Responsabilité et culpabilité au plan communautaire
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Responsabilité et Culpabilité au plan communautaire soutient la thèse selon laquelle la faute individuelle, susceptible d’une punition proportionnelle aux actes effectivement commis par un individu, ne peut pas rendre compte de la dimension communautaire du mal. La notion d’une culpabilité au plan communautaire, enracinée dans la tradition biblique, est actualisée à la lumière des injustices de la société contemporaine, qui ne pourraient pas être comprises à partir des fautes de tel ou tel individu.
communautaire
IIA102, in Le Semeur, n°56/4, 1958, 3-6
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
« Responsabilité et Culpabilité au plan communautaire », publié dans la revue Le Semeur en
1958, soutient la nécessité de penser la faute au plan collectif et non pas seulement à niveau
personnel. Ricœur y souligne bien entendu l’importance du passage d’une culpabilité objective,
qui concernerait l’individu en tant qu’appartenant à un peuple ou à une filiation maudite, à une
culpabilité subjectivée, découlant des fautes effectivement commises par un sujet individuel.
Ce passage sera l’objet principal de La Symbolique du mal (1960), où la culpabilité subjective
est liée aussi à la naissance de la conscience et à l’idée même du tribunal, laquelle présuppose
qu’il y ait quelque chose à juger. Si dans le cas de la souillure le sujet participe d’une faute qui
transcende ses actions personnelles et se constitue en tant que sujet de châtiment, dans le
cas de la culpabilité personnelle, il y a une imputation pénale précédée par la conscience d’être
auteur d’un crime. Dans la modernité, le sens commun approuve l’idée que chacun doive payer
pour les fautes commises et non pas pour une condition de souillure préétablie (plutôt
ontologique que morale d’ailleurs). L’on risque ainsi, comme Ricœur le souligne, de perdre de
vue l’existence de responsabilités au plan communautaire. Bien qu’elles ne soient plus conçues
comme dans le passé prémoderne, dépendantes « des puissances supérieures, divines ou
sociales, qui ont été offensées » (3), elles signalent en même temps la présence de « formes
non-individuelles et proprement collectives du mal » (4). La question du mal communautaire
est le point où le problème philosophique du mal et l’interrogation sociologique autour des
rapports entre structure et action s’entrecroisent. Cet entrecroisement permet d’ailleurs de
donner une interprétation laïque au problème de la responsabilité au plan communautaire. En
fait, les fautes collectives, non plus établies a priori dans le cadre d’un schéma symbolique du
type pureté/impureté, ont les noms d’injustice sociale, colonialisme, guerre. Ricœur fait aussi
référence au concept de culpabilité métaphysique de Karl Jaspers (1948), « issue de la
solidarité à la fois intime et immense avec tout homme victime de tout homme » (5). Le
philosophe voit dans l’injustice sociale, le colonialisme, les crimes de guerre des manifestations
historiques de la culpabilité métaphysique, laquelle, « indivise et radicale » (6), serait à la base
de toute culpabilité individuelle, politique et sociale. C’est à ce niveau-là qu’on peut aussi
constater une certaine intégration dans ce texte de la redécouverte de la « profondeur
insondable » (6) du mal dans la tradition judéo-chrétienne avec les instances mondaines du
socialisme, chargé de « revenir vers les formes quotidiennes de la culpabilité » (6). Ce lien de
christianisme et socialisme est typiquement visible dans d’autres écrits du jeune Ricœur (cf.
Nécessité de Karl Marx, IIA4).
(Paolo Furia, pour le Fonds Ricœur)
Résumé : Responsabilité et Culpabilité au plan communautaire soutient la thèse selon laquelle
la faute individuelle, susceptible d’une punition proportionnelle aux actes effectivement
commis par un individu, ne peut pas rendre compte de la dimension communautaire du mal.
La notion d’une culpabilité au plan communautaire, enracinée dans la tradition biblique, est
actualisée à la lumière des injustices de la société contemporaine, qui ne pourraient pas être
comprises à partir des fautes de tel ou tel individu.
Mot-clés : mal, culpabilité, injustice, individu, communauté.
Rubrique : Autour d’Histoire et vérité & réflexions sociales et politiques dans le sillage du
christianisme social (1947-1967).
le -se meur
•
Sur la culpabilité
Au plan
communautaire (P. Ricceur)
Analyse psychologique
Péché et culpabilité
•
•
(J. Sarano)
(L. Simon)
•
Correspondance Alger-Paris
•
Le Togo, territoire-pilote
Foi chrétienne, éthique et politique (N. Coulet)
•
Le Congres des Grandes Ecoles
•
Cayrol, ou l'amour errant
A vous de voir
Les chroniques du mois.
4
Juin 58
56
º
année
Responsabilité
et Culpabilité
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On répete volontiers, avec la sociologie du début
du siecle, que la conquête de la responsabilité indi
viduelle est la plus grande victoire de la conscience
moràle ; cela est vrai ; car cette acquisition, c'est
celle de toute punition juste. Seule une punition
juste peut frapper l'auteur, le coupable, donc un
individu bien discerné du groupe et titulaire de
l'acte incriminé.
Cette conquête est le fruit d'une révolution pro
fonde qui a affecté les rapports entre responsabilité
et punition ; tant que la responsabilité n'est pas
nettement individualisée, la punition n'est pas me
surée par la méchanceté personnelle de l'auteur,
telle qu'elle s'est exprimée et cristallisée dans
l'infraction ; elle manifeste seulement la colere des
puissances supérieures, divines ou sociales, qui ont
été offensées ; aussi n'importe qui peut être puni,
même un fou, même un enfant, même un animal,
même un rocher ; l'important c'est que quelqu'un
soit puni, pour apaiser, réparer, payer. En s'indivi
dualisant la peine se relie :i la faute, en devient à
la fois la manifestation et la suite ; elle atteint le
coupable lui-même.
Cette conquête n'est pas étrangere à la conscience
religieuse ; si en Grece elle s'est faite aux dépens
du vieux droit sacré et familiai, et a été marquée
par l'institution de nouveaux tribunaux, la:iques et
publics en Israel, cette révolution s'est déroulée au
oceur même de la vie religieuse ; c'est principale
ment pendant l'exil que c'est développée à la fois
une forme personnelle de !a piété et la conviction
que chacun doit payer pour ses fautes, que les fils
ne peuvent pas être châtiés pour leurs peres, que
la faute est personnelle et la punition aussi; Cette
découverte n'est d'ailleurs 1,as venue sans une crise
profonde de la foi, car elle remettait par ailleurs en .
question quelques autres convictions tenaces, entre
autres concernant le caractere rétributif de la souf
france ; si la punition juste est celle qui frappe le
coupable à la mesure de sa faute, les souffrances et
les malheurs de cette vie expriment rarement cette
mesure et ne peuvent plus prendre une signifi-
plan
communautaire
par Paul Ricceur
cation pénale. Quand la punition devient raisonna
ble et proportionnée, la souffrance, qui ne l'est pas,
devient absurde. Ainsi· avec le recul de la responsa
bilité collective et la promotion de la responsabilité
individuelle sont nées conjointement l'exigence
d'une punition juste et l'énigme de la souffrance
injuste ; Job est le témoin de ce drame centré sur
la figure du « juste souffrant ».
