L’institution vivante est ce que nous en faisons [entretien avec P. Ricœur, Nanterre 1969]
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Title
L’institution vivante est ce que nous en faisons [entretien avec P. Ricœur, Nanterre 1969]
Description
Dans cet entretien, Ricœur revient sur les difficultés qu’il a rencontrées comme Doyen de l’Université face aux mouvements insurrectionnels des étudiants, désireux de rompre la verticalité de l’enseignement, et se livre avec mesure à une philosophie appliquée.
Creator
Contributor
Éditeur
Date Created
1970
Textes en liaison
Language
fre
Type
Texte
Description physique
pp. 127-142
Sujets
Mai 68
Université
Institution
Pouvoir
Dialogue
Vedettes Rameau
Source
IIA254
Identifiant
ark:/18469/293c2
Détenteur des droits
Fonds Ricœur
Numérisation Fonds Ricœur
content
L’institution vivante est ce
que nous en faisons
[entretien avec P. Ricœur,
Nanterre 1969]
Hegel auho
IIA254, in Les professeurs pour quoi ? (L’Histoire
immédiate). Éd. par M. Chapsal et M. Manceaux,
Seuil, 1970, 127-142.
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
Ce texte est un entretien accordé en octobre
1969 par Ricœur à M. Chapsal et M. Manceaux, publié
dans Les professeurs pour quoi faire ? Dans cet ouvrage,
des intellectuels venus de diverses disciplines sont
appelés à se prononcer sur Mai 68, deux ans après le
lancement du mouvement. C’est l’occasion pour Ricœur,
l’un des rares réformistes de son temps, de rappeler son
soutien aux étudiants, mais aussi ses réserves et les
raisons de son attachement indéfectible à l’institution.
Quand il répond à cet entretien, Ricœur est à Nanterre
depuis quatre ans. Il a été nommé Doyen de l’Université
quelques mois plus tôt.
Pour lui, Mai 68 est le résultat du « gigantisme »
qui frappe l’Université, même si la massification de
l’enseignement supérieur ne saurait constituer une raison
unique.
Le
recul
des
convictions
libérales
et,
conjointement,
la
radicalisation
des
tendances
anarchistes (les « prédélinquants » (129) qui refusent tout
bonnement l’idée d’autorité) figurent pour bonne part
dans l’essor du mouvement. On sait combien Ricœur
craint le dogmatisme. Même s’il ne le dit pas en ces
termes, c’est bien l’absence de conflit des interprétations
qu’il condamne ici, quand il regrette qu’il n’y ait pas eu de
« jeu réglé entre ceux qui ont le sens de l’institution, les
réformistes et ceux qui ont le sens de l’imagination, qu’on
appelle révolutionnaires » (130). Or, sans ce compromis
(cf. « Pour une éthique du compromis », interview de
1991, également disponible en édition numérique),
toujours balloté entre bureaucratisation et balkanisation,
aucune communication n’est possible. Et si la
communication, comme le défendra Habermas, est l’art
de la démocratie, nous pouvons nous demander avec
Ricœur : « Sommes-nous démocrates ? »
Tout
en
reconnaissant
les
bienfaits
des
mouvements et de la position naturellement critique de
l’Université vis-à-vis du pouvoir, Ricœur n’a pas honte de
se dire « défenseur du pouvoir établi » (134) si l’on
entend par là appartenir à la fonction publique et
souhaiter qu’elle se maintienne dans une forme
institutionnelle. Ce refus de céder à la tendance
antiautoritaire sera constant et consacré par la
publication de Soi-même comme un autre.
Dans ce texte, Paul Ricœur s’érige contre un
certain angélisme estudiantin, qui veut, par exemple,
supprimer le professorat ou les examens. Il craint en
effet « que la contrepartie à longue échéance, ce soit la
sélection » (138). Cinquante ans plus tard, alors que s’est
amorcée une réforme de l’Université qui consacre ladite
sélection, le lecteur se retrouve à regretter la lucidité de
Paul Ricœur. Il ne tient qu’à nous, rappelait-il, d’infléchir
la tendance : « C’est nous l’institution, c’est ce que nous
faisons ! » (141).
(M. Cassan, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : Dans cet entretien, Ricœur revient sur les
difficultés qu’il a rencontrées comme Doyen de
l’Université face aux mouvements insurrectionnels des
étudiants, désireux de rompre la verticalité de
l’enseignement, et se livre avec mesure à une philosophie
appliquée.
Mots-clés : Mai 68 ; Université ; Institution ; Pouvoir ;
Dialogue.
Rubrique : Essais sur la culture et l’éducation (19521985).
~
MADELEINE CHAPSAL
MICHÈLE MANCEAUX
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POUR
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ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VI"
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TABLE
Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
7
JEAN GUÉNOT
Une machine à fabriquer les délinquants . . . . . . . . . .
17
SERGE DOUBROVSKY
Non plus enseigner quelque chose mais enseigner quelqu'un . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
41
CLAUDE CHEVALLEY
Le mandarinat est cassé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
65
HUBERT DREYFUS
Contester l'autorité, pas le savoir . ·. . . . . . . . . . . . . .
75
JUDITH MILLER
Le mouvement universitaire, allié du mouvement
ouvrier· .... ... . ... . .. ..... .. ......... ..... .
91
FRÉDÉRIC DELOFFRE
Les étudiants demandent une autorité . . . . . . . . . . . .
107
PAUL RICŒUR
L'institution vivante est ce que nous en faisons
127
ANTOINE CULIOLI
L'examen traditionnel est le pire des systèmes
143
MADELEINE REBÉRIOUX
Avant tout une fonction critique
187
153
Paul Ricœur
« L'institution vivante est ce que nous
en faisons >>
Paul Ricœur a été reçu à l'agrégation de philosophie
en 1935. TI est l'auteur de nombreux ouvrages philosophiques. Depuis l'année 1968-1969 il est doyen de
la facult6 des Lettres de Nanterre.
Qu'arrive-t-il actuellement à l'Université?
Paul Ricœur : Aucune institution n'a été frappée de gigantisme
dans un temps aussi bref.
Comment cela se traduit-il sur le plan des relations enseigants-enseignés ?
D'abord par l'encombrement. La faculté des Lettres, construite
pour huit mille personnes, accueille cette année plus de quinze mille
étudiants. Ils seront neuf à dix mille à la faculté de Droit. C'est
dire qu'on a crevé les normes de la cohabitation...
Cela n'était donc pas prévu, ni prévisible?
C'est dans les trente dernières années qu'on a pris un retard
considérable. Trois phénomènes ont joué de façon cumulative. Le
phénomène démographique, qu'on peut considérer comme prévisible,
puisqu'une génération d'étudiants s'annonce vingt ans à l'avance.
Le degré de scolarisation all; niveau supérieur qui était relativement
imprévisible. Nous scolarisons, en effet, dans l'enseignement supé127
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
rieur, 80 % des bacheliers ; c'est dire que la poussée sür le secondaire égale maintenant la poussée sur le supérieur. Enfin; troisièmement, la concentration des cadres fait que le taux de scolarisation
à Paris est supérieur à ce qu'il est ailleurs, par diffusion· des modèles
sociaux de réussite.
Ce qui s'est passé aurait-il été uniquement un phénomène de masse ?
Non, je ne le crois pas. Je suis même très réservé sur cette
interprétation ; je connais assez bien l'Université améric,aine où les
étudiants sont au large et où pourtant se produisent des phénomènes
d'une violence extrême. Le phénomène de masse est seulement une
cause qui s'ajoute à d'autres...
Personnellement, aviez-vous prévu ce qui a éclaté en mai?
Personne ne l'a prévu. Moi non plus. J'ai même choisi de
venir à Nanterre précisément parce que je croyais qûe certaines
choses étaient possibles à Nanterre qui ne l'étaient pas à la Sorbonne. Mais nous avons fait une institution plus libérale que la
Sorbonne, donc plus fragile face à la contestation. Ce qUi explique
pour une part que les choses aient débuté là : il était1 plus facile
à Nanterre de prendre la tour administrative, de faire des graffiti,
de prendre des salles d'assaut, etc. L'institution était plus « permissive ~ qu'une autre. Quand on est libéral on risque ~de paraître
répressif aux uns, et pas entièrement libéral aux autres ...
Qu'est-ce que ça voudrait dire être entièrement libéral ?
Je me demande plutôt si on pourra le rester même un peu ...
Une institution libérale ne peut fonctionner qu'avec le consentement de tous ; or, ce consentement n'existe plus.
Vous voulez dire dans la société ?
Oui, si vous voulez ; mais surtout dans l'Université et en milieu
étudiant. Si une fraction importante d'étudiants co~sidère que
l'Université est un champ de manœuvres pour une stratégie révolutionnaire, dès lors l'Université ne peut plus fonctionner selon les
normes libérales. Il ne reste plus qu'à vivre d'expédi~nts, à user
128
PAUL RICŒUR
de flair, de prudence et d'humour, en tâchant de ne pas devenir
des flics, lors même qu'on voudrait nous y contraindre.
Est-il exact que vous ayez un pourcentage d'étudiants qui
ne veut pas qu'il y ait d'Universiû du tout?
Oui, ça c'est un fait nouveau. On recouvre trois choses différentes par le mot de « contestataire ~ . Vous avez ceux qui ont
une pensée politique extrêmement ferme, pour qui l'Université est
le point faible du système ; pour ceux-là il ne faut pas qu'elle se
rétablisse, qu'elle retrouve un ordre, pour qu'elle reste une sorte de
brûlot dans la société.
Sont-ils nombreux ?
C'est très élastique. Ça dépend des moments. Deuxièmement, vous
avez des gens qui n'ont pas de stratégie politique lointaine, mais
des objectifs immédiats : ce sont des spontanéistes, qui relèvent d'une
idéologie plus anarchisante que maoïste ou trotskyste. Et puis vous
avez de véritables prédélinquants, purement et simplement. Ainsi,
sous le nom de contestataires, on mêle trois choses tout à fait
différentes : ceux qui ont une stratégie révolutionnaire qui souvent
est très élaborée. Ceux pour qui le désordre c'est la fête. Et puis
vous avez ceux qui, si je puis dire, répandent leurs pulsions.
N'avez-vous pas le sentiment que prédélinquant est un
mot un peu fort ?
Je ne crois pas que le mot soit trop fort pour des gens qui se
comportent, par exemple, en simples pyromanes! Je rends même
justice aux révolutionnaires en disant que ces gens-là n'ont rien à
voir avec eux. Malheureusement l'université est le seul endroit où
l'on peut commettre impunément des délits qui seraient sanctionnés
partout ailleurs ... Par exemple dans une gare, aux P. & T., dans
une usine, n'importe où.
L'année dernière, quand vous avez accepté cette fonction
d'être le doyen de la faculté des Lettres, quel était votre
espoir ? Où alliez-vous ?
Eh bien j'ai une idéologie, ou une mythologie, comme vous voudrez, que j'ai plusieurs fois exprimée, à savoir que les institutions
129
9
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
.
nouvelles doivent être provisoires et révisibles et repo~er sur un
jeu réglé entre ceux qui ont le sens de l'institution, les réformistes,
et ceux qui ont le sens de l'imagination, qu'on appelle révolutionnaires. Tant qu'il demeure une dialectique entre réf~rmistes et
révolutionnaires, l'institution reste mobile et progressive. Mais le
1
jour où les révolutionnaires deviennent des marginaux; voire des
asociaux, et où, d'autre part, les réformistes deviennent des technocrates, des bureaucrates, alors le jeu est arrêté.
·
Comment envisagez-vous votre action pour cette année ?
TI faut poursuivre l'activité institutionnelle, afin que ~Université
entre sans réserve dans les institutions prévues par la loi Faure.
D'autre part, il faut constamment se ~ débureaucratiser » en
créant toute sorte de relations souples avec les mouvements spontanés. A mon sens cela doit se faire par un jeu entre, d'une part,
les conseils qui représentent la légalité et, d'autre part,, des commissions qui s'adjoignent des groupements passagers, mais selon
une procédure et des dosages précis...
Comme cela se passe-t-il dans les faits. Vous recevez
tous ceux qui se présentent ?
Tout le temps! Mon bureau est ouvert à tous...
Que demandent les étudiants d'aujourd'hui? ,
Le milieu étudiant est de moins en moins cohérent. •Cela crée
un problème pour le milieu étudiant lui-même. Quelle est la demande
de l'étudiant ? Au fond, personne ne le sait ; c'est Ùn monde
immense, sept cent mille étudiants ! Les activistes politiques sont
une minorité très faible, qu'ils soient de droite, de ~auche ou
d'extrême-gauche. Le problème de leur audience est pour euxmêmes extrêmement difficile. La majorité des étudiants ont des
buts essentiellement professionnels et ils attendent de nous un équipement intellectuel qui leur confère une fonction, un ~ôle social.
Cette masse est jusqu'à présent passive à l'égard des activités de
toute espèce, mais il n'est pas du tout certain qu'elle ne se réveillera
pas et que son réveil ne produira pas des phénomènes poujadistes,
par exemple une restauration de formes très autoritaires d'enseignement à l'égard desquels ces étudiants se comporteront en consom-
130
PAUL RICŒUR
mateurs. Il y a eu déjà des signes : des étudiants nous demandant
le retour au cours traditionnel, etc., ce qui est souvent justifié
dans la mesure où il y a eu un abandon excessif du didactisme
- mais c'est aussi parfois une forme de reflux par rapport à la
poussée révolutionnaire sur le plan de la pédagogie. En présence
de ces forces contraires, mon rôle est d'arbitrage et de pondération,
afin que l'acquis de mai continue à irriguer les institutions nouvelles
et qu'elles ne soient pas la proie de ces effets de réaction et de
revanche.
Qu'entendez-vous par l'acquis de mai?
D'abord l'entrée - à mon sens irréversible - des étudiants
dans tous les conseils. Deuxièmement, la refonte de notre système
de contrôle des connaissances, et, troisièmement, un nouveau type
de relation enseignant-enseigné.
Quel nouveau type ?
Cette relation est initialement inégalitaire, puisqu'il y en a un
qui sait plus et l'autre qui sait moins ou qui sait autre chose.
Cette relation n'est pas favorable, au départ. Le problème est
donc d'introduire le plus de réciprocité possible dans une relation
inégale. Le moyen institutionnel est de soumettre à une discussion
paritaire le détail du curriculum, la pédagogie et les modalités de
contrôle des connaissances.
La loi d'orientation vous donne-t-elle satisfaction ?
Nous ne pouvons pas encore la juger. Nous n'avons que des
réalisations partielles et, parce que partielles, soumises à de dangereuses distorsions. Le premier étage n'est pas achevé : les U.E.R.
ont rarement des statuts acceptés ; le deuxième étage, celui des
universités pluridisciplinaires, est en pleine construction. Quant au
troisième étage, le conseil national des Universités, il n'est pas du
tout en vue. Par conséquent, la pyramide est tronquée. La pyramide
étant tronquée, des phénomènes de balkanisation se développent :
les U,E.R. non seulement se mettent en position d'autonomie, mais
souvent se ·fragmentent et deviennent des fiefs ; elles instituent
des pratiques divergentes dans la façon de distribuer les enseignements, d'évaluer les unités de valeur... TI en est de même d'université
131
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
à université. A la limite un étudiant ne pourra plus passer d'une
faculté à l'autre, le genre d'unités acquis dans un établissement
étant intraduisible dans le système d'un autre : cette évolution
est extrêmement' dangereuse.
N'est-ce pas ce qui se passe en Amérique?
Les Etats-Unis sont partis sur une autre hypothèse; à savoir
que les universités sont concurrentielles et qu'elles donnent leurs
propres titres. Nous, nous donnons des titres nationaux. ·
Le système américain ne comporte-t-il
qu'on pourrait adopter?
pas
des éléments
Un système ne peut se réformer que selon son propre génie. Le
système français est issu d'une autre histoire liée à la conquête
de la laïcité par l'Etat ; il en est résulté un système étatique d'enseignement. Adopter le système américain serait renoncer à un certain
..
nombre de choses tout à fait fondamentales.
Lesquelles ?
La valeur nationale des titres. Si nous avons un titre de Paris,
un titre de Dijon, un titre de Bordeaux, il s'établira · ulJ.e éèhelle
clandestine ou semi-publique des titres publics. Vous aurez une
cote.
Maintenant aussi on a une cote.
Oui, mais un étudiant est licencié, qu'il soit licencié de Paris,
de Bordeaux ou de Dijon.
Cette unité est-elle importante ?
A mon sens elle est capitale. Si on affaiblit la fonctiqn sociale
des examens, on renforce tous les autr~s critères, essen~ellement
les critères économiques. Si nos examens ne valent rien, ou si leur
valeur est douteuse, il en résultera que les entreprises ou les administrations recruteront selon leurs critères propres ; et , ainsi on
renforcera les critères capitalistes, les critères · de fortune: ..
Ne peut-on imaginer qu'une entreprise privée en8,age quel-
132
PAUL RICŒUR
qu'un parce qu'il a la valeur d'un polytechnicien même
s'il n'en a pas le diplôme ?
Si nos examens sont disqualifiés, les entreprises auront recours
à des critères sociaux, de relations personnelles par exemple. En
tout cas, tout ce qui tendra à faire de la fausse monnaie affaiblira
l'Université. Si l'Université ne qualifie pas pour l'emploi elle perdra
le rôle de promotion sociale qu'elle avait au XIX" siècle. ·
Il est étrange de vous entendre parler ainsi de « qualification pour l'emploi ~. Le rôle de l'Université n'était-il
pas de transmettre une culture; un savoir, sans songer à
l'usage mercantile qu'on pouvait en faire?
Je suis bien d'accord que c'est là l'autre pôle; l'Université doit
tenir compte des deux exigences : d'une part elle exprime l'état du
savoir dans une discipline donnée ; elle a alors une fonction critique et, à la limite, discordante par rapport à la société ; d'autre
part, elle se règle sur la grille sociale des rôles professionnels.
li faut sans cesse établir une balance entre les deux exigences. L'une
qui, à la limite, ferait des universités une institution totalement
désintéressée par rapport à la fonction sociale et l'autre qui en
ferait des écoles professionnelles. On ne peut aller ni à un pôle
ni à l'autre : si on va seulement au premier, on fournit des savants
et des chômeurs ; si on va seulement à l'autre, on se borne à
adapter des individus et l'Université n'est plus qu'un rouage de
la production. La fonction de l'Université c'est, je crois, d'exercer
·.m arbitrage entre ces deux exigences.
Est-ce une définition nouvelle ?
C'est le résultat du passage à une institution de masse. L'Université qui était le produit de la connaissance et de la science, au
XVIue siècle, est devenue maintenant une agence sociale ; il faut
pourtant qu'elle garde son premier rôle.
Que pensez-vous de la politique à l'Université ?
La question a deux sens : d'une part, la politisation de l'enseignement, qui est une chose ; d'autre part, l'action politique qui se
déroule dans les locaux universitaires. Pour le second point, je
133
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE ?
n'y vois aucun inconvénient, si cette activité est nettement distincte
de l'enseignement, et si le niveau de discussion y est
bon.
Question d'appréciation ...
Quant à la politisation de l'enseignement, j'y résiste · de toutes
mes forces, l'Université est perdue si, par exemple, les professeurs
sont choisis sur des critères politiques. Nous avons mis .des siècles
à nous dégager de l'emprise des idéologies dominantes, il ne faut
pas revenir en arrière. Je crois que l'Occident - je ne. parle pas
pour les autres pays, le tiers monde, la Russie ou la Chine - je
crois que l'Occident a fait depuis, disons la fin du Moyen Age,
une expérience de pluralisme intellectuel qui ne lui permet pas
de revenir en arrière. La Renaissance, la Réforme, les Lumières;
la Révolution française, les révolutions du XIX" siècle, nous ont
initiés à un régime intellectuel qui exclut tout à fait le contrôle
du travail intellectuel par les idéologies dominantes. Sur ce point,
je revendique d'être appelé libéral.
Lorsqu'on vous dit que vous êtes le défenseur du pouvoir
établi, que pensez-vous de cet argument ?
Je l'examine. Il doit comporter du vrai. D'abord parce que l'Université fait partie de la fonction publique et celle-ci de la société
globale ; elle n'est donc pas un corps étranger et reflèt~ certainement des rapports de force. D'autre part, je crois que l'Université a toujours été une institution discordante. Elle l'était déjà au
Moyen Age, elle l'a toujours été. Précisément parce qu'elle est le
point critique de la société. Par conséquent il n'est pas vrai que
l'Université soit purement et simplement l'expression du pouvoir.
C'est même la seule institution où une critique du poÙvoir peut
être exercée de manière régulière.
Quelles sont vos critiques de la structure actuelle de
l'Université ?
E n ce qui concerne le quotidien, l'Université est sous-administrée...
S'il y avait encore plus de bureaucrates, cela ne signifieraitil pas bureaucratisation ?
Mais non, la bureaucratisation est un fait de sous-administration.
134
PAUL RICŒUR
Par exemple, nous avons donné un certain pouvoir à de nouvelles
entités, les unités d'enseignement et de recherche. Mais elles manquent d'un véritable secrétariat, c'est en état de sous-administration
que les bureaucrates sont dangereux. C'est une illusion du public
de confondre administration et bureaucratisation. Nous touchons
là à un problème de crédits ; à mon sens on pourrait reprocher
à la réforme en cours de n'avoir pas reçu les moyens financiers
de sa réussite.
Alors, si vous aviez plus de crédits...
Je ne dis pas que cela suffirait. Il faut, comme je vous l'ai dit,
aller jusqu'au bout de la loi, c'est-à-dire mettre en place les nouvelles institutions ; et vite. Or, nous avons perdu un an par rapport
au programme de la loi. Mettre en place le premier niveau, sans
avoir mis en place le deuxième et le troisième, c'est favoriser la
dislocation de l'Université. L'Université est menacée de dislocation. Je me bats en vain pour qu'on fasse rapidement l'université
de Paris-Ouest, sans attendre la Sorbonne, sans attendre la faculté
de Droit ou la faculté de Médecine de Paris.
Contre qui vous battez-vous ?
Contre l'inertie, contre la lenteur, contre les réticences, . aussi
contre les habitudes : nous savons ce qu'est une faculté de Lettres,
une faculté de Droit, mais nous ne savons pas ce qu'est une
faculté pluridisciplinaire. Alors il faut faire des sacrifices d'indépendance. Ce n'est pas facile à faire.
C'est ce que vous élaborez en ce moment ?
Je voudrais que le conseil constitutif soit nommé et se mette
au travail. Je voudrais qu'il y ait à Paris une université nouvelle
qui fonctionne.
Dans ce conseil, y aura-t-il des étudiants ?
Oui, autant que d'enseignants.
Une fois cette université nouvelle en place, pensez-
135
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
vous que les étudiants l'accepteront, que
calmeront?
le~
esprits se
C'est un pari. Deux dangers nous menacent: ou bien ~a n'intéressera pas du tout les étudiants qui diront « c'est du réformisme "» ou bien (et je me demande si ça n'est pas un danger <plus grand
que le premier que le public voit seul) il se produira une désaffection à l'égard de l'institution à cause de sa lourdeur, de sa
lenteur. La démocratie prend du temps ! Moi, je pensé que c'est
le prix à payer et que ça a une très grande valeur p~agogique.
Mais le danger demeure que les délégués (étudiants ou professeurs)
s'enlisent dans une vie de commission qui leur prenne temps et
énergie, et que du même coup le niveau scientifique de l'Université
baisse. Il y a des tas de gens qui ne font plus rien depuis deux ans
parce qu'ils sont en commission... Il ne faut pas .. que .la phase
constituante dure longtemps ; il faut qu'ml passe assez rapidement
au provisoire durable.
N'est-ce pas surtout dans le rapport même enseignantenseigné que les étudiants demandent un changement radiœl?
'
Il y a une demande étudiante qui relève du mythe (le mythe
est souvent très bon, il recèle quelque chose d'inépuisable !), le
mythe serait que chacun s'auto-enseigne. C'est le mythé libertaire
en matière d'enseignement : que chacun s'enseigne lui-même ou
par groupes et consulte l'enseignant à la façon d'un fichier. Il faut
tenir compte de ce mythe - conscient ou inconscient - , car il
structure la demande des plus exigeants. A l'opposé, vous avez la
demande inverse : « Moi je sais, eux ne savent pas ; eh bien qu'ils
écoutent ; quand ils en sauront davantage, ils pourront di,re quelque
chose. ., Or, il faut admettre dès le début que celui qui sait moins
ou qui sait autre chose a quelque chose à dire. ll faut donc arbitrer entre deux requêtes ou deux préjugés opposés.
