De la nation à l’humanité : tâche des chrétiens
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"De la Nation à l’Humanité : la tâche des chrétiens" est un rapport présenté en 1965 au Congrès du Christianisme social, qui présente la société industrielle comme un facteur d’unification du genre humain mais également comme une menace de nivellement, et voit dans la Nation, l’État ou l’État-Nation des obstacles structurels durables à la mondialisation de la politique.
IIA184, in Christianisme social, nos 73/9-12 (1965), septembre-décembre, p. 493-512
IIA438, in Études théologiques et religieuses 64/3 (1989) 395-405.
iii
© Comité éditorial du Fonds Ricœur
Note éditoriale
« De la Nation à l'Humanité : la tâche des chrétiens » constitue un rapport présenté en 1965 à Paris au Congrès
du Christianisme social, mouvement dont Ricœur est président depuis 1958. Il y considère d’abord l’émergence
de la « conscience planétaire » par des soubassements technico-scientifiques mais aussi politiques (notamment
l’intime conscience des menaces globales manifestées par les deux guerres mondiales). Au-delà de la grille de
lecture offerte par le contexte de la guerre froide, ce texte reprend un thème déjà esquissé par Ricœur lors du
congrès de Lyon en 1955. La société industrielle, facteur d’unification du genre humain, joue aussi comme
« menace de nivellement » (100-101) et perte d’identité. Par retour de flamme, ceci tend à renforcer les
nationalismes, la pluralité des styles de vie des nations pouvant servir comme « valeur de refuge et de
ressourcement » face « à l'unique science et à l'unique technique » qui ne semblent qu’aplatir, dissoudre et
uniformiser. À ces obstacles « structurels » durables à la mondialisation de la politique que représentent « la
Nation, l’État ou l’État-Nation » (98), s’opposent des obstacles « conjoncturels » (101) liés aux distorsions
économiques, politiques ou raciales.
À la suite de cette analyse, celui qui deviendra deux ans plus tard doyen de Nanterre invite les
chrétiens à une prise de responsabilité en se basant sur trois facteurs (un « trépied ») pouvant garantir la santé
de l’Église dans le monde (104) : (1) l’élaboration d’une nouvelle prédication, (2) un travail théologique de
l’Église sur elle-même et dans son rapport au monde, notamment sur l’opposition entre l’universalisme
« d’intention » et de « prétention » (p. 107) , enfin (3) la qualité d’engagement de ses membres dans : (a) des
actions protestataires, (b) la pratique concrète des situations de rencontre (groupe d’aide aux migrants,…) et
(c) l’insertion au niveau d’institutions internationales.
Ce rapport, notamment en sa seconde partie, fait écho au premier article « Le Chrétien et la civilisation
occidentale » qu’il fit publier en 1946 dans la Revue du Christianisme social (n°54), où déjà se faisait jour
l’articulation ricœurienne fondamentale de la recherche commune du mode actuel de la fidélité et de l’invention.
(E. Giovannoni, pour le Fonds Ricœur)
Mots-clés : chrétien ; nation/humanité ; conscience planétaire ; politique ; société industrielle ; mondialisation
L
e temps que nous vivons est celui de la conscience planétaire : c'est un fait récent, mais général.
Toutes les civilisations ont accédé à la perception de leur appartenance à une unique expérience
humaine.
Mais, dans le même temps, nous ressentons plus vivement les obstacles de toutes sortes qui arrêtent
l'humanité sur le chemin qui va de la nation à l'humanité : obstacles structurels tenant à la forme même que
notre expérience historique apprise, obstacles conjoncturels tenant aux circonstances de la politique mondiale
dans ces dernières décades.
Conscience planétaire, obstacles structurels et obstacles conjoncturels forment une constellation
singulière, qui appelle d'abord une analyse, ensuite une prise de responsabilité.