•
Cependant ce n'est pas cette contrepartie qui
nous intéresse, mais une autre contrepartie.
En effet la vieille idée, mise en déroute, de la
responsabilité collective ne contenait pas seulement
une croyance archa:ique, destinée à être abolie par
l'affirmation nouvelle de la responsabilité indivi
duelle ; elle contenait aussi une profonde vérité,
menacée d'être perdue. Cette vérité, l'idée juive du
péché en gardait le secret : loin de se réduire au
sentimrnt de culpabilité, c'est-à-dire à la conscience
subjective d'être coupable, cette idée exprimait
plutôt la situation véritable de l'homme devant
Dieu, par delà toute conscience effective ; ce réa
lisme du péché, irréductible aux appréciations va
riables et plus ou moins é·mouvantes de la culpa
bilité intérieure, faisait aussi sa place à une culpa
bilité irréductible à celle tle tel ou tel individu, à
un mal frappant les mceurs de la communauté du
peuple considérée comme un tout, à un péché indé
composable en péchés individueis. Quand Amos
tonne contre « le tripie et même le quadruple cri
me de Moab ,, , contre « le tripie et même le qua
druple crime de Juda ,,., contre « le tripie et même
le quadruple crime d'lsrael », il s'attaque à des for
faits qui sont ceux d'un groupe considéré en tant
3
que tel : cruauté de la guerre, idolâtrie, rapacité
des riches, exploitation, f:sclavage, insolence du
luxe, bref « injustice ".
Cette dimension communautaire du mal est irré
ductible à la dimension individuelle ; c'est comme
une puissance seconde, pour laquelle il faut passer
des lignes aux surfaces ;_ ce n'est pas en addition
nant des initiatives mauvaises qu'on en prend la
mesure ; il faut saisir la st::-ucture collective de ce
mal pour en découvrir le sens ; !'injustice, c'est
une situation dans laquelle chacun est pris, qu'il
trouve et qu'il entretient, qu'il consacre par ses
choix minuscules et qu'il relance, mais qui conti
nue son existence à l'échclle de la communauté,
affecte les institutions et les mreurs et accuse
l'homme collectivement . Moab, Juda, Israel.
Des lors le mal n'est plus seulement un choix
mauvais de l'individu, mà1S une maniere d'exister,
une situation dans laquelle on est pris : le symbole
de la captivité d'Egypte, qui a été pour les Juifs
le « chiffre " du péché, dit bien cette puissance
d'investissement qui peut tenir captifs des groupes
comme des individus.
•
On peut alors se demander si la découverte de la
responsabilité individuelle, qui constitue une indé
niable promotion de la culpabilité individuelle, n'a
pas été payée par une cé�ité croissante à l'égard
des formes non-individuelles et proprement collec
tives du mal. Il est frappant que les Réveils de la
piété individuelle ont été marquér; à la fois par un ·
approfondissement de la culpabilité indi'viduelle et
par un désintérêt souverain pour !'injustice ; la
mauvaise répartition des richesses, l'exploitation
des pauvres, la mise en esclavage d'un peuple par
un autre ne sont pas recommes selon leur vraie di
mensionnalité, et sont traitées comme des occasions
de chute individuelle et non comme des maux de la
communauté.
Ce probleme a surgi dans la conscience moderne
de multiples façons. Je citerai trois exemples :
d'abord la critique de l'arg-ent comme fétiche dans
la tradition socialiste du x1x• siecle ; il me parait
peu -douteux que si cette critique s'est développée
en dehors des cadres de l'éthique chrétienne, com
me d'ailleurs de ceux de l'éthique kantienne et de
ceux de la conscience juridique, c'est que ni l'éthi
que chrétienne, ni la morale rationnelle, ni le droit,
n'offraient la zone d'accueil reguise par les con
cepts nouveaux d'aliénation et d'exploitation que
la critique sociale portait au jour. Morale ecclésias
tique, morale lai:que et morale juridique étaient
toutes trois arrivées au terme de la dissolution de
la culpabilité collective. Il fallait alors donner une
assise « scientifique i, - ou pseudo-scientifique à la critique du fétiche de l'argent, à ce monstre
qui parait · faire des petits alors qu'il n'est que la
projection du travai! aliéné des hommes. Et pour
tant le concept « d'aliénation ", qui semblait se
substituer à celui du péché, compris comme péché
individuei, marquait le retour à la dimension com
munautaire du mal dénoncée par Amos.
4
'
'
Plus récemment la pervers10n politique du nazisme a placé le tribunal international de Nurem
berg et le tribunal français qui eut à connaitre des
crimes d'Oradour devant rles crimes énormes, indé
composables en fautes individuelles ; il fallut bien
reconnaitre la criminalité d'un systeme et de cer
taines associations comme telles et en chercher la
transcription et la projection en termes de culpa
bilité individuelle selon la tradition du droit pénal
moderne. Mais on sait le malaise et la distortion
que cette transposition de la culpabilité de groupe
en culpabilité individuelle a provoqués à l'intérieur
même de ·ce droit pénal. La vérité, c'est que brus
quement l'Occident se trouvait en face d'une gran
deur qu'il avait toujours côtoyée mais qu'il avait
patiemment écartée de ses catégories religieuses,
morales et juridiques, d'une grandeur pour laquelle
il n'avait désormais plus de mesure. Chague accu
sé, retranché derriere les cetégories de la culpabi
lité individuelle; trouvait un alibi dans le comman
dement d'un supérieur, dans la suggestion du grou
pe, dans l'éducation reçue ; d'alibi en alibi, la
destruction physique de plusieurs millions de juifs
devenait un crime sans criminel ; et c'était vrai en
un sens, car le crime était ,e produit du systeme, et
il était impossible de faire sortir le systeme du
fourmillement des consentements et des abandons
individueis qui l'avaient . permis, sans qu 'aucun
l'ait à proprement parler t'ngendré.