Pensez-vous que les professeurs soient prêts à cette remise
en question d'eux-mêmes ?
Ils n'y sont pas toujours prêts, d'abord parce qu'ils smlt en train
de vivre un métier tout à fait différent de celui qu'ils. avaient
136
PAUL RICŒUR
choisi. Nous, nous sommes nés dans les livres. Il y a vingt ans,
l'enseignement était plus agréable, moins dévorant, il y avait beaucoup plus de temps pour les travaux personnels, la préparation de
l'enseignement...
Maintenant ce serait donc désagréable?
Sans être catcheurs il faut en tous les cas être prêts pour des
situations conflictuelles ! Mais je veux dire qu'on était alors moins
exposés ; maintenant c'est plus difficile : on est quand même
dans l'institution la plus troublée, en pleine crise. Nous avions cru
entrer dans une institution où il y avait place pour la réflexion, pour
le travail personnel, nous sommes maintenant dans une institution
qui est en révolution permanente. L'intellectuel, maintenant, dans
l'Université, n'est plus seulement un intellectuel, c'est un homme
de relations sociales, et de relations sociales difficiles. Au point
même où la relation soçiale est en pleine fusion.
Vous disiez tout à l'heure que le professeur allait cesser
d'être livresque, n'est-ce pas le cas de l'Université tout
entière qui veut cesser d'être à l'écart ?
C'est vrai et c'est ce que demande le grand nombre. Mais il
serait extrêmement dangereux que le niveau scientifique baisse. De
cela, le public ne se rend pas compte. On dit : « Voilà l'Université
qui sort de l'abstraction ! enfin ils se mettent au niveau de la
société ! ~ Mais notre fonction est aussi de produire des œuvres
durables, qui demandent loisir, retraite, réflexion, concentration,
temps passé dans les bibliothèques... Les choses changent vite. En
cinq ans une discipline change profondément, on est vite hors de
la course. TI ne faudrait pas que nous soyons collectivement hors
de la course.
Croyez-vous que les professeurs doivent conserver ce qu'on
appelle l'autorité?
L'autorité, c'est celle qu'on acquiert par sa capacité de communiquer une connaissance et par la qualité des relations qu'on a
avec les autres. L'autorité, ce n'est pas quelque chose qu'on revendique, c'est quelque chose que l'on conquiert par sa façon d'être...
137
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
Certains professeurs pensent que les examens · pourraient
être supprimés parce que d'eux-mêmes les étudiants qui
travaillent n'ont pas besoin d'être contrôlés pour travailler
et suivre les cours. Le croyez-vous ?
1
J'ai peur que la contrepartie à longue échéance, :ce soit la
sélection. On peut très bien admettre que l'on ne contrôle plus
personne une fois qu'on est entré à l'Université. Mais alors je
doute fort qu'on puisse admettre tout le monde à l'Université...
Certains, que cela n'intéresse pas ou qui ne s.uivent pas,
partiraient peut-être d'eux-mêmes?
Nous ne pouvons nous livrer ainsi à l'orientation « sauvage >
des étudiants. n dépend de la nation de dire quelle part du .
budget national, quelle fraction du produit national brut elle consent
à mettre au service de l'éducation nationale. Le choix est un choix
politique. A partir de cette enveloppe, il faut orienter · les grands ·
flux : sciences, droit, lettres, médecine, etc. C'est encore un choix
politique. n est peu probable que les motivations individuelles des
étudiants rejoignent spontanément ce qui devrait être une orientation
rationnelle.
·
La motivation· de l'examen vous paraît indispensable?
Je crois que lorsqu'il y a des programmes plus varies, que les
étudiants ont contribué à ~choisir, ceux-ci sont mieux ·motivés et
travaillent beaucoup plus indépendamment des examens.
Dans certaines unités où cela s'est effectivement passé
comme cela, sans examens, les professeurs semblent dire
que leurs étucJ-iants ont beaucoup travaillé. ·
Mais il faut tenir compte du phénomène inverse. Un sociologue
américain faisait remarquer que l'Université d'aujourd'hui est une
fonction du loisir plus que de la science, en ce sens que la société
technologique avancée est capable de dégager du loisir pour la
classe d'âge des adolescents et de la première jeunesse: La nation
va-t-elle payer à sa jeunesse trois ou quatre ans de ',loisir sans
exercer de contrôle ? La suppression des examens libérer~it peut-être
une motivation meilleure, mais elle ferait aussi apparaître l'absence
138
PAUL RICŒUR
de motivation d'un grand nombre : on peut très bien passer quatre
ans en simple amateur. Est-ce dans les projets ·d'une nation industrialisée de se payer ça, et quel en est le coût ? C'est un peu comme
la santé, est-ce qu'on peut donner un rein artificiel à tous ceux
qui en ont besoin ?
On peut aussi se demander si ce ne serait pas, à la
longue, plus rentable ?
A condition de ne pas violer certaines autres lois que nous connaissons d'ailleurs mal, qui concernent la c~;oissance de l'institution.
Le débat sur la sélection reste abstrait, tant qu'on ne pose pas le
problème en termes de croissance contrôlée, ce qui implique que
tout n'est pas possible à la fois. On ne peut pas faire deux fois
plus vite des professeurs, même si on prend deux fois plus d'étudiants et qu'on les met dans des baraques. Voilà ce qu'il faut
étudier de près : quel est le taux de croissance d'une institution
comme celle-là pour qu'elle soit viable, concernant la construction,
la formation des maîtres, l'organisation des études, la viabilité des
relations enseignant-enseigné ?
Ne peut-on imaginer que les étudiants de seconde année
enseignent, par exemple, ceux de première, que ceux de
troisième enseignent ceux de seconde, que des professeurs
naissent à l'intérieur même de l'Université?
Vous avez employé le mot, on peut « imaginer » ..• L'imagination ne tient pas lieu de projet rationnel touchant ce que je viens
d'appeler la croissance contrôlée.
Y a-t-il une prospective de l'Université?
Elle est très en retard. Nous souffrons d'un manque d'information
sur notre propre institution. Bien des débats idéologiques souffrent
de ce manque.
Après avoir vu plusieurs professeurs, leur avoir parlé, il
nous a semblé que les changements qui viennent d'avoir
lieu dans l'Université ont été faits sous la poussée des
étudiants. Même si les professeurs étaient conscients,
139
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
l
même s'ils avaient analysé le mal, les manques, rien
n'aurait été fait sans le soulèvement étudiant...
Ça ne me choque pas ! Les demandes de réformes venant du corps
enseignant n'ont pas été entendues pendant vingt ans, concernant
les constructions, le caractère archaïque de la construction des carrières, le système des thèses...
·
·
V os demandes polies n'ont pas abouti aux résultats que
la force a arrachés ? Ils auraient eu raison ?
lls
Personne n'a le droit de dire ça pour l'instant.
auront eu
raison si nous réussissons à bâtir une institution qui vaille mieux
que la précédente. Les révolutions, il faut regarder leurs résultats
et pas seulement leurs buts... C'est pourquoi je vous disais au
début : allons jusqu'au bout de la loi, mettons en place toutes
les institutions qu'elle a prévues, constituons une pratique nouvelle
et puis on jugera. Pour l'instant, c'est un pari que nous faisons,
que moi je fais sur ces institutions. Je dis à mes collègues, à tout
le monde : il faut sans esprit de retour nous engager.· dans cette
voie-là.
Cette voie vous paraît-elle avoir le maximum de chances
de son côté?
Je ne connais pas d'autres solutions. On ne peut p~s revenir à
l'Université antérieure et je ne connais pas d'autres projets plus
cohérents que la loi d'orientation.
Etes-vous content d'être à la place où vous êfes?
Je ne me pose pas la.question: une fois qu'on a entrepris quelque chose, on doit dire comme les enfants : <s: il faut' le faire l) .
n faut traverser la forêt...
Quels rapports avez-vous
ave~
les étudiants ?
Il ne faut pas se laisser abuser par l'agitation extérieure à l'enseignement proprement dit. Ce qui compte, c'est ce qui se passe
dans les cours.
Enseignez-vous toujours de la même façon ?
Cela a beaucoup changé. Une place beaucoup plus grande est
accordée aux séminaires ... Mais vous savez, je ne sais paS si ·d'autres
140
PAUL RICŒUR
de mes collègues vous l'ont dit, ce à quoi on se heurte. en premier
lieu, ça n'est pas à la contestation, c'est à l'inertie ! J'ai l'impression
que si certains ont c pris la parole ~. une grande masse s'en est
privée, sans savoir comment la reprendre. Le Français manque
d'éducation civique. TI oscille sans cesse entre l'anarchie et le goût
du maître. Sommes-nous démocrates? Avons-nous une idée de ce
qu'est l'esprit de la discussion qui n'empêche pas la décision? Je
crains que l'Université soit le siège d'expériences multiples et contradictoires, allant des plus anarchisantes aux plus autoritaires, et
très difficiles à arbitrer, à totaliser au sein d'une unique institution. La cohérence de l'Université française est en question actuellement, au plan institutionnel, pédagogique et scientifique.
N'est-ce pas trop uniformisé, trop étatisé? Ne peut-on
créer des îlots, de petits groupes universitaires qui correspondraient à des besoins différents ?
Tant que nous n'aurons pas mis en place la nouvelle Université,
nous n'aurons pas résolu ce problème. Dans la phase actuelle,
c'est-à-dire en octobre 1969, nous avons à la fois des phénomènes de balkanisation à la base et de bureaucratisation au sommet. Le ministère n'a jamais été aussi interventionniste, précisément parce que les organes moyens de décision ne sont pas en
place. Les facultés sont désormais des institutions trop faibles, les
U .E.R. sont des institutions trop petites.
Discutez-vous de ça avec les étudiants ?
Oui, mais peu sont sensibles à l'aspect institutionnel. ils s'en font
un monstre : administration = bureaucratisation = police. Alors
qu'une institution c'est un organisme vivant, qui obéit à des lois de
croissance qui se vengent si on les viole. C'est un des points sur
lesquels notre éducation en France est quasiment nulle : appelez ça
civisme ou comme vous voulez ; il y a une méconnaissance totale du
jeu de l'institution.
On a toujours l'impression qu'on est impuissant devant
l'institution ...
C'est nous l'institution, c'est ce que nous faisons !
141
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
Cette ignorance commence très tôt...
C'était le problème de Rousseau dans le Contrat social : comment faire pour que l'institution soit l'expression de notre volonté
au lieu d'être notre ennemi ? Comment faire pour que la volonté
de l'institution soit l'expression de ma volonté, pour que je m'y
retrouve... ? Cela exige tout un art de la délégation. C'est ça la
démocratie, la démocratie directe est une farce ! Toute la démocratie consiste dans le jeu des institutions intermédia~es, de leur
renouvellement, du contrôle par la base en même temps de l'initiative et de la responsabilité de ceux qui sont délégrlés au pouvoir. Les Français sont très peu doués dans ce dom4ine.
Déjà, à l'école communale, les enfants ne sont jamais
appelés à gérer quoi que ce soit...
On pourrait par exemple leur confier des petits clubs dont ils
auraient la charge. lls pourraient organiser eux-mêmes des séances
de discussion, et se porter garants de la tenue des réûnions... En
effet, cela s'apprend très tôt.
Octobre 1969.
Depuis qu'il nous a accordé cet entretien, le doyen Paul Ricœur a été
l'objet, de la part des étudiants, de menaces, de séquestration (le 23 janvier
1970), de coups et injures (il a été coiffé d'une poubelle dans le6 oo.uloirs de
la faculté des Lettres de Nanterre le 26 janvier), à la suite de quoi il a
dépOIIé une plainte contre X pour menaces, insultes et voies . de fait.
que nous en faisons
[entretien avec P. Ricœur,
Nanterre 1969]
Hegel auho
IIA254, in Les professeurs pour quoi ? (L’Histoire
immédiate). Éd. par M. Chapsal et M. Manceaux,
Seuil, 1970, 127-142.
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
Ce texte est un entretien accordé en octobre
1969 par Ricœur à M. Chapsal et M. Manceaux, publié
dans Les professeurs pour quoi faire ? Dans cet ouvrage,
des intellectuels venus de diverses disciplines sont
appelés à se prononcer sur Mai 68, deux ans après le
lancement du mouvement. C’est l’occasion pour Ricœur,
l’un des rares réformistes de son temps, de rappeler son
soutien aux étudiants, mais aussi ses réserves et les
raisons de son attachement indéfectible à l’institution.
Quand il répond à cet entretien, Ricœur est à Nanterre
depuis quatre ans. Il a été nommé Doyen de l’Université
quelques mois plus tôt.
Pour lui, Mai 68 est le résultat du « gigantisme »
qui frappe l’Université, même si la massification de
l’enseignement supérieur ne saurait constituer une raison
unique.
Le
recul
des
convictions
libérales
et,
conjointement,
la
radicalisation
des
tendances
anarchistes (les « prédélinquants » (129) qui refusent tout
bonnement l’idée d’autorité) figurent pour bonne part
dans l’essor du mouvement. On sait combien Ricœur
craint le dogmatisme. Même s’il ne le dit pas en ces
termes, c’est bien l’absence de conflit des interprétations
qu’il condamne ici, quand il regrette qu’il n’y ait pas eu de
« jeu réglé entre ceux qui ont le sens de l’institution, les
réformistes et ceux qui ont le sens de l’imagination, qu’on
appelle révolutionnaires » (130). Or, sans ce compromis
(cf. « Pour une éthique du compromis », interview de
1991, également disponible en édition numérique),
toujours balloté entre bureaucratisation et balkanisation,
aucune communication n’est possible. Et si la
communication, comme le défendra Habermas, est l’art
de la démocratie, nous pouvons nous demander avec
Ricœur : « Sommes-nous démocrates ? »
Tout
en
reconnaissant
les
bienfaits
des
mouvements et de la position naturellement critique de
l’Université vis-à-vis du pouvoir, Ricœur n’a pas honte de
se dire « défenseur du pouvoir établi » (134) si l’on
entend par là appartenir à la fonction publique et
souhaiter qu’elle se maintienne dans une forme
institutionnelle. Ce refus de céder à la tendance
antiautoritaire sera constant et consacré par la
publication de Soi-même comme un autre.
Dans ce texte, Paul Ricœur s’érige contre un
certain angélisme estudiantin, qui veut, par exemple,
supprimer le professorat ou les examens. Il craint en
effet « que la contrepartie à longue échéance, ce soit la
sélection » (138). Cinquante ans plus tard, alors que s’est
amorcée une réforme de l’Université qui consacre ladite
sélection, le lecteur se retrouve à regretter la lucidité de
Paul Ricœur. Il ne tient qu’à nous, rappelait-il, d’infléchir
la tendance : « C’est nous l’institution, c’est ce que nous
faisons ! » (141).
(M. Cassan, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : Dans cet entretien, Ricœur revient sur les
difficultés qu’il a rencontrées comme Doyen de
l’Université face aux mouvements insurrectionnels des
étudiants, désireux de rompre la verticalité de
l’enseignement, et se livre avec mesure à une philosophie
appliquée.
Mots-clés : Mai 68 ; Université ; Institution ; Pouvoir ;
Dialogue.
Rubrique : Essais sur la culture et l’éducation (19521985).
~
MADELEINE CHAPSAL
MICHÈLE MANCEAUX
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ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VI"
...
TABLE
Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
7
JEAN GUÉNOT
Une machine à fabriquer les délinquants . . . . . . . . . .
17
SERGE DOUBROVSKY
Non plus enseigner quelque chose mais enseigner quelqu'un . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
41
CLAUDE CHEVALLEY
Le mandarinat est cassé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
65
HUBERT DREYFUS
Contester l'autorité, pas le savoir . ·. . . . . . . . . . . . . .
75
JUDITH MILLER
Le mouvement universitaire, allié du mouvement
ouvrier· .... ... . ... . .. ..... .. ......... ..... .
91
FRÉDÉRIC DELOFFRE
Les étudiants demandent une autorité . . . . . . . . . . . .
107
PAUL RICŒUR
L'institution vivante est ce que nous en faisons
127
ANTOINE CULIOLI
L'examen traditionnel est le pire des systèmes
143
MADELEINE REBÉRIOUX
Avant tout une fonction critique
187
153
Paul Ricœur
« L'institution vivante est ce que nous
en faisons >>
Paul Ricœur a été reçu à l'agrégation de philosophie
en 1935. TI est l'auteur de nombreux ouvrages philosophiques. Depuis l'année 1968-1969 il est doyen de
la facult6 des Lettres de Nanterre.
Qu'arrive-t-il actuellement à l'Université?
Paul Ricœur : Aucune institution n'a été frappée de gigantisme
dans un temps aussi bref.
Comment cela se traduit-il sur le plan des relations enseigants-enseignés ?
D'abord par l'encombrement. La faculté des Lettres, construite
pour huit mille personnes, accueille cette année plus de quinze mille
étudiants. Ils seront neuf à dix mille à la faculté de Droit. C'est
dire qu'on a crevé les normes de la cohabitation...
Cela n'était donc pas prévu, ni prévisible?
C'est dans les trente dernières années qu'on a pris un retard
considérable. Trois phénomènes ont joué de façon cumulative. Le
phénomène démographique, qu'on peut considérer comme prévisible,
puisqu'une génération d'étudiants s'annonce vingt ans à l'avance.
Le degré de scolarisation all; niveau supérieur qui était relativement
imprévisible. Nous scolarisons, en effet, dans l'enseignement supé127
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
rieur, 80 % des bacheliers ; c'est dire que la poussée sür le secondaire égale maintenant la poussée sur le supérieur. Enfin; troisièmement, la concentration des cadres fait que le taux de scolarisation
à Paris est supérieur à ce qu'il est ailleurs, par diffusion· des modèles
sociaux de réussite.
Ce qui s'est passé aurait-il été uniquement un phénomène de masse ?
Non, je ne le crois pas. Je suis même très réservé sur cette
interprétation ; je connais assez bien l'Université améric,aine où les
étudiants sont au large et où pourtant se produisent des phénomènes
d'une violence extrême. Le phénomène de masse est seulement une
cause qui s'ajoute à d'autres...
Personnellement, aviez-vous prévu ce qui a éclaté en mai?
Personne ne l'a prévu. Moi non plus. J'ai même choisi de
venir à Nanterre précisément parce que je croyais qûe certaines
choses étaient possibles à Nanterre qui ne l'étaient pas à la Sorbonne. Mais nous avons fait une institution plus libérale que la
Sorbonne, donc plus fragile face à la contestation. Ce qUi explique
pour une part que les choses aient débuté là : il était1 plus facile
à Nanterre de prendre la tour administrative, de faire des graffiti,
de prendre des salles d'assaut, etc. L'institution était plus « permissive ~ qu'une autre. Quand on est libéral on risque ~de paraître
répressif aux uns, et pas entièrement libéral aux autres ...
Qu'est-ce que ça voudrait dire être entièrement libéral ?
Je me demande plutôt si on pourra le rester même un peu ...
Une institution libérale ne peut fonctionner qu'avec le consentement de tous ; or, ce consentement n'existe plus.
Vous voulez dire dans la société ?
Oui, si vous voulez ; mais surtout dans l'Université et en milieu
étudiant. Si une fraction importante d'étudiants co~sidère que
l'Université est un champ de manœuvres pour une stratégie révolutionnaire, dès lors l'Université ne peut plus fonctionner selon les
normes libérales. Il ne reste plus qu'à vivre d'expédi~nts, à user
128
PAUL RICŒUR
de flair, de prudence et d'humour, en tâchant de ne pas devenir
des flics, lors même qu'on voudrait nous y contraindre.
Est-il exact que vous ayez un pourcentage d'étudiants qui
ne veut pas qu'il y ait d'Universiû du tout?
Oui, ça c'est un fait nouveau. On recouvre trois choses différentes par le mot de « contestataire ~ . Vous avez ceux qui ont
une pensée politique extrêmement ferme, pour qui l'Université est
le point faible du système ; pour ceux-là il ne faut pas qu'elle se
rétablisse, qu'elle retrouve un ordre, pour qu'elle reste une sorte de
brûlot dans la société.
Sont-ils nombreux ?
C'est très élastique. Ça dépend des moments. Deuxièmement, vous
avez des gens qui n'ont pas de stratégie politique lointaine, mais
des objectifs immédiats : ce sont des spontanéistes, qui relèvent d'une
idéologie plus anarchisante que maoïste ou trotskyste. Et puis vous
avez de véritables prédélinquants, purement et simplement. Ainsi,
sous le nom de contestataires, on mêle trois choses tout à fait
différentes : ceux qui ont une stratégie révolutionnaire qui souvent
est très élaborée. Ceux pour qui le désordre c'est la fête. Et puis
vous avez ceux qui, si je puis dire, répandent leurs pulsions.
N'avez-vous pas le sentiment que prédélinquant est un
mot un peu fort ?
Je ne crois pas que le mot soit trop fort pour des gens qui se
comportent, par exemple, en simples pyromanes! Je rends même
justice aux révolutionnaires en disant que ces gens-là n'ont rien à
voir avec eux. Malheureusement l'université est le seul endroit où
l'on peut commettre impunément des délits qui seraient sanctionnés
partout ailleurs ... Par exemple dans une gare, aux P. & T., dans
une usine, n'importe où.
L'année dernière, quand vous avez accepté cette fonction
d'être le doyen de la faculté des Lettres, quel était votre
espoir ? Où alliez-vous ?
Eh bien j'ai une idéologie, ou une mythologie, comme vous voudrez, que j'ai plusieurs fois exprimée, à savoir que les institutions
129
9
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
.
nouvelles doivent être provisoires et révisibles et repo~er sur un
jeu réglé entre ceux qui ont le sens de l'institution, les réformistes,
et ceux qui ont le sens de l'imagination, qu'on appelle révolutionnaires. Tant qu'il demeure une dialectique entre réf~rmistes et
révolutionnaires, l'institution reste mobile et progressive. Mais le
1
jour où les révolutionnaires deviennent des marginaux; voire des
asociaux, et où, d'autre part, les réformistes deviennent des technocrates, des bureaucrates, alors le jeu est arrêté.
·
Comment envisagez-vous votre action pour cette année ?
TI faut poursuivre l'activité institutionnelle, afin que ~Université
entre sans réserve dans les institutions prévues par la loi Faure.
D'autre part, il faut constamment se ~ débureaucratiser » en
créant toute sorte de relations souples avec les mouvements spontanés. A mon sens cela doit se faire par un jeu entre, d'une part,
les conseils qui représentent la légalité et, d'autre part,, des commissions qui s'adjoignent des groupements passagers, mais selon
une procédure et des dosages précis...
Comme cela se passe-t-il dans les faits. Vous recevez
tous ceux qui se présentent ?
Tout le temps! Mon bureau est ouvert à tous...
Que demandent les étudiants d'aujourd'hui? ,
Le milieu étudiant est de moins en moins cohérent. •Cela crée
un problème pour le milieu étudiant lui-même. Quelle est la demande
de l'étudiant ? Au fond, personne ne le sait ; c'est Ùn monde
immense, sept cent mille étudiants ! Les activistes politiques sont
une minorité très faible, qu'ils soient de droite, de ~auche ou
d'extrême-gauche. Le problème de leur audience est pour euxmêmes extrêmement difficile. La majorité des étudiants ont des
buts essentiellement professionnels et ils attendent de nous un équipement intellectuel qui leur confère une fonction, un ~ôle social.
Cette masse est jusqu'à présent passive à l'égard des activités de
toute espèce, mais il n'est pas du tout certain qu'elle ne se réveillera
pas et que son réveil ne produira pas des phénomènes poujadistes,
par exemple une restauration de formes très autoritaires d'enseignement à l'égard desquels ces étudiants se comporteront en consom-
130
PAUL RICŒUR
mateurs. Il y a eu déjà des signes : des étudiants nous demandant
le retour au cours traditionnel, etc., ce qui est souvent justifié
dans la mesure où il y a eu un abandon excessif du didactisme
- mais c'est aussi parfois une forme de reflux par rapport à la
poussée révolutionnaire sur le plan de la pédagogie. En présence
de ces forces contraires, mon rôle est d'arbitrage et de pondération,
afin que l'acquis de mai continue à irriguer les institutions nouvelles
et qu'elles ne soient pas la proie de ces effets de réaction et de
revanche.
Qu'entendez-vous par l'acquis de mai?
D'abord l'entrée - à mon sens irréversible - des étudiants
dans tous les conseils. Deuxièmement, la refonte de notre système
de contrôle des connaissances, et, troisièmement, un nouveau type
de relation enseignant-enseigné.
