterminations de l'être ; mais sa difficile doctrine des « chiffres »
ressortit aussi bien à la tradition néo-platonicienne, à travers la philosophie romantique
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
19.18.3.
© Fonds Ricœur
et dans le prolongement de S
CHELLING
. Avec beaucoup plus de prudence que L
AVELLE
et
même que K. J
ASPERS
(dans la partie romantique de sa métaphysique), G. M
ARCEL
a
recours également à ce qu'il appelle une « intuition aveuglée » de l'être pour rendre
compte du passage du « problème » au « mystère » (qu'il appelle parfois le méta-
problématique). Mais le philosophe qui, aujourd'hui, ne revendique plus d'autre étiquette
que celle de néo-socratique se méfie de la spéculation sur l’être qui risque «
d'hypostasier quelque chose qui nous semble être l'inqualifié par excellence » (Être et
avoir) ; du moins s'en méfie-t-il aussi longtemps que cette idée reste dans le registre du
« penser que », plutôt que dans celui du « penser à… » (qui est celui de l'invocation plus
que celui de la considération ou de la spéculation) ; sa méfiance à l'égard des
philosophies spéculatives tient en outre au soupçon que ces philosophies ne prennent pas
au sérieux les mille suggestions décourageantes qui procèdent de la condition humaine et
invitent proprement à la « trahison ». Il est clair qu'à ses yeux la philosophie de L
AVELLE
échappe difficilement à ce soupçon.
C'est pourquoi, même quand G. M
ARCEL
parle en termes presque lavelliens d'une «
certaine affirmation que je suis plutôt que je ne la profère » (Position et approche
concrète du mystère ontologique), sa philosophie du mystère a un accent moins
triomphant que la philosophie lavellienne de la participation à l'être. Toute l'œuvre
proprement ontologique de G. M
ARCEL
est plutôt une tentative, une exploration, un coup
de sonde du côté du mystérieux, qu'une intuition plénière de l'acte générateur de la
réflexion elle-même. Ainsi « l'expérience de la présence », « l'intuition » qui est à la
racine de toute fidélité, restent une expérience et une intuition « aveuglées » ; il faut une
réflexion sur la réflexion, une « réflexion seconde », pour récupérer ce que L
AVELLE
appelle la puissance infinie d'auto-affirmation ; il y faut une réflexion sur notre
expérience humaine de la fidélité, de l'espérance, une réflexion enfin sur toutes les
expériences ambiguës, indécises, dont G. M
ARCEL
tente de discerner le « poids
ontologique ».
On situerait assez bien l'œuvre de Martin H
EIDEGGER
au point où convergent l'ascèse du
penser et l'intuition hyper-essentielle, si le dessein du philosophe de Fribourg était de
restaurer l'ontologie. Mais les derniers écrits de H
EIDEGGER
annoncent un dépassement
non seulement de la métaphysique mais de l'ontologie. Toutefois l'introduction de Sein
und Zeit (1928), qui est la clé de toute son œuvre ultérieure, appelle ontologique la
question qui constitue l'horizon de l'investigation phénoménologique à laquelle est
consacrée cette grande œuvre. L'analyse du Dasein, pour laquelle la phénoménologie est
mobilisée, n'est pas elle-même un simple éclaircissement existentiel de la réalité
humaine : le Dasein
[p. 19.18.2]
désigne déjà un être (Sein) qui est lui-même le là (Da)
de l’être en général ; si bien qu'il est toujours question de l'être dans Sein und Zeit.
La pensée de H
EIDEGGER
regarde de deux côtés ; d'un côté elle penche vers le premier
type d'ontologie que nous avons discerné, vers le penser ascétique qui sans fin
transcende toutes les déterminations intelligibles ; à ce versant de l'œuvre de H
EIDEGGER
appartient sa critique de la « métaphysique », laquelle manque et oublie la question de
l’être en tant qu'être ; la métaphysique, en effet, s'arrête au souci de l'ensemble de ce
qui est (à l'ensemble de « l’étant » : Esprit, Nature, Dieu, etc.) ; certes la métaphysique
pense dans la référence à l'être, mais ne s'élève pas à la pensée de l'être ; c'est pourquoi
aussi l'homme, cet étant singulier à qui tous les étants apparaissent, y reste-t-il le centre
de perspective, — et non l'être même.
S'il y a un problème du dépassement de la « métaphysique », c'est que le propre de la
question de l'être en tant qu'être est de demeurer dissimulée ; l’oubli tient à « l'essence
de la vérité », si l'on entend par vérité non plus seulement l'accord des propositions
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
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énoncées par un sujet avec la constitution d'un objet, comme dans la tradition classique,
mais le dévoilement, la non-dissimulation, le laisser-être de ce qui se montre. Ainsi, c'est
au moment où il lie la question de l'être à celle de l'oubli et de la dissimulation que
H
EIDEGGER
se tient le plus près du premier courant de l'ontologie que nous avons
discerné.
Si, en effet, l'être est primordialement dissimulé, la recherche de l'être prend l'allure
d'une « remontée au fondement ». C'est ce style qu'on retrouve dans les écrits
principaux de H
EIDEGGER
; tantôt on part de la question de la temporalité, centre de
gravité de toute la problématique du Dasein, selon Sein und Zeit ; tantôt on part du
principe leibnizien de raison suffisante, comme dans Vom Wesen des Grundes ; ou bien
on amorce le mouvement de l'ontologie dans un sentiment aussi nocturne que l'angoisse
du néant, comme dans Was ist Metaphysik ? Mais, quel que soit le point de départ, la «
remontée au fondement » rappelle aussi bien l'élan de la pensée des Présocratiques, vers
l'Être (ou Principe, ou Logos), que le mouvement de la philosophie kantienne vers
l'inconditionné. Enfin, c'est ce style d'ascèse qui explique que H
EIDEGGER
parle aujourd'hui
de dépasser non seulement la métaphysique mais l'ontologie.