Plus pres de nous encore la question de la tor
ture dans la guerre d' Algérie nous a mis en face
de la même énigme ; la torture, - tout le monde
en convient (ou à peu pres) - est inexcusable de
vant la conscience morale : cela veut dire qu'en
aucune circonstance un individu ne peut y recourir
et que celui qui la pratique est individuellement
coupable ; mais nous savions bien qu'à travers la
faute individuelle de ceux qui en étaient les
acteurs quelque chose d'autre se pi:oduisait : à sa
voir. un type de guerre répressive, menée contre une
insurrection à but nationaliste et révolutionnaire ;
et nous sentions bien que la torture n'était pas seu
lement justiciable de la conscience morale qui ré
prouve les crimes individueis, mais d'une autre
instance, d'un autre tribunal devant leguei devait
comparaitre .cette guerre elle-même, qui porte la
torture en son flanc. comme la nuée porte l'orage.
Et de proche en proche c'est !'injustice globale,
inanalysable en fautes individuelles, du rapport de
colonisateur à colonisé qui était mise en question ;
et c'est le probleme qui demeure, même en ce mois
de juin, apres les fraternisations d' Alger et qui fait
que la guerre aussi demeure. Aussi bien les parti
sans honteux de la torture disent-ils qu'on ne peut
faire la guerre autrement ; ils posent le probleme
sur son vrai terrain, ou plutôt, comme on disait
plus haut, dans sa vraie dimension, qui est celle
d'une entreprise ou l'homme de la communauté
nationale est engagé, par clelà toute moralité indi
viduelle.
· 'Il est donc impossible en présence de problemes
comme ceux que posent le régime social, la guerre,
le colonialisme, d'émiéter la responsabilité en res
ponsabilités moléculaires, d'atomiser la culpabilité
àé ia conimúnauté. Le mai passe ici par les struc
tures, par les régimes, par les institutions.
•
Mais peut-on donner un sens quelconque, àpres
l'évolution de l'idée de responsab1lité qu'on a dite
p1 us haut, à quelque chose comme le péché d'une
communauté ? L'évolution de la culpabilité n'est
elle pas irréversible ? un _péché sans un pécheur qui
soit quelqu'un, qui soit toi., qui soit moi, a-t-il
l'ombre d'un sens ?
Le péché en effet n'apparait que lorsqu'un hom
me devant Dieu, co-nf esse son péché ; une confes
sion des péchés qui ne serait pas assumée par des
personnes, isolées ou en corps, parait bien n'avoir
pas de signification. Qui donc confessera le péché
institutionnel ?
11 faut l'avouer, la difficulté est considérable. Et
pourtant il faut l'affronter. Nous ne pouvons plus
opérer avec une notion simple de culpabilité,. de
style individualiste ; il faut la démultiplier ; il faut
retrouver son sens radical et total dont la culpa
bilité individuelle n'est sans doute qu'un éclat et
la culpabilité communautaire un autre éclat.
Mais comment ?
Au lendemain de la guerre, Karl Jaspers confron
té par le probleme de la culpabilité allemande, que
le monde entier posait, tentait d_e distinguer une
culpabilité criminelle, défiuie par les codes, justi
ciable des tribunaux et passible de châtiment, une
culpabilité morale dont l 'instance compétente
est « la conscience individuelle... la communication
avec l'ami, le prochain, avec le frere humain ca
pable d'aimer et de s'intéresser à mon âme " ; une
culpabilité politique, justiciable du vainqueur, « en
poli.tique intérieure comme en politique extérieu
re " (là, dit Jaspers, « c'est le succes qui décide ")
- enfin une culpabilité métaphysique, issue de la
solidarité à la fois intime et immense avec tout
homme victime de tout homme, pour laquelle l'ins
tance compétente est Dieu lui-même.
Cette hiérarchie de culpabilités est l'indication
du sens dans leque! il faut chercher : ou ne peut
travailler avec un seu) concept, mais avec plusieurs
et échelonner la culpabilité à plusieurs paliers de
profondeur. Mais les distinctions de Jaspers sont
critiquables, en particulier celle qui porte sur la
culpabilité politique. On ne peut distinguer de
cette façon une culpabilité morale (et donc non-po
litique) et une culpabilité poli.tique (et donc non
morale). Si celle-ci n'est pas morale en quelque
façon elle n'est pas non plus coupable. Le recours
au jugement du vainqueur en est l'indice ; le cours
de l'histoire et les rapports de force qu'il fait appa
raitre sont érigés en tribunal. On peut répondre
que ce qui juge une politique, à travers le succes,
et principalement le succes durable, c'est son apti
tude à créer des lit�ns humains plus justes et plus
vastes, exclusifs du moindre nombre d'hommes
possibles, à l'intérieur et à l'extérieur. Mais qui est
• JUge de cette production d_'une société plus intime
•
.
l
'
,
•
et plus ouverte ? L'h1storien, deux éents ans plus
tard ? Les contemporains doivent anticiper ce ju
gement et parier sur ce Ft'ns qui apparaitra plus
tard, longtemps apres ; en vttendant, le succes pro
visoire obnubile toute appréciation en profondeur
et le danger menace d'ériger l'histoire en tribunal
et le succes en jugement dernier.
11 ne faut donc pas dissoder la culpabilité poli
tique de la culpabilité morale soqs peine de la faire
sombrer dans le relativisme du succes et de l'échec,
sous l'arbitrage de la violence.
Et pourtant quelque chose de la distinction doit
être conservé. Mais quoi ?
N'est-ce pas plut.:it la culpabilité que · Jaspers
appelle « morale » qu'il faut dédoubler en culpa
pilité collective et individuelle ? Car la source,
l'instance sont la même ; c'est la même éthique,
comme l'avaient vu les Prophetes et Platon, c'est
la même justice qui exige des groupes et des
individus, de la cité et de la personne. C'est parce
que l'on s'est laissé :9rendre à l'individua-lisme de
la conscience morale que l'on est contraint de pour
suivre, en marge de la culpabilité morale, un fan
tôme de culpabilité politique, qui a tôt fait de se
dissiper dans la réalité plus prosa1que des répara
tions, de la limitation provisoire du pouvoir ; et,
pour les indignes nationaux, dans la perte de quel
<4Ues droits politiques et civiques, effacée aussitôt
que la conjoncture politique se renverse.
Ce n'est donc pas la culpabilité politique de
l'homme d'Etat et du citoyen, la culpabilité appré
ciée par le vainqurnr et limitée aux seuls actes
accomplis par l'Etat, qui constitue cette culpabilité
communautaire dont nous cherchons la racine.
Derriere l'Etat il faut faire apparaitre la commu.
nauté concrete que naus furmons, nous tous.