I. UNE MARCHE DIFFICILE...
1. La conscience planétaire
La conscience mondiale de l'homme moderne diffère entièrement de ce que l'on a pu éprouver dans
d'autres époques, que ce soit le monde antique, le monde médiéval ou même l'âge classique : l'on se
représentait le monde civilisé comme une grande île entourée de barbares, d'étrangers, de non civilisés ; le
XVIIIe siècle lui-même qui a conçu le premier projet de Paix Perpétuelle (c'est le titre d'un grand nombre
d'essais dont celui de Kant est le plus célèbre), se représentait cette paix essentiellement comme un accord
entre États et nations civilisées. [page 97] Nous sommes certainement la première époque historique qui prend
une vue globale de son destin. Les éléments de cette conscience planétaire sont faciles à discerner.
Elle a d'abord un soubassement technico-scientifique ; à cet égard on ne saurait insister avec trop de
force sur l'importance de cette aventure de domination du monde, qui est vécue à des degrés de lucidité
différents par tous les hommes, et ressentie comme un facteur déterminant d'unification de leur histoire.
Certes, il y a toujours eu une technique ; mais nous sommes la première civilisation pour laquelle la technique
est une catégorie dominante qui suffit à caractériser l'époque. Cette conscience d'appartenir à une unique
entreprise de conquête scientifique et technique, se diffuse et irradie à partir du noyau des techniques
matérielles, jusqu'à une maîtrise de plus en plus complète des phénomènes humains eux-mêmes, à travers la
démographie, l'économie politique, la science politique, les techniques de gestion et d'administration, les
sciences humaines, etc. : toutes ces formes de l'aventure technico-scientifique ont un caractère universel,
mieux universaliste.
À ce premier facteur d'ordre technologique, s'ajoute un facteur proprement politique. C'est par la
violence, par le moyen de la guerre, que la conscience planétaire a douloureusement cheminé ; ce que nous
avons appelé mondial, avant la paix, c'est la guerre. Les deux dernières guerres ont été perçues par l'ensemble
des hommes non comme un phénomène local mais comme un événement mondial. La guerre ici a pris de
l'avance sur la paix. Aujourd'hui même, le péril atomique est ressenti par tous comme un danger qui affecte
l'humanité dans son ensemble et même, pour la première fois, qui l'affecte dans son capital biologique, dans sa
capacité de survie. La possibilité que l'histoire s'arrête nous donne soudain le sentiment que l'histoire est une.
De là le caractère planétaire de la politique contemporaine, conçue comme une opération de survie : c'est
même aujourd'hui un critère de maturité politique et de responsabilité pour les chefs d'État de savoir s'ils sont
capables de concevoir la politique selon ces deux objectifs contraires : d'une part assurer l'existence et la
puissance de leur État, et en même temps protéger la paix mondiale de façon que l'humanité survive. À cet
égard plusieurs des doutes que l’on peut avoir aujourd'hui sur la politique chinoise se rattachent à ce point : ce
pays conçoit-il comme également important la défense de son propre patrimoine et la sauvegarde de la paix ?
La décolonisation est également un facteur d'accélération dans la prise de conscience planétaire.
L'accès à l'indépendance au moins nominale d'au moins cent vingt États-Nations est un événement considérable
; même si ceux-ci n'ont pas entre eux une égalité réelle, même si bien des indépen- [page 98] -dances sont
fictives, cette fiction elle-même est un fait psychologique et politique considérable ; comme le disait récemment
Paul VI à l'ONU : « Ici vous n'êtes pas égaux, mais vous vous faites égaux ». La procédure abstraite qui
consiste à donner également une voix au Gabon et à l'Union Soviétique est significative de cette prise de
conscience. Nous formons ainsi l'idée d'une politique du genre humain, capable pour la première fois de donner
un sens concret à l’idée des philosophes selon laquelle l'humanité n'est pas une espèce, au sens des animaux,
mais une histoire, c'est-à-dire une histoire une.
Il en résulte qu'aujourd'hui la politique extérieure de tous les pays est devenue la politique intérieure
de l'humanité.
2. Les obstacles structurels
Mais ce projet d'une humanité une est en avance sur la réalité pour des raisons de deux sortes que j'ai
placées sous le titre des obstacles structurels et des obstacles conjoncturels. Ces obstacles font qu'il est difficile
pour longtemps de donner une figure politique à ce que néanmoins nous vivons dès maintenant comme un
destin unique. Certes ces obstacles sont aussi des points d'appui ; ils comportent des brèches et offrent des
prises à l'action. Ils suffisent néanmoins à donner à cette conscience planétaire l'aspect d'une conscience
malheureuse, affectée de contradictions et de distorsions.