Quel nouveau type ?
Cette relation est initialement inégalitaire, puisqu'il y en a un
qui sait plus et l'autre qui sait moins ou qui sait autre chose.
Cette relation n'est pas favorable, au départ. Le problème est
donc d'introduire le plus de réciprocité possible dans une relation
inégale. Le moyen institutionnel est de soumettre à une discussion
paritaire le détail du curriculum, la pédagogie et les modalités de
contrôle des connaissances.
La loi d'orientation vous donne-t-elle satisfaction ?
Nous ne pouvons pas encore la juger. Nous n'avons que des
réalisations partielles et, parce que partielles, soumises à de dangereuses distorsions. Le premier étage n'est pas achevé : les U.E.R.
ont rarement des statuts acceptés ; le deuxième étage, celui des
universités pluridisciplinaires, est en pleine construction. Quant au
troisième étage, le conseil national des Universités, il n'est pas du
tout en vue. Par conséquent, la pyramide est tronquée. La pyramide
étant tronquée, des phénomènes de balkanisation se développent :
les U,E.R. non seulement se mettent en position d'autonomie, mais
souvent se ·fragmentent et deviennent des fiefs ; elles instituent
des pratiques divergentes dans la façon de distribuer les enseignements, d'évaluer les unités de valeur... TI en est de même d'université
131
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
à université. A la limite un étudiant ne pourra plus passer d'une
faculté à l'autre, le genre d'unités acquis dans un établissement
étant intraduisible dans le système d'un autre : cette évolution
est extrêmement' dangereuse.
N'est-ce pas ce qui se passe en Amérique?
Les Etats-Unis sont partis sur une autre hypothèse; à savoir
que les universités sont concurrentielles et qu'elles donnent leurs
propres titres. Nous, nous donnons des titres nationaux. ·
Le système américain ne comporte-t-il
qu'on pourrait adopter?
pas
des éléments
Un système ne peut se réformer que selon son propre génie. Le
système français est issu d'une autre histoire liée à la conquête
de la laïcité par l'Etat ; il en est résulté un système étatique d'enseignement. Adopter le système américain serait renoncer à un certain
..
nombre de choses tout à fait fondamentales.
Lesquelles ?
La valeur nationale des titres. Si nous avons un titre de Paris,
un titre de Dijon, un titre de Bordeaux, il s'établira · ulJ.e éèhelle
clandestine ou semi-publique des titres publics. Vous aurez une
cote.
Maintenant aussi on a une cote.
Oui, mais un étudiant est licencié, qu'il soit licencié de Paris,
de Bordeaux ou de Dijon.
Cette unité est-elle importante ?
A mon sens elle est capitale. Si on affaiblit la fonctiqn sociale
des examens, on renforce tous les autr~s critères, essen~ellement
les critères économiques. Si nos examens ne valent rien, ou si leur
valeur est douteuse, il en résultera que les entreprises ou les administrations recruteront selon leurs critères propres ; et , ainsi on
renforcera les critères capitalistes, les critères · de fortune: ..
Ne peut-on imaginer qu'une entreprise privée en8,age quel-
132
PAUL RICŒUR
qu'un parce qu'il a la valeur d'un polytechnicien même
s'il n'en a pas le diplôme ?
Si nos examens sont disqualifiés, les entreprises auront recours
à des critères sociaux, de relations personnelles par exemple. En
tout cas, tout ce qui tendra à faire de la fausse monnaie affaiblira
l'Université. Si l'Université ne qualifie pas pour l'emploi elle perdra
le rôle de promotion sociale qu'elle avait au XIX" siècle. ·
Il est étrange de vous entendre parler ainsi de « qualification pour l'emploi ~. Le rôle de l'Université n'était-il
pas de transmettre une culture; un savoir, sans songer à
l'usage mercantile qu'on pouvait en faire?
Je suis bien d'accord que c'est là l'autre pôle; l'Université doit
tenir compte des deux exigences : d'une part elle exprime l'état du
savoir dans une discipline donnée ; elle a alors une fonction critique et, à la limite, discordante par rapport à la société ; d'autre
part, elle se règle sur la grille sociale des rôles professionnels.
li faut sans cesse établir une balance entre les deux exigences. L'une
qui, à la limite, ferait des universités une institution totalement
désintéressée par rapport à la fonction sociale et l'autre qui en
ferait des écoles professionnelles. On ne peut aller ni à un pôle
ni à l'autre : si on va seulement au premier, on fournit des savants
et des chômeurs ; si on va seulement à l'autre, on se borne à
adapter des individus et l'Université n'est plus qu'un rouage de
la production. La fonction de l'Université c'est, je crois, d'exercer
·.m arbitrage entre ces deux exigences.
Est-ce une définition nouvelle ?
C'est le résultat du passage à une institution de masse. L'Université qui était le produit de la connaissance et de la science, au
XVIue siècle, est devenue maintenant une agence sociale ; il faut
pourtant qu'elle garde son premier rôle.
Que pensez-vous de la politique à l'Université ?
La question a deux sens : d'une part, la politisation de l'enseignement, qui est une chose ; d'autre part, l'action politique qui se
déroule dans les locaux universitaires. Pour le second point, je
133
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE ?
n'y vois aucun inconvénient, si cette activité est nettement distincte
de l'enseignement, et si le niveau de discussion y est
bon.
Question d'appréciation ...
Quant à la politisation de l'enseignement, j'y résiste · de toutes
mes forces, l'Université est perdue si, par exemple, les professeurs
sont choisis sur des critères politiques. Nous avons mis .des siècles
à nous dégager de l'emprise des idéologies dominantes, il ne faut
pas revenir en arrière. Je crois que l'Occident - je ne. parle pas
pour les autres pays, le tiers monde, la Russie ou la Chine - je
crois que l'Occident a fait depuis, disons la fin du Moyen Age,
une expérience de pluralisme intellectuel qui ne lui permet pas
de revenir en arrière. La Renaissance, la Réforme, les Lumières;
la Révolution française, les révolutions du XIX" siècle, nous ont
initiés à un régime intellectuel qui exclut tout à fait le contrôle
du travail intellectuel par les idéologies dominantes. Sur ce point,
je revendique d'être appelé libéral.
Lorsqu'on vous dit que vous êtes le défenseur du pouvoir
établi, que pensez-vous de cet argument ?
Je l'examine. Il doit comporter du vrai. D'abord parce que l'Université fait partie de la fonction publique et celle-ci de la société
globale ; elle n'est donc pas un corps étranger et reflèt~ certainement des rapports de force. D'autre part, je crois que l'Université a toujours été une institution discordante. Elle l'était déjà au
Moyen Age, elle l'a toujours été. Précisément parce qu'elle est le
point critique de la société. Par conséquent il n'est pas vrai que
l'Université soit purement et simplement l'expression du pouvoir.
C'est même la seule institution où une critique du poÙvoir peut
être exercée de manière régulière.
Quelles sont vos critiques de la structure actuelle de
l'Université ?
E n ce qui concerne le quotidien, l'Université est sous-administrée...
S'il y avait encore plus de bureaucrates, cela ne signifieraitil pas bureaucratisation ?
Mais non, la bureaucratisation est un fait de sous-administration.
134
PAUL RICŒUR
Par exemple, nous avons donné un certain pouvoir à de nouvelles
entités, les unités d'enseignement et de recherche. Mais elles manquent d'un véritable secrétariat, c'est en état de sous-administration
que les bureaucrates sont dangereux. C'est une illusion du public
de confondre administration et bureaucratisation. Nous touchons
là à un problème de crédits ; à mon sens on pourrait reprocher
à la réforme en cours de n'avoir pas reçu les moyens financiers
de sa réussite.
Alors, si vous aviez plus de crédits...
Je ne dis pas que cela suffirait. Il faut, comme je vous l'ai dit,
aller jusqu'au bout de la loi, c'est-à-dire mettre en place les nouvelles institutions ; et vite. Or, nous avons perdu un an par rapport
au programme de la loi. Mettre en place le premier niveau, sans
avoir mis en place le deuxième et le troisième, c'est favoriser la
dislocation de l'Université. L'Université est menacée de dislocation. Je me bats en vain pour qu'on fasse rapidement l'université
de Paris-Ouest, sans attendre la Sorbonne, sans attendre la faculté
de Droit ou la faculté de Médecine de Paris.
Contre qui vous battez-vous ?
Contre l'inertie, contre la lenteur, contre les réticences, . aussi
contre les habitudes : nous savons ce qu'est une faculté de Lettres,
une faculté de Droit, mais nous ne savons pas ce qu'est une
faculté pluridisciplinaire. Alors il faut faire des sacrifices d'indépendance. Ce n'est pas facile à faire.
C'est ce que vous élaborez en ce moment ?
Je voudrais que le conseil constitutif soit nommé et se mette
au travail. Je voudrais qu'il y ait à Paris une université nouvelle
qui fonctionne.
Dans ce conseil, y aura-t-il des étudiants ?
Oui, autant que d'enseignants.
Une fois cette université nouvelle en place, pensez-
135
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
vous que les étudiants l'accepteront, que
calmeront?
le~
esprits se
C'est un pari. Deux dangers nous menacent: ou bien ~a n'intéressera pas du tout les étudiants qui diront « c'est du réformisme "» ou bien (et je me demande si ça n'est pas un danger <plus grand
que le premier que le public voit seul) il se produira une désaffection à l'égard de l'institution à cause de sa lourdeur, de sa
lenteur. La démocratie prend du temps ! Moi, je pensé que c'est
le prix à payer et que ça a une très grande valeur p~agogique.
Mais le danger demeure que les délégués (étudiants ou professeurs)
s'enlisent dans une vie de commission qui leur prenne temps et
énergie, et que du même coup le niveau scientifique de l'Université
baisse. Il y a des tas de gens qui ne font plus rien depuis deux ans
parce qu'ils sont en commission... Il ne faut pas .. que .la phase
constituante dure longtemps ; il faut qu'ml passe assez rapidement
au provisoire durable.
N'est-ce pas surtout dans le rapport même enseignantenseigné que les étudiants demandent un changement radiœl?
'
Il y a une demande étudiante qui relève du mythe (le mythe
est souvent très bon, il recèle quelque chose d'inépuisable !), le
mythe serait que chacun s'auto-enseigne. C'est le mythé libertaire
en matière d'enseignement : que chacun s'enseigne lui-même ou
par groupes et consulte l'enseignant à la façon d'un fichier. Il faut
tenir compte de ce mythe - conscient ou inconscient - , car il
structure la demande des plus exigeants. A l'opposé, vous avez la
demande inverse : « Moi je sais, eux ne savent pas ; eh bien qu'ils
écoutent ; quand ils en sauront davantage, ils pourront di,re quelque
chose. ., Or, il faut admettre dès le début que celui qui sait moins
ou qui sait autre chose a quelque chose à dire. ll faut donc arbitrer entre deux requêtes ou deux préjugés opposés.
Pensez-vous que les professeurs soient prêts à cette remise
en question d'eux-mêmes ?
Ils n'y sont pas toujours prêts, d'abord parce qu'ils smlt en train
de vivre un métier tout à fait différent de celui qu'ils. avaient
136
PAUL RICŒUR
choisi. Nous, nous sommes nés dans les livres. Il y a vingt ans,
l'enseignement était plus agréable, moins dévorant, il y avait beaucoup plus de temps pour les travaux personnels, la préparation de
l'enseignement...
Maintenant ce serait donc désagréable?
Sans être catcheurs il faut en tous les cas être prêts pour des
situations conflictuelles ! Mais je veux dire qu'on était alors moins
exposés ; maintenant c'est plus difficile : on est quand même
dans l'institution la plus troublée, en pleine crise. Nous avions cru
entrer dans une institution où il y avait place pour la réflexion, pour
le travail personnel, nous sommes maintenant dans une institution
qui est en révolution permanente. L'intellectuel, maintenant, dans
l'Université, n'est plus seulement un intellectuel, c'est un homme
de relations sociales, et de relations sociales difficiles. Au point
même où la relation soçiale est en pleine fusion.
Vous disiez tout à l'heure que le professeur allait cesser
d'être livresque, n'est-ce pas le cas de l'Université tout
entière qui veut cesser d'être à l'écart ?
C'est vrai et c'est ce que demande le grand nombre. Mais il
serait extrêmement dangereux que le niveau scientifique baisse. De
cela, le public ne se rend pas compte. On dit : « Voilà l'Université
qui sort de l'abstraction ! enfin ils se mettent au niveau de la
société ! ~ Mais notre fonction est aussi de produire des œuvres
durables, qui demandent loisir, retraite, réflexion, concentration,
temps passé dans les bibliothèques... Les choses changent vite. En
cinq ans une discipline change profondément, on est vite hors de
la course. TI ne faudrait pas que nous soyons collectivement hors
de la course.
Croyez-vous que les professeurs doivent conserver ce qu'on
appelle l'autorité?
L'autorité, c'est celle qu'on acquiert par sa capacité de communiquer une connaissance et par la qualité des relations qu'on a
avec les autres. L'autorité, ce n'est pas quelque chose qu'on revendique, c'est quelque chose que l'on conquiert par sa façon d'être...
137
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
Certains professeurs pensent que les examens · pourraient
être supprimés parce que d'eux-mêmes les étudiants qui
travaillent n'ont pas besoin d'être contrôlés pour travailler
et suivre les cours. Le croyez-vous ?
1
J'ai peur que la contrepartie à longue échéance, :ce soit la
sélection. On peut très bien admettre que l'on ne contrôle plus
personne une fois qu'on est entré à l'Université. Mais alors je
doute fort qu'on puisse admettre tout le monde à l'Université...
Certains, que cela n'intéresse pas ou qui ne s.uivent pas,
partiraient peut-être d'eux-mêmes?
Nous ne pouvons nous livrer ainsi à l'orientation « sauvage >
des étudiants. n dépend de la nation de dire quelle part du .
budget national, quelle fraction du produit national brut elle consent
à mettre au service de l'éducation nationale. Le choix est un choix
politique. A partir de cette enveloppe, il faut orienter · les grands ·
flux : sciences, droit, lettres, médecine, etc. C'est encore un choix
politique. n est peu probable que les motivations individuelles des
étudiants rejoignent spontanément ce qui devrait être une orientation
rationnelle.
·
La motivation· de l'examen vous paraît indispensable?
Je crois que lorsqu'il y a des programmes plus varies, que les
étudiants ont contribué à ~choisir, ceux-ci sont mieux ·motivés et
travaillent beaucoup plus indépendamment des examens.
Dans certaines unités où cela s'est effectivement passé
comme cela, sans examens, les professeurs semblent dire
que leurs étucJ-iants ont beaucoup travaillé. ·
Mais il faut tenir compte du phénomène inverse. Un sociologue
américain faisait remarquer que l'Université d'aujourd'hui est une
fonction du loisir plus que de la science, en ce sens que la société
technologique avancée est capable de dégager du loisir pour la
classe d'âge des adolescents et de la première jeunesse: La nation
va-t-elle payer à sa jeunesse trois ou quatre ans de ',loisir sans
exercer de contrôle ? La suppression des examens libérer~it peut-être
une motivation meilleure, mais elle ferait aussi apparaître l'absence
138
PAUL RICŒUR
de motivation d'un grand nombre : on peut très bien passer quatre
ans en simple amateur. Est-ce dans les projets ·d'une nation industrialisée de se payer ça, et quel en est le coût ? C'est un peu comme
la santé, est-ce qu'on peut donner un rein artificiel à tous ceux
qui en ont besoin ?
On peut aussi se demander si ce ne serait pas, à la
longue, plus rentable ?
A condition de ne pas violer certaines autres lois que nous connaissons d'ailleurs mal, qui concernent la c~;oissance de l'institution.
Le débat sur la sélection reste abstrait, tant qu'on ne pose pas le
problème en termes de croissance contrôlée, ce qui implique que
tout n'est pas possible à la fois. On ne peut pas faire deux fois
plus vite des professeurs, même si on prend deux fois plus d'étudiants et qu'on les met dans des baraques. Voilà ce qu'il faut
étudier de près : quel est le taux de croissance d'une institution
comme celle-là pour qu'elle soit viable, concernant la construction,
la formation des maîtres, l'organisation des études, la viabilité des
relations enseignant-enseigné ?
Ne peut-on imaginer que les étudiants de seconde année
enseignent, par exemple, ceux de première, que ceux de
troisième enseignent ceux de seconde, que des professeurs
naissent à l'intérieur même de l'Université?
Vous avez employé le mot, on peut « imaginer » ..• L'imagination ne tient pas lieu de projet rationnel touchant ce que je viens
d'appeler la croissance contrôlée.
Y a-t-il une prospective de l'Université?
Elle est très en retard. Nous souffrons d'un manque d'information
sur notre propre institution. Bien des débats idéologiques souffrent
de ce manque.
Après avoir vu plusieurs professeurs, leur avoir parlé, il
nous a semblé que les changements qui viennent d'avoir
lieu dans l'Université ont été faits sous la poussée des
étudiants. Même si les professeurs étaient conscients,
139
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
l
même s'ils avaient analysé le mal, les manques, rien
n'aurait été fait sans le soulèvement étudiant...
Ça ne me choque pas ! Les demandes de réformes venant du corps
enseignant n'ont pas été entendues pendant vingt ans, concernant
les constructions, le caractère archaïque de la construction des carrières, le système des thèses...
·
·
V os demandes polies n'ont pas abouti aux résultats que
la force a arrachés ? Ils auraient eu raison ?
lls
Personne n'a le droit de dire ça pour l'instant.
auront eu
raison si nous réussissons à bâtir une institution qui vaille mieux
que la précédente. Les révolutions, il faut regarder leurs résultats
et pas seulement leurs buts... C'est pourquoi je vous disais au
début : allons jusqu'au bout de la loi, mettons en place toutes
les institutions qu'elle a prévues, constituons une pratique nouvelle
et puis on jugera. Pour l'instant, c'est un pari que nous faisons,
que moi je fais sur ces institutions. Je dis à mes collègues, à tout
le monde : il faut sans esprit de retour nous engager.· dans cette
voie-là.
Cette voie vous paraît-elle avoir le maximum de chances
de son côté?
Je ne connais pas d'autres solutions. On ne peut p~s revenir à
l'Université antérieure et je ne connais pas d'autres projets plus
cohérents que la loi d'orientation.
Etes-vous content d'être à la place où vous êfes?
Je ne me pose pas la.question: une fois qu'on a entrepris quelque chose, on doit dire comme les enfants : <s: il faut' le faire l) .
n faut traverser la forêt...
Quels rapports avez-vous
ave~
les étudiants ?
Il ne faut pas se laisser abuser par l'agitation extérieure à l'enseignement proprement dit. Ce qui compte, c'est ce qui se passe
dans les cours.
Enseignez-vous toujours de la même façon ?
Cela a beaucoup changé. Une place beaucoup plus grande est
accordée aux séminaires ... Mais vous savez, je ne sais paS si ·d'autres
140
PAUL RICŒUR
de mes collègues vous l'ont dit, ce à quoi on se heurte. en premier
lieu, ça n'est pas à la contestation, c'est à l'inertie ! J'ai l'impression
que si certains ont c pris la parole ~. une grande masse s'en est
privée, sans savoir comment la reprendre. Le Français manque
d'éducation civique. TI oscille sans cesse entre l'anarchie et le goût
du maître. Sommes-nous démocrates? Avons-nous une idée de ce
qu'est l'esprit de la discussion qui n'empêche pas la décision? Je
crains que l'Université soit le siège d'expériences multiples et contradictoires, allant des plus anarchisantes aux plus autoritaires, et
très difficiles à arbitrer, à totaliser au sein d'une unique institution. La cohérence de l'Université française est en question actuellement, au plan institutionnel, pédagogique et scientifique.
N'est-ce pas trop uniformisé, trop étatisé? Ne peut-on
créer des îlots, de petits groupes universitaires qui correspondraient à des besoins différents ?
Tant que nous n'aurons pas mis en place la nouvelle Université,
nous n'aurons pas résolu ce problème. Dans la phase actuelle,
c'est-à-dire en octobre 1969, nous avons à la fois des phénomènes de balkanisation à la base et de bureaucratisation au sommet. Le ministère n'a jamais été aussi interventionniste, précisément parce que les organes moyens de décision ne sont pas en
place. Les facultés sont désormais des institutions trop faibles, les
U .E.R. sont des institutions trop petites.
Discutez-vous de ça avec les étudiants ?
Oui, mais peu sont sensibles à l'aspect institutionnel. ils s'en font
un monstre : administration = bureaucratisation = police. Alors
qu'une institution c'est un organisme vivant, qui obéit à des lois de
croissance qui se vengent si on les viole. C'est un des points sur
lesquels notre éducation en France est quasiment nulle : appelez ça
civisme ou comme vous voulez ; il y a une méconnaissance totale du
jeu de l'institution.
On a toujours l'impression qu'on est impuissant devant
l'institution ...
C'est nous l'institution, c'est ce que nous faisons !
141
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
Cette ignorance commence très tôt...
C'était le problème de Rousseau dans le Contrat social : comment faire pour que l'institution soit l'expression de notre volonté
au lieu d'être notre ennemi ? Comment faire pour que la volonté
de l'institution soit l'expression de ma volonté, pour que je m'y
retrouve... ? Cela exige tout un art de la délégation. C'est ça la
démocratie, la démocratie directe est une farce ! Toute la démocratie consiste dans le jeu des institutions intermédia~es, de leur
renouvellement, du contrôle par la base en même temps de l'initiative et de la responsabilité de ceux qui sont délégrlés au pouvoir. Les Français sont très peu doués dans ce dom4ine.
Déjà, à l'école communale, les enfants ne sont jamais
appelés à gérer quoi que ce soit...
On pourrait par exemple leur confier des petits clubs dont ils
auraient la charge. lls pourraient organiser eux-mêmes des séances
de discussion, et se porter garants de la tenue des réûnions... En
effet, cela s'apprend très tôt.
Octobre 1969.
Depuis qu'il nous a accordé cet entretien, le doyen Paul Ricœur a été
l'objet, de la part des étudiants, de menaces, de séquestration (le 23 janvier
1970), de coups et injures (il a été coiffé d'une poubelle dans le6 oo.uloirs de
la faculté des Lettres de Nanterre le 26 janvier), à la suite de quoi il a
dépOIIé une plainte contre X pour menaces, insultes et voies . de fait.
Hegel auho
Note éditoriale
Ce texte est un entretien accordé en octobre
1969 par Ricœur à M. Chapsal et M. Manceaux, publié
dans Les professeurs pour quoi faire ? Dans cet ouvrage,
des intellectuels venus de diverses disciplines sont
appelés à se prononcer sur Mai 68, deux ans après le
lancement du mouvement. C’est l’occasion pour Ricœur,
l’un des rares réformistes de son temps, de rappeler son
soutien aux étudiants, mais aussi ses réserves et les
raisons de son attachement indéfectible à l’institution.
Quand il répond à cet entretien, Ricœur est à Nanterre
depuis quatre ans. Il a été nommé Doyen de l’Université
quelques mois plus tôt.
Pour lui, Mai 68 est le résultat du « gigantisme »
qui frappe l’Université, même si la massification de
L’institution vivante est ce
que nous en faisons
[entretien avec P. Ricœur,
Nanterre 1969]
IIA254, in Les professeurs pour quoi ? (L’Histoire
immédiate). Éd. par M. Chapsal et M. Manceaux,
Seuil, 1970, 127-142.
© Fonds Ricœur
l’enseignement supérieur ne saurait constituer une raison
unique. Le recul des convictions libérales et,
conjointement, la radicalisation des tendances
anarchistes (les « prédélinquants » (129) qui refusent tout
bonnement l’idée d’autorité) figurent pour bonne part
dans l’essor du mouvement. On sait combien Ricœur
craint le dogmatisme. Même s’il ne le dit pas en ces
termes, c’est bien l’absence de conflit des interprétations
qu’il condamne ici, quand il regrette qu’il n’y ait pas eu de
« jeu réglé entre ceux qui ont le sens de l’institution, les
réformistes et ceux qui ont le sens de l’imagination, qu’on
appelle révolutionnaires » (130). Or, sans ce compromis
(cf. « Pour une éthique du compromis », interview de
1991, également disponible en édition numérique),
toujours balloté entre bureaucratisation et balkanisation,
aucune communication n’est possible. Et si la
communication, comme le défendra Habermas, est l’art
de la démocratie, nous pouvons nous demander avec
Ricœur : « Sommes-nous démocrates ? »
Tout en reconnaissant les bienfaits des
mouvements et de la position naturellement critique de
l’Université vis-à-vis du pouvoir, Ricœur n’a pas honte de
se dire « défenseur du pouvoir établi » (134) si l’on
entend par là appartenir à la fonction publique et
souhaiter qu’elle se maintienne dans une forme
institutionnelle. Ce refus de céder à la tendance
antiautoritaire sera constant et consacré par la
publication de Soi-même comme un autre.