Nous sommes ainsi amenés à chercher ]e secret
de cette hiérarchie de culpabilité dans une hiérar
chie de l'existence humaine elle-même. Celle-ci ne
s'épuise pas. dans la conscience individuelle, isolée
et isolable ; elle se constitue aussi dans les diffé
rentes couches du " nous "·
C'est pourquoi la culpabilité individuelle n'est
pas la seule possíoilité : il y a place aussi pour un
« nous autres pauvres pécheurs "• aux différents
niveaux de l'existence communautaire.
S'il fallait creuser plus loin encore, 'je dirais que
l'individualisation n'est pas le seul processus par
leque) l'humanité de l'homme advient ; l'homme
n'est pas completement individu ; son humanité
passe par des groupes, des corps sociaux, des com
munautés. L'individualisation de la neine et de la
responsabilité jalonne seulement une -des ligues sur
lesquelles l'homme avance ; le reste n'est ni résidu,
ni déchet ; c'est une dimension authentique de
l'homme. Cette part de l'homme qui n'est pas moi,
mais nous, est également interpellée par l'éthique ;
l'homme n'y répond que par « l'institution » :
quand il n'y répond pas, il est coupable, mais cou
pable dans sou institution défaillante. Ainsi le
« nous " peut être coupable comme le « moí ».
5
Ce sens de l'homme intégral - moi et nous -,
le mythe d'Adam l'a jadis véhiculé : Adam ce n'est
pas Monsieur Adam, époux de Madame Eve ; c'est
l'Homme, puissance de l'individu et puissance de
la communauté ; c'est un homme et c'est les hom
mes ; c'est l'homme qui en Cai:n tue l'autre homme
Abel ; c'est aussi les nommes, dont la méchanceté,
selon la suite du mythe, provoqua le déluge.
Cette dimension intégrale que le mythe conserve,
la méditation philosophique ne la récupere plus
que de façon abstraite ; mais quelquefois elle surgit
de façon três concrete devant moi, en négatif, à la
façon d'une complicité avec !'injustice dont je me
sens co-responsable, d'une implication dans tout
mal proche ou lointain commis dans le monde. Evo
quant cette complicité, Karl Jaspers y voyait sour
dre cette quatrieme source de culpabilité qu'il
appelle métaphysique : « Si je n'ai pas risqué ma
vie pour empêcher l'àssassinat d'autres hommes, si
je me suis tenu cai, je me sens coupable en un sens
qui ne peut être compris de façon adéquate, ni ju
ridiquement,. ni politiquement, ni moralement. Que
je vive encare, apres que i� telles choses se soient
passées, pese sur moi comme une culpabilité inex
piable ».
C'est pourquoi toutes les pseudo-notions qui ont
été inventées pour compenser l'individualité de la
faute sont de pauvres rationalisations de ce lien
suprêmement c_oncret : les premiers théologiens ont
inventé le monstre d'une hérédité biologique du
péché et fabriqué sur ce modele de solidarité bâ
tarde, mi-morale mi-corporclle, leur concept de pé
ché originei, misérable 1.ranscription du grand
mythe de la chute d'Adam ; cett:e rationalisation
annonce celle des modernes, qui parleront d'imita
tion, d'influence ou forgeront des âmes collectives
ou des esprits objectifs. Ces concepts maladroits
restent en deçà de cette solidarité de tous les hom
mes « en Adam n, c'est-à-dire dans l'Homme ,
comme dit encare excellemment K. Jaspers « la
culpabilité métaphysique peut se révéler, peut-être
dans une situation concrete, ou dans une ceuvre
poétique ou philosophique, mais elle n'est guere
communicable directement à autrui. En ont le plus
profondément conscience c,�ux qui ont atteint une
fois le domaine de l'absolu et qui ont fait par là
même l'expérience de leur échec : ils n'ont pas su
rester fideles à cet absolu à l'égard de tous les
hommes. II leur ,en reste une honte qui ne les quitte
jamais, dont !'origine ne se laisse pas dévoiler dans
sa réalité concrete et qu'ils ne peuvent tout au plus
q�e commenter en termes abstraits ».
•
6
C'est à partir de ce fond insondable qu'il peut y
avoir plusieurs paliers de culpabilité et des formes
communautaires aussi bien qu'individuelles de
culpabilité ; ces paliers et ces formes sont des dé
terminations de cette culpabilité radicale de l'être
homme, selon les niveaux- du moi et du nous. C'est
pourquoi en retour il ne faut pas !léparer cette
culpabilité métaphysique, comme une autre culpa
bilité, de la culpabilité morale et politique ; non
seulement il n'y a qu'une rulpabilité éthique, tan
tôt individuelle, tantôt communautaire, mais la
culpabilité métaphysique r'est encare la même,
indivise et radicale ; elle est ce qui gouverne l'unité
de la culpabilité individuelle et de la culpabilité
communautaire ; elle est kur unité cachée, à la
mesure de l'humanité de !'homme.
Aussi ma tâche est-elle, c:pres avoir aperçu cette
profondeur insondable, de revenir vers_ les formes
quotidiennes de la culpabilité : celle de la vie pri
vée et celle de la vie nationale, celle de la vie éco
nomique et celle de la vie internationale. C'est
dans cette perspective que j 'ai à reposer le probleme
du civisme, du socialisme, du colonialisme ; ce sont
autant de niveaux du « nous autres » ou j'ai une
part de responsabilité. Peut-être, en ce moment,
certains sont-ils effrayés par cette responsabilité et
sont-ils tentés de s'en désaisir et de traiter un chef
de gouvernement en homme providentiel qui les
délivre magiquement de leur tâche civique ; mais
le chef c'est encare « naus » ; ce n'est pas un vain
mot que celui de la souveraineté pÕpulaire ; le
chef en procede ; naus le faisons ; nul régime ne
délivre de la vigilance et de la responsabilité civi
ques ; on ne remet jamais à un autre la charge et
la faute du citoyen. La responsabilité de conduire
les peuples associés au destin de la France à la
direction de leurs propres affaires reste également
entiere ; le souci de rénover l'Etat ne peut non
plus naus la faire oublier ; il y a là une autre
échelle de rapports humains, que l'échelle nationale
des problemes constitutionnels ne peut naus faire
oublier. La culpabilité, éprouvée à certains mo
ments décisifs, naus rappelle la dimension propre
à chaque lien humain dans lequel nous sommes
engagés et respnosables.