Et pourtant H
EIDEGGER
regarde aussi vers le second versant de l'ontologie, du côté de la
tradition intuitionniste, néo-platonicienne et romantique allemande ; non pas que sa
philosophie soit à proprement parler une philosophie de l'intuition ; mais on y parle
volontiers en termes de dévoilement, d'ouverture, de présence : ce langage laisse
entendre qu'au-delà de la métaphysique, voire de l'ontologie, se produit quelque chose
comme une révélation de l'être ; non pas sans doute la vision soudaine du Phèdre de
P
LATON
, ou la révélation historique, événementielle, des religions positives ; on dirait
plutôt que cette révélation a toujours déjà eu lieu par le ministère de la parole poétique ;
dans la poésie — et pour H
EIDEGGER
le poète par excellence est H
ÖLDERLIN
— réside « la
possibilité de se trouver au milieu d'un existant qui soit existant révélé » (Hölderlin et
l'essence de la poésie) ; ainsi la dimension poétique du langage joue le rôle que jadis
avait tenu la révélation orphique pour la méditation platonicienne ; « le langage, dit la
Lettre sur l'humanisme, le langage est la venue à la fois éclairante et voilante de l'Être
lui-même... (Il est) la maison de l'Être en laquelle l'homme habite et de la sorte ek-siste,
appartenant à la vérité de l'Être dont il assume la garde ».
La remontée au fondement n'est pas alors une tâche que le philosophe puisse se
proposer en avant de lui-même ; elle est déjà accomplie derrière lui, plus haut que lui,
dans toute parole dont on peut dire qu'elle parle l'homme, plutôt que l'homme ne la
parle.
ONTOLOGIE ET DIALECTIQUE
Les deux courants que nous avons discernés, celui de la pensée ascétique qui
échoue au seuil de la Transcendance et celui de l'intuition qui donne l'expérience de
l'origine infinie, ont ceci de commun que le Principe dépasse le discours, du moins la
prose de la vie quotidienne, de la science ou de la critique ; c'est en cela que le Principe
est transcendant et requiert soit le silence, soit la poésie, soit une vision au-delà du
langage et des déterminations constitutives du discours. Dès le début — c'est-à-dire, dès
le Sophiste de P
LATON
et même, plus tôt encore, dès la dialectique de l'école éléate —
l'ontologie a été à la recherche d'un discours absolu qui n'aurait plus l'être pour objet
lointain de sa visée ou de sa vision, mais qui serait le discours même de l'être ; les cinq
genres du Sophiste — Être, Non-être, Mouvement, Même, Autre — constituent la
première grande séquence historique de concepts premiers. Ce discours, s'il pouvait être
complet, ne serait plus discours sur l'être ; mais l'être serait ce discours même, devenant
à travers ses moments posés, dépassés et retenus. Ainsi serait conjuré le péril de
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IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à
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l'ineffable et tenu le pari originel de la philosophie de ne jamais séparer l'Être du Logos,
c'est-à-dire finalement du discours.
C'est à travers H
EGEL
, le H
EGEL
de la Logique plus que celui de la Phénoménologie de
l'Esprit, que l'ontologie contemporaine renoue avec la dialectique platonicienne ; ce
renouveau de l'ontologie prend ici figure de retour à H
EGEL
.
Ce retour à H
EGEL
peut prendre deux formes différentes : d'un côté, une simple répétition
compréhensive de la logique de H
EGEL
(ou si l'on veut au meilleur sens du mot, une
apologétique hégélienne) ; de l'autre, une tentative pour refaire, au XX
e
siècle, ce que
H
EGEL
a fait au terme de la philosophie classique, en incorporant, s'il est possible, au
discours absolu les mouvements de pensée post-hégéliens issus précisément de la
décomposition de la philosophie hégélienne.
H
YPPOLITE
a tenté dans Logique et existence de justifier le savoir absolu, en montrant
comment l'expérience humaine sous toutes ses formes « indique » l'identité de l'être et
du savoir : « Il n'y aurait pas d'expérience possible sans la présupposition du savoir
absolu, mais le chemin de l'expérience indique le savoir absolu ». Cet hégélianisme veut
conduire à l'alternative : ou le discours absolu ou l'ineffable et éluder la position ambiguë
de l'existentialisme, qui ne croit pas que puisse être surmontée la condition actuelle de la
parole humaine, prise dans le geste, vouée à la contestation, à l'anticipation incertaine,
livrée aux retouches indéfinies d'une histoire en suspens. L'ontologie c'est alors
l'accomplissement de la vie, tout entière niée et retenue dans l'élément de la parole. Ce
postulat resterait le vœu pieux de la philosophie sans l'affirmation que l'absolu est
réflexion ; autrement dit l'être se donne un soi par le mouvement même qui fait qu'une
catégorie, — une détermination finie —, se fait autre, s'aliène ; ainsi l'être devient sa
propre réflexion infinie ; c'est ce que veut dire finalement l'affirmation que l'être est
dialectique.
Mais cette réflexion, cette réflexion de l'être, est-elle notre réflexion, notre réflexion
d'homme ? À vrai dire cet hégélianisme évacue, plutôt qu'il ne le comprenne, le moment
proprement humain de la réflexion ; « le soi de la réflexion n'est plus le soi humain qui
est pris en considération dans une anthropologie ou dans une phénoménologie ».
L'ontologie a ici une pointe anti-humaniste qu'elle n'avait pas dans la philosophie des
limites ou dans la philosophie de la participation. C'est au prix d'une radicale réduction de
l'humain, trop « humain », que
[p. 19.18.3]
l'existence (de l'homme) est incluse dans la
logique (de l'être).
Mais une « répétition » de H
EGEL
suffit-elle ? Il y a une histoire, une pensée, une
philosophie post-hégéliennes dont il est difficile de dire qu'elles étaient comprises dans et
par la logique de H
EGEL
comme l’étaient les philosophies d'A
RISTOTE
, de L
EIBNIZ
, de K
ANT
.
D'où l'intérêt d'une refonte, d'une recréation du système, destinées à surmonter à la fois
la scission toujours renaissante de la logique et de la phénoménologie au cœur de
l'hégélianisme et le divorce de l'hégélianisme et de l'histoire post-hégélienne.
La Logique de la philosophie d'Éric W
EIL
(1950) veut être ce « discours cohérent », le
Logos de l'homme dans son historicité. À la fois linéaire et circulaire, ce discours peut
être parcouru à partir de n'importe quelle catégorie et on doit y retrouver tous les
discours partiels qui ont pu être tenus dans l'histoire. Tous les discours partiels, qu'est-ce
à dire ? Le philosophe sait bien qu'il y a quelque chose qui n'entre pas dans le discours
cohérent ; mais ce quelque chose — donné, singularité, choix, grâce — le philosophe ne
le laisse hors de la philosophie qu'autant que cela est rebelle à la parole elle-même. É.
W
EIL
rassemble sous le nom de violence tous les aspects de l'anti-discours ; mais dès que
l'homme de la violence parle, il prétend être compris ; il n'invoque plus la violence, mais
l'universalité de la parole ; il entre dans le sens et tout sens est moment d'un unique
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© Fonds Ricœur
discours, sous peine de n'avoir pas de sens. Mais comment le discours sera-t-il articulé ?
C'est ici que la Logique de la philosophie veut être plus riche et plus souple que la logique
hégélienne : comme chez H
EGEL
il y a un discours et des catégories ; mais chaque
catégorie plonge dans une « attitude » dont elle fait affleurer le dire immanent ; le
philosophe fait dire, laisse dire à chaque catégorie ce qu'elle veut dire ; et c'est un
fragment du discours cohérent.
Ainsi l'homme qui, par modestie, veut s'en tenir, avec la science, à un discours fini sur le
fini ou, avec la philosophie transcendantale, à la réflexion sur la possibilité du discours
concret a déjà, sans le remarquer, dépassé sa fonction limitée ; il a déjà regardé
l'individu du point de vue de la raison et atteint la coïncidence de la liberté, de la raison
et de l'être : « un seul pas à faire, une seule preuve de courage à fournir, et le discours
cohérent et tronqué se transformera en discours absolument cohérent, infini à la fois et
fermé sur lui-même ». Ce pas qui conduit du discours de l'individu au discours de la
philosophie, est aussi le geste qui tranche « le mélange du discours et de la violence »
qui est l'individu ; ce pas, ce geste, le philosophe choisit de les faire ; il est sans
argument contre celui qui les refuse, puisque tout argument en faveur du discours
présuppose qu'on ait opté pour le discours ; mais le philosophe, c'est-à-dire l'homme du
discours absolument cohérent, rend compte du discours qui se veut fini.
Comme chez H
EGEL
, l'âme du discours est la négativité : « C'est la négativité, non la
positivité, qui tient ensemble ciel et terre ; c'est la contradiction qui est le sang et le
souffle de l'être. L'Être immobile, l'Être du discours unique de l'ancienne ontologie est le
néant et la mort : il est comme la somme des contradictions, plus exactement comme la
réconciliation des contradictions à travers les contradictions ».
Autant dire qu'il y a sagesse, mais non pas de sage : car il n'est pas d'individu arrivé au
terme de la violence ; il y a sagesse, mais cette sagesse est entièrement discours. Cette
conséquence de la nouvelle ontologie est frappante : l'Être de « l'ancienne ontologie »
n'est plus à ses yeux qu'immobilité et mort ; c'est pourtant cette ancienne ontologie qui
avait vu l'identité de l'Être et de l'Acte et la complicité en profondeur entre cet Acte et
l'intériorité du moi. Dans la Logique de la philosophie, l'individu humain n'est pas
proprement fondé et justifié comme dans la philosophie de la participation ; car l'individu
n'a pas de discours cohérent à lui ; s'opposant comme violence à la violence, il reste
déterminé par la violence : c'est seulement en tant qu'homme universel, c'est-à-dire en
tant que porteur du discours absolument cohérent, qu'il voit. La philosophie n'est plus
discours sur la polarité de l'Acte pur et de l'acte participant, mais l'unicité du discours
cohérent qui lui-même est être, vérité, liberté et, par là même, sagesse.
Paul R
ICŒUR
1 IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à 19.18.3. © Fonds Ricœur Hegel auho Note éditoriale « Renouveau de l’ontologie » est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie française (située dans la Section B : État des problèmes et moyens d’investigation. Chapitre 1 : Les disciplines philosophiques et leurs problèmes actuels), parue en 1957. Ce texte est avant tout une petite introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant qu’il propose, autour du thème de l’ontologie, un regard panoramique des grands courants philosophiques de la fin du XIX ème siècle jusqu’aux années 50 du XX ème siècle. De plus, on peut lire ce texte comme un petit traité d’un problème philosophique fondamental. D’après Ricœur, l’ontologie se trouve dès le début dans une situation aporétique : toute question fait allusion de l’être, mais est-il possible de produire par là « une doctrine de l’être, c’est-à-dire une ontologie ? L’allusion à l’être peut-elle s’organiser en savoir de l’être ? » (19.16.15). Les renouveaux de l’ontologie du XX ème siècle ne font que répéter, selon Ricœur, cette situation aporétique de la pensée qui tâche d’interroger l’être. Ce texte se situe donc dans la longue réflexion ontologique de Ricœur. En amont, ce texte rappelle son Gabriel Marcel et Karl Jaspers : philosophie du mystère et philosophie du paradoxe (Éditions du Temps présent, 1947), dans lequel il s’agissait du rapport entre l’existence et l’être. En aval, ce texte anticipe la critique que Ricœur lancera à Heidegger dans La métaphore vive (Éditions du Seuil, 1975, 1997 2 , p. 395-98). Le maître allemand se prétend le seul qui sache revivifier la pensée de l’être, mais Ricœur signalera que toute philosophie digne de ce nom prend au sérieux la question du rapport entre l’être et la pensée. Comme le montre le présent texte, l’approche heideggérienne n’est en fait qu’une manière, parmi d’autres, d’aborder la question ontologique. (Quan KUANG, pour le Fonds Ricœur) Résumé : « Renouveau de l’ontologie » est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie française, et constitue une petite introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant qu’il propose, autour du thème de l’ontologie, un regard panoramique des grands courants philosophiques de la fin du XIX ème siècle jusqu’aux années 50 du XX ème siècle. Mots-clés : ontologie ; philosophie des limites ; philosophie de l’intuition ; philosophie du discours ; Kant ; Karl Jaspers ; Bergson ; Louis Lavelle ; Gabriel Marcel ; Heidegger ; Hegel ; Éric Weil. Rubrique : Essais philosophiques, éthiques et politiques (1948-2005). ~ Renouveau de l'ontologie IIA86, dans Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à 19.18.3 © Fonds Ricœur 2 IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à 19.18.3. © Fonds Ricœur [p. 19.16.15] 'ontologie c'est la doctrine de l'être, en quelque sens que l'on prenne le mot être. Et parler d'être, c'est toujours, même si l'on se propose de parler de renouveau de l’ontologie, par exemple après une période d'oubli ou d'éclipse, rénover et par conséquent répéter la plus ancienne des questions de la philosophie, la question grecque par excellence : « Qu'est-ce qui est ? » et plus radicalement : « Qu'est-ce que l'être pour tout ce qui est ? » Ce sont les Présocratiques et principalement P ARMÉNIDE et H ÉRACLITE qui ont transmis à P LATON et A RISTOTE cette question à la fois préalable et englobante, sous laquelle viennent se placer la question de la nature, la question de l'homme et des dieux, la question de la connaissance, la question de la morale et de la politique. Que l'on parle des choses de la nature qui naissent, deviennent, meurent, se succèdent, de l'homme qui existe et cherche, des dieux qui mettent en ordre et gouvernent le tout, de la vérité et de l'errance, de la justice et du tyran, on fait toujours allusion à l'être — car dire ce qui vient à l'être, ce qui a à être, ce qui est conforme à l'être, ce qui doit être et ce qui ne devrait pas être, c'est toujours cligner du côté de l'être tout en parlant d'autre chose que lui. Mais la question de l'être, toujours préalable et englobante, permet-elle une doctrine de l'être, c'est-à-dire une ontologie ? L'allusion à l'être peut-elle s'organiser en savoir de l'être ? Tout renouveau de l'ontologie est en même temps répétition des embarras initiaux, ou, comme on dit, des « apories » de l'ontologie. La philosophie grecque lègue, avec la question même de l'être, toutes les difficultés issues de la liaison entre être et essence d'une part, être et substance d'autre part ; en même temps elle pose la question de savoir si l'ontologie est nécessairement une théologie rationnelle ; enfin et surtout elle propose plusieurs solutions possibles de ces difficultés. 1) La position d’un Principe qui sans doute transcende toutes les déterminations intelligibles, mais qui est encore appréhendé par un acte de pensée, même s'il n'est plus connu à la façon des choses multiples. 2) La vision du Transcendant, par-delà toutes les déterminations intelligibles, par delà tout discours, vision qui coïncide avec la plus extrême intériorité de l'âme à elle-même. 3) La patiente construction dialectique des déterminations les plus hautes de l'être (Être, Non-être, Mouvement, Même, Autre), chaque détermination s'annulant non dans la vision sans discours, mais dans le mouvement même des déterminations ultérieures, donc dans le devenir même du discours philosophique. Ce sont ces trois possibilités ouvertes par l'ontologie des Grecs, qui vont nous permettre de reconstruire les trois dimensions principales de l'ontologie de ce dernier demi-siècle. LA PENSÉE DE L'ÊTRE COMME PENSÉE DES LIMITES C'est à travers K ANT que vient jusqu'à nous la grande thèse des Grecs, qu'on trouve déjà énoncée chez A NAXIMANDRE , le Présocratique ionien, selon laquelle la pensée du Principe ne comporte aucune des déterminations qui conviennent aux choses qui viennent « après le Premier ». À travers K ANT ; mais à travers un K ANT arraché à l'interprétation scientiste et positiviste commune aux diverses formes du néo-kantisme ; à travers un K ANT rétabli dans toute l'ampleur de son dessein métaphysique ; en effet, dans son économie totale, le kantisme L 3 IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à 19.18.3. © Fonds Ricœur n'était pas seulement une investigation de l'empire des phénomènes et une critique [p. 19.16.16] des conditions de leur objectivité ; il était cela, parce qu'il était aussi autre chose, parce qu'il posait au fondement du phénomène la pensée de l'inconditionné et ainsi limitait les prétentions du « phénomène » (ou plutôt de l'expérience des phénomènes, de la sensibilité) à constituer l'ultime réalité. En ce sens l'ontologie, la science de l'être, est impossible ; mais la pensée de l'être, inconvertible en savoir, remet à sa place et, si l'on peut dire, rappelle à la modestie la connaissance phénoménale. Tout limitatif que soit l'usage de l'en soi dans la philosophie kantienne, l'en soi est un concept indispensable à l'équilibre total du système. Peut-être lirions-nous mieux K ANT si nous savions reconnaître dans sa distinction de la pensée (Denken) et de la connaissance (Erkennen), de la pensée de l'inconditionné et de la connaissance des phénomènes, la répétition de l'antique distinction grecque entre le Principe, l'Arkhê — et les étants — ta onta. Il n'y a pas de différence fondamentale entre l'Arkhê présocratique et l'inconditionné kantien ; pas de différence, sinon une conscience plus aiguë de l'impossibilité de connaître le Principe, d'en faire la science. C'est pourquoi avec K ANT l'Arkhê s'appelle Limite. On peut rattacher à cette ontologie impossible du kantisme toutes les formes contemporaines de la philosophie de l'être qui ont accentué la transcendance de l'être à toute tentative d'objectivation, à toute connaissance par expérience ou par notion. L'éventail de ces métaphysiques, qui sont à des titres divers des ontologies impossibles, est largement ouvert. La tradition française de la « philosophie réflexive », illustrée par L ACHELIER et L AGNEAU , constitue, en pleine période positiviste, et alors que triomphent les interprétations plus ou moins phénoménalistes de K ANT lui-même, l'élan de la véritable métaphysique kantienne. « L'affirmation originaire » de Jean N ABERT dans ses Éléments pour une éthique s'inscrit aussi dans la perspective d'une pensée qui est à la fois pensée de la pensée et pensée de l'être, et qui ne s'épuise pas dans l'élaboration de la connaissance par objets, ni même dans la constitution d'une moralité à la fois expérimentale et raisonnée. La « philosophie de l'existence », de son côté, reste très kantienne en son inspiration foncière lorsqu'elle articule, avec Karl J ASPERS , l'investigation de l'existence humaine sur une métaphysique de l'être transcendant. Il est vrai que Karl J ASPERS appelle « foi philosophique » et non point « pensée de l'être » cette appréhension de l'englobant absolu ; cela est vrai ; mais K ANT aussi avait tenté de lier à son agnosticisme spéculatif une sorte de « croyance rationnelle » solidaire de la vie morale ; mais surtout cette « foi philosophique », chez Karl J ASPERS , ne demeure philosophique (comme d'ailleurs la croyance rationnelle dans la Critique de la raison pratique) que grâce à la « pensée » qui sous-tend encore les expériences de transcendance que Karl J ASPERS emprunte tantôt à l'expérience religieuse du christianisme classique, tantôt à la tradition de la philosophie et de la poésie romantiques allemandes (telle la « passion de la nuit » ou les « chiffres » quasi-esthétiques à travers lesquels l'être se laisse contempler). Quelle est cette « pensée » qui assure la tenue philosophique de la « foi » ? C'est une pensée qui échoue activement, par son mouvement même pour transcender toutes les déterminations intelligibles ; « l'incrustable » qu'elle appréhende est fait de « concepts-limites » aussitôt biffés que posés. Telle est la première voie de l'ontologie moderne, celle qui prolonge l'ontologie impossible du kantisme et, par-delà le kantisme, la thèse grecque selon laquelle le Premier est au-delà de l'essence, transcendant à toutes les déterminations ontologiques. Ces ontologies « en creux » ne se soutiennent que par l'ascèse même de la pensée qui s'épuise à se surmonter. 