Je parlerai d'abord des obstacles les plus anciens et les plus durables : les obstacles structurels qui
tiennent à la forme dans laquelle l'humanité a jusqu'à présent coulé son histoire, à savoir l'État-Nation. Mais
peut-être faudra-t-il insister davantage sur les obstacles conjoncturels que sur ces obstacles structurels.
En parlant d'État-Nation nous fondons peut-être trop vite deux facteurs distincts qui ne coïncident que
dans les vieux pays d'Europe comme la France, l'Angleterre, et plus récemment l'Italie, l’Allemagne, etc. États
et Nations ne recouvrent pourtant pas exactement la même réalité et ne représentent pas un obstacle du
même ordre à la mondialisation. L'État est un obstacle juridique, la nation un obstacle organique.
Si nous concevons difficilement aujourd'hui un État, mondial, c'est à cause des traits fondamentaux
sous lesquels l'État est apparu, surtout depuis le XVIe siècle en Europe. Cet État est devenu pour nous la figure
du pouvoir à l'intérieur des communautés historiques finies ; il est l'organe d'une communauté historique, le
mode d'organisation qui rend celle-ci capable de prendre des décisions ; c'est essentiellement un pouvoir de
décision dans une [page 99] communauté finie. À ce trait principal s'ajoute le caractère inconditionnel de
l'exercice de la violence, laquelle ne joue que dans les limites géographiques où cet État est souverain. Or,
jusqu'à présent, nous ne savons pas comment pourraient être exercées la décision et la force dans une autre
structure que cette forme limitée, finie et close de la souveraineté. À cet égard la diversité des formes
constitutionnelles est un obstacle moindre que le fait fondamental de la souveraineté ; c'est lui qui fait que nous
ne savons pas comment passer de la multiplicité d'États souverains à un État universel. La souveraineté fait
que l'État apparaît dans l'histoire comme un grand individu violent en face d'autres individus violents. Un État
universel serait tout autre chose : ce serait essentiellement un État éducateur, éducateur à la liberté. Mais le
passage de cet État violent à cet État éducateur n'est pas encore en vue. Il faudrait que dépérissent les États,
du moins au sens de la souveraineté, de la violence inconditionnelle que nous venons de dire, pour atteindre
une situation de non-État. Pour le moment c'est tout le contraire qui se passe : nous voyons l'État multiplier ses
fonctions d'organisation, de direction, de planification ; le processus dans lequel nous sommes engagés est
plutôt celui du renforcement de l'État ; et ce renforcement a lieu à l'époque même où il faudrait passer à
l'expression politique de la communauté humaine.
Certes il faut tempérer quelque peu ces vues et surtout bien les mettre à leur place ; à bien des égards
l'État est aujourd'hui une prétention plus qu'une réalité, et sa souveraineté est parfois pure fiction. Il y a, dès
maintenant, une pratique de la solidarité et de l'interdépendance qui va à l'encontre des façons dont l'État se
représente à lui-même ou feint de se représenter son importance. Tous les États sont liés par des conventions
qui sont de réels abandons de souveraineté, lors même que ces abandons restent inavoués. C'est bien pourquoi
la souveraineté est une allégation bien souvent démentie par les faits. Même la planification qui a pour support
l'État n'est jamais purement nationale. Le pouvoir réel de décision est souvent ailleurs que l'on croit ; c'est
pourquoi il faut toujours faire une analyse nouvelle pour discerner où réside le pouvoir réel de décision. C'est là
la véritable question. Aussi faut-il tenir compte de la discordance bien souvent camouflée entre la souveraineté,
telle qu'elle est alléguée ou prétendue et l'exercice effectif du pouvoir de décision. Ajoutez à cela que des
échanges de toute nature tempèrent cette souveraineté : les idées circulent, des modèles d'organisation et de
développement sont échangés, la pratique des institutions internationales exerce en outre une certaine action
éducative en vue de la vie internationale.
Tout cela est vrai ; néanmoins ces processus divers sont imbriqués dans une situation complexe, dont
la note dominante reste encore le principe de [page 100] souveraineté. C'est bien pourquoi nous sommes
actuellement incapables de procéder à un transfert entier de souveraineté de l'entité politique État à l'entité
politique d'un nouveau genre que requerrait une souveraineté mondiale.