Cette méditation avait pour but de restaurer ce
qu'on pourrait appeler l'ouverture, l'ouverture sur
l'amplitude et la multitude des liens humains sus
ceptibles d'être lesés. C'est dans cette ouverture
que m'est rendue la compréhension de plusieurs
especes de culpabilités et sous l'aiguillon de ces
multiples culpabilités, le gout de ma multiple res
ponsabilité.
communautaire
IIA102, in Le Semeur, n°56/4, 1958, 3-6
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
« Responsabilité et Culpabilité au plan communautaire », publié dans la revue Le Semeur
en 1958, soutient la nécessité de penser la faute au plan collectif et non pas seulement à
niveau personnel. Ricœur y souligne bien entendu l’importance du passage d’une culpabilité
objective, qui concernerait l’individu en tant qu’appartenant à un peuple ou à une filiation
maudite, à une culpabilité subjectivée, découlant des fautes effectivement commises par un
sujet individuel. Ce passage sera l’objet principal de La Symbolique du mal (1960), où la
culpabilité subjective est liée aussi à la naissance de la conscience et à l’idée même du
tribunal, laquelle présuppose qu’il y ait quelque chose à juger. Si dans le cas de la souillure
le sujet participe d’une faute qui transcende ses actions personnelles et se constitue en tant
que sujet de châtiment, dans le cas de la culpabilité personnelle, il y a une imputation pénale
précédée par la conscience d’être auteur d’un crime. Dans la modernité, le sens commun
approuve l’idée que chacun doive payer pour les fautes commises et non pas pour une
condition de souillure préétablie (plutôt ontologique que morale d’ailleurs). L’on risque ainsi,
comme Ricœur le souligne, de perdre de vue l’existence de responsabilités au plan
communautaire. Bien qu’elles ne soient plus conçues comme dans le passé prémoderne,
dépendantes « des puissances supérieures, divines ou sociales, qui ont été offensées » (3),
elles signalent en même temps la présence de « formes non-individuelles et proprement
collectives du mal » (4). La question du mal communautaire est le point où le problème
philosophique du mal et l’interrogation sociologique autour des rapports entre structure et
action s’entrecroisent. Cet entrecroisement permet d’ailleurs de donner une interprétation
laïque au problème de la responsabilité au plan communautaire. En fait, les fautes
collectives, non plus établies a priori dans le cadre d’un schéma symbolique du type
pureté/impureté, ont les noms d’injustice sociale, colonialisme, guerre. Ricœur fait aussi
référence au concept de culpabilité métaphysique de Karl Jaspers (1948), « issue de la
solidarité à la fois intime et immense avec tout homme victime de tout homme » (5). Le
philosophe voit dans l’injustice sociale, le colonialisme, les crimes de guerre des
manifestations historiques de la culpabilité métaphysique, laquelle, « indivise et radicale »
(6), serait à la base de toute culpabilité individuelle, politique et sociale. C’est à ce niveaulà qu’on peut aussi constater une certaine intégration dans ce texte de la redécouverte de
la « profondeur insondable » (6) du mal dans la tradition judéo-chrétienne avec les instances
mondaines du socialisme, chargé de « revenir vers les formes quotidiennes de la culpabilité »
(6). Ce lien de christianisme et socialisme est typiquement visible dans d’autres écrits du
jeune Ricœur (cf. Nécessité de Karl Marx, IIA4).
(Paolo Furia, pour le Fonds Ricœur)
Résumé : « Responsabilité et Culpabilité au plan communautaire » soutient la thèse selon
laquelle la faute individuelle, susceptible d’une punition proportionnelle aux actes
effectivement commis par un individu, ne peut pas rendre compte de la dimension
communautaire du mal. La notion d’une culpabilité au plan communautaire, enracinée dans
la tradition biblique, est actualisée à la lumière des injustices de la société contemporaine,
qui ne pourraient pas être comprises à partir des fautes de tel ou tel individu.
Mot-clés : mal, culpabilité, injustice, individu, communauté.
Rubrique : Autour d’Histoire et vérité & réflexions sociales et politiques dans le sillage du
christianisme social (1947-1967).
le -se meur
•
Sur la culpabilité
Au plan
communautaire (P. Ricceur)
Analyse psychologique
Péché et culpabilité
•
•
(J. Sarano)
(L. Simon)
•
Correspondance Alger-Paris
•
Le Togo, territoire-pilote
Foi chrétienne, éthique et politique (N. Coulet)
•
Le Congres des Grandes Ecoles
•
Cayrol, ou l'amour errant
A vous de voir
Les chroniques du mois.
4
Juin 58
56
º
année
Responsabilité
et Culpabilité
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On répete volontiers, avec la sociologie du début
du siecle, que la conquête de la responsabilité indi
viduelle est la plus grande victoire de la conscience
moràle ; cela est vrai ; car cette acquisition, c'est
celle de toute punition juste. Seule une punition
juste peut frapper l'auteur, le coupable, donc un
individu bien discerné du groupe et titulaire de
l'acte incriminé.
Cette conquête est le fruit d'une révolution pro
fonde qui a affecté les rapports entre responsabilité
et punition ; tant que la responsabilité n'est pas
nettement individualisée, la punition n'est pas me
surée par la méchanceté personnelle de l'auteur,
telle qu'elle s'est exprimée et cristallisée dans
l'infraction ; elle manifeste seulement la colere des
puissances supérieures, divines ou sociales, qui ont
été offensées ; aussi n'importe qui peut être puni,
même un fou, même un enfant, même un animal,
même un rocher ; l'important c'est que quelqu'un
soit puni, pour apaiser, réparer, payer. En s'indivi
dualisant la peine se relie :i la faute, en devient à
la fois la manifestation et la suite ; elle atteint le
coupable lui-même.
Cette conquête n'est pas étrangere à la conscience
religieuse ; si en Grece elle s'est faite aux dépens
du vieux droit sacré et familiai, et a été marquée
par l'institution de nouveaux tribunaux, la:iques et
publics en Israel, cette révolution s'est déroulée au
oceur même de la vie religieuse ; c'est principale
ment pendant l'exil que c'est développée à la fois
une forme personnelle de !a piété et la conviction
que chacun doit payer pour ses fautes, que les fils
ne peuvent pas être châtiés pour leurs peres, que
la faute est personnelle et la punition aussi; Cette
découverte n'est d'ailleurs 1,as venue sans une crise
profonde de la foi, car elle remettait par ailleurs en .
question quelques autres convictions tenaces, entre
autres concernant le caractere rétributif de la souf
france ; si la punition juste est celle qui frappe le
coupable à la mesure de sa faute, les souffrances et
les malheurs de cette vie expriment rarement cette
mesure et ne peuvent plus prendre une signifi-
plan
communautaire
par Paul Ricceur
cation pénale. Quand la punition devient raisonna
ble et proportionnée, la souffrance, qui ne l'est pas,
devient absurde. Ainsi· avec le recul de la responsa
bilité collective et la promotion de la responsabilité
individuelle sont nées conjointement l'exigence
d'une punition juste et l'énigme de la souffrance
injuste ; Job est le témoin de ce drame centré sur
la figure du « juste souffrant ».