4 IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à 19.18.3. © Fonds Ricœur ONTOLOGIE ET INTUITION Une ontologie est-elle possible qui n'ait jamais recours à quelque intuition, à quelque vision de l’être ? L'histoire de la philosophie autorise à en douter. L'intermédiaire entre les Grecs et nous c'est le néo-platonisme qui a opté pour une interprétation nettement intuitionniste, voire visionnaire, du platonisme. La grande philosophie de l'intuition vient ensuite jusqu'à nous à travers toutes les restaurations du néo-platonisme, de S. A UGUSTIN à la Renaissance, puis à travers S PINOZA et sa connaissance du « troisième genre », enfin à travers la philosophie romantique allemande, S CHELLING en tête. On peut ainsi suivre la ligne de l'intuition, entremêlée à celle du penser ascétique. Ce qui est frappant, dans cette tradition, c'est qu'elle a toujours fait coïncider la vision de l'être avec le retour à soi d'un moi égaré loin de son centre, dispersé dans la durée, éparpillé par les intérêts pratiques, ensorcelé par le désir de ce qu'elle n'a pas encore et le regret de ce qu'elle n'a plus. Autrement dit les philosophes de l'intuition sont par excellence les philosophes de l'intériorité, du recueillement. Ce n'est pas par hasard que B ERGSON a préféré à tout autre terme, en dépit de ses équivoques, celui d’intuition pour dire ce degré suprême de conscience et de connaissance. Alors que l'intelligence est « la vie... regardant au dehors, s'extériorisant par rapport à elle-même », la philosophie met fin à cette distraction initiale ; elle fait « violence à l'esprit » pour « remonter la pente naturelle de l'intelligence ». Ce reflux de l'agir au voir est rendu possible par une véritable réminiscence de l'origine représentée dans le bergsonisme par « la frange » d'intuition qui demeure autour du noyau d'intelligence ; il y a en outre, dans le bergsonisme comme dans le platonisme, une préparation méthodique à l'intuition, constituée non plus par les disciplines mathématiques mais par les disciplines biologiques qui nous mettent en face du tout de la vie, et nous apprennent à nous libérer des schèmes mécanistes et finalistes trop familiers à notre intelligence ; la critique des pseudo-problèmes — désordre, néant, possible — joint son action corrective à cette propédeutique ; finalement B ERGSON professe, comme P LATON et P LOTIN , que la philosophie est le passage de la connaissance discursive à la vision simple. Cette vision simple, B ERGSON l'interprète parfois dans les termes d'une sorte d'empirisme spiritualiste, la métaphysique apparaissant comme un secteur d'expérience — et même de perception — à côté de celui de la science, les deux puissances juxtaposées se partageant l'empire de l'expérience intégrale. Mais l'accent est finalement plotinien, lorsque le philosophe se prend à chanter le retour à l'origine et l'être retrouvé ; ce sont les mots chers aux néo-platoniciens qui viennent alors au philosophe : « Dans l'absolu nous sommes, nous circulons, nous vivons ». Comme dans toutes les philosophies néo-platoniciennes le tout de la vie ne se découvre qu'à celui qui fait retour à soi : c'est la purification de l'acte libre, l'approfondissement du moi, qui supporte cette apparente distraction du moi dans l'immense empire exploré par le biologiste. [p. 19.18.1] C'est pourquoi B ERGSON parle indifféremment d'une « dilatation » de l'expérience intégrale et d'une « tension » de l'intuition philosophique opposée à « l'extension » de la connaissance vulgaire et pragmatique. L'intuition est un voir, mais proportionné à un effort. Le geste philosophique du bergsonisme est donc bien parent de celui du néo-platonisme : le retour à l'origine des choses par la voie de l'intuition y coïncide avec l'odyssée de la conscience elle-même. Ce n'est point brouiller les différences que de placer B ERGSON et L AVELLE sous le même patronage néo-platonicien ; aussi bien ne s'agit-il ici que de suggérer une voie d'accès 5 IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à 19.18.3. © Fonds Ricœur tout en faisant sentir l'étonnante permanence de la question de l'être des Grecs à nous- mêmes, sous l'apparence d'un renouveau de l'ontologie. Ce n'est pas la biologie qui sert de propédeutique à l'intuition philosophique chez L AVELLE , c'est ce que la tradition classique, de D ESCARTES et S PINOZA à L ACHELIER et H AMELIN , avait appelé la vie de l'esprit et n'avait jamais séparé de la conscience et de la réflexion, bref de l'exercice du « Je » pensant. Par une méthode de débordement, de dépassement par l'intérieur, L AVELLE entend retrouver une puissance d'affirmation qui se pose et me pose tout à la fois, ou, en sens inverse, un fait primitif qui me constitue tout en me faisant participer à l'être. L'intuition jalonne ainsi tous les moments de cette Dialectique de l'éternel présent. L'affirmation par soi de l'être — « l’Être est » — n'est pas pure indétermination intellectuelle mais intuition d'un Acte présent à soi, antérieurement à la décomposition et à l'opposition du gnoséologique et de l'ontologique. Ainsi L AVELLE croit-il pouvoir parler d'une expérience pure de l'Être total, dont le verbe — la copule — est seulement le témoin pour un entendement fini ; c'est cette puissance absolue de l'affirmation qui nourrit de sa sève toutes les affirmations particulières ; sujet, objet, phénomène, relation ne sont plus que des produits d'analyse de cet Être-Acte. Est-ce à dire que la « présence totale » exclue toute ascèse du penser ? Nullement ; la restauration, dans sa priorité ontologique, de la puissance infinie d'affirmation passe nécessairement par une critique de l'antériorité du néant, du possible, de l'intelligence aussi, du bien même, du moi enfin ; mais l'ascèse de la pensée n'est que l'enveloppe conceptuelle de la participation à l'être. C'est la participation qui sous-tend la pensée et non l'inverse. Ainsi d'un côté est retrouvé l'argument ontologique, qui ne signifie pas autre chose que l'identité de l'Être et de son Idée ; non point que l'Idée implique géométriquement l'Être ; mais l'Être, en tant qu'acte de sa propre genèse, se laisse participer par des êtres finis par le moyen de l'Idée qui lui est identique. De l'autre côté la participation ne se soutient que par mon acte, conscient de lui-même, responsable de lui-même, donc toujours capable de se refuser. Mais cet acte n'est accompli et heureux que quand il se fait consentement à l'être ; alors la participation est à la fois création de soi par soi et inclusion dans l'intimité d'une puissance créatrice que je limite et qui est elle-même sans limitation. Cette ontologie rend-elle compte de l'individualité, de l'histoire, du mal et surtout de ce caractère à la fois signifiant et hasardeux des entreprises humaines ? On peut en discuter ; il reste que l'intention de L AVELLE était non d'engloutir, mais de justifier l'individualité et son libre choix ; précisément parce qu'elle procède de la participation, « la démarche qui promeut l'individu particulier dans l'existence n'est pas une chute » (L'Acte, p. 359). La participation, aux yeux de L AVELLE , devait réaliser la synthèse de la séparation et de l'union et indiquer au philosophe la voie étroite qui s'avance entre deux abîmes : celui d'un panthéisme où toutes les différences seraient fictivement annulées et celui d'un existentialisme où le surgissement de chaque existence pour elle-même et de toutes les existences les unes par rapport aux autres serait radicalement fortuit et irrationnel. La tradition de l'intuition ontologique est vaste et ramifiée ; on ne saurait la réduire, dans la philosophie contemporaine, au couple B ERGSON -L AVELLE ; on a retenu ces deux penseurs parce que ce sont les deux exemples les plus purs de la résurgence du néo- platonisme, du spinozisme et de l'idéalisme schellingien, en pleine pensée contemporaine. De plus la ligne de l'ascèse du penser et celle de l'intuition ne cessent de se mêler et d'engendrer des figures complexes difficiles à situer dans un schéma aussi simplifié. On a évoqué Karl J ASPERS à propos de la marche à l'échec du penser qui transcende toutes les déterminations de l'être ; mais sa difficile doctrine des « chiffres » ressortit aussi bien à la tradition néo-platonicienne, à travers la philosophie romantique 6 IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à 19.18.3. © Fonds Ricœur et dans le prolongement de S CHELLING . Avec beaucoup plus de prudence que L AVELLE et même que K. J ASPERS (dans la partie romantique de sa métaphysique), G. M ARCEL a recours également à ce qu'il appelle une « intuition aveuglée » de l'être pour rendre compte du passage du « problème » au « mystère » (qu'il appelle parfois le méta- problématique). Mais le philosophe qui, aujourd'hui, ne revendique plus d'autre étiquette que celle de néo-socratique se méfie de la spéculation sur l’être qui risque « d'hypostasier quelque chose qui nous semble être l'inqualifié par excellence » (Être et avoir) ; du moins s'en méfie-t-il aussi longtemps que cette idée reste dans le registre du « penser que », plutôt que dans celui du « penser à… » (qui est celui de l'invocation plus que celui de la considération ou de la spéculation) ; sa méfiance à l'égard des philosophies spéculatives tient en outre au soupçon que ces philosophies ne prennent pas au sérieux les mille suggestions décourageantes qui procèdent de la condition humaine et invitent proprement à la « trahison ». Il est clair qu'à ses yeux la philosophie de L AVELLE échappe difficilement à ce soupçon. C'est pourquoi, même quand G. M ARCEL parle en termes presque lavelliens d'une « certaine affirmation que je suis plutôt que je ne la profère » (Position et approche concrète du mystère ontologique), sa philosophie du mystère a un accent moins triomphant que la philosophie lavellienne de la participation à l'être. Toute l'œuvre proprement ontologique de G. M ARCEL est plutôt une tentative, une exploration, un coup de sonde du côté du mystérieux, qu'une intuition plénière de l'acte générateur de la réflexion elle-même. Ainsi « l'expérience de la présence », « l'intuition » qui est à la racine de toute fidélité, restent une expérience et une intuition « aveuglées » ; il faut une réflexion sur la réflexion, une « réflexion seconde », pour récupérer ce que L AVELLE appelle la puissance infinie d'auto-affirmation ; il y faut une réflexion sur notre expérience humaine de la fidélité, de l'espérance, une réflexion enfin sur toutes les expériences ambiguës, indécises, dont G. M ARCEL tente de discerner le « poids ontologique ». On situerait assez bien l'œuvre de Martin H EIDEGGER au point où convergent l'ascèse du penser et l'intuition hyper-essentielle, si le dessein du philosophe de Fribourg était de restaurer l'ontologie. Mais les derniers écrits de H EIDEGGER annoncent un dépassement non seulement de la métaphysique mais de l'ontologie. Toutefois l'introduction de Sein und Zeit (1928), qui est la clé de toute son œuvre ultérieure, appelle ontologique la question qui constitue l'horizon de l'investigation phénoménologique à laquelle est consacrée cette grande œuvre. L'analyse du Dasein, pour laquelle la phénoménologie est mobilisée, n'est pas elle-même un simple éclaircissement existentiel de la réalité humaine : le Dasein [p. 19.18.2] désigne déjà un être (Sein) qui est lui-même le là (Da) de l’être en général ; si bien qu'il est toujours question de l'être dans Sein und Zeit. La pensée de H EIDEGGER regarde de deux côtés ; d'un côté elle penche vers le premier type d'ontologie que nous avons discerné, vers le penser ascétique qui sans fin transcende toutes les déterminations intelligibles ; à ce versant de l'œuvre de H EIDEGGER appartient sa critique de la « métaphysique », laquelle manque et oublie la question de l’être en tant qu'être ; la métaphysique, en effet, s'arrête au souci de l'ensemble de ce qui est (à l'ensemble de « l’étant » : Esprit, Nature, Dieu, etc.) ; certes la métaphysique pense dans la référence à l'être, mais ne s'élève pas à la pensée de l'être ; c'est pourquoi aussi l'homme, cet étant singulier à qui tous les étants apparaissent, y reste-t-il le centre de perspective, — et non