Dans ce texte, Paul Ricœur s’érige contre un
certain angélisme estudiantin, qui veut, par exemple,
supprimer le professorat ou les examens. Il craint en
effet « que la contrepartie à longue échéance, ce soit la
sélection » (138). Cinquante ans plus tard, alors que s’est
amorcée une réforme de l’Université qui consacre ladite
sélection, le lecteur se retrouve à regretter la lucidité de
Paul Ricœur. Il ne tient qu’à nous, rappelait-il, d’infléchir
la tendance : « C’est nous l’institution, c’est ce que nous
faisons ! » (141).
(M. Cassan, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : Dans cet entretien, Ricœur revient sur les
difficultés qu’il a rencontrées comme Doyen de
l’Université face aux mouvements insurrectionnels des
étudiants, désireux de rompre la verticalité de
l’enseignement, et se livre avec mesure à une philosophie
appliquée.
Mots-clés : Mai 68 ; Université ; Institution ; Pouvoir ;
Dialogue.
Rubrique : Essais sur la culture et l’éducation (1952-
1985).
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MADELEINE CHAPSAL
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ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VI"
TABLE
Préface .
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.
.
.
. . . .
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. . . . .
.
.
. . . . . . . .
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. . .
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. . . .
. .
7
JEAN
GUÉNOT
Une machine
à
fabriquer les délinquants .
. .
.
.
.
.
. .
.
17
SERGE
DOUBROVSKY
Non plus enseigner quelque chose mais enseigner quel-
qu'un
.
.
.
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. .
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. .
. . .
.
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.
. . . .
.
41
CLAUDE CHEVALLEY
Le mandarinat est cassé . .
.
. . . .
.
. .
.
.
. .
. .
. . .
. .
.
65
HUBERT DREYFUS
Contester l'autorité, pas le
savoir .
·
.
. .
.
.
. .
. . .
. . .
.
75
JUDITH MILLER
Le mouvement universitaire, allié du mouvement
ouvrier
·
....
...
.
...
.
..
.....
..
.........
.....
.
91
FRÉDÉRIC DELOFFRE
Les étudiants demandent une
autorité .
.
.
.
.
.
. .
.
.
. .
107
PAUL RICŒUR
L'institution vivante est ce que nous en faisons
127
ANTOINE CULIOLI
L'examen traditionnel est le pire des
systèmes
143
MADELEINE REBÉRIOUX
Avant tout une fonction critique
153
187
Paul Ricœur
«
L'institution
vivante
est ce que
nous
en faisons
>>
Paul Ricœur a été reçu
à
l'agrégation de philosophie
en 1935. TI
est
l'auteur de nombreux ouvrages philo-
sophiques.
Depuis l'année 1968-1969 il est doyen de
la facult6 des Lettres de Nanterre
.
Qu'arrive-t-il
actuellement
à l'Université?
Paul
Ricœur : Aucune institution n'a
été
frappée de gigantisme
dans un temps aussi bref.
Comment cela
se
traduit-il sur le plan des relations ensei
-
gants-enseignés ?
D'abord par l'encombrement.
La faculté
des Lettres, construite
pour
huit
mille
personnes,
accueille
cette
année plus de quinze mille
étudiants. Ils
seront
neuf
à
dix mille
à
la
faculté
de Droit.
C'est
dire qu'on a crevé les normes de la cohabitation ...
Cela
n'était donc pas
prévu,
ni
prévisible?
C'est
dans les trente dernières années qu'on a pris un retard
considérable. Trois phénomènes ont joué de façon cumulative.
Le
phénomène démographique, qu'on peut considérer comme prévisible,
puisqu'une génération d'étudiants
s'annonce
vingt
ans
à
l'avance.
Le
degré de
scolarisation
all; niveau
supérieur
qui était relativement
imprévisible
.
Nous scolarisons, en
effet, dans l'enseignement
supé-
127
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
rieur,
80
%
des bacheliers ; c'est dire que la poussée
sür
le
secon-
daire égale
maintenant la
poussée
sur
le
supérieur. Enfin;
troisième-
ment, la concentration des cadres
fait
que le taux de
scolarisation
à
Paris
est supérieur à
ce qu'il
est
ailleurs, par diffusion
·
des
modèles
sociaux
de réussite.
Ce qui s'est
passé aurait-il
été
uniquement un phéno-
mène de
masse
?
Non,
je ne
le
crois pas. Je
suis
même très réservé
sur
cette
interprétation ; je connais assez bien l'Université améric
,
aine
où les
étudiants sont
au large et où pourtant se produisent des phénomènes
d'une violence extrême.
Le
phénomène de masse
est seulement
une
cause qui s
'
ajoute
à
d'autres
...
Personnellement,
aviez-vous
prévu
ce qui a
éclaté
en mai?
Personne
ne l'a prévu.
Moi
non plus. J'ai même choisi de
venir
à
Nanterre précisément parce
que je croyais qûe
certaines
choses étaient possibles à Nanterre qui ne l'étaient
pas
à la Sor-
bonne. Mais
nous
avons fait une institution plus libérale que la
Sorbonne
,
donc plus fragile face
à
la contestation
.
Ce
qUi
explique
pour une part que
les choses
aient débuté
là :
il
était
1
plus
facile
à Nanterre
de prendre la tour administrative, de faire des graffiti,
de prendre des
salles d'assaut, etc.
L'institution était
plus
«
permis-
s
ive
~
qu'une
autre.
Quand on
est
libéral on risque
~
de
paraître
répressif
aux
uns, et
pas entièrement
libéral aux autres
...
Qu'est-ce que
ça
voudrait dire
être
entièrement libéral
?
Je me demande plutôt
si on
pourra le rester même un
peu ...
Une
institution libérale ne peut
fonctionner
qu'avec
le
consente-
ment de tous ; or,
ce consentement
n'existe plus.
Vous
voulez
dire
dans
la société ?
Oui,
si vous voulez ; mais
surtou
t dans l'Université et en
milieu
étudiant.
Si une
fraction
importante d'étudiants
co~sidère que
l'Université
est
un
champ
de manœuvres pour une
stratégie
révolu-
tionnaire, dès lors l'Université ne peut
plus
fonctionner
selon
les
normes libérale
s
. Il ne reste
plus
qu'à
vivre
d
'
expédi~nts,
à u
se
r
128
PAUL RICŒUR
de
flair, de
prudence
et d'humour, en tâchant de ne pas devenir
des flics, lors même qu'on
voudrait
nous
y
contraindre
.
Est-il exact que vous
ayez
un pou
r
centage
d
'
étudiants
qui
ne
veut
pas
qu'il
y
ait d'Univ
e
rsiû
du tout?
Oui,
ça
c'est un fait nouveau
.
On
recouvre
trois choses diffé-
rentes par le
mot
de
«
contestataire
~
.
Vous
avez ceux
qui
ont
une pe
nsée
politique extrêmement ferme,
pour qui l'Université
est
le point
faible
du
système ; pour
ceux-là
il
ne
faut pas
qu'elle
se
rétablisse,
qu'elle
retrouve un ordre,
pour qu'elle reste
une sorte de
brûlot dans
la société.
Sont-ils nombr
eux
?
C'est
tr
ès
élastique. Ça dépend des
moments. Deuxi
è
mement,
vous
avez de
s
gens qui n'ont pas
de
stratégie politique
lointaine,
mais
des objectifs
immédiats :
ce
sont des spontanéistes,
qui rel
è
vent d'une
idéologie plus anarchisante
que maoï
ste
ou trotskyste. Et
puis
vous
avez de
véritables
prédélinquants, pur
eme
nt
et simplement.
Ainsi,
sous le
nom
de contestataires, on mêle
trois
choses tout à fait
différentes
:
ceux
qui
ont
une
stratégie
révolutionnaire
qui
souvent
e
s
t très
élaborée. Ceux pour qui le
d
éso
rdre c'est la
fête.
Et puis
vous avez
ceux qui,
s
i je puis
dire,
répandent leurs
pulsions.
N'
ave
z
-vous
pas le
se
ntim
ent
que prédélinquant est
un
mot
un
peu fort
?
Je
ne crois pas
que
l
e
mot soit trop fort
pour d
es
gens
qui
se
comportent,
par
exemple, en
s
imples pyromanes! Je rends même
justice
aux révolutionnaire
s
en
di
san
t que
ces gens-là n'ont
rien
à
voir avec eux. Malheureusement l'université est
le
se
ul
e
ndroit
où
l'on peut
commettre
impunément
des délits
qui
seraie
nt
sanctionnés
partout ailleurs
.
.. Par
exemple dans
une gare,
aux P
.
&
T.,
dans
une usine, n'importe
où.
L'année
derni
è
r
e,
quand
vous avez accepté cette
fonction
d'être le doyen de
la
faculté des
Lettre
s,
quel était votre
espoir
?
Où
alliez
-
vous
?
Eh bien
j'ai une idéologie,
ou
une mythologie
,
comme vous vou-
drez, que j'ai
plusieurs fois exprimée, à savoir
que les institutions
129
9
LES PROFESSEURS POUR
QUOI
FAIRE?
.
nouvelles doivent être provisoires et
révisibles
et
repo
~
er
sur un
jeu réglé entre ceux qui
ont
le
sens
de l'institution, les réformi
s
te
s,
et ceux qui
ont le sens
de
l'imagination,
qu
'
on
appelle révolution-
naires. Tant
qu
'
il demeure une dialectique
entre
réf
~
rmistes
et
révolutionnaires,
l'institution reste mobile et progressive.
Mais le
jour où
les
révo
l
utionnaires deviennent des marginaux
;
1
voire
de
s
asociaux
,
et où,
d
'
autre
part, les réformistes deviennent de
s
techno-
crates, des bureaucrates, alors le jeu
est arrêté.
·
Comment
envisagez-vous
votr
e
action pour cette
anné
e ?
TI
faut pour
s
uivre
l'activité institutionnelle,
afin que
~U
niversité
entre
sans
ré
serve
dans
les
in
s
titutions prévues par la
loi
Faure.
D'autre part,
il
faut
con
s
tamment
se
~
débureaucrati
ser
»
en
créant toute
sorte
de relations
souples
avec les mouvem
e
nts spon-
tanés
.
A
mon
sens
cela doit
se
faire par un jeu
entre, d'une
part,
les conseils qui repré
se
ntent la légalité
et,
d'autre part
,
,
des
com-
missions qui
s'adjoignent
des
groupements
pas
sage
rs,
mais selon
une
procédure et
des do
s
ages précis ..
.
Comme cela se
pas
se
-
t-il dans les
faits.
Vous
recevez
tous
ceux
qui
se
présentent
?
Tout le temp
s!
Mon
bureau
est
ouvert
à
tous ...
Que demandent les
étudiants d'aujourd'hui?
,
Le
milieu
étudiant est
de
moins en
moins cohérent.
•
Cela crée
un problème pour le
milieu étudiant lui-même.
Qu
e
lle est la demande
de l'étudiant
? Au
fond, personne
ne le
sait
;
c
'
est
Ùn
monde
immen
s
e,
sept cent
mille étudiants !
Les
activi
s
te
s
politiques sont
une minorité tr
ès
faible, qu
'
il
s
soient
de droite, de
~a
uche
ou
d'extrême-gauche. Le
problème
de
leur audience
est pour
eux-
mêmes extrêmement difficile.
La
majorité des
étudiants ont
d
es
buts essentiellement
profe
ss
ionnels et
ils attendent
de nous un
équi-
pement intellectuel
qui leur confère une
fonction, un
~ôle
social.
Cette
masse
est jusqu'à
présent passive
à
l'égard des
activités
de
toute
espèce,
mais il
n'est pas
du t
o
ut
certain
qu
'ell
e ne
se
réveillera
pas
et
que
son
réveil ne produira
pas
des
phénomènes
poujadiste
s,
par
exemple
une restauration de formes
très
autoritaires d'enseigne-
ment
à l'égard
desquels ces étudiants
se
comporteront en consom-
130
PAUL
RICŒUR
mateurs. Il y a eu déjà des
signes
: des étudiants nous demandant
le retour au cours traditionnel, etc
.,
ce qui
est souvent
justifié
dans la mesure où
il
y a eu un abandon excessif du didactisme
-
mais
c'est
aussi parfois une
forme
de
reflux
par
rapport
à
la
poussée révolutionnaire
sur
le plan de la pédagogie.
En
présence
de
ces
forces contraires,
mon
rôle est d'arbitrage et de pondération,
afin
que l'acquis
de
mai continue à irriguer les institutions nouvelles
et qu'elles ne
soient
pas la proie de
ces
effets de réaction
et
de
revanche
.
Qu'entendez-vous par
l'acquis
de
mai?
D'abord l'entrée -
à
mon
sens
irréversible -
des
étudiants
dans tous les conseils. Deuxièmement,
la
refonte de notre
système
de contrôle des connaissances,
et,
troisièmement, un nouveau type
de relation enseignant-en
se
igné.
Quel nouveau type
?
Cette relation
est
initialement inégalitaire,
puisqu'il
y
en
a
un
qui
sait
plus et l'autre qui
sait
moins ou qui sait autre chose.
Cette
relation n'est pas favorable
,
au départ.
Le
problème
est
donc d
'
introduire le plus de réciprocité possible dans une relation
inégale
.
Le
moyen institutionnel est de soumettre à une discussion
paritaire le détail du curriculum,
la
pédagogie et les modalités de
contrôle des connaissances.
La
loi
d'orientation vous
donne-t-elle
satisfaction
?
Nous ne pouvons pas
encore
la juger. Nous n'avons que des
réalisations partielles
et, parce
que partielles,
soumises
à de dan-
gereuses distorsions. Le premier
étage
n'est
pas
achevé : les
U.E.R.
ont rarement des
statuts
acceptés
;
le deuxième
étage, celui
des
universités pluridi
s
ciplinaires
,
est en pleine construction. Quant au
troisième
étage, le
conseil national des Universités,
il
n'est pas
du
tout en vue. Par conséquent, la
pyramide
est
tronquée. La
pyramide
étant
tronquée, des phénomènes de balkanisation
se
développent
:
les
U,E.R.
non
seulement se
mettent
en
position d'autonomie, mais
souvent se
·
fragmentent et deviennent des
fiefs
; elles instituent
des
pratiques
divergentes dans la façon de distribuer les enseigne-
ments, d
'
évaluer les unités de
valeur
...
TI en
est de même d'université
131
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
à université. A la limite un étudiant ne pourra plus passer
d'une
faculté
à
l'autre, le genre
d'unit
és
acquis dans un établissement
étant
intraduisible dans le
système
d'un autre
: cette évolution
est extrêmement'
dangereuse.
N'est-ce
pas
ce
qui
se
passe
en Amérique?
Les Etats-Unis sont partis
sur
une autre hypothèse;
à savoir
que les universités sont concurrentielles et qu'elles
donn
ent
leurs
propres titres.
Nous,
nous donnons des titres nationaux.
·
Le
système
américain ne comporte-t-il
pas
des
éléments
qu'on pourrait
adopter?
Un
système
ne peut
se
réformer que
selon son
propre génie.
Le
système
français est
i
ssu
d'une autre histoire liée
à
la conquête
de la laïcité par l'Etat
;
il
en
est résulté un
système
étatique d'ensei-
gnement. Adopter le
système
américain
serait
renoncer à un certain
nombre de choses tout
à
fait
fondamentales.
..
Lesquelles
?
La valeur nationale des titres. Si nous avons un titre de Paris,
un
titre de Dijon, un titre de Bordeaux,
il
s'établira
·
ulJ.e éèhelle
clandestine ou
semi
-publique
des titres publics. Vous aurez une
cote.
Maintenant
aussi on a une
cote.
Oui,
mais
un étudiant est licencié, qu'il soit licencié de Paris,
de Bordeaux
ou de Dijon.
Cette unité est-elle importante
?
A
mon
sens elle
est capitale. Si on affaiblit
la
fonctiqn sociale
des
examens, on renforce tous les
autr~s
critères,
essen~ellement
les critères économiques. Si nos
examens
ne valent rien,
ou
si
leur
valeur
est douteuse,
il
en
résultera que les entreprises ou
les
admi-
nistrations recruteront
selon
leurs critères propres
;
et
,
ainsi on
renforcera les critères capitalistes, les critères
·
de fortune: ..
Ne peut-on imaginer
qu'une entreprise privée en8,age quel-
132
PAUL RICŒUR
qu'un parce qu'il a
la
valeur d'un polytechnicien même
s'il n'en a pas le diplôme
?
Si nos
examens sont
disqualifiés, les entreprises auront recours
à
des critères
sociaux,
de relations personnelles par exemple. En
tout cas, tout
ce qui
tendra à faire de la fausse monnaie affaiblira
l'Université.
Si l'Université ne qualifie pas pour l'emploi
elle
perdra
le rôle de promotion
sociale
qu'elle avait au
XIX"
siècle.
·
Il est
étrange
de vous
entendre parler
ainsi de
«
quali-
fication pour l'emploi
~.
Le rôle de l'Université n'était-il
pas de transmettre une
culture
;
un savoir
,
sans
songer
à
l'usage mercantile qu'on pouvait
en
faire?
Je suis bien d'accord que c'est là l'autre pôle; l'Université doit
tenir compte des deux exigences
:
d'une part elle
exprime
l'état du
savoir
dans une
discipline
donnée
;
elle a alors une fonction criti-
que et, à la limite, discordante par rapport
à
la
société ;
d'autre
part,
elle se
règle sur la grille
sociale
des rôles professionnels.
li
faut
sans
cesse établir une balance entre les deux
exigences. L'une
qui, à la limite, ferait des universités une institution totalement
désintéressée par rapport
à
la fonction
sociale
et l'autre qui
en
ferait des écoles professionnelles. On ne peut aller ni
à
un pôle
ni à l'autre :
si
on va
seulement
au premier, on
fournit
des
savants
et des chômeurs ; si on va seulement
à
l'autre,
on
se
borne à
adapter des individus et l'Université n'est plus qu'un rouage de
la production.
La
fonction de l'Université c'est, je crois, d'exercer
·.m arbitrage entre ces deux exigences.
Est-ce une définition nouvelle
?
C'est le résultat du passage à une institution de masse. L'Uni
-
versité qui était le produit de
la
connaissance et de la
science,
au
XVIue
siècle,
est
devenue maintenant une agence
sociale
;
il
faut
pourtant qu'elle
garde
son premier
rôle.
Que pensez-vous de
la
politique
à
l'Université
?
La question a deux sens : d'une part, la politisation de l'enseigne-
ment, qui est une chose ; d'autre part, l'action politique qui
se
déroule dans les locaux universitaires. Pour le
second
point,
je
133
LES
PROFESSEURS
POUR QUOI FAIRE
?
n'y
vois aucun inconvénient,
si cette activité est
nettement distincte
de
l'enseignement
,
et si
le
niveau
de
discussion y est
bon.
Question d'appréciation ...
Quant à
la
politisation de
l'enseignement,
j'y résiste
·
de toutes
mes
forces,
l'Université est perdue si, par
exemple,
les professeurs
so
nt choisis
sur des critères politiques. Nous avons
mis
.
des
siècles
à
nous
dégager
de l'emprise des
idéologies dominantes
,
il ne
faut
pas revenir en arrière. Je crois
que
l'Occident
-
je ne. parle pas
pour les autres
pays,
le
tiers monde,
la Russie
ou
la Chine
-
je
crois
que
l'Occident a fait depuis,
disons
la fin
du
Moyen Age,
une expérience
de pluralisme
intellectuel qui ne lui
permet
pas
d
e
revenir
en
arrière. La Renaissance, la Réforme,
le
s
Lumières;
la
Révolution française, les révolutions du
XIX"
siècle, nous ont
initiés à un régime intellectuel
qui
exclut tout à fait le contrôle
du travail intellectuel par
les idéologies dominantes. Sur
ce point,
je revendique d'être appelé libéral.
Lorsqu'on vous dit que
vous
êtes le défenseur du pouvoir
établi,
que pensez-vous de cet argument
?
Je l'examine. Il doit comporter du vrai. D'abord parce que l'Uni-
versité
fait partie
de
la fonction publique et celle-ci
de
la société
globale ;
elle
n'est donc pas
un
corps étranger et
reflèt~
certaine-
ment
de
s
rapports de force. D'autre part,
je
crois que l'Univer-
s
ité a toujours été une institution discordante. Elle l'était déjà au
Moyen
Age, elle l'a
toujour
s
été. Précisément
parce
qu'elle est le
point critique
de la
société. Par conséquent
il n'est
pas vrai que
l'Université soit purement et simplement l'expression du pouvoir.
C'est
même
la
seule
institution où
une
critique du poÙvoir peut
être
exercée de manière régulière.
Quelles sont vos critiques de la structure actuelle de
l'Université
?
E
n
ce qui concerne le quotidien, l'Université
est so
us-admi-
nistrée
...
S'il
y
avait encore plus de bureaucrates, cela ne signifierait-
il pas bureaucratisation
?
Mais
non
,
la bureaucratisation
est un fait
de sous-administration.
134
PAUL RICŒUR
Par
exemple, nous avons donné un certain
pouvoir
à de nouvelles
entités, les unités d'enseignement
et
de recherche. Mais elles
man-
quent
d'un véritab
l
e
secrétariat,
c'est
en état
de
sous-administration
que
les bureaucrates
sont
dangereux.
C'est
une illusion du public
de confondre
administration et
bureaucratisation. Nous touchons
là
à
un problème de
crédits
;
à
mon
sens
on
pourrait
reprocher
à
la réforme en cours
de n'a
v
oir
pas
reçu
les
moyens
financiers
de
sa
réus
s
ite.
Alors,
si
vous aviez plus de
crédits ...
Je
ne dis pas que
cela suffirait. Il faut,
comme je vous l'ai dit,
all
er
ju
s
qu'au
bout de
la loi,
c'est-à-dire
mettre
en place les
nou-
velles
institutions ;
et vite. Or,
nous avon
s
perdu
un an par
rapport
au
programme
de
la loi.
Mettre en place
le premier niveau
,
sans
avoir mis en
plac
e
le deuxième et le troisième,
c
'
est
favoriser
la
dislocation
de
l'Université.
L'Univ
e
r
s
it
é
est menacée
de di
sloca
-
tio
n.
Je
me bats
en
vain
pour
qu'on
fasse rapidement
l'univer
sité
de Paris-Ouest, sans attendre
la Sorbonne,
sans
attendre la
faculté
de Droit
ou la faculté de
Médecine
de
Paris.
Contre qui vous battez-vous ?
Contre
l'inertie, contre la lenteur,
contre
les réticences,
.
aussi
contre
les habitude
s
:
nou
s
savons
ce qu
'est
une
faculté
de
Lettres,
une faculté
de
Droit,
mais nous ne
savons
pas ce
qu'e
st
une
faculté pluridisciplinaire. Alors
il
faut faire
des
sacrifices
d
'indé-
pendance.
Ce n'est
pas facile
à
faire.
C'est ce
qu
e
vous
élaborez en ce
mom
e
nt
?
Je voudrais
que le
conseil constitutif
soi
t nommé
et
se
mett
e
au travail. Je voudrais qu'il y
ait
à
Paris une
université
nouvelle
qui fonctionne.
Dans ce conseil,
y
aura-t-il des
étudiants
?
Oui,
autant
que
d
'e
nseignants.
Une fois cette université
nouvelle
en
place
,
pensez-
135
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
vous que les étudiants l'accepteront, que
le~
esprits se
calmeront?
C'est un pari. Deux dangers nous menacent: ou bien
~a
n'intéres-
sera
pas du tout les étudiants qui
diront
«
c'est
du réformisme
"»
-
ou bien (et je me demande si ça n'est pas un danger
<p
lus
grand
que le premier que le public voit seul)
il
se
produira une désaf-
fection
à
l'égard de l'institution
à
cause de sa
lourde
ur,
de
sa
lenteur.
La démocratie prend du temps
!
Moi, je pensé que c'est
le
prix
à
payer et que ça a une très
grande
valeur
p~agogique.