•
Cependant ce n'est pas cette contrepartie qui
nous intéresse, mais une autre contrepartie.
En effet la vieille idée, mise en déroute, de la
responsabilité collective ne contenait pas seulement
une croyance archa:ique, destinée à être abolie par
l'affirmation nouvelle de la responsabilité indivi
duelle ; elle contenait aussi une profonde vérité,
menacée d'être perdue. Cette vérité, l'idée juive du
péché en gardait le secret : loin de se réduire au
sentimrnt de culpabilité, c'est-à-dire à la conscience
subjective d'être coupable, cette idée exprimait
plutôt la situation véritable de l'homme devant
Dieu, par delà toute conscience effective ; ce réa
lisme du péché, irréductible aux appréciations va
riables et plus ou moins é·mouvantes de la culpa
bilité intérieure, faisait aussi sa place à une culpa
bilité irréductible à celle tle tel ou tel individu, à
un mal frappant les mceurs de la communauté du
peuple considérée comme un tout, à un péché indé
composable en péchés individueis. Quand Amos
tonne contre « le tripie et même le quadruple cri
me de Moab ,, , contre « le tripie et même le qua
druple crime de Juda ,,., contre « le tripie et même
le quadruple crime d'lsrael », il s'attaque à des for
faits qui sont ceux d'un groupe considéré en tant
3
que tel : cruauté de la guerre, idolâtrie, rapacité
des riches, exploitation, f:sclavage, insolence du
luxe, bref « injustice ".
Cette dimension communautaire du mal est irré
ductible à la dimension individuelle ; c'est comme
une puissance seconde, pour laquelle il faut passer
des lignes aux surfaces ;_ ce n'est pas en addition
nant des initiatives mauvaises qu'on en prend la
mesure ; il faut saisir la st::-ucture collective de ce
mal pour en découvrir le sens ; !'injustice, c'est
une situation dans laquelle chacun est pris, qu'il
trouve et qu'il entretient, qu'il consacre par ses
choix minuscules et qu'il relance, mais qui conti
nue son existence à l'échclle de la communauté,
affecte les institutions et les mreurs et accuse
l'homme collectivement . Moab, Juda, Israel.
Des lors le mal n'est plus seulement un choix
mauvais de l'individu, mà1S une maniere d'exister,
une situation dans laquelle on est pris : le symbole
de la captivité d'Egypte, qui a été pour les Juifs
le « chiffre " du péché, dit bien cette puissance
d'investissement qui peut tenir captifs des groupes
comme des individus.
•
On peut alors se demander si la découverte de la
responsabilité individuelle, qui constitue une indé
niable promotion de la culpabilité individuelle, n'a
pas été payée par une cé�ité croissante à l'égard
des formes non-individuelles et proprement collec
tives du mal. Il est frappant que les Réveils de la
piété individuelle ont été marquér; à la fois par un ·
approfondissement de la culpabilité indi'viduelle et
par un désintérêt souverain pour !'injustice ; la
mauvaise répartition des richesses, l'exploitation
des pauvres, la mise en esclavage d'un peuple par
un autre ne sont pas recommes selon leur vraie di
mensionnalité, et sont traitées comme des occasions
de chute individuelle et non comme des maux de la
communauté.
Ce probleme a surgi dans la conscience moderne
de multiples façons. Je citerai trois exemples :
d'abord la critique de l'arg-ent comme fétiche dans
la tradition socialiste du x1x• siecle ; il me parait
peu -douteux que si cette critique s'est développée
en dehors des cadres de l'éthique chrétienne, com
me d'ailleurs de ceux de l'éthique kantienne et de
ceux de la conscience juridique, c'est que ni l'éthi
que chrétienne, ni la morale rationnelle, ni le droit,
n'offraient la zone d'accueil reguise par les con
cepts nouveaux d'aliénation et d'exploitation que
la critique sociale portait au jour. Morale ecclésias
tique, morale lai:que et morale juridique étaient
toutes trois arrivées au terme de la dissolution de
la culpabilité collective. Il fallait alors donner une
assise « scientifique i, - ou pseudo-scientifique à la critique du fétiche de l'argent, à ce monstre
qui parait · faire des petits alors qu'il n'est que la
projection du travai! aliéné des hommes. Et pour
tant le concept « d'aliénation ", qui semblait se
substituer à celui du péché, compris comme péché
individuei, marquait le retour à la dimension com
munautaire du mal dénoncée par Amos.
4
'
'
Plus récemment la pervers10n politique du nazisme a placé le tribunal international de Nurem
berg et le tribunal français qui eut à connaitre des
crimes d'Oradour devant rles crimes énormes, indé
composables en fautes individuelles ; il fallut bien
reconnaitre la criminalité d'un systeme et de cer
taines associations comme telles et en chercher la
transcription et la projection en termes de culpa
bilité individuelle selon la tradition du droit pénal
moderne. Mais on sait le malaise et la distortion
que cette transposition de la culpabilité de groupe
en culpabilité individuelle a provoqués à l'intérieur
même de ·ce droit pénal. La vérité, c'est que brus
quement l'Occident se trouvait en face d'une gran
deur qu'il avait toujours côtoyée mais qu'il avait
patiemment écartée de ses catégories religieuses,
morales et juridiques, d'une grandeur pour laquelle
il n'avait désormais plus de mesure. Chague accu
sé, retranché derriere les cetégories de la culpabi
lité individuelle; trouvait un alibi dans le comman
dement d'un supérieur, dans la suggestion du grou
pe, dans l'éducation reçue ; d'alibi en alibi, la
destruction physique de plusieurs millions de juifs
devenait un crime sans criminel ; et c'était vrai en
un sens, car le crime était ,e produit du systeme, et
il était impossible de faire sortir le systeme du
fourmillement des consentements et des abandons
individueis qui l'avaient . permis, sans qu 'aucun
l'ait à proprement parler t'ngendré.
Plus pres de nous encore la question de la tor
ture dans la guerre d' Algérie nous a mis en face
de la même énigme ; la torture, - tout le monde
en convient (ou à peu pres) - est inexcusable de
vant la conscience morale : cela veut dire qu'en
aucune circonstance un individu ne peut y recourir
et que celui qui la pratique est individuellement
coupable ; mais nous savions bien qu'à travers la
faute individuelle de ceux qui en étaient les
acteurs quelque chose d'autre se pi:oduisait : à sa
voir. un type de guerre répressive, menée contre une
insurrection à but nationaliste et révolutionnaire ;
et nous sentions bien que la torture n'était pas seu
lement justiciable de la conscience morale qui ré
prouve les crimes individueis, mais d'une autre
instance, d'un autre tribunal devant leguei devait
comparaitre .cette guerre elle-même, qui porte la
torture en son flanc. comme la nuée porte l'orage.