Ce qui donne à l'obstacle de l'État sa consistance c'est qu'il est doublé bien souvent par celui de la
nation ; c'est la communauté elle-même à laquelle les hommes ont conscience d'appartenir, comme à une unité
géographique et historique de destinée. Il se trouve que la nation a été jusqu'à présent la forme privilégiée
dans laquelle l'humanité a pris conscience de son existence. De même que nous ne pouvons pas actuellement
concevoir de langue universelle, avec une littérature, une histoire, etc., de même l'humanité n'est concevable
que sous la forme plurale des nations. Or la nation non seulement n'a pas fini son temps, mais paraît se
renforcer dans le monde entier ; et cela pour des raisons tout à fait fondamentales.
C'est d'abord la nation qui a servi d'instrument pour la conquête de l'identité : les communautés
historiques ont pris conscience de ce qu'elles étaient par le moyen de la nation. On peut dire que la nation est
pour une communauté historique une forme de représentation de sa propre identité.
La décolonisation a renforcé ce processus ; on comprend pourquoi : la colonisation n'est pas seulement
un phénomène d'exploitation mais de soustraction de personnalité ; c'est pourquoi la décolonisation devait
nécessairement passer par le nationalisme. Il fallait que le colonisé recouvre d'abord son identité propre.
En outre la nation se trouve être une valeur de repli, une valeur-refuge, à l'heure du déclin des
idéologies. On le voit aujourd'hui, au moment où se desserrent les liens idéologiques du bloc communiste et
aussi ceux du bloc atlantique ; la nation est la valeur sur laquelle on se replie lorsque les rassemblements
idéologiques se décomposent ; c'est ce qui fait d'ailleurs dans le monde entier le prestige du gaullisme : il
représente à bien des égards cette reconquête de l'identité nationale aux dépens de l'identification idéologique
plus ou moins contrainte, plus ou moins forcée, issue de la guerre froide. En somme on pourrait dire que le
nationalisme est l'expression exacerbée et passionnelle de cette conscience de la pérennité de la valeur nation,
face aux tentatives d'hégémonie des puissances géantes, camouflées sous les apparences d'une hégémonie de
rassemblement.
Mais je pense qu'il y a une autre raison, qui rend la nation, voire le nationalisme, difficile à surmonter ;
la nation est aussi une valeur de refuge et de ressourcement devant les menaces de nivellement que
représente la société [page 101] industrielle. Par la nation passe la lutte contre l'anonymat, contre
l'aplatissement et la dissolution dans la société industrielle mondiale ; cette société industrielle, dont je parlais
d'abord comme d'un facteur d'unification du genre humain, joue aussi comme perte d'identité ; à l'unique
science et à l'unique technique nous opposons la pluralité des styles de vie que sont les nations. C'est pourquoi
il y a tout lieu de penser que l'État et la nation, et dans bien des cas l'État-nation, demeureront des obstacles
durables à la mondialisation de la politique.
3. Les obstacles conjoncturels
Mais il faut sans doute donner plus de poids encore aux obstacles conjoncturels, aux distorsions qui
caractérisent les phénomènes de développement. Les facteurs que nous avons passés en revue tiennent à la
structure de l'expérience humaine, du fait que celle-ci a pris corps dans cette figure de l'État-nation ; les
obstacles dont nous allons maintenant parler sont des faits de conjoncture, c'est-à-dire qu'ils tiennent à la
manière dont un certain nombre de développements se sont produits.
On ne saurait trop insister, et la conférence de Le Guay le confirme, sur la gravité des présentes
disparités dans le monde, au premier rang desquelles les disparités de caractère économique et social.