Mais le danger demeure que
l
es
délégués (étudiants ou professeurs)
s'enlisent
dan
s
une vie de commission qui leur prenne temps et
énergie, et que du même
coup le
niveau
scientifique
de
l'Université
baisse. Il y a des tas de gens qui ne font plus rien depuis deux ans
parce qu'ils
sont en
commission
...
Il ne
fau
t
pas
.
.
que
.
la phase
constituante dure longtemps ; il faut qu'ml passe assez rapidement
au provisoire durable.
N'est-ce pas surtout dans le rapport même enseignant-
enseigné que les étudiants demandent un changement radi-
œl?
'
Il
y a une
demande
étudiante qui relève du mythe (le mythe
est
souvent très bon, il
rec
èle
quelque chose d'inépuisable
!),
le
mythe
se
rait
que chacun s'auto-enseigne. C'est le mythé libertaire
en matière d
'
enseignement
:
que chacun
s'enseigne
lui-même ou
par groupes et consulte l'enseignant à la façon d'un fichier. Il faut
tenir compte de ce mythe
-
conscient ou inconscient - , car il
structure la demande des plus exigeants. A l'opposé, vous avez la
demande inverse :
«
Moi
je
sais, eux
ne savent pas ; eh bien qu'ils
écoutent ; quand ils en
sauron
t
davantage,
ils
pourront di,re quelque
chose .
.,
Or, il faut admettre dès le début que celui qui
sait
moins
ou qui
sai
t
autre chose a
quelque
chose
à
dire. ll faut donc arbi-
trer entre deux requêtes ou deux préjugés opposés.
Pensez-vous que les professeurs soient prêts
à
cette
remi
se
en question d'eux-mêmes ?
Ils n'y sont pas toujours prêts, d'abord parce qu'ils
smlt
en train
de vivre
un méti
e
r
tout
à
fait différent
de
celui qu'ils
.
avaient
136
PAUL RICŒUR
choisi.
Nous, nous sommes nés dans les livres. Il
y
a
vingt
ans,
l'enseignement était
plus
agréable,
moins dévorant, il
y
avait beau-
coup
plus de temps pour les travaux personnels, la
préparation
de
l
'enseignement...
Maintenant ce
serait donc
désagréable?
Sans être catcheurs il faut en tous les
cas
être prêts pour des
situations
conflictuelles ! Mais je
veux
dire qu'on était alors moins
exposés ;
maintenant c'est
plus
difficile
: on est
quand même
dans l'institution la
plus
troublée,
en
pleine
crise. Nous
avions
cru
entrer
dans une institution où il
y
avait
place pour
la
réflexion,
pour
le
travail personnel, nous sommes maintenant dans une institution
qui
est en
révolution permanente.
L'intellectuel,
maintenant, dans
l'Université, n'est
plus seulement
un intellectuel, c'est un homme
de
relations sociales, et
de relations
sociales
difficiles.
Au point
même
où la
relation soçiale
est en pleine fusion.
Vous
disiez tout
à
l'heure que
le professeur
allait
cesser
d'être
livresque,
n'est-ce pas
le cas
de l'Université
tout
entière qui veut cesser d'être
à
l'écart
?
C'est
vrai
et
c'est ce que demande le grand nombre.
Mais
il
serait
extrêmement dangereux que le niveau
scientifique
baisse. De
cela,
le public ne
se rend
pas compte. On dit
:
«
Voilà l'Université
qui sort
de l'abstraction
!
enfin ils se
mettent au
niveau de
la
société
!
~
Mais notre fonction
est
aussi de produire des
œuvres
durables,
qui demandent
l
oisir,
retraite,
réflexion, concentration,
temps passé dans
les
bibliothèques...
Les choses changent vite. En
cinq
ans une discipline
change
profondément, on est
vite
hors de
la course.
TI
ne
faudrait
pas que nous
soyons
collectivement hors
de la course.
Croyez-vous
que les professeurs doivent conserver
ce
qu'on
appelle l'autorité?
L'autorité, c'est
celle qu'on acquiert par
sa
capacité de
commu-
niquer une connaissance
et
par la qualité des relations qu'on a
avec
les autres.
L'autorité, ce
n'est pas quelque chose qu'on reven-
dique
,
c'est quelque chose que l'on conquiert par sa façon d'être ...
137
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
Certains
professeurs pensent
que
les examens
·
pourraient
être supprimés parce
que
d
'
eux-mêmes les
étudiants qui
travaillent
n'ont pas
besoin d'être contrôlés pour
travailler
et s
uivre les
cours.
Le croyez-vous
?
1
J'ai
peur que la contrepartie à longue échéance,
:
ce
soit
la
sélection. On
peut très bien admettre que l'on ne contrôle plus
personne une fois qu'on
est entré
à
l'Université.
Mais
alors je
doute fort qu'on puisse
admettre
tout le monde
à
l'Université ...
Certains, que cela
n'intéresse pas
ou
qui ne
s.uivent
pas,
partiraient peut-être d'eux-mêmes?
Nous
ne
pouvons
nous livrer ainsi
à
l'orientation
«
sauvage
>
de
s
étudiants.
n
dépend de la nation de dire
quelle
part du
.
budget national, quelle fraction du produit national
brut elle consent
à mettre
au
service
de l'éducation nationale.
Le
choix e
s
t un choix
politique.
A
partir de cette enveloppe, il faut orienter
·
les grands
·
flux : sciences,
droit, lettres
,
médecine,
etc.
C'est encore un choix
politique.
n
est peu
probable que les motivations individuelles des
étudiants
rejoignent
spontanément ce
qui devrait
être
une
orientation
rationnelle.
·
La
motivation
·
de l'examen vous paraît indispensable?
Je crois que lorsqu'il y
a des
programmes
plus
varies
,
que les
étudiants ont contribué
à
~
choisir, ceux-ci sont mieux
·
motivés
et
travaillent beaucoup plus indépendamment
des examens.
Dans certaines
unités
où cela s'est
effectivement
passé
comme
cela,
sans examens,
les
professeurs semblent
dire
que
leurs étucJ-iants ont beaucoup
travaillé.
·
Mais
il
faut
t
e
nir
compte
du
phénomène
inverse
.
Un sociologue
américain faisait
remarquer que l'Université d'aujourd'hui est une
fonction du
loisir plus
que
de la science,
en
ce
sens
que la
société
technologique
avancée
est
capable de dégager du loi
s
ir pour la
classe
d'âge
des
adolescents
et
de la première jeune
sse:
La
nation
va
-
t-elle
payer
à
sa
jeunesse trois ou quatre
ans
de
',
loisir
sans
exercer de
contrôle
?
La suppression
des examens
libérer~it
peut-être
une
motivation
meilleure, mais elle ferait aussi apparaître l'absence
138
PAUL RICŒUR
de
motivation d'un grand nombre : on peut très bien passer quatre
ans en
simple
amateur
.
Est-ce dans les projets
·
d'une nation indus-
trialisée de
se
payer ça, et quel
en
est le coût
?
C'est un peu comme
la
santé,
est-ce qu'on peut donner un rein artificiel
à
tous ceux
qui en ont besoin
?
On peut aussi
se
demander si ce ne serait pas, à la
longue, plus rentable
?
A condition de ne pas violer certaines autres lois que nous connais-
sons
d'ailleurs mal, qui concernent la
c~;oissance
de l'institution.
Le
débat sur la sélection reste abstrait, tant qu'on ne pose pas le
problème en termes de croissance
contrôlée,
ce qui implique que
tout n'est pas possible à la fois. On ne peut pas faire deux fois
plus vite des professeurs, même
si
on prend deux fois plus d'étu-
diants et qu'on les met dans des baraques
.
Voilà ce qu'il faut
étudier de près : quel
est
le taux de croissance d'une institution
comme celle-là pour qu'elle soit viable, concernant la construction,
la formation des maîtres, l'organisation des études, la
viabilité
des
relations enseignant-enseigné
?
Ne
peut-on
imaginer que les étudiants de
seconde
année
enseignent, par exemple, ceux de premiè
r
e, que ceux de
troisième enseignent ceux
de seconde,
que des professeurs
naissent
à
l'intérieur même de l'Université?
Vous avez
employé
le mot, on peut
«
imaginer
»
..•
L'imagina
-
tion ne tient pas lieu de projet rationnel touchant ce que je viens
d'appeler la croissance contrôlée.
Y
a-t-il
une prospective de l'Université?
Elle
est
très en retard
.
Nous
souffrons
d'un manque d'information
sur notre propre institution. Bien des débats idéologiques souffrent
de ce manque.
Après avoir vu plusieurs professeurs, leur avoir parlé, il
nous a
semblé
que les changements qui viennent d'avoir
lieu dans l'Université ont
été
faits sous la poussée des
étudiants. Même
si
les professeu
r
s
étaient
conscients,
139
LES
PROFESSEURS
POUR QUOI
FAIRE?
l
même s'ils
avaient analysé le mal, les manques, rien
n'aurait
été
fait sans le
soulèvement étudiant
...
Ça ne me choque pas
!
Les
demandes de réformes venant du corps
enseignant n'ont pas été entendues pendant
vingt
ans, concernant
les constructions, le caractère archaïque de la
construction
des car-
rières, le
système
des thèses...
·
·
V os demandes
polies n'ont pas
abouti aux résultats
que
la force a arrachés
?
Ils
auraient eu
raison
?
Personne
n'a le
droit de dire
ça
pour
l'instant.
lls
auront
eu
raison
si
nous réussissons à bâtir
une
institution qui
vaille
mieux
que la précédente. Les révolutions,
il
faut regarder leurs résultats
et
pas
seulement
leurs buts... C'est pourquoi je
vous
disais au
début : allons jusqu'au bout de la loi, mettons en
place
toutes
les institutions
qu'elle a prévues, constituons une
pratique
nouvelle
et puis on jugera. Pour l'instant, c'est un pari que nous faisons,
que moi je fais
sur
ces institutions.
Je
dis à mes collègues,
à
tout
le
monde :
il
faut
sans
esprit de retour nous engager.
·
dans cette
voie-là.
Cette
voie vous paraît-elle avoir
le
maximum de
chances
de son
côté?
Je ne connais pas d'autres
solutions.
On ne
peut
p~s
revenir
à
l'Université antérieure et
je
ne connais pas d'autres projets plus
cohérents que
la
loi
d'orientation.
Etes-vous content
d'être
à
la
place
où vous êfes?
Je ne me pose pas la
.
question: une fois qu'on a
entrepris
quel-
que chose,
on
doit dire comme les enfants
:
<s:
il faut' le faire
l)
.
n
faut traverser la forêt...
Quels rapports avez-vous
ave~
les étudiants
?
Il ne faut pas
se
laisser abuser par
l'agitation
extérieure
à
l'ensei-
gnement
proprement dit.
Ce
qui
compte, c'est ce qui
se
passe
dans les cours.
Enseignez-vous toujours de la même façon
?
Cela a beaucoup changé. Une place beaucoup plus grande
est
accordée aux
séminaires ...
Mais vous
savez,
je ne
sais
paS
si
·
d'autres
140
PAUL RICŒUR
de mes collègues vous l'ont dit, ce
à quoi on se heurte
.
en premier
lieu, ça n'est pas à la contestation, c'est
à l'inertie
!
J'ai l'impression
que
si
certains ont
c
pris la parole
~.
une
grande
masse
s'en
est
privée,
sans savoir
comment la reprendre.
Le
Français
manque
d'éducation civique. TI oscille
sans cesse entre
l'anarchie
et
le
goût
du
maître. Sommes-nous démocrates? Avons-nous une idée de ce
qu'est
l
'esprit
de
la
discussion qui n'empêche pas la décision? Je
crains
que
l'Université soit
le
siège
d'expériences multiples
et
con-
tradic
toir
es,
allant des plus
anarchisantes
aux plus
autoritaires,
et
très
difficiles
à
arbitrer, à totaliser au
sein
d'une unique institu-
tion.
La cohérence de l'Université française est en question actuelle-
ment, au plan
institutionnel,
pédagogique et
scientifique.
N'est-ce
pas trop
uniformisé,
trop étatisé?
Ne peut-on
créer des
îlots, de
petits groupes universitaires qui corres-
pondraient
à
des
besoins
différents ?
Tant que nous n'aurons pas mis en place la nouvelle
Université
,
nous n'aurons pas résolu
ce
problème. Dans la phase actuelle,
c'est
-
à-dire en
octobre 1969, nous avons à la
fois
des phéno-
mènes de
balkanisation à
la base et de bureaucratisation au
som-
met.
Le ministère n'a jamais
été
aussi interventionniste,
précisé-
ment parce que les organes moyens de décision ne sont pas en
place. Les
facultés sont
désormais des institutions trop faibles, les
U .E.R.
sont
des institutions trop petites.
Discutez-vous
de ça avec
les
étudiants ?
Oui, mais peu
sont sensibles à
l'aspect institutionnel. ils
s'en
font
un monstre : administration
=
bureaucratisation
=
police. Alors
qu'une institution c'est un organisme
vivant,
qui obéit
à
des lois de
croissance qui
se vengent si on les viole. C'est
un des points
sur
lesquels
notre éducation en France
est quasiment nulle :
appelez
ça
civisme
ou
comme vous
voulez ;
il
y
a une méconnaissance totale du
jeu de l'institution.
On
a
toujours
l'impression qu'on est
impuissant devant
l'institution
...
C'est nous l'institution,
c'est ce
que nous
faisons
!
141
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
Cette ignorance commence très tôt
...
C'était le problème de Rousseau dans le Contrat
social
: com-
ment faire pour que l'institution
soit
l'expression de notre
volonté
au
lieu
d'être
notre
ennemi
?
Comment
faire pour que la volonté
de l'institution
soit
l'expression de ma volonté, pour que je m'y
retrouve ... ? Cela
exige
tout un art de la délégation.
C'est ça
la
démocratie, la démocratie directe est une
farce
!
Toute
la démo-
cratie consiste dans le jeu des institutions
intermédia~es,
de leur
renouvellement, du contrôle par
la
base en même temps de l'ini-
tiative et de la responsabilité de ceux qui
sont
délégrlés au pou-
voir. Les
Français sont
très peu doués dans ce dom4ine.
Déjà,
à
l'école communale, les
enfants
ne sont jamais
appelés
à
gérer
quoi que
ce
soit ...
On
pourrait par exemple leur confier des petits clubs dont
ils
auraient la charge. lls pourraient organiser eux-mêmes des
séances
de discussion, et
se
porter
garants
de la tenue des réûnions...
En
effet, cela
s'apprend
très tôt.
Octobre 1969.
Depuis qu'il nous a accordé cet entretien, le doyen Paul Ricœur a été
l'objet, de la part des étudiants, de
menaces,
de
séquestration (le 23
janvier
1970), de coups et injures
(il
a été coiffé d'une poubelle dans le6 oo
.
uloirs de
la
faculté
des
Lettres de Nanterre le 26
janvier),
à la suite de quoi
il
a
dépOIIé une plainte contre X pour menaces,
insultes
et
voies
.
de fait.
10IIA254 L'institution vivante
11IIA254 L'institution vivante
1IIA254 L'institution vivante
2IIA254 L'institution vivante - Copie
2IIA254 L'institution vivante
3IIA254 L'institution vivante - Copie
3IIA254 L'institution vivante
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Note éditoriale
Ce texte est un entretien accordé en octobre 1969 par Ricœur à M. Chapsal et M. Manceaux, publié dans Les professeurs pour quoi faire ? Dans cet ouvrage, des intellectuels venus de diverses disciplines sont appelés à se prononcer sur Mai 68, deux ans ...
Pour lui, Mai 68 est le résultat du « gigantisme » qui frappe l’Université, même si la massification de l’enseignement supérieur ne saurait constituer une raison unique. Le recul des convictions libérales et, conjointement, la radicalisation des tend...
Tout en reconnaissant les bienfaits des mouvements et de la position naturellement critique de l’Université vis-à-vis du pouvoir, Ricœur n’a pas honte de se dire « défenseur du pouvoir établi » (134) si l’on entend par là appartenir à la fonction pub...
Dans ce texte, Paul Ricœur s’érige contre un certain angélisme estudiantin, qui veut, par exemple, supprimer le professorat ou les examens. Il craint en effet « que la contrepartie à longue échéance, ce soit la sélection » (138). Cinquante ans plus t...
(M. Cassan, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : Dans cet entretien, Ricœur revient sur les difficultés qu’il a rencontrées comme Doyen de l’Université face aux mouvements insurrectionnels des étudiants, désireux de rompre la verticalité de l’enseignement, et se livre avec mesure à une phil...
Mots-clés : Mai 68 ; Université ; Institution ; Pouvoir ; Dialogue.
Note éditoriale
Ce texte est un entretien accordé en octobre
1969 par Ricœur à M. Chapsal et M. Manceaux, publié
dans Les professeurs pour quoi faire ? Dans cet ouvrage,
des intellectuels venus de diverses disciplines sont
appelés à se prononcer sur Mai 68, deux ans après le
lancement du mouvement. C’est l’occasion pour Ricœur,
l’un des rares réformistes de son temps, de rappeler son
soutien aux étudiants, mais aussi ses réserves et les
raisons de son attachement indéfectible à l’institution.
Quand il répond à cet entretien, Ricœur est à Nanterre
depuis quatre ans. Il a été nommé Doyen de l’Université
quelques mois plus tôt.
Pour lui, Mai 68 est le résultat du « gigantisme »
qui frappe l’Université, même si la massification de
L’institution vivante est ce
que nous en faisons
[entretien avec P. Ricœur,
Nanterre 1969]
IIA254, in Les professeurs pour quoi ? (L’Histoire
immédiate). Éd. par M. Chapsal et M. Manceaux,
Seuil, 1970, 127-142.
© Fonds Ricœur
l’enseignement supérieur ne saurait constituer une raison
unique. Le recul des convictions libérales et,
conjointement, la radicalisation des tendances
anarchistes (les « prédélinquants » (129) qui refusent tout
bonnement l’idée d’autorité) figurent pour bonne part
dans l’essor du mouvement. On sait combien Ricœur
craint le dogmatisme. Même s’il ne le dit pas en ces
termes, c’est bien l’absence de conflit des interprétations
qu’il condamne ici, quand il regrette qu’il n’y ait pas eu de
« jeu réglé entre ceux qui ont le sens de l’institution, les
réformistes et ceux qui ont le sens de l’imagination, qu’on
appelle révolutionnaires » (130). Or, sans ce compromis
(cf. « Pour une éthique du compromis », interview de
1991, également disponible en édition numérique),
toujours balloté entre bureaucratisation et balkanisation,
aucune communication n’est possible. Et si la
communication, comme le défendra Habermas, est l’art
de la démocratie, nous pouvons nous demander avec
Ricœur : « Sommes-nous démocrates ? »
Tout en reconnaissant les bienfaits des
mouvements et de la position naturellement critique de
l’Université vis-à-vis du pouvoir, Ricœur n’a pas honte de
se dire « défenseur du pouvoir établi » (134) si l’on
entend par là appartenir à la fonction publique et
souhaiter qu’elle se maintienne dans une forme
institutionnelle. Ce refus de céder à la tendance
antiautoritaire sera constant et consacré par la
publication de Soi-même comme un autre.
Dans ce texte, Paul Ricœur s’érige contre un
certain angélisme estudiantin, qui veut, par exemple,
supprimer le professorat ou les examens. Il craint en
effet « que la contrepartie à longue échéance, ce soit la
sélection » (138). Cinquante ans plus tard, alors que s’est
amorcée une réforme de l’Université qui consacre ladite
sélection, le lecteur se retrouve à regretter la lucidité de
Paul Ricœur. Il ne tient qu’à nous, rappelait-il, d’infléchir
la tendance : « C’est nous l’institution, c’est ce que nous
faisons ! » (141).
(M. Cassan, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : Dans cet entretien, Ricœur revient sur les
difficultés qu’il a rencontrées comme Doyen de
l’Université face aux mouvements insurrectionnels des
étudiants, désireux de rompre la verticalité de
l’enseignement, et se livre avec mesure à une philosophie
appliquée.
Mots-clés : Mai 68 ; Université ; Institution ; Pouvoir ;
Dialogue.
Rubrique : Essais sur la culture et l’éducation (1952-
1985).
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MADELEINE CHAPSAL
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MICHÈLE MANCEAUX
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LES PROFESSEURS
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.
.
•.:
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...
ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VI"
TABLE
Préface .
.
.
.
.
. . . .
.
. . . . .
.
.
. . . . . . . .
.
. . .
.
. . . .
. .
7
JEAN
GUÉNOT
Une machine
à
fabriquer les délinquants .
. .
.
.
.
.
. .
.
17
SERGE
DOUBROVSKY
Non plus enseigner quelque chose mais enseigner quel-
qu'un
.
.
.
.
.
. . .
.
. .
. .
. .
.
.
. .
.
.
. .
.
. .
. . .
.
.
.
. . . .
.
41
CLAUDE CHEVALLEY
Le mandarinat est cassé . .
.
. . . .
.
. .
.
.
. .
. .
. . .
. .
.
65
HUBERT DREYFUS
Contester l'autorité, pas le
savoir .
·
.
. .
.
.
. .
. . .
. . .
.
75
JUDITH MILLER
Le mouvement universitaire, allié du mouvement
ouvrier
·
....
...
.
...
.
..
.....
..
.........
.....
.
91
FRÉDÉRIC DELOFFRE
Les étudiants demandent une
autorité .
.
.
.
.
.
. .
.
.
. .
107
PAUL RICŒUR
L'institution vivante est ce que nous en faisons
127
ANTOINE CULIOLI
L'examen traditionnel est le pire des
systèmes
143
MADELEINE REBÉRIOUX
Avant tout une fonction critique
153
187
Paul Ricœur
«
L'institution
vivante
est ce que
nous
en faisons
>>
Paul Ricœur a été reçu
à
l'agrégation de philosophie
en 1935. TI
est
l'auteur de nombreux ouvrages philo-
sophiques.
Depuis l'année 1968-1969 il est doyen de
la facult6 des Lettres de Nanterre
.
Qu'arrive-t-il
actuellement
à l'Université?
Paul
Ricœur : Aucune institution n'a
été
frappée de gigantisme
dans un temps aussi bref.
Comment cela
se
traduit-il sur le plan des relations ensei
-
gants-enseignés ?
D'abord par l'encombrement.
La faculté
des Lettres, construite
pour
huit
mille
personnes,
accueille
cette
année plus de quinze mille
étudiants. Ils
seront
neuf
à
dix mille
à
la
faculté
de Droit.
C'est
dire qu'on a crevé les normes de la cohabitation ...
Cela
n'était donc pas
prévu,
ni
prévisible?
C'est
dans les trente dernières années qu'on a pris un retard
considérable. Trois phénomènes ont joué de façon cumulative.
Le
phénomène démographique, qu'on peut considérer comme prévisible,
puisqu'une génération d'étudiants
s'annonce
vingt
ans
à
l'avance.
Le
degré de
scolarisation
all; niveau
supérieur
qui était relativement
imprévisible
.
Nous scolarisons, en
effet, dans l'enseignement
supé-
127
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
rieur,
80
%
des bacheliers ; c'est dire que la poussée
sür
le
secon-
daire égale
maintenant la
poussée
sur
le
supérieur. Enfin;
troisième-
ment, la concentration des cadres
fait
que le taux de
scolarisation
à
Paris
est supérieur à
ce qu'il
est
ailleurs, par diffusion
·
des
modèles
sociaux
de réussite.
Ce qui s'est
passé aurait-il
été
uniquement un phéno-
mène de
masse
?
Non,
je ne
le
crois pas. Je
suis
même très réservé
sur
cette
interprétation ; je connais assez bien l'Université améric
,
aine
où les
étudiants sont
au large et où pourtant se produisent des phénomènes
d'une violence extrême.
Le
phénomène de masse
est seulement
une
cause qui s
'
ajoute
à
d'autres
...
Personnellement,
aviez-vous
prévu
ce qui a
éclaté
en mai?
Personne
ne l'a prévu.
Moi
non plus. J'ai même choisi de
venir
à
Nanterre précisément parce
que je croyais qûe
certaines
choses étaient possibles à Nanterre qui ne l'étaient
pas
à la Sor-
bonne. Mais
nous
avons fait une institution plus libérale que la
Sorbonne
,
donc plus fragile face
à
la contestation
.
Ce
qUi
explique
pour une part que
les choses
aient débuté
là :
il
était
1
plus
facile
à Nanterre
de prendre la tour administrative, de faire des graffiti,
de prendre des
salles d'assaut, etc.
L'institution était
plus
«
permis-
s
ive
~
qu'une
autre.