l'être même. S'il y a un problème du dépassement de la « métaphysique », c'est que le propre de la question de l'être en tant qu'être est de demeurer dissimulée ; l’oubli tient à « l'essence de la vérité », si l'on entend par vérité non plus seulement l'accord des propositions 7 IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à 19.18.3. © Fonds Ricœur énoncées par un sujet avec la constitution d'un objet, comme dans la tradition classique, mais le dévoilement, la non-dissimulation, le laisser-être de ce qui se montre. Ainsi, c'est au moment où il lie la question de l'être à celle de l'oubli et de la dissimulation que H EIDEGGER se tient le plus près du premier courant de l'ontologie que nous avons discerné. Si, en effet, l'être est primordialement dissimulé, la recherche de l'être prend l'allure d'une « remontée au fondement ». C'est ce style qu'on retrouve dans les écrits principaux de H EIDEGGER ; tantôt on part de la question de la temporalité, centre de gravité de toute la problématique du Dasein, selon Sein und Zeit ; tantôt on part du principe leibnizien de raison suffisante, comme dans Vom Wesen des Grundes ; ou bien on amorce le mouvement de l'ontologie dans un sentiment aussi nocturne que l'angoisse du néant, comme dans Was ist Metaphysik ? Mais, quel que soit le point de départ, la « remontée au fondement » rappelle aussi bien l'élan de la pensée des Présocratiques, vers l'Être (ou Principe, ou Logos), que le mouvement de la philosophie kantienne vers l'inconditionné. Enfin, c'est ce style d'ascèse qui explique que H EIDEGGER parle aujourd'hui de dépasser non seulement la métaphysique mais l'ontologie. Et pourtant H EIDEGGER regarde aussi vers le second versant de l'ontologie, du côté de la tradition intuitionniste, néo-platonicienne et romantique allemande ; non pas que sa philosophie soit à proprement parler une philosophie de l'intuition ; mais on y parle volontiers en termes de dévoilement, d'ouverture, de présence : ce langage laisse entendre qu'au-delà de la métaphysique, voire de l'ontologie, se produit quelque chose comme une révélation de l'être ; non pas sans doute la vision soudaine du Phèdre de P LATON , ou la révélation historique, événementielle, des religions positives ; on dirait plutôt que cette révélation a toujours déjà eu lieu par le ministère de la parole poétique ; dans la poésie — et pour H EIDEGGER le poète par excellence est H ÖLDERLIN — réside « la possibilité de se trouver au milieu d'un existant qui soit existant révélé » (Hölderlin et l'essence de la poésie) ; ainsi la dimension poétique du langage joue le rôle que jadis avait tenu la révélation orphique pour la méditation platonicienne ; « le langage, dit la Lettre sur l'humanisme, le langage est la venue à la fois éclairante et voilante de l'Être lui-même... (Il est) la maison de l'Être en laquelle l'homme habite et de la sorte ek-siste, appartenant à la vérité de l'Être dont il assume la garde ». La remontée au fondement n'est pas alors une tâche que le philosophe puisse se proposer en avant de lui-même ; elle est déjà accomplie derrière lui, plus haut que lui, dans toute parole dont on peut dire qu'elle parle l'homme, plutôt que l'homme ne la parle. ONTOLOGIE ET DIALECTIQUE Les deux courants que nous avons discernés, celui de la pensée ascétique qui échoue au seuil de la Transcendance et celui de l'intuition qui donne l'expérience de l'origine infinie, ont ceci de commun que le Principe dépasse le discours, du moins la prose de la vie quotidienne, de la science ou de la critique ; c'est en cela que le Principe est transcendant et requiert soit le silence, soit la poésie, soit une vision au-delà du langage et des déterminations constitutives du discours. Dès le début — c'est-à-dire, dès le Sophiste de P LATON et même, plus tôt encore, dès la dialectique de l'école éléate — l'ontologie a été à la recherche d'un discours absolu qui n'aurait plus l'être pour objet lointain de sa visée ou de sa vision, mais qui serait le discours même de l'être ; les cinq genres du Sophiste — Être, Non-être, Mouvement, Même, Autre — constituent la première grande séquence historique de concepts premiers. Ce discours, s'il pouvait être complet, ne serait plus discours sur l'être ; mais l'être serait ce discours même, devenant à travers ses moments posés, dépassés et retenus. Ainsi serait conjuré le péril de 8 IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à 19.18.3. © Fonds Ricœur l'ineffable et tenu le pari originel de la philosophie de ne jamais séparer l'Être du Logos, c'est-à-dire finalement du discours. C'est à travers H EGEL , le H EGEL de la Logique plus que celui de la Phénoménologie de l'Esprit, que l'ontologie contemporaine renoue avec la dialectique platonicienne ; ce renouveau de l'ontologie prend ici figure de retour à H EGEL . Ce retour à H EGEL peut prendre deux formes différentes : d'un côté, une simple répétition compréhensive de la logique de H EGEL (ou si l'on veut au meilleur sens du mot, une apologétique hégélienne) ; de l'autre, une tentative pour refaire, au XX e siècle, ce que H EGEL a fait au terme de la philosophie classique, en incorporant, s'il est possible, au discours absolu les mouvements de pensée post-hégéliens issus précisément de la décomposition de la philosophie hégélienne. H YPPOLITE a tenté dans Logique et existence de justifier le savoir absolu, en montrant comment l'expérience humaine sous toutes ses formes « indique » l'identité de l'être et du savoir : « Il n'y aurait pas d'expérience possible sans la présupposition du savoir absolu, mais le chemin de l'expérience indique le savoir absolu ». Cet hégélianisme veut conduire à l'alternative : ou le discours absolu ou l'ineffable et éluder la position ambiguë de l'existentialisme, qui ne croit pas que puisse être surmontée la condition actuelle de la parole humaine, prise dans le geste, vouée à la contestation, à l'anticipation incertaine, livrée aux retouches indéfinies d'une histoire en suspens. L'ontologie c'est alors l'accomplissement de la vie, tout entière niée et retenue dans l'élément de la parole. Ce postulat resterait le vœu pieux de la philosophie sans l'affirmation que l'absolu est réflexion ; autrement dit l'être se donne un soi par le mouvement même qui fait qu'une catégorie, — une détermination finie —, se fait autre, s'aliène ; ainsi l'être devient sa propre réflexion infinie ; c'est ce que veut dire finalement l'affirmation que l'être est dialectique. Mais cette