Et de proche en proche c'est !'injustice globale,
inanalysable en fautes individuelles, du rapport de
colonisateur à colonisé qui était mise en question ;
et c'est le probleme qui demeure, même en ce mois
de juin, apres les fraternisations d' Alger et qui fait
que la guerre aussi demeure. Aussi bien les parti
sans honteux de la torture disent-ils qu'on ne peut
faire la guerre autrement ; ils posent le probleme
sur son vrai terrain, ou plutôt, comme on disait
plus haut, dans sa vraie dimension, qui est celle
d'une entreprise ou l'homme de la communauté
nationale est engagé, par clelà toute moralité indi
viduelle.
· 'Il est donc impossible en présence de problemes
comme ceux que posent le régime social, la guerre,
le colonialisme, d'émiéter la responsabilité en res
ponsabilités moléculaires, d'atomiser la culpabilité
àé ia conimúnauté. Le mai passe ici par les struc
tures, par les régimes, par les institutions.
•
Mais peut-on donner un sens quelconque, àpres
l'évolution de l'idée de responsab1lité qu'on a dite
p1 us haut, à quelque chose comme le péché d'une
communauté ? L'évolution de la culpabilité n'est
elle pas irréversible ? un _péché sans un pécheur qui
soit quelqu'un, qui soit toi., qui soit moi, a-t-il
l'ombre d'un sens ?
Le péché en effet n'apparait que lorsqu'un hom
me devant Dieu, co-nf esse son péché ; une confes
sion des péchés qui ne serait pas assumée par des
personnes, isolées ou en corps, parait bien n'avoir
pas de signification. Qui donc confessera le péché
institutionnel ?
11 faut l'avouer, la difficulté est considérable. Et
pourtant il faut l'affronter. Nous ne pouvons plus
opérer avec une notion simple de culpabilité,. de
style individualiste ; il faut la démultiplier ; il faut
retrouver son sens radical et total dont la culpa
bilité individuelle n'est sans doute qu'un éclat et
la culpabilité communautaire un autre éclat.
Mais comment ?
Au lendemain de la guerre, Karl Jaspers confron
té par le probleme de la culpabilité allemande, que
le monde entier posait, tentait d_e distinguer une
culpabilité criminelle, défiuie par les codes, justi
ciable des tribunaux et passible de châtiment, une
culpabilité morale dont l 'instance compétente
est « la conscience individuelle... la communication
avec l'ami, le prochain, avec le frere humain ca
pable d'aimer et de s'intéresser à mon âme " ; une
culpabilité politique, justiciable du vainqueur, « en
poli.tique intérieure comme en politique extérieu
re " (là, dit Jaspers, « c'est le succes qui décide ")
- enfin une culpabilité métaphysique, issue de la
solidarité à la fois intime et immense avec tout
homme victime de tout homme, pour laquelle l'ins
tance compétente est Dieu lui-même.
Cette hiérarchie de culpabilités est l'indication
du sens dans leque! il faut chercher : ou ne peut
travailler avec un seu) concept, mais avec plusieurs
et échelonner la culpabilité à plusieurs paliers de
profondeur. Mais les distinctions de Jaspers sont
critiquables, en particulier celle qui porte sur la
culpabilité politique. On ne peut distinguer de
cette façon une culpabilité morale (et donc non-po
litique) et une culpabilité poli.tique (et donc non
morale). Si celle-ci n'est pas morale en quelque
façon elle n'est pas non plus coupable. Le recours
au jugement du vainqueur en est l'indice ; le cours
de l'histoire et les rapports de force qu'il fait appa
raitre sont érigés en tribunal. On peut répondre
que ce qui juge une politique, à travers le succes,
et principalement le succes durable, c'est son apti
tude à créer des lit�ns humains plus justes et plus
vastes, exclusifs du moindre nombre d'hommes
possibles, à l'intérieur et à l'extérieur. Mais qui est
• JUge de cette production d_'une société plus intime
•
.
l
'
,
•
et plus ouverte ? L'h1storien, deux éents ans plus
tard ? Les contemporains doivent anticiper ce ju
gement et parier sur ce Ft'ns qui apparaitra plus
tard, longtemps apres ; en vttendant, le succes pro
visoire obnubile toute appréciation en profondeur
et le danger menace d'ériger l'histoire en tribunal
et le succes en jugement dernier.
11 ne faut donc pas dissoder la culpabilité poli
tique de la culpabilité morale soqs peine de la faire
sombrer dans le relativisme du succes et de l'échec,
sous l'arbitrage de la violence.
Et pourtant quelque chose de la distinction doit
être conservé. Mais quoi ?
N'est-ce pas plut.:it la culpabilité que · Jaspers
appelle « morale » qu'il faut dédoubler en culpa
pilité collective et individuelle ? Car la source,
l'instance sont la même ; c'est la même éthique,
comme l'avaient vu les Prophetes et Platon, c'est
la même justice qui exige des groupes et des
individus, de la cité et de la personne. C'est parce
que l'on s'est laissé :9rendre à l'individua-lisme de
la conscience morale que l'on est contraint de pour
suivre, en marge de la culpabilité morale, un fan
tôme de culpabilité politique, qui a tôt fait de se
dissiper dans la réalité plus prosa1que des répara
tions, de la limitation provisoire du pouvoir ; et,
pour les indignes nationaux, dans la perte de quel
<4Ues droits politiques et civiques, effacée aussitôt
que la conjoncture politique se renverse.
Ce n'est donc pas la culpabilité politique de
l'homme d'Etat et du citoyen, la culpabilité appré
ciée par le vainqurnr et limitée aux seuls actes
accomplis par l'Etat, qui constitue cette culpabilité
communautaire dont nous cherchons la racine.
Derriere l'Etat il faut faire apparaitre la commu.
nauté concrete que naus furmons, nous tous.
Nous sommes ainsi amenés à chercher ]e secret
de cette hiérarchie de culpabilité dans une hiérar
chie de l'existence humaine elle-même. Celle-ci ne
s'épuise pas. dans la conscience individuelle, isolée
et isolable ; elle se constitue aussi dans les diffé
rentes couches du " nous "·
C'est pourquoi la culpabilité individuelle n'est
pas la seule possíoilité : il y a place aussi pour un
« nous autres pauvres pécheurs "• aux différents
niveaux de l'existence communautaire.