Quand on
est
libéral on risque
~
de
paraître
répressif
aux
uns, et
pas entièrement
libéral aux autres
...
Qu'est-ce que
ça
voudrait dire
être
entièrement libéral
?
Je me demande plutôt
si on
pourra le rester même un
peu ...
Une
institution libérale ne peut
fonctionner
qu'avec
le
consente-
ment de tous ; or,
ce consentement
n'existe plus.
Vous
voulez
dire
dans
la société ?
Oui,
si vous voulez ; mais
surtou
t dans l'Université et en
milieu
étudiant.
Si une
fraction
importante d'étudiants
co~sidère que
l'Université
est
un
champ
de manœuvres pour une
stratégie
révolu-
tionnaire, dès lors l'Université ne peut
plus
fonctionner
selon
les
normes libérale
s
. Il ne reste
plus
qu'à
vivre
d
'
expédi~nts,
à u
se
r
128
PAUL RICŒUR
de
flair, de
prudence
et d'humour, en tâchant de ne pas devenir
des flics, lors même qu'on
voudrait
nous
y
contraindre
.
Est-il exact que vous
ayez
un pou
r
centage
d
'
étudiants
qui
ne
veut
pas
qu'il
y
ait d'Univ
e
rsiû
du tout?
Oui,
ça
c'est un fait nouveau
.
On
recouvre
trois choses diffé-
rentes par le
mot
de
«
contestataire
~
.
Vous
avez ceux
qui
ont
une pe
nsée
politique extrêmement ferme,
pour qui l'Université
est
le point
faible
du
système ; pour
ceux-là
il
ne
faut pas
qu'elle
se
rétablisse,
qu'elle
retrouve un ordre,
pour qu'elle reste
une sorte de
brûlot dans
la société.
Sont-ils nombr
eux
?
C'est
tr
ès
élastique. Ça dépend des
moments. Deuxi
è
mement,
vous
avez de
s
gens qui n'ont pas
de
stratégie politique
lointaine,
mais
des objectifs
immédiats :
ce
sont des spontanéistes,
qui rel
è
vent d'une
idéologie plus anarchisante
que maoï
ste
ou trotskyste. Et
puis
vous
avez de
véritables
prédélinquants, pur
eme
nt
et simplement.
Ainsi,
sous le
nom
de contestataires, on mêle
trois
choses tout à fait
différentes
:
ceux
qui
ont
une
stratégie
révolutionnaire
qui
souvent
e
s
t très
élaborée. Ceux pour qui le
d
éso
rdre c'est la
fête.
Et puis
vous avez
ceux qui,
s
i je puis
dire,
répandent leurs
pulsions.
N'
ave
z
-vous
pas le
se
ntim
ent
que prédélinquant est
un
mot
un
peu fort
?
Je
ne crois pas
que
l
e
mot soit trop fort
pour d
es
gens
qui
se
comportent,
par
exemple, en
s
imples pyromanes! Je rends même
justice
aux révolutionnaire
s
en
di
san
t que
ces gens-là n'ont
rien
à
voir avec eux. Malheureusement l'université est
le
se
ul
e
ndroit
où
l'on peut
commettre
impunément
des délits
qui
seraie
nt
sanctionnés
partout ailleurs
.
.. Par
exemple dans
une gare,
aux P
.
&
T.,
dans
une usine, n'importe
où.
L'année
derni
è
r
e,
quand
vous avez accepté cette
fonction
d'être le doyen de
la
faculté des
Lettre
s,
quel était votre
espoir
?
Où
alliez
-
vous
?
Eh bien
j'ai une idéologie,
ou
une mythologie
,
comme vous vou-
drez, que j'ai
plusieurs fois exprimée, à savoir
que les institutions
129
9
LES PROFESSEURS POUR
QUOI
FAIRE?
.
nouvelles doivent être provisoires et
révisibles
et
repo
~
er
sur un
jeu réglé entre ceux qui
ont
le
sens
de l'institution, les réformi
s
te
s,
et ceux qui
ont le sens
de
l'imagination,
qu
'
on
appelle révolution-
naires. Tant
qu
'
il demeure une dialectique
entre
réf
~
rmistes
et
révolutionnaires,
l'institution reste mobile et progressive.
Mais le
jour où
les
révo
l
utionnaires deviennent des marginaux
;
1
voire
de
s
asociaux
,
et où,
d
'
autre
part, les réformistes deviennent de
s
techno-
crates, des bureaucrates, alors le jeu
est arrêté.
·
Comment
envisagez-vous
votr
e
action pour cette
anné
e ?
TI
faut pour
s
uivre
l'activité institutionnelle,
afin que
~U
niversité
entre
sans
ré
serve
dans
les
in
s
titutions prévues par la
loi
Faure.
D'autre part,
il
faut
con
s
tamment
se
~
débureaucrati
ser
»
en
créant toute
sorte
de relations
souples
avec les mouvem
e
nts spon-
tanés
.
A
mon
sens
cela doit
se
faire par un jeu
entre, d'une
part,
les conseils qui repré
se
ntent la légalité
et,
d'autre part
,
,
des
com-
missions qui
s'adjoignent
des
groupements
pas
sage
rs,
mais selon
une
procédure et
des do
s
ages précis ..
.
Comme cela se
pas
se
-
t-il dans les
faits.
Vous
recevez
tous
ceux
qui
se
présentent
?
Tout le temp
s!
Mon
bureau
est
ouvert
à
tous ...
Que demandent les
étudiants d'aujourd'hui?
,
Le
milieu
étudiant est
de
moins en
moins cohérent.
•
Cela crée
un problème pour le
milieu étudiant lui-même.
Qu
e
lle est la demande
de l'étudiant
? Au
fond, personne
ne le
sait
;
c
'
est
Ùn
monde
immen
s
e,
sept cent
mille étudiants !
Les
activi
s
te
s
politiques sont
une minorité tr
ès
faible, qu
'
il
s
soient
de droite, de
~a
uche
ou
d'extrême-gauche. Le
problème
de
leur audience
est pour
eux-
mêmes extrêmement difficile.
La
majorité des
étudiants ont
d
es
buts essentiellement
profe
ss
ionnels et
ils attendent
de nous un
équi-
pement intellectuel
qui leur confère une
fonction, un
~ôle
social.
Cette
masse
est jusqu'à
présent passive
à
l'égard des
activités
de
toute
espèce,
mais il
n'est pas
du t
o
ut
certain
qu
'ell
e ne
se
réveillera
pas
et
que
son
réveil ne produira
pas
des
phénomènes
poujadiste
s,
par
exemple
une restauration de formes
très
autoritaires d'enseigne-
ment
à l'égard
desquels ces étudiants
se
comporteront en consom-
130
PAUL
RICŒUR
mateurs. Il y a eu déjà des
signes
: des étudiants nous demandant
le retour au cours traditionnel, etc
.,
ce qui
est souvent
justifié
dans la mesure où
il
y a eu un abandon excessif du didactisme
-
mais
c'est
aussi parfois une
forme
de
reflux
par
rapport
à
la
poussée révolutionnaire
sur
le plan de la pédagogie.
En
présence
de
ces
forces contraires,
mon
rôle est d'arbitrage et de pondération,
afin
que l'acquis
de
mai continue à irriguer les institutions nouvelles
et qu'elles ne
soient
pas la proie de
ces
effets de réaction
et
de
revanche
.
Qu'entendez-vous par
l'acquis
de
mai?
D'abord l'entrée -
à
mon
sens
irréversible -
des
étudiants
dans tous les conseils. Deuxièmement,
la
refonte de notre
système
de contrôle des connaissances,
et,
troisièmement, un nouveau type
de relation enseignant-en
se
igné.
Quel nouveau type
?
Cette relation
est
initialement inégalitaire,
puisqu'il
y
en
a
un
qui
sait
plus et l'autre qui
sait
moins ou qui sait autre chose.
Cette
relation n'est pas favorable
,
au départ.
Le
problème
est
donc d
'
introduire le plus de réciprocité possible dans une relation
inégale
.
Le
moyen institutionnel est de soumettre à une discussion
paritaire le détail du curriculum,
la
pédagogie et les modalités de
contrôle des connaissances.
La
loi
d'orientation vous
donne-t-elle
satisfaction
?
Nous ne pouvons pas
encore
la juger. Nous n'avons que des
réalisations partielles
et, parce
que partielles,
soumises
à de dan-
gereuses distorsions. Le premier
étage
n'est
pas
achevé : les
U.E.R.
ont rarement des
statuts
acceptés
;
le deuxième
étage, celui
des
universités pluridi
s
ciplinaires
,
est en pleine construction. Quant au
troisième
étage, le
conseil national des Universités,
il
n'est pas
du
tout en vue. Par conséquent, la
pyramide
est
tronquée. La
pyramide
étant
tronquée, des phénomènes de balkanisation
se
développent
:
les
U,E.R.
non
seulement se
mettent
en
position d'autonomie, mais
souvent se
·
fragmentent et deviennent des
fiefs
; elles instituent
des
pratiques
divergentes dans la façon de distribuer les enseigne-
ments, d
'
évaluer les unités de
valeur
...
TI en
est de même d'université
131
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
à université. A la limite un étudiant ne pourra plus passer
d'une
faculté
à
l'autre, le genre
d'unit
és
acquis dans un établissement
étant
intraduisible dans le
système
d'un autre
: cette évolution
est extrêmement'
dangereuse.
N'est-ce
pas
ce
qui
se
passe
en Amérique?
Les Etats-Unis sont partis
sur
une autre hypothèse;
à savoir
que les universités sont concurrentielles et qu'elles
donn
ent
leurs
propres titres.
Nous,
nous donnons des titres nationaux.
·
Le
système
américain ne comporte-t-il
pas
des
éléments
qu'on pourrait
adopter?
Un
système
ne peut
se
réformer que
selon son
propre génie.
Le
système
français est
i
ssu
d'une autre histoire liée
à
la conquête
de la laïcité par l'Etat
;
il
en
est résulté un
système
étatique d'ensei-
gnement. Adopter le
système
américain
serait
renoncer à un certain
nombre de choses tout
à
fait
fondamentales.
..
Lesquelles
?
La valeur nationale des titres. Si nous avons un titre de Paris,
un
titre de Dijon, un titre de Bordeaux,
il
s'établira
·
ulJ.e éèhelle
clandestine ou
semi
-publique
des titres publics. Vous aurez une
cote.
Maintenant
aussi on a une
cote.
Oui,
mais
un étudiant est licencié, qu'il soit licencié de Paris,
de Bordeaux
ou de Dijon.
Cette unité est-elle importante
?
A
mon
sens elle
est capitale. Si on affaiblit
la
fonctiqn sociale
des
examens, on renforce tous les
autr~s
critères,
essen~ellement
les critères économiques. Si nos
examens
ne valent rien,
ou
si
leur
valeur
est douteuse,
il
en
résultera que les entreprises ou
les
admi-
nistrations recruteront
selon
leurs critères propres
;
et
,
ainsi on
renforcera les critères capitalistes, les critères
·
de fortune: ..
Ne peut-on imaginer
qu'une entreprise privée en8,age quel-
132
PAUL RICŒUR
qu'un parce qu'il a
la
valeur d'un polytechnicien même
s'il n'en a pas le diplôme
?
Si nos
examens sont
disqualifiés, les entreprises auront recours
à
des critères
sociaux,
de relations personnelles par exemple. En
tout cas, tout
ce qui
tendra à faire de la fausse monnaie affaiblira
l'Université.
Si l'Université ne qualifie pas pour l'emploi
elle
perdra
le rôle de promotion
sociale
qu'elle avait au
XIX"
siècle.
·
Il est
étrange
de vous
entendre parler
ainsi de
«
quali-
fication pour l'emploi
~.
Le rôle de l'Université n'était-il
pas de transmettre une
culture
;
un savoir
,
sans
songer
à
l'usage mercantile qu'on pouvait
en
faire?
Je suis bien d'accord que c'est là l'autre pôle; l'Université doit
tenir compte des deux exigences
:
d'une part elle
exprime
l'état du
savoir
dans une
discipline
donnée
;
elle a alors une fonction criti-
que et, à la limite, discordante par rapport
à
la
société ;
d'autre
part,
elle se
règle sur la grille
sociale
des rôles professionnels.
li
faut
sans
cesse établir une balance entre les deux
exigences. L'une
qui, à la limite, ferait des universités une institution totalement
désintéressée par rapport
à
la fonction
sociale
et l'autre qui
en
ferait des écoles professionnelles. On ne peut aller ni
à
un pôle
ni à l'autre :
si
on va
seulement
au premier, on
fournit
des
savants
et des chômeurs ; si on va seulement
à
l'autre,
on
se
borne à
adapter des individus et l'Université n'est plus qu'un rouage de
la production.
La
fonction de l'Université c'est, je crois, d'exercer
·.m arbitrage entre ces deux exigences.
Est-ce une définition nouvelle
?
C'est le résultat du passage à une institution de masse. L'Uni
-
versité qui était le produit de
la
connaissance et de la
science,
au
XVIue
siècle,
est
devenue maintenant une agence
sociale
;
il
faut
pourtant qu'elle
garde
son premier
rôle.
Que pensez-vous de
la
politique
à
l'Université
?
La question a deux sens : d'une part, la politisation de l'enseigne-
ment, qui est une chose ; d'autre part, l'action politique qui
se
déroule dans les locaux universitaires. Pour le
second
point,
je
133
LES
PROFESSEURS
POUR QUOI FAIRE
?
n'y
vois aucun inconvénient,
si cette activité est
nettement distincte
de
l'enseignement
,
et si
le
niveau
de
discussion y est
bon.
Question d'appréciation ...
Quant à
la
politisation de
l'enseignement,
j'y résiste
·
de toutes
mes
forces,
l'Université est perdue si, par
exemple,
les professeurs
so
nt choisis
sur des critères politiques. Nous avons
mis
.
des
siècles
à
nous
dégager
de l'emprise des
idéologies dominantes
,
il ne
faut
pas revenir en arrière. Je crois
que
l'Occident
-
je ne. parle pas
pour les autres
pays,
le
tiers monde,
la Russie
ou
la Chine
-
je
crois
que
l'Occident a fait depuis,
disons
la fin
du
Moyen Age,
une expérience
de pluralisme
intellectuel qui ne lui
permet
pas
d
e
revenir
en
arrière. La Renaissance, la Réforme,
le
s
Lumières;
la
Révolution française, les révolutions du
XIX"
siècle, nous ont
initiés à un régime intellectuel
qui
exclut tout à fait le contrôle
du travail intellectuel par
les idéologies dominantes. Sur
ce point,
je revendique d'être appelé libéral.
Lorsqu'on vous dit que
vous
êtes le défenseur du pouvoir
établi,
que pensez-vous de cet argument
?
Je l'examine. Il doit comporter du vrai. D'abord parce que l'Uni-
versité
fait partie
de
la fonction publique et celle-ci
de
la société
globale ;
elle
n'est donc pas
un
corps étranger et
reflèt~
certaine-
ment
de
s
rapports de force. D'autre part,
je
crois que l'Univer-
s
ité a toujours été une institution discordante. Elle l'était déjà au
Moyen
Age, elle l'a
toujour
s
été. Précisément
parce
qu'elle est le
point critique
de la
société. Par conséquent
il n'est
pas vrai que
l'Université soit purement et simplement l'expression du pouvoir.
C'est
même
la
seule
institution où
une
critique du poÙvoir peut
être
exercée de manière régulière.
Quelles sont vos critiques de la structure actuelle de
l'Université
?
E
n
ce qui concerne le quotidien, l'Université
est so
us-admi-
nistrée
...
S'il
y
avait encore plus de bureaucrates, cela ne signifierait-
il pas bureaucratisation
?
Mais
non
,
la bureaucratisation
est un fait
de sous-administration.
134
PAUL RICŒUR
Par
exemple, nous avons donné un certain
pouvoir
à de nouvelles
entités, les unités d'enseignement
et
de recherche. Mais elles
man-
quent
d'un véritab
l
e
secrétariat,
c'est
en état
de
sous-administration
que
les bureaucrates
sont
dangereux.
C'est
une illusion du public
de confondre
administration et
bureaucratisation. Nous touchons
là
à
un problème de
crédits
;
à
mon
sens
on
pourrait
reprocher
à
la réforme en cours
de n'a
v
oir
pas
reçu
les
moyens
financiers
de
sa
réus
s
ite.
Alors,
si
vous aviez plus de
crédits ...
Je
ne dis pas que
cela suffirait. Il faut,
comme je vous l'ai dit,
all
er
ju
s
qu'au
bout de
la loi,
c'est-à-dire
mettre
en place les
nou-
velles
institutions ;
et vite. Or,
nous avon
s
perdu
un an par
rapport
au
programme
de
la loi.
Mettre en place
le premier niveau
,
sans
avoir mis en
plac
e
le deuxième et le troisième,
c
'
est
favoriser
la
dislocation
de
l'Université.
L'Univ
e
r
s
it
é
est menacée
de di
sloca
-
tio
n.
Je
me bats
en
vain
pour
qu'on
fasse rapidement
l'univer
sité
de Paris-Ouest, sans attendre
la Sorbonne,
sans
attendre la
faculté
de Droit
ou la faculté de
Médecine
de
Paris.
Contre qui vous battez-vous ?
Contre
l'inertie, contre la lenteur,
contre
les réticences,
.
aussi
contre
les habitude
s
:
nou
s
savons
ce qu
'est
une
faculté
de
Lettres,
une faculté
de
Droit,
mais nous ne
savons
pas ce
qu'e
st
une
faculté pluridisciplinaire. Alors
il
faut faire
des
sacrifices
d
'indé-
pendance.
Ce n'est
pas facile
à
faire.
C'est ce
qu
e
vous
élaborez en ce
mom
e
nt
?
Je voudrais
que le
conseil constitutif
soi
t nommé
et
se
mett
e
au travail. Je voudrais qu'il y
ait
à
Paris une
université
nouvelle
qui fonctionne.
Dans ce conseil,
y
aura-t-il des
étudiants
?
Oui,
autant
que
d
'e
nseignants.
Une fois cette université
nouvelle
en
place
,
pensez-
135
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
vous que les étudiants l'accepteront, que
le~
esprits se
calmeront?
C'est un pari. Deux dangers nous menacent: ou bien
~a
n'intéres-
sera
pas du tout les étudiants qui
diront
«
c'est
du réformisme
"»
-
ou bien (et je me demande si ça n'est pas un danger
<p
lus
grand
que le premier que le public voit seul)
il
se
produira une désaf-
fection
à
l'égard de l'institution
à
cause de sa
lourde
ur,
de
sa
lenteur.
La démocratie prend du temps
!
Moi, je pensé que c'est
le
prix
à
payer et que ça a une très
grande
valeur
p~agogique.
Mais le danger demeure que
l
es
délégués (étudiants ou professeurs)
s'enlisent
dan
s
une vie de commission qui leur prenne temps et
énergie, et que du même
coup le
niveau
scientifique
de
l'Université
baisse. Il y a des tas de gens qui ne font plus rien depuis deux ans
parce qu'ils
sont en
commission
...
Il ne
fau
t
pas
.
.
que
.
la phase
constituante dure longtemps ; il faut qu'ml passe assez rapidement
au provisoire durable.
N'est-ce pas surtout dans le rapport même enseignant-
enseigné que les étudiants demandent un changement radi-
œl?
'
Il
y a une
demande
étudiante qui relève du mythe (le mythe
est
souvent très bon, il
rec
èle
quelque chose d'inépuisable
!),
le
mythe
se
rait
que chacun s'auto-enseigne. C'est le mythé libertaire
en matière d
'
enseignement
:
que chacun
s'enseigne
lui-même ou
par groupes et consulte l'enseignant à la façon d'un fichier. Il faut
tenir compte de ce mythe
-
conscient ou inconscient - , car il
structure la demande des plus exigeants. A l'opposé, vous avez la
demande inverse :
«
Moi
je
sais, eux
ne savent pas ; eh bien qu'ils
écoutent ; quand ils en
sauron
t
davantage,
ils
pourront di,re quelque
chose .
.,
Or, il faut admettre dès le début que celui qui
sait
moins
ou qui
sai
t
autre chose a
quelque
chose
à
dire. ll faut donc arbi-
trer entre deux requêtes ou deux préjugés opposés.
Pensez-vous que les professeurs soient prêts
à
cette
remi
se
en question d'eux-mêmes ?
Ils n'y sont pas toujours prêts, d'abord parce qu'ils
smlt
en train
de vivre
un méti
e
r
tout
à
fait différent
de
celui qu'ils
.
avaient
136
PAUL RICŒUR
choisi.
Nous, nous sommes nés dans les livres. Il
y
a
vingt
ans,
l'enseignement était
plus
agréable,
moins dévorant, il
y
avait beau-
coup
plus de temps pour les travaux personnels, la
préparation
de
l
'enseignement...
Maintenant ce
serait donc
désagréable?
Sans être catcheurs il faut en tous les
cas
être prêts pour des
situations
conflictuelles ! Mais je
veux
dire qu'on était alors moins
exposés ;
maintenant c'est
plus
difficile
: on est
quand même
dans l'institution la
plus
troublée,
en
pleine
crise. Nous
avions
cru
entrer
dans une institution où il
y
avait
place pour
la
réflexion,
pour
le
travail personnel, nous sommes maintenant dans une institution
qui
est en
révolution permanente.
L'intellectuel,
maintenant, dans
l'Université, n'est
plus seulement
un intellectuel, c'est un homme
de
relations sociales, et
de relations
sociales
difficiles.
Au point
même
où la
relation soçiale
est en pleine fusion.
Vous
disiez tout
à
l'heure que
le professeur
allait
cesser
d'être
livresque,
n'est-ce pas
le cas
de l'Université
tout
entière qui veut cesser d'être
à
l'écart
?
C'est
vrai
et
c'est ce que demande le grand nombre.
Mais
il
serait
extrêmement dangereux que le niveau
scientifique
baisse. De
cela,
le public ne
se rend
pas compte. On dit
:
«
Voilà l'Université
qui sort
de l'abstraction
!
enfin ils se
mettent au
niveau de
la
société
!
~
Mais notre fonction
est
aussi de produire des
œuvres
durables,
qui demandent
l
oisir,
retraite,
réflexion, concentration,
temps passé dans
les
bibliothèques...
Les choses changent vite. En
cinq
ans une discipline
change
profondément, on est
vite
hors de
la course.
TI
ne
faudrait
pas que nous
soyons
collectivement hors
de la course.
Croyez-vous
que les professeurs doivent conserver
ce
qu'on
appelle l'autorité?
L'autorité, c'est
celle qu'on acquiert par
sa
capacité de
commu-
niquer une connaissance
et
par la qualité des relations qu'on a
avec
les autres.
L'autorité, ce
n'est pas quelque chose qu'on reven-
dique
,
c'est quelque chose que l'on conquiert par sa façon d'être ...
137
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
Certains
professeurs pensent
que
les examens
·
pourraient
être supprimés parce
que
d
'
eux-mêmes les
étudiants qui
travaillent
n'ont pas
besoin d'être contrôlés pour
travailler
et s
uivre les
cours.
Le croyez-vous
?
1
J'ai
peur que la contrepartie à longue échéance,
:
ce
soit
la
sélection. On
peut très bien admettre que l'on ne contrôle plus
personne une fois qu'on
est entré
à
l'Université.
Mais
alors je
doute fort qu'on puisse
admettre
tout le monde
à
l'Université ...
Certains, que cela
n'intéresse pas
ou
qui ne
s.uivent
pas,
partiraient peut-être d'eux-mêmes?
Nous
ne
pouvons
nous livrer ainsi
à
l'orientation
«
sauvage
>
de
s
étudiants.
n
dépend de la nation de dire
quelle
part du
.
budget national, quelle fraction du produit national
brut elle consent
à mettre
au
service
de l'éducation nationale.
Le
choix e
s
t un choix
politique.
A
partir de cette enveloppe, il faut orienter
·
les grands
·
flux : sciences,
droit, lettres
,
médecine,
etc.
C'est encore un choix
politique.
n
est peu
probable que les motivations individuelles des
étudiants
rejoignent
spontanément ce
qui devrait
être
une
orientation
rationnelle.
·
La
motivation
·
de l'examen vous paraît indispensable?
Je crois que lorsqu'il y
a des
programmes
plus
varies
,
que les
étudiants ont contribué
à
~
choisir, ceux-ci sont mieux
·
motivés
et
travaillent beaucoup plus indépendamment
des examens.
Dans certaines
unités
où cela s'est
effectivement
passé
comme
cela,
sans examens,
les
professeurs semblent
dire
que
leurs étucJ-iants ont beaucoup
travaillé.
·
Mais
il
faut
t
e
nir
compte
du
phénomène
inverse
.
Un sociologue
américain faisait
remarquer que l'Université d'aujourd'hui est une
fonction du
loisir plus
que
de la science,
en
ce
sens
que la
société
technologique
avancée
est
capable de dégager du loi
s
ir pour la
classe
d'âge
des
adolescents
et
de la première jeune
sse:
La
nation
va
-
t-elle
payer
à
sa
jeunesse trois ou quatre
ans
de
',
loisir
sans
exercer de
contrôle
?
La suppression
des examens
libérer~it
peut-être
une
motivation
meilleure, mais elle ferait aussi apparaître l'absence
138
PAUL RICŒUR
de
motivation d'un grand nombre : on peut très bien passer quatre
ans en
simple
amateur
.
Est-ce dans les projets
·
d'une nation indus-
trialisée de
se
payer ça, et quel
en
est le coût
?
C'est un peu comme
la
santé,
est-ce qu'on peut donner un rein artificiel
à
tous ceux
qui en ont besoin
?
On peut aussi
se
demander si ce ne serait pas, à la
longue, plus rentable
?
A condition de ne pas violer certaines autres lois que nous connais-
sons
d'ailleurs mal, qui concernent la
c~;oissance
de l'institution.
Le
débat sur la sélection reste abstrait, tant qu'on ne pose pas le
problème en termes de croissance
contrôlée,
ce qui implique que
tout n'est pas possible à la fois. On ne peut pas faire deux fois
plus vite des professeurs, même
si
on prend deux fois plus d'étu-
diants et qu'on les met dans des baraques
.
Voilà ce qu'il faut
étudier de près : quel
est
le taux de croissance d'une institution
comme celle-là pour qu'elle soit viable, concernant la construction,
la formation des maîtres, l'organisation des études, la
viabilité
des
relations enseignant-enseigné
?
Ne
peut-on
imaginer que les étudiants de
seconde
année
enseignent, par exemple, ceux de premiè
r
e, que ceux de
troisième enseignent ceux
de seconde,
que des professeurs
naissent
à
l'intérieur même de l'Université?
Vous avez
employé
le mot, on peut
«
imaginer
»
..•
L'imagina
-
tion ne tient pas lieu de projet rationnel touchant ce que je viens
d'appeler la croissance contrôlée.
Y
a-t-il
une prospective de l'Université?
Elle
est
très en retard
.
Nous
souffrons
d'un manque d'information
sur notre propre institution. Bien des débats idéologiques souffrent
de ce manque.
Après avoir vu plusieurs professeurs, leur avoir parlé, il
nous a
semblé
que les changements qui viennent d'avoir
lieu dans l'Université ont
été
faits sous la poussée des
étudiants. Même
si
les professeu
r
s
étaient
conscients,
139
LES
PROFESSEURS
POUR QUOI
FAIRE?
l
même s'ils
avaient analysé le mal, les manques, rien
n'aurait
été
fait sans le
soulèvement étudiant
...
Ça ne me choque pas
!
Les
demandes de réformes venant du corps
enseignant n'ont pas été entendues pendant
vingt
ans, concernant
les constructions, le caractère archaïque de la
construction
des car-
rières, le
système
des thèses...
·
·
V os demandes
polies n'ont pas
abouti aux résultats
que
la force a arrachés
?
Ils
auraient eu
raison
?
Personne
n'a le
droit de dire
ça
pour
l'instant.
lls
auront
eu
raison
si
nous réussissons à bâtir
une
institution qui
vaille
mieux
que la précédente. Les révolutions,
il
faut regarder leurs résultats
et
pas
seulement
leurs buts... C'est pourquoi je
vous
disais au
début : allons jusqu'au bout de la loi, mettons en
place
toutes
les institutions
qu'elle a prévues, constituons une
pratique
nouvelle
et puis on jugera. Pour l'instant, c'est un pari que nous faisons,
que moi je fais
sur
ces institutions.
Je
dis à mes collègues,
à
tout
le
monde :
il
faut
sans
esprit de retour nous engager.
·
dans cette
voie-là.
Cette
voie vous paraît-elle avoir
le
maximum de
chances
de son
côté?
Je ne connais pas d'autres
solutions.
On ne
peut
p~s
revenir
à
l'Université antérieure et
je
ne connais pas d'autres projets plus
cohérents que
la
loi
d'orientation.
Etes-vous content
d'être
à
la
place
où vous êfes?
Je ne me pose pas la
.
question: une fois qu'on a
entrepris
quel-
que chose,
on
doit dire comme les enfants
:
<s:
il faut' le faire
l)
.
n
faut traverser la forêt...
Quels rapports avez-vous
ave~
les étudiants
?
Il ne faut pas
se
laisser abuser par
l'agitation
extérieure
à
l'ensei-
gnement
proprement dit.
Ce
qui
compte, c'est ce qui
se
passe
dans les cours.
Enseignez-vous toujours de la même façon
?
Cela a beaucoup changé. Une place beaucoup plus grande
est
accordée aux
séminaires ...
Mais vous
savez,
je ne
sais
paS
si
·
d'autres
140
PAUL RICŒUR
de mes collègues vous l'ont dit, ce
à quoi on se heurte
.
en premier
lieu, ça n'est pas à la contestation, c'est
à l'inertie
!
J'ai l'impression
que
si
certains ont
c
pris la parole
~.
une
grande
masse
s'en
est
privée,
sans savoir
comment la reprendre.
Le
Français
manque
d'éducation civique. TI oscille
sans cesse entre
l'anarchie
et
le
goût
du
maître. Sommes-nous démocrates? Avons-nous une idée de ce
qu'est
l
'esprit
de
la
discussion qui n'empêche pas la décision? Je
crains
que
l'Université soit
le
siège
d'expériences multiples
et
con-
tradic
toir
es,
allant des plus
anarchisantes
aux plus
autoritaires,
et
très
difficiles
à
arbitrer, à totaliser au
sein
d'une unique institu-
tion.
La cohérence de l'Université française est en question actuelle-
ment, au plan
institutionnel,
pédagogique et
scientifique.
N'est-ce
pas trop
uniformisé,
trop étatisé?
Ne peut-on
créer des
îlots, de
petits groupes universitaires qui corres-
pondraient
à
des
besoins
différents ?
Tant que nous n'aurons pas mis en place la nouvelle
Université
,
nous n'aurons pas résolu
ce
problème. Dans la phase actuelle,
c'est
-
à-dire en
octobre 1969, nous avons à la
fois
des phéno-
mènes de
balkanisation à
la base et de bureaucratisation au
som-
met.
Le ministère n'a jamais
été
aussi interventionniste,
précisé-
ment parce que les organes moyens de décision ne sont pas en
place. Les
facultés sont
désormais des institutions trop faibles, les
U .E.R.
sont
des institutions trop petites.
Discutez-vous
de ça avec
les
étudiants ?
Oui, mais peu
sont sensibles à
l'aspect institutionnel. ils
s'en
font
un monstre : administration
=
bureaucratisation
=
police. Alors
qu'une institution c'est un organisme
vivant,
qui obéit
à
des lois de
croissance qui
se vengent si on les viole. C'est
un des points
sur
lesquels
notre éducation en France
est quasiment nulle :
appelez
ça
civisme
ou
comme vous
voulez ;
il
y
a une méconnaissance totale du
jeu de l'institution.
On
a
toujours
l'impression qu'on est
impuissant devant
l'institution
...
C'est nous l'institution,
c'est ce
que nous
faisons
!
141
LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE?
Cette ignorance commence très tôt
...
C'était le problème de Rousseau dans le Contrat
social
: com-
ment faire pour que l'institution
soit
l'expression de notre
volonté
au
lieu
d'être
notre
ennemi
?
Comment
faire pour que la volonté
de l'institution
soit
l'expression de ma volonté, pour que je m'y
retrouve ... ? Cela
exige
tout un art de la délégation.
C'est ça
la
démocratie, la démocratie directe est une
farce
!
Toute
la démo-
cratie consiste dans le jeu des institutions
intermédia~es,
de leur
renouvellement, du contrôle par
la
base en même temps de l'ini-
tiative et de la responsabilité de ceux qui
sont
délégrlés au pou-
voir. Les
Français sont
très peu doués dans ce dom4ine.
Déjà,
à
l'école communale, les
enfants
ne sont jamais
appelés
à
gérer
quoi que
ce
soit ...
On
pourrait par exemple leur confier des petits clubs dont
ils
auraient la charge. lls pourraient organiser eux-mêmes des
séances
de discussion, et
se
porter
garants
de la tenue des réûnions...
En
effet, cela
s'apprend
très tôt.
Octobre 1969.
Depuis qu'il nous a accordé cet entretien, le doyen Paul Ricœur a été
l'objet, de la part des étudiants, de
menaces,
de
séquestration (le 23
janvier
1970), de coups et injures
(il
a été coiffé d'une poubelle dans le6 oo
.
uloirs de
la
faculté
des
Lettres de Nanterre le 26
janvier),
à la suite de quoi
il
a
dépOIIé une plainte contre X pour menaces,
insultes
et
voies
.
de fait.
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11IIA254 L'institution vivante
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Note éditoriale
Ce texte est un entretien accordé en octobre 1969 par Ricœur à M. Chapsal et M. Manceaux, publié dans Les professeurs pour quoi faire ? Dans cet ouvrage, des intellectuels venus de diverses disciplines sont appelés à se prononcer sur Mai 68, deux ans ...
Pour lui, Mai 68 est le résultat du « gigantisme » qui frappe l’Université, même si la massification de l’enseignement supérieur ne saurait constituer une raison unique. Le recul des convictions libérales et, conjointement, la radicalisation des tend...
Tout en reconnaissant les bienfaits des mouvements et de la position naturellement critique de l’Université vis-à-vis du pouvoir, Ricœur n’a pas honte de se dire « défenseur du pouvoir établi » (134) si l’on entend par là appartenir à la fonction pub...
Dans ce texte, Paul Ricœur s’érige contre un certain angélisme estudiantin, qui veut, par exemple, supprimer le professorat ou les examens. Il craint en effet « que la contrepartie à longue échéance, ce soit la sélection » (138). Cinquante ans plus t...
(M. Cassan, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : Dans cet entretien, Ricœur revient sur les difficultés qu’il a rencontrées comme Doyen de l’Université face aux mouvements insurrectionnels des étudiants, désireux de rompre la verticalité de l’enseignement, et se livre avec mesure à une phil...
Mots-clés : Mai 68 ; Université ; Institution ; Pouvoir ; Dialogue.
Hegel auho Note éditoriale Ce texte est un entretien accordé en octobre 1969 par Ricœur à M. Chapsal et M. Manceaux, publié dans Les professeurs pour quoi faire ? Dans cet ouvrage, des intellectuels venus de diverses disciplines sont appelés à se prononcer sur Mai 68, deux ans après le lancement du mouvement. C’est l’occasion pour Ricœur, l’un des rares réformistes de son temps, de rappeler son soutien aux étudiants, mais aussi ses réserves et les raisons de son attachement indéfectible à l’institution. Quand il répond à cet entretien, Ricœur est à Nanterre depuis quatre ans. Il a été nommé Doyen de l’Université quelques mois plus tôt. Pour lui, Mai 68 est le résultat du « gigantisme » qui frappe l’Université, même si la massification de L’institution vivante est ce que nous en faisons [entretien avec P. Ricœur, Nanterre 1969] IIA254, in Les professeurs pour quoi ? (L’Histoire immédiate). Éd. par M. Chapsal et M. Manceaux, Seuil, 1970, 127-142. © Fonds Ricœur l’enseignement supérieur ne saurait constituer une raison unique. Le recul des convictions libérales et, conjointement, la radicalisation des tendances anarchistes (les « prédélinquants » (129) qui refusent tout bonnement l’idée d’autorité) figurent pour bonne part dans l’essor du mouvement. On sait combien Ricœur craint le dogmatisme. Même s’il ne le dit pas en ces termes, c’est bien l’absence de conflit des interprétations qu’il condamne ici, quand il regrette qu’il n’y ait pas eu de « jeu réglé entre ceux qui ont le sens de l’institution, les réformistes et ceux qui ont le sens de l’imagination, qu’on appelle révolutionnaires » (130). Or, sans ce compromis (cf. « Pour une éthique du compromis », interview de 1991, également disponible en édition numérique), toujours balloté entre bureaucratisation et balkanisation, aucune communication n’est possible. Et si la communication, comme le défendra Habermas, est l’art de la démocratie, nous pouvons nous demander avec Ricœur : « Sommes-nous démocrates ? » Tout en reconnaissant les bienfaits des mouvements et de la position naturellement critique de l’Université vis-à-vis du pouvoir, Ricœur n’a pas honte de se dire « défenseur du pouvoir établi » (134) si l’on entend par là appartenir à la fonction publique et souhaiter qu’elle se maintienne dans une forme institutionnelle. Ce refus de céder à la tendance antiautoritaire sera constant et consacré par la publication de Soi-même comme un autre. Dans ce texte, Paul Ricœur s’érige contre un certain angélisme estudiantin, qui veut, par exemple, supprimer le professorat ou les examens. Il craint en effet « que la contrepartie à longue échéance, ce soit la sélection » (138). Cinquante ans plus tard, alors que s’est amorcée une réforme de l’Université qui consacre ladite sélection, le lecteur se retrouve à regretter la lucidité de Paul Ricœur. Il ne tient qu’à nous, rappelait-il, d’infléchir la tendance : « C’est nous l’institution, c’est ce que nous faisons ! » (141). (M. Cassan, pour le Fonds Ricœur). Résumé : Dans cet entretien, Ricœur revient sur les difficultés qu’il a rencontrées comme Doyen de l’Université face aux mouvements insurrectionnels des étudiants, désireux de rompre la verticalité de l’enseignement, et se livre avec mesure à une philosophie appliquée. Mots-clés : Mai 68 ; Université ; Institution ; Pouvoir ; Dialogue. Rubrique : Essais sur la culture et l’éducation (1952- 1985). ~ "&--6'-' Ît:: L MADELEINE CHAPSAL ' " / . : , )\ ~ MICHÈLE MANCEAUX J._)}<; . o~'· • Ra. e~a-J.- l'M.a>YNL - ~~ ~ - ~ ~--0<.. _ ~ JrvJ{v.;ti-~ · ""- ~~Vvv~~ LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE? -E~r ~ \ (A~ CA-- - _ . p;r- ,_ t/ Q_"-~~~:~~ .. . ·- . ~' ,• : : ·.. ~;.. • . '• • - ' . : -: .. • i • : · ~ .. : . ~ :' . : . . . . . . •.: :, . ... ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VI" TABLE Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 JEAN GUÉNOT Une machine à fabriquer les délinquants . . . . . . . . . . 17 SERGE DOUBROVSKY Non plus enseigner quelque chose mais enseigner quel- qu'un . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 CLAUDE CHEVALLEY Le mandarinat est cassé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 HUBERT DREYFUS Contester l'autorité, pas le savoir . · . . . . . . . . . . . . . . 75 JUDITH MILLER Le mouvement universitaire, allié du mouvement ouvrier · .... ... . ... . .. ..... .. ......... ..... . 91 FRÉDÉRIC DELOFFRE Les étudiants demandent une autorité . . . . . . . . . . . . 107 PAUL RICŒUR L'institution vivante est ce que nous en faisons 127 ANTOINE CULIOLI L'examen traditionnel est le pire des systèmes 143 MADELEINE REBÉRIOUX Avant tout une fonction critique 153 187 Paul Ricœur « L'institution vivante est ce que nous en faisons >> Paul Ricœur a été reçu à l'agrégation de philosophie en 1935. TI est l'auteur de nombreux ouvrages philo- sophiques. Depuis l'année 1968-1969 il est doyen de la facult6 des Lettres de Nanterre . Qu'arrive-t-il actuellement à l'Université? Paul Ricœur : Aucune institution n'a été frappée de gigantisme dans un temps aussi bref. Comment cela se traduit-il sur le plan des relations ensei - gants-enseignés ? D'abord par l'encombrement. La faculté des Lettres, construite pour huit mille personnes, accueille cette année plus de quinze mille étudiants. Ils seront neuf à dix mille à la faculté de Droit. C'est dire qu'on a crevé les normes de la cohabitation ... Cela n'était donc pas prévu, ni prévisible? C'est dans les trente dernières années qu'on a pris un retard considérable. Trois phénomènes ont joué de façon cumulative. Le phénomène démographique, qu'on peut considérer comme prévisible, puisqu'une génération d'étudiants s'annonce vingt ans à l'avance. Le degré de scolarisation all; niveau supérieur qui était relativement imprévisible . Nous scolarisons, en effet, dans l'enseignement supé- 127 LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE? rieur, 80 % des bacheliers ; c'est dire que la poussée sür le secon- daire égale maintenant la poussée sur le supérieur. Enfin; troisième- ment, la concentration des cadres fait que le taux de scolarisation à Paris est supérieur à ce qu'il est ailleurs, par diffusion · des modèles sociaux de réussite. Ce qui s'est passé aurait-il été uniquement un phéno- mène de masse ? Non, je ne le crois pas. Je suis même très réservé sur cette interprétation ; je connais assez bien l'Université améric , aine où les étudiants sont au large et où pourtant se produisent des phénomènes d'une violence extrême. Le phénomène de masse est seulement une cause qui s ' ajoute à d'autres ... Personnellement, aviez-vous prévu ce qui a éclaté en mai? Personne ne l'a prévu. Moi non plus. J'ai même choisi de venir à Nanterre précisément parce que je croyais qûe certaines choses étaient possibles à Nanterre qui ne l'étaient pas à la Sor- bonne. Mais nous avons fait une institution plus libérale que la Sorbonne , donc plus fragile face à la contestation . Ce qUi explique pour une part que les choses aient débuté là : il était 1 plus facile à Nanterre de prendre la tour administrative, de faire des graffiti, de prendre des salles d'assaut, etc. L'institution était plus « permis- s ive ~ qu'une autre. Quand on est libéral on risque ~ de paraître répressif aux uns, et pas entièrement libéral aux autres ... Qu'est-ce que ça voudrait dire être entièrement libéral ? Je me demande plutôt si on pourra le rester même un peu ... Une institution libérale ne peut fonctionner qu'avec le consente- ment de tous ; or, ce consentement n'existe plus. Vous voulez dire dans la société ? Oui, si vous voulez ; mais surtou t dans l'Université et en milieu étudiant. Si une fraction importante d'étudiants co~sidère que l'Université est un champ de manœuvres pour une stratégie révolu- tionnaire, dès lors l'Université ne peut plus fonctionner selon les normes libérale s . Il ne reste plus qu'à vivre d ' expédi~nts, à u se r 128 PAUL RICŒUR de flair, de prudence et d'humour, en tâchant de ne pas devenir des flics, lors même qu'on voudrait nous y contraindre . Est-il exact que vous ayez un pou r centage d ' étudiants qui ne veut pas qu'il y ait d'Univ e rsiû du tout? Oui, ça c'est un fait nouveau . On recouvre trois choses diffé- rentes par le mot de « contestataire ~ . Vous avez ceux qui ont une pe nsée politique extrêmement ferme, pour qui l'Université est le point faible du système ; pour ceux-là il ne faut pas qu'elle se rétablisse, qu'elle retrouve un ordre, pour qu'elle reste une sorte de brûlot dans la société. Sont-ils nombr eux ? C'est tr ès élastique. Ça dépend des moments. Deuxi è mement, vous avez de s gens qui n'ont pas de stratégie politique lointaine, mais des objectifs immédiats : ce sont des spontanéistes, qui rel è vent d'une idéologie plus anarchisante que maoï ste ou trotskyste. Et puis vous avez de véritables prédélinquants, pur eme nt et simplement. Ainsi, sous le nom de contestataires, on mêle trois choses tout à fait différentes : ceux qui ont une stratégie révolutionnaire qui souvent e s t très élaborée. Ceux pour qui le d éso rdre c'est la fête. Et puis vous avez ceux qui, s i je puis dire, répandent leurs pulsions. N' ave z -vous pas le se ntim ent que prédélinquant est un mot un peu fort ? Je ne crois pas que l e mot soit trop fort pour d es gens qui se comportent, par exemple, en s imples pyromanes! Je rends même justice aux révolutionnaire s en di san t que ces gens-là n'ont rien à voir avec eux. Malheureusement l'université est le se ul e ndroit où l'on peut commettre impunément des délits qui seraie nt sanctionnés partout ailleurs . .. Par exemple dans une gare, aux P . & T., dans une usine, n'importe où. L'année derni è r e, quand vous avez accepté cette fonction d'être le doyen de la faculté des Lettre s, quel était votre espoir ? Où alliez - vous ? Eh bien j'ai une idéologie, ou une mythologie , comme vous vou- drez, que j'ai plusieurs fois exprimée, à savoir que les institutions 129 9 LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE? . nouvelles doivent être provisoires et révisibles et repo ~ er sur un jeu réglé entre ceux qui ont le sens de l'institution, les réformi s te s, et ceux qui ont le sens de l'imagination, qu ' on appelle révolution- naires. Tant qu ' il demeure une dialectique entre réf ~ rmistes et révolutionnaires, l'institution reste mobile et progressive. Mais le jour où les révo l utionnaires deviennent des marginaux ; 1 voire de s asociaux , et où, d ' autre part, les réformistes deviennent de s techno- crates, des bureaucrates, alors le jeu est arrêté. · Comment envisagez-vous votr e action pour cette anné e ? TI faut pour s uivre l'activité institutionnelle, afin que ~U niversité entre sans ré serve dans les in s titutions prévues par la loi Faure. D'autre part, il faut con s tamment se ~ débureaucrati ser » en créant toute sorte de relations souples avec les mouvem e nts spon- tanés . A mon sens cela doit se faire par un jeu entre, d'une part, les conseils qui repré se ntent la légalité et, d'autre part , , des com- missions qui s'adjoignent des groupements pas sage rs, mais selon une procédure et des do s ages précis .. . Comme cela se pas se - t-il dans les faits. Vous recevez tous ceux qui se présentent ? Tout le temp s! Mon bureau est ouvert à tous ... Que demandent les étudiants d'aujourd'hui? , Le milieu étudiant est de moins en moins cohérent. • Cela crée un problème pour le milieu étudiant lui-même. Qu e lle est la demande de l'étudiant ? Au fond, personne ne le sait ; c ' est Ùn monde immen s e, sept cent mille étudiants ! Les activi s te s politiques sont une minorité tr ès faible, qu ' il s soient de droite, de ~a uche ou d'extrême-gauche. Le problème de leur audience est pour eux- mêmes extrêmement difficile. La majorité des étudiants ont d es buts essentiellement profe ss ionnels et ils attendent de nous un équi- pement intellectuel qui leur confère une fonction, un ~ôle social. Cette masse est jusqu'à présent passive à l'égard des activités de toute espèce, mais il n'est pas du t o ut certain qu 'ell e ne se réveillera pas et que son réveil ne produira pas des phénomènes poujadiste s, par exemple une restauration de formes très autoritaires d'enseigne- ment à l'égard desquels ces étudiants se comporteront en consom- 130 PAUL RICŒUR mateurs. Il y a eu déjà des signes : des étudiants nous demandant le retour au cours traditionnel, etc ., ce qui est souvent justifié dans la mesure où il y a eu un abandon excessif du didactisme - mais c'est aussi parfois une forme de reflux par rapport à la poussée révolutionnaire sur le plan de la pédagogie. En présence de ces forces contraires, mon rôle est d'arbitrage et de pondération, afin que l'acquis de mai continue à irriguer les institutions nouvelles et qu'elles ne soient pas la proie de ces effets de réaction et de revanche . Qu'entendez-vous par l'acquis de mai? D'abord l'entrée - à mon sens irréversible - des étudiants dans tous les conseils. Deuxièmement, la refonte de notre système de contrôle des connaissances, et, troisièmement, un nouveau type de relation enseignant-en se igné. Quel nouveau type ? Cette relation est initialement inégalitaire, puisqu'il y en a un qui sait plus et l'autre qui sait moins ou qui sait autre chose. Cette relation n'est pas favorable , au départ. Le problème est donc d ' introduire le plus de réciprocité possible dans une relation inégale . Le moyen institutionnel est de soumettre à une discussion paritaire le détail du curriculum, la pédagogie et les modalités de contrôle des connaissances. La loi d'orientation vous donne-t-elle satisfaction ? Nous ne pouvons pas encore la juger. Nous n'avons que des réalisations partielles et, parce que partielles, soumises à de dan- gereuses distorsions. Le premier étage n'est pas achevé : les U.E.R. ont rarement des statuts acceptés ; le deuxième étage, celui des universités pluridi s ciplinaires , est en pleine construction. Quant au troisième étage, le conseil national des Universités, il n'est pas du tout en vue. Par conséquent, la pyramide est tronquée. La pyramide étant tronquée, des phénomènes de balkanisation se développent : les U,E.R. non seulement se mettent en position d'autonomie, mais souvent se · fragmentent et deviennent des fiefs ; elles instituent des pratiques divergentes dans la façon de distribuer les enseigne- ments, d ' évaluer les unités de valeur ... TI en est de même d'université 131 LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE? à université. A la limite un étudiant ne pourra plus passer d'une faculté à l'autre, le genre d'unit és acquis dans un établissement étant intraduisible dans le système d'un autre : cette évolution est extrêmement' dangereuse. N'est-ce pas ce qui se passe en Amérique? Les Etats-Unis sont partis sur une autre hypothèse; à savoir que les universités sont concurrentielles et qu'elles donn ent leurs propres titres. Nous, nous donnons des titres nationaux. · Le système américain ne comporte-t-il pas des éléments qu'on pourrait adopter? Un système ne peut se réformer que selon son propre génie. Le système français est i ssu d'une autre histoire liée à la conquête de la laïcité par l'Etat ; il en est résulté un système étatique d'ensei- gnement. Adopter le système américain serait renoncer à un certain nombre de choses tout à fait fondamentales. .. Lesquelles ? La valeur nationale des titres. Si nous avons un titre de Paris, un titre de Dijon, un titre de Bordeaux, il s'établira · ulJ.e éèhelle clandestine ou semi -publique des titres publics. Vous aurez une cote. Maintenant aussi on a une cote. Oui, mais un étudiant est licencié, qu'il soit licencié de Paris, de Bordeaux ou de Dijon. Cette unité est-elle importante ? A mon sens elle est capitale. Si on affaiblit la fonctiqn sociale des examens, on renforce tous les autr~s critères, essen~ellement les critères économiques. Si nos examens ne valent rien, ou si leur valeur est douteuse, il en résultera que les entreprises ou les admi- nistrations recruteront selon leurs critères propres ; et , ainsi on renforcera les critères capitalistes, les critères · de fortune: .. Ne peut-on imaginer qu'une entreprise privée en8,age quel- 132 PAUL RICŒUR qu'un parce qu'il a la valeur d'un polytechnicien même s'il n'en a pas le diplôme ? Si nos examens sont disqualifiés, les entreprises auront recours à des critères sociaux, de relations personnelles par exemple. En tout cas, tout ce qui tendra à faire de la fausse monnaie affaiblira l'Université. Si l'Université ne qualifie pas pour l'emploi elle perdra le rôle de promotion sociale qu'elle avait au XIX" siècle. · Il est étrange de vous entendre parler ainsi de « quali- fication pour l'emploi ~. Le rôle de l'Université n'était-il pas de transmettre une culture ; un savoir , sans songer à l'usage mercantile qu'on pouvait en faire? Je suis bien d'accord que c'est là l'autre pôle; l'Université doit tenir compte des deux exigences : d'une part elle exprime l'état du savoir dans une discipline donnée ; elle a alors une fonction criti- que et, à la limite, discordante par rapport à la société ; d'autre part, elle se règle sur la grille sociale des rôles professionnels. li faut sans cesse établir une balance entre les deux exigences. L'une qui, à la limite, ferait des universités une institution totalement désintéressée par rapport à la fonction sociale et l'autre qui en ferait des écoles professionnelles. On ne peut aller ni à un pôle ni à l'autre : si on va seulement au premier, on fournit des savants et des chômeurs ; si on va seulement à l'autre, on se borne à adapter des individus et l'Université n'est plus qu'un rouage de la production. La fonction de l'Université c'est, je crois, d'exercer ·.m arbitrage entre ces deux exigences. Est-ce une définition nouvelle ? C'est le résultat du passage à une institution de masse. L'Uni - versité qui était le produit de la connaissance et de la science, au XVIue siècle, est devenue maintenant une agence sociale ; il faut pourtant qu'elle garde son premier rôle. Que pensez-vous de la politique à l'Université ? La question a deux sens : d'une part, la politisation de l'enseigne- ment, qui est une chose ; d'autre part, l'action politique qui se déroule dans les locaux universitaires. Pour le second point, je 133 LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE ? n'y vois aucun inconvénient, si cette activité est nettement distincte de l'enseignement , et si le niveau de discussion y est bon. Question d'appréciation ... Quant à la politisation de l'enseignement, j'y résiste · de toutes mes forces, l'Université est perdue si, par exemple, les professeurs so nt choisis sur des critères politiques. Nous avons mis . des siècles à nous dégager de l'emprise des idéologies dominantes , il ne faut pas revenir en arrière. Je crois que l'Occident - je ne. parle pas pour les autres pays, le tiers monde, la Russie ou la Chine - je crois que l'Occident a fait depuis, disons la fin du Moyen Age, une expérience de pluralisme intellectuel qui ne lui permet pas d e revenir en arrière. La Renaissance, la Réforme, le s Lumières; la Révolution française, les révolutions du XIX" siècle, nous ont initiés à un régime intellectuel qui exclut tout à fait le contrôle du travail intellectuel par les idéologies dominantes. Sur ce point, je revendique d'être appelé libéral. Lorsqu'on vous dit que vous êtes le défenseur du pouvoir établi, que pensez-vous de cet argument ? Je l'examine. Il doit comporter du vrai. D'abord parce que l'Uni- versité fait partie de la fonction publique et celle-ci de la société globale ; elle n'est donc pas un corps étranger et reflèt~ certaine- ment de s rapports de force. D'autre part, je crois que l'Univer- s ité a toujours été une institution discordante. Elle l'était déjà au Moyen Age, elle l'a toujour s été. Précisément parce qu'elle est le point critique de la société. Par conséquent il n'est pas vrai que l'Université soit purement et simplement l'expression du pouvoir. C'est même la seule institution où une critique du poÙvoir peut être exercée de manière régulière. Quelles sont vos critiques de la structure actuelle de l'Université ? E n ce qui concerne le quotidien, l'Université est so us-admi- nistrée ... S'il y avait encore plus de bureaucrates, cela ne signifierait- il pas bureaucratisation ? Mais non , la bureaucratisation est un fait de sous-administration. 134 PAUL RICŒUR Par exemple, nous avons donné un certain pouvoir à de nouvelles entités, les unités d'enseignement et de recherche. Mais elles man- quent d'un véritab l e secrétariat, c'est en état de sous-administration que les bureaucrates sont dangereux. C'est une illusion du public de confondre administration et bureaucratisation. Nous touchons là à un problème de crédits ; à mon sens on pourrait reprocher à la réforme en cours de n'a v oir pas reçu les moyens financiers de sa réus s ite. Alors, si vous aviez plus de crédits ... Je ne dis pas que cela suffirait. Il faut, comme je vous l'ai dit, all er ju s qu'au bout de la loi, c'est-à-dire mettre en place les nou- velles institutions ; et vite. Or, nous avon s perdu un an par rapport au programme de la loi. Mettre en place le premier niveau , sans avoir mis en plac e le deuxième et le troisième, c ' est favoriser la dislocation de l'Université. L'Univ e r s it é est menacée de di sloca - tio n. Je me bats en vain pour qu'on fasse rapidement l'univer sité de Paris-Ouest, sans attendre la Sorbonne, sans attendre la faculté de Droit ou la faculté de Médecine de Paris. Contre qui vous battez-vous ? Contre l'inertie, contre la lenteur, contre les réticences, . aussi contre les habitude s : nou s savons ce qu 'est une faculté de Lettres, une faculté de Droit, mais nous ne savons pas ce qu'e st une faculté pluridisciplinaire. Alors il faut faire des sacrifices d 'indé- pendance. Ce n'est pas facile à faire. C'est ce qu e vous élaborez en ce mom e nt ? Je voudrais que le conseil constitutif soi t nommé et se mett e au travail. Je voudrais qu'il y ait à Paris une université nouvelle qui fonctionne. Dans ce conseil, y aura-t-il des étudiants ? Oui, autant que d 'e nseignants. Une fois cette université nouvelle en place , pensez- 135 LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE? vous que les étudiants l'accepteront, que le~ esprits se calmeront? C'est un pari. Deux dangers nous menacent: ou bien ~a n'intéres- sera pas du tout les étudiants qui diront « c'est du réformisme "» - ou bien (et je me demande si ça n'est pas un danger <p lus grand que le premier que le public voit seul) il se produira une désaf- fection à l'égard de l'institution à cause de sa lourde ur, de sa lenteur. La démocratie prend du temps ! Moi, je pensé que c'est le prix à payer et que ça a une très grande valeur p~agogique. Mais le danger demeure que l es délégués (étudiants ou professeurs) s'enlisent dan s une vie de commission qui leur prenne temps et énergie, et que du même coup le niveau scientifique de l'Université baisse. Il y a des tas de gens qui ne font plus rien depuis deux ans parce qu'ils sont en commission ... Il ne fau t pas . . que . la phase constituante dure longtemps ; il faut qu'ml passe assez rapidement au provisoire durable. N'est-ce pas surtout dans le rapport même enseignant- enseigné que les étudiants demandent un changement radi- œl? ' Il y a une demande étudiante qui relève du mythe (le mythe est souvent très bon, il rec èle quelque chose d'inépuisable !), le mythe se rait que chacun s'auto-enseigne. C'est le mythé libertaire en matière d ' enseignement : que chacun s'enseigne lui-même ou par groupes et consulte l'enseignant à la façon d'un fichier. Il faut tenir compte de ce mythe - conscient ou inconscient - , car il structure la demande des plus exigeants. A l'opposé, vous avez la demande inverse : « Moi je sais, eux ne savent pas ; eh bien qu'ils écoutent ; quand ils en sauron t davantage, ils pourront di,re quelque chose . ., Or, il faut admettre dès le début que celui qui sait moins ou qui sai t autre chose a quelque chose à dire. ll faut donc arbi- trer entre deux requêtes ou deux préjugés opposés. Pensez-vous que les professeurs soient prêts à cette remi se en question d'eux-mêmes ? Ils n'y sont pas toujours prêts, d'abord parce qu'ils smlt en train de vivre un méti e r tout à fait différent de celui qu'ils . avaient 136 PAUL RICŒUR choisi. Nous, nous sommes nés dans les livres. Il y a vingt ans, l'enseignement était plus agréable, moins dévorant, il y avait beau- coup plus de temps pour les travaux personnels, la préparation de l 'enseignement... Maintenant ce serait donc désagréable? Sans être catcheurs il faut en tous les cas être prêts pour des situations conflictuelles ! Mais je veux dire qu'on était alors moins exposés ; maintenant c'est plus difficile : on est quand même dans l'institution la plus troublée, en pleine crise. Nous avions cru entrer dans une institution où il y avait place pour la réflexion, pour le travail personnel, nous sommes maintenant dans une institution qui est en révolution permanente. L'intellectuel, maintenant, dans l'Université, n'est plus seulement un intellectuel, c'est un homme de relations sociales, et de relations sociales difficiles. Au point même où la relation soçiale est en pleine fusion. Vous disiez tout à l'heure que le professeur allait cesser d'être livresque, n'est-ce pas le cas de l'Université tout entière qui veut cesser d'être à l'écart ? C'est vrai et c'est ce que demande le grand nombre. Mais il serait extrêmement dangereux que le niveau scientifique baisse. De cela, le public ne se rend pas compte. On dit : « Voilà l'Université qui sort de l'abstraction ! enfin ils se mettent au niveau de la société ! ~ Mais notre fonction est aussi de produire des œuvres durables, qui demandent l oisir, retraite, réflexion, concentration, temps passé dans les bibliothèques... Les choses changent vite. En cinq ans une discipline change profondément, on est vite hors de la course. TI ne faudrait pas que nous soyons collectivement hors de la course. Croyez-vous que les professeurs doivent conserver ce qu'on appelle l'autorité? L'autorité, c'est celle qu'on acquiert par sa capacité de commu- niquer une connaissance et par la qualité des relations qu'on a avec les autres. L'autorité, ce n'est pas quelque chose qu'on reven- dique , c'est quelque chose que l'on conquiert par sa façon d'être ... 137 LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE? Certains professeurs pensent que les examens · pourraient être supprimés parce que d ' eux-mêmes les étudiants qui travaillent n'ont pas besoin d'être contrôlés pour travailler et s uivre les cours. Le croyez-vous ? 1 J'ai peur que la contrepartie à longue échéance, : ce soit la sélection. On peut très bien admettre que l'on ne contrôle plus personne une fois qu'on est entré à l'Université. Mais alors je doute fort qu'on puisse admettre tout le monde à l'Université ... Certains, que cela n'intéresse pas ou qui ne s.uivent pas, partiraient peut-être d'eux-mêmes? Nous ne pouvons nous livrer ainsi à l'orientation « sauvage > de s étudiants. n dépend de la nation de dire quelle part du . budget national, quelle fraction du produit national brut elle consent à mettre au service de l'éducation nationale. Le choix e s t un choix politique. A partir de cette enveloppe, il faut orienter · les grands · flux : sciences, droit, lettres , médecine, etc. C'est encore un choix politique. n est peu probable que les motivations individuelles des étudiants rejoignent spontanément ce qui devrait être une orientation rationnelle. · La motivation · de l'examen vous paraît indispensable? Je crois que lorsqu'il y a des programmes plus varies , que les étudiants ont contribué à ~ choisir, ceux-ci sont mieux · motivés et travaillent beaucoup plus indépendamment des examens. Dans certaines unités où cela s'est effectivement passé comme cela, sans examens, les professeurs semblent dire que leurs étucJ-iants ont beaucoup travaillé. · Mais il faut t e nir compte du phénomène inverse . Un sociologue américain faisait remarquer que l'Université d'aujourd'hui est une fonction du loisir plus que de la science, en ce sens que la société technologique avancée est capable de dégager du loi s ir pour la classe d'âge des adolescents et de la première jeune sse: La nation va - t-elle payer à sa jeunesse trois ou quatre ans de ', loisir sans exercer de contrôle ? La suppression des examens libérer~it peut-être une motivation meilleure, mais elle ferait aussi apparaître l'absence 138 PAUL RICŒUR de motivation d'un grand nombre : on peut très bien passer quatre ans en simple amateur . Est-ce dans les projets · d'une nation indus- trialisée de se payer ça, et quel en est le coût ? C'est un peu comme la santé, est-ce qu'on peut donner un rein artificiel à tous ceux qui en ont besoin ? On peut aussi se demander si ce ne serait pas, à la longue, plus rentable ? A condition de ne pas violer certaines autres lois que nous connais- sons d'ailleurs mal, qui concernent la c~;oissance de l'institution. Le débat sur la sélection reste abstrait, tant qu'on ne pose pas le problème en termes de croissance contrôlée, ce qui implique que tout n'est pas possible à la fois. On ne peut pas faire deux fois plus vite des professeurs, même si on prend deux fois plus d'étu- diants et qu'on les met dans des baraques . Voilà ce qu'il faut étudier de près : quel est le taux de croissance d'une institution comme celle-là pour qu'elle soit viable, concernant la construction, la formation des maîtres, l'organisation des études, la viabilité des relations enseignant-enseigné ? Ne peut-on imaginer que les étudiants de seconde année enseignent, par exemple, ceux de premiè r e, que ceux de troisième enseignent ceux de seconde, que des professeurs naissent à l'intérieur même de l'Université? Vous avez employé le mot, on peut « imaginer » ..• L'imagina - tion ne tient pas lieu de projet rationnel touchant ce que je viens d'appeler la croissance contrôlée. Y a-t-il une prospective de l'Université? Elle est très en retard . Nous souffrons d'un manque d'information sur notre propre institution. Bien des débats idéologiques souffrent de ce manque. Après avoir vu plusieurs professeurs, leur avoir parlé, il nous a semblé que les changements qui viennent d'avoir lieu dans l'Université ont été faits sous la poussée des étudiants. Même si les professeu r s étaient conscients, 139 LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE? l même s'ils avaient analysé le mal, les manques, rien n'aurait été fait sans le soulèvement étudiant ... Ça ne me choque pas ! Les demandes de réformes venant du corps enseignant n'ont pas été entendues pendant vingt ans, concernant les constructions, le caractère archaïque de la construction des car- rières, le système des thèses... · · V os demandes polies n'ont pas abouti aux résultats que la force a arrachés ? Ils auraient eu raison ? Personne n'a le droit de dire ça pour l'instant. lls auront eu raison si nous réussissons à bâtir une institution qui vaille mieux que la précédente. Les révolutions, il faut regarder leurs résultats et pas seulement leurs buts... C'est pourquoi je vous disais au début : allons jusqu'au bout de la loi, mettons en place toutes les institutions qu'elle a prévues, constituons une pratique nouvelle et puis on jugera. Pour l'instant, c'est un pari que nous faisons, que moi je fais sur ces institutions. Je dis à mes collègues, à tout le monde : il faut sans esprit de retour nous engager. · dans cette voie-là. Cette voie vous paraît-elle avoir le maximum de chances de son côté? Je ne connais pas d'autres solutions. On ne peut p~s revenir à l'Université antérieure et je ne connais pas d'autres projets plus cohérents que la loi d'orientation. Etes-vous content d'être à la place où vous êfes? Je ne me pose pas la . question: une fois qu'on a entrepris quel- que chose, on doit dire comme les enfants : <s: il faut' le faire l) . n faut traverser la forêt... Quels rapports avez-vous ave~ les étudiants ? Il ne faut pas se laisser abuser par l'agitation extérieure à l'ensei- gnement proprement dit. Ce qui compte, c'est ce qui se passe dans les cours. Enseignez-vous toujours de la même façon ? Cela a beaucoup changé. Une place beaucoup plus grande est accordée aux séminaires ... Mais vous savez, je ne sais paS si · d'autres 140 PAUL RICŒUR de mes collègues vous l'ont dit, ce à quoi on se heurte . en premier lieu, ça n'est pas à la contestation, c'est à l'inertie ! J'ai l'impression que si certains ont c pris la parole ~. une grande masse s'en est privée, sans savoir comment la reprendre. Le Français manque d'éducation civique. TI oscille sans cesse entre l'anarchie et le goût du maître. Sommes-nous démocrates? Avons-nous une idée de ce qu'est l 'esprit de la discussion qui n'empêche pas la décision? Je crains que l'Université soit le siège d'expériences multiples et con- tradic toir es, allant des plus anarchisantes aux plus autoritaires, et très difficiles à arbitrer, à totaliser au sein d'une unique institu- tion. La cohérence de l'Université française est en question actuelle- ment, au plan institutionnel, pédagogique et scientifique. N'est-ce pas trop uniformisé, trop étatisé? Ne peut-on créer des îlots, de petits groupes universitaires qui corres- pondraient à des besoins différents ? Tant que nous n'aurons pas mis en place la nouvelle Université , nous n'aurons pas résolu ce problème. Dans la phase actuelle, c'est - à-dire en octobre 1969, nous avons à la fois des phéno- mènes de balkanisation à la base et de bureaucratisation au som- met. Le ministère n'a jamais été aussi interventionniste, précisé- ment parce que les organes moyens de décision ne sont pas en place. Les facultés sont désormais des institutions trop faibles, les U .E.R. sont des institutions trop petites. Discutez-vous de ça avec les étudiants ? Oui, mais peu sont sensibles à l'aspect institutionnel. ils s'en font un monstre : administration = bureaucratisation = police. Alors qu'une institution c'est un organisme vivant, qui obéit à des lois de croissance qui se vengent si on les viole. C'est un des points sur lesquels notre éducation en France est quasiment nulle : appelez ça civisme ou comme vous voulez ; il y a une méconnaissance totale du jeu de l'institution. On a toujours l'impression qu'on est impuissant devant l'institution ... C'est nous l'institution, c'est ce que nous faisons ! 141 LES PROFESSEURS POUR QUOI FAIRE? Cette ignorance commence très tôt ... C'était le problème de Rousseau dans le Contrat social : com- ment faire pour que l'institution soit l'expression de notre volonté au lieu d'être notre ennemi ? Comment faire pour que la volonté de l'institution soit l'expression de ma volonté, pour que je m'y retrouve ... ? Cela exige tout un art de la délégation. C'est ça la démocratie, la démocratie directe est une farce ! Toute la démo- cratie consiste dans le jeu des institutions intermédia~es, de leur renouvellement, du contrôle par la base en même temps de l'ini- tiative et de la responsabilité de ceux qui sont délégrlés au pou- voir. Les Français sont très peu doués dans ce dom4ine. Déjà, à l'école communale, les enfants ne sont jamais appelés à gérer quoi que ce soit ... On pourrait par exemple leur confier des petits clubs dont ils auraient la charge. lls pourraient organiser eux-mêmes des séances de discussion, et se porter garants de la tenue des réûnions... En effet, cela s'apprend très tôt. Octobre 1969. Depuis qu'il nous a accordé cet entretien, le doyen Paul Ricœur a été l'objet, de la part des étudiants, de menaces, de séquestration (le 23 janvier 1970), de coups et injures (il a été coiffé d'une poubelle dans le6 oo . uloirs de la faculté des Lettres de Nanterre le 26 janvier), à la suite de quoi il a dépOIIé une plainte contre X pour menaces, insultes et voies . de fait. 10IIA254 L'institution vivante 11IIA254 L'institution vivante 1IIA254 L'institution vivante 2IIA254 L'institution vivante - Copie 2IIA254 L'institution vivante 3IIA254 L'institution vivante - Copie 3IIA254 L'institution vivante 4IIA254 L'institution vivante - Copie 4IIA254 L'institution vivante 5IIA254 L'institution vivante - Copie 5IIA254 L'institution vivante 6IIA254 L'institution vivante - Copie 6IIA254 L'institution vivante 7IIA254 L'institution vivante - Copie 7IIA254 L'institution vivante 8IIA254 L'institution vivante - Copie 8IIA254 L'institution vivante 9IIA254 L'institution vivante ADP4A70.tmp Note éditoriale Ce texte est un entretien accordé en octobre 1969 par Ricœur à M. Chapsal et M. Manceaux, publié dans Les professeurs pour quoi faire ? Dans cet ouvrage, des intellectuels venus de diverses disciplines sont appelés à se prononcer sur Mai 68, deux ans ... Pour lui, Mai 68 est le résultat du « gigantisme » qui frappe l’Université, même si la massification de l’enseignement supérieur ne saurait constituer une raison unique. Le recul des convictions libérales et, conjointement, la radicalisation des tend... Tout en reconnaissant les bienfaits des mouvements et de la position naturellement critique de l’Université vis-à-vis du pouvoir, Ricœur n’a pas honte de se dire « défenseur du pouvoir établi » (134) si l’on entend par là appartenir à la fonction pub... Dans ce texte, Paul Ricœur s’érige contre un certain angélisme estudiantin, qui veut, par exemple, supprimer le professorat ou les examens. Il craint en effet « que la contrepartie à longue échéance, ce soit la sélection » (138). Cinquante ans plus t... (M. Cassan, pour le Fonds Ricœur). Résumé : Dans cet entretien, Ricœur revient sur les difficultés qu’il a rencontrées comme Doyen de l’Université face aux mouvements insurrectionnels des étudiants, désireux de rompre la verticalité de l’enseignement, et se livre avec mesure à une phil... Mots-clés : Mai 68 ; Université ; Institution ; Pouvoir ; Dialogue.
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IIA254 L'institution vivante est ce que nous en faisons
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Ricoeur, Paul (1913-2005), “L’institution vivante est ce que nous en faisons [entretien avec P. Ricœur, Nanterre 1969]”, 1970, IIA254. Consulté le 5 juin 2025, https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/ark:/18469/293c2
À propos
Dans cet entretien, Ricœur revient sur les difficultés qu’il a rencontrées comme Doyen de l’Université face aux mouvements insurrectionnels des étudiants, désireux de rompre la verticalité de l’enseignement, et se livre avec mesure à une philosophie appliquée.
Notice
Contributeur
Éditeur
Date de création
1970
Textes en liaison
Essais sur la culture et l’éducation (1952-1985)
Langue
fre
Type
Texte
Description physique
pp. 127-142
Sujets
Mai 68
Université
Institution
Pouvoir
Dialogue
Vedettes Rameau
Source
IIA254
Identifiant
ark:/18469/293c2
Détenteur des droits
Fonds Ricœur
Numérisation Fonds Ricœur