réflexion, cette réflexion de l'être, est-elle notre réflexion, notre réflexion d'homme ? À vrai dire cet hégélianisme évacue, plutôt qu'il ne le comprenne, le moment proprement humain de la réflexion ; « le soi de la réflexion n'est plus le soi humain qui est pris en considération dans une anthropologie ou dans une phénoménologie ». L'ontologie a ici une pointe anti-humaniste qu'elle n'avait pas dans la philosophie des limites ou dans la philosophie de la participation. C'est au prix d'une radicale réduction de l'humain, trop « humain », que [p. 19.18.3] l'existence (de l'homme) est incluse dans la logique (de l'être). Mais une « répétition » de H EGEL suffit-elle ? Il y a une histoire, une pensée, une philosophie post-hégéliennes dont il est difficile de dire qu'elles étaient comprises dans et par la logique de H EGEL comme l’étaient les philosophies d'A RISTOTE , de L EIBNIZ , de K ANT . D'où l'intérêt d'une refonte, d'une recréation du système, destinées à surmonter à la fois la scission toujours renaissante de la logique et de la phénoménologie au cœur de l'hégélianisme et le divorce de l'hégélianisme et de l'histoire post-hégélienne. La Logique de la philosophie d'Éric W EIL (1950) veut être ce « discours cohérent », le Logos de l'homme dans son historicité. À la fois linéaire et circulaire, ce discours peut être parcouru à partir de n'importe quelle catégorie et on doit y retrouver tous les discours partiels qui ont pu être tenus dans l'histoire. Tous les discours partiels, qu'est-ce à dire ? Le philosophe sait bien qu'il y a quelque chose qui n'entre pas dans le discours cohérent ; mais ce quelque chose — donné, singularité, choix, grâce — le philosophe ne le laisse hors de la philosophie qu'autant que cela est rebelle à la parole elle-même. É. W EIL rassemble sous le nom de violence tous les aspects de l'anti-discours ; mais dès que l'homme de la violence parle, il prétend être compris ; il n'invoque plus la violence, mais l'universalité de la parole ; il entre dans le sens et tout sens est moment d'un unique 9 IIA86 Encyclopédie française. XIX. Philosophie et religion, Paris : Larousse, 1957, p. 19.16.15 à 19.18.3. © Fonds Ricœur discours, sous peine de n'avoir pas de sens. Mais comment le discours sera-t-il articulé ? C'est ici que la Logique de la philosophie veut être plus riche et plus souple que la logique hégélienne : comme chez H EGEL il y a un discours et des catégories ; mais chaque catégorie plonge dans une « attitude » dont elle fait affleurer le dire immanent ; le philosophe fait dire, laisse dire à chaque catégorie ce qu'elle veut dire ; et c'est un fragment du discours cohérent. Ainsi l'homme qui, par modestie, veut s'en tenir, avec la science, à un discours fini sur le fini ou, avec la philosophie transcendantale, à la réflexion sur la possibilité du discours concret a déjà, sans le remarquer, dépassé sa fonction limitée ; il a déjà regardé l'individu du point de vue de la raison et atteint la coïncidence de la liberté, de la raison et de l'être : « un seul pas à faire, une seule preuve de courage à fournir, et le discours cohérent et tronqué se transformera en discours absolument cohérent, infini à la fois et fermé sur lui-même ». Ce pas qui conduit du discours de l'individu au discours de la philosophie, est aussi le geste qui tranche « le mélange du discours et de la violence » qui est l'individu ; ce pas, ce geste, le philosophe choisit de les faire ; il est sans argument contre celui qui les refuse, puisque tout argument en faveur du discours présuppose qu'on ait opté pour le discours ; mais le philosophe, c'est-à-dire l'homme du discours absolument cohérent, rend compte du discours qui se veut fini. Comme chez H EGEL , l'âme du discours est la négativité : « C'est la négativité, non la positivité, qui tient ensemble ciel et terre ; c'est la contradiction qui est le sang et le souffle de l'être. L'Être immobile, l'Être du discours unique de l'ancienne ontologie est le néant et la mort : il est comme la somme des contradictions, plus exactement comme la réconciliation des contradictions à travers les contradictions ». Autant dire qu'il y a sagesse, mais non pas de sage : car il n'est pas d'individu arrivé au terme de la violence ; il y a sagesse, mais cette sagesse est entièrement discours. Cette conséquence de la nouvelle ontologie est frappante : l'Être de « l'ancienne ontologie » n'est plus à ses yeux qu'immobilité et mort ; c'est pourtant cette ancienne ontologie qui avait vu l'identité de l'Être et de l'Acte et la complicité en profondeur entre cet Acte et l'intériorité du moi. Dans la Logique de la philosophie, l'individu humain n'est pas proprement fondé et justifié comme dans la philosophie de la participation ; car l'individu n'a pas de discours cohérent à lui ; s'opposant comme violence à la violence, il reste déterminé par la violence : c'est seulement en tant qu'homme universel, c'est-à-dire en tant que porteur du discours absolument cohérent, qu'il voit. La philosophie n'est plus discours sur la polarité de l'Acte pur et de l'acte participant, mais l'unicité du discours cohérent qui lui-même est être, vérité, liberté et, par là même, sagesse. Paul R ICŒUR
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Title
IIA86 Renouveau de l'ontologie
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Ricoeur, Paul (1913-2005), “Renouveau de l'ontologie”, 1957, IIA086, Fonds Ricœur. Consulté le 20 juin 2025, https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/item/66712
À propos
"Renouveau de l’ontologie" est la contribution de Paul Ricœur à l’Encyclopédie française, et constitue une petite introduction à l’histoire contemporaine de la philosophie, en tant qu’il propose, autour du thème de l’ontologie, un regard panoramique des grands courants philosophiques de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 50 du XXe siècle.
Notice
Contributeur
Kuang, Quan. Auteur du commentaire
Site du contributeur
http://www.theses.fr/2016STRAK010
Éditeur
Larousse
Date de création
1957
Textes en liaison
Essais philosophiques, éthiques et politiques (1948-2005)
Langue
fre
Type
Texte
Description physique
pp. 19.10.18 à 19.18.3
Sujets
Ontologie
Philosophie des limites
Philosophie de l’intuition
Philosophie du discours
Kant, Emmanuel
Jaspers, Karl
Bergson, Henri
Lavelle
Marcel, Gabriel
Heidegger, Martin
Weil, Éric
Hegel
Source
IIA086
Fonds Ricœur
Identifiant
ark:/18469/mwrq
Détenteur des droits
Fonds Ricœur
Numérisation Fonds Ricœur