S'il fallait creuser plus loin encore, 'je dirais que
l'individualisation n'est pas le seul processus par
leque) l'humanité de l'homme advient ; l'homme
n'est pas completement individu ; son humanité
passe par des groupes, des corps sociaux, des com
munautés. L'individualisation de la neine et de la
responsabilité jalonne seulement une -des ligues sur
lesquelles l'homme avance ; le reste n'est ni résidu,
ni déchet ; c'est une dimension authentique de
l'homme. Cette part de l'homme qui n'est pas moi,
mais nous, est également interpellée par l'éthique ;
l'homme n'y répond que par « l'institution » :
quand il n'y répond pas, il est coupable, mais cou
pable dans sou institution défaillante. Ainsi le
« nous " peut être coupable comme le « moí ».
5
Ce sens de l'homme intégral - moi et nous -,
le mythe d'Adam l'a jadis véhiculé : Adam ce n'est
pas Monsieur Adam, époux de Madame Eve ; c'est
l'Homme, puissance de l'individu et puissance de
la communauté ; c'est un homme et c'est les hom
mes ; c'est l'homme qui en Cai:n tue l'autre homme
Abel ; c'est aussi les nommes, dont la méchanceté,
selon la suite du mythe, provoqua le déluge.
Cette dimension intégrale que le mythe conserve,
la méditation philosophique ne la récupere plus
que de façon abstraite ; mais quelquefois elle surgit
de façon três concrete devant moi, en négatif, à la
façon d'une complicité avec !'injustice dont je me
sens co-responsable, d'une implication dans tout
mal proche ou lointain commis dans le monde. Evo
quant cette complicité, Karl Jaspers y voyait sour
dre cette quatrieme source de culpabilité qu'il
appelle métaphysique : « Si je n'ai pas risqué ma
vie pour empêcher l'àssassinat d'autres hommes, si
je me suis tenu cai, je me sens coupable en un sens
qui ne peut être compris de façon adéquate, ni ju
ridiquement,. ni politiquement, ni moralement. Que
je vive encare, apres que i� telles choses se soient
passées, pese sur moi comme une culpabilité inex
piable ».
C'est pourquoi toutes les pseudo-notions qui ont
été inventées pour compenser l'individualité de la
faute sont de pauvres rationalisations de ce lien
suprêmement c_oncret : les premiers théologiens ont
inventé le monstre d'une hérédité biologique du
péché et fabriqué sur ce modele de solidarité bâ
tarde, mi-morale mi-corporclle, leur concept de pé
ché originei, misérable 1.ranscription du grand
mythe de la chute d'Adam ; cett:e rationalisation
annonce celle des modernes, qui parleront d'imita
tion, d'influence ou forgeront des âmes collectives
ou des esprits objectifs. Ces concepts maladroits
restent en deçà de cette solidarité de tous les hom
mes « en Adam n, c'est-à-dire dans l'Homme ,
comme dit encare excellemment K. Jaspers « la
culpabilité métaphysique peut se révéler, peut-être
dans une situation concrete, ou dans une ceuvre
poétique ou philosophique, mais elle n'est guere
communicable directement à autrui. En ont le plus
profondément conscience c,�ux qui ont atteint une
fois le domaine de l'absolu et qui ont fait par là
même l'expérience de leur échec : ils n'ont pas su
rester fideles à cet absolu à l'égard de tous les
hommes. II leur ,en reste une honte qui ne les quitte
jamais, dont !'origine ne se laisse pas dévoiler dans
sa réalité concrete et qu'ils ne peuvent tout au plus
q�e commenter en termes abstraits ».
•
6
C'est à partir de ce fond insondable qu'il peut y
avoir plusieurs paliers de culpabilité et des formes
communautaires aussi bien qu'individuelles de
culpabilité ; ces paliers et ces formes sont des dé
terminations de cette culpabilité radicale de l'être
homme, selon les niveaux- du moi et du nous. C'est
pourquoi en retour il ne faut pas !léparer cette
culpabilité métaphysique, comme une autre culpa
bilité, de la culpabilité morale et politique ; non
seulement il n'y a qu'une rulpabilité éthique, tan
tôt individuelle, tantôt communautaire, mais la
culpabilité métaphysique r'est encare la même,
indivise et radicale ; elle est ce qui gouverne l'unité
de la culpabilité individuelle et de la culpabilité
communautaire ; elle est kur unité cachée, à la
mesure de l'humanité de !'homme.
Aussi ma tâche est-elle, c:pres avoir aperçu cette
profondeur insondable, de revenir vers_ les formes
quotidiennes de la culpabilité : celle de la vie pri
vée et celle de la vie nationale, celle de la vie éco
nomique et celle de la vie internationale. C'est
dans cette perspective que j 'ai à reposer le probleme
du civisme, du socialisme, du colonialisme ; ce sont
autant de niveaux du « nous autres » ou j'ai une
part de responsabilité. Peut-être, en ce moment,
certains sont-ils effrayés par cette responsabilité et
sont-ils tentés de s'en désaisir et de traiter un chef
de gouvernement en homme providentiel qui les
délivre magiquement de leur tâche civique ; mais
le chef c'est encare « naus » ; ce n'est pas un vain
mot que celui de la souveraineté pÕpulaire ; le
chef en procede ; naus le faisons ; nul régime ne
délivre de la vigilance et de la responsabilité civi
ques ; on ne remet jamais à un autre la charge et
la faute du citoyen. La responsabilité de conduire
les peuples associés au destin de la France à la
direction de leurs propres affaires reste également
entiere ; le souci de rénover l'Etat ne peut non
plus naus la faire oublier ; il y a là une autre
échelle de rapports humains, que l'échelle nationale
des problemes constitutionnels ne peut naus faire
oublier. La culpabilité, éprouvée à certains mo
ments décisifs, naus rappelle la dimension propre
à chaque lien humain dans lequel nous sommes
engagés et respnosables.
Cette méditation avait pour but de restaurer ce
qu'on pourrait appeler l'ouverture, l'ouverture sur
l'amplitude et la multitude des liens humains sus
ceptibles d'être lesés. C'est dans cette ouverture
que m'est rendue la compréhension de plusieurs
especes de culpabilités et sous l'aiguillon de ces
multiples culpabilités, le gout de ma multiple res
ponsabilité.
Ricoeur, Paul (1913-2005), “Responsabilité et culpabilité au plan communautaire”, 1958, IIA102. Consulté le 3 juin 2025, https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/ark:/18469/2nvh1
À propos
Responsabilité et Culpabilité au plan communautaire soutient la thèse selon laquelle la faute individuelle, susceptible d’une punition proportionnelle aux actes effectivement commis par un individu, ne peut pas rendre compte de la dimension communautaire du mal. La notion d’une culpabilité au plan communautaire, enracinée dans la tradition biblique, est actualisée à la lumière des injustices de la société contemporaine, qui ne pourraient pas être comprises à partir des fautes de tel ou tel individu.