L'inégalité dans la répartition des richesses et de la puissance est un obstacle énorme à l'édification d'une
politique mondiale. Or, comme on l'a dit, cet écart va encore croître dans les décennies qui viennent ; c'est du
même côté que sont la puissance industrielle, la capacité technique, les moyens monétaires, l'équipement en
cadres supérieurs ; c'est de l'autre côté que sont les matières premières à vil prix, la pénurie de capitaux, la
pénurie de cadres, l'obstacle démographique ; cette disparité croissante affecte profondément l'ordre mondial
et rend impossible actuellement la constitution d'une véritable politique mondiale. Le Guay montre par ailleurs
comment la montée à la puissance industrielle des jeunes nations diffère du processus semblable qu'ont
parcouru dans les siècles récents les pays actuellement industrialisés ; pour celles-ci l'industrialisation s'était
faite dans une sorte de vide ; dans le cas des nations nouvelles la situation est tout autre ; elles arrivent dans
un monde déjà plein et le succès déjà acquis des premiers venus au bien-être est un obstacle supplémentaire
au
développement
des
attardés.
C'est
pourquoi
la
notion
de
sous-développement
est
une
notion
extraordinairement complexe ; ce n'est pas seulement un retard, c'est un empêchement.
Or cette disparité, ce sous-développement, ne sont pas seulement un mal- [page 102] -heur propre
qui affecte certaines communautés historiques ; ce sont aujourd'hui des formes de déséquilibre mondial. Toute
analyse du sous-développement doit être prise à deux points de vue différents ; il faut voir, d'une part, ce que
cela signifie pour un pays considéré, et d'autre part ce que cela signifie, en fait de désordre, pour la
communauté humaine. C'est par là que nous sommes nous-mêmes affectés et concernés, dans la mesure où
notre propre développement est un obstacle au développement rapide des autres, un obstacle à la constitution
d'une économie mondiale. André Philip montrait naguère quels conflits souterrains d'intérêt affrontent les
masses occidentales aux masses africaines, asiatiques et sud-américaines ; bon gré mal gré, les premières
tendent à défendre leur niveau de vie, leurs hauts salaires, en même temps qu'elles tendent à entretenir la
pratique des bas prix pour les matières premières extraites des pays sous-développés ; ce qui fait que les
classes ouvrières des pays industrialisés sont objectivement solidaires des intérêts globaux des nantis.
À cette première distorsion, il faut ajouter aussi celle qui tient à la conscience révolutionnaire dans le
monde. Le fait qu'il existe aujourd'hui plusieurs consciences révolutionnaires dans le monde est certainement
un facteur non seulement de diversité mais de distorsion. J'intègre ici une analyse récente d'Étienne Trocmé,
portant sur les trois attitudes révolutionnaires actuellement en circulation : d'une part la tendance chinoise de
révolution permanente et sans compromis ; d'autre part les communismes dans la phase révisionniste, tentant
d'intégrer des phénomènes de marché et des critères de rentabilité à l'intérieur de leur planification rigide, enfin
les révolutions du Tiers-Monde, caractérisées par un retard de la libération économique sur la libération
politique et par l'écartement, entre le néo-capitalisme, le révolutionnarisme chinois et les attitudes
d'aménagement et de consolidation des révolutions acquises. On peut parler de cette diversification des
modèles révolutionnaires comme d'un phénomène de distorsion, dans la mesure où elle contribue à démanteler
les projets de politique mondiale et plus particulièrement d'économie mondiale. C'est principalement le TiersMonde qui vit cette compétition comme un insupportable désordre ; le Tiers-Monde se trouve affronté à des
modèles de développement et à des modèles de révolutions absolument incompatibles qui le placent en face de
choix difficiles et parfois l'empêchent de produire un modèle réformiste ou révolutionnaire propre et le
condamnent à vivre d'emprunts aux projets révolutionnaires des autres.
Enfin, à ces disparités économiques et à ces disparités au niveau même du processus révolutionnaire
s'ajoutent des distorsions politiques d'un caractère [page 103] propre : nous assistons depuis quelques années
à la dissolution du directoire politique qui était né de la guerre ; or le système de direction à deux avait
relativement bien fonctionné sur un point au moins, celui de la dissuasion atomique ; la dissémination de l'arme
atomique a créé une situation tout à fait nouvelle ; avec la décomposition des camps, avec l'ouverture du club
atomique à des nouveaux venus, nous passons d'un jeu à deux joueurs à un jeu à n joueurs qui crée une
situation tout à fait fluide, offrant moins de prise au calcul que le système bipolaire antérieur ; dans la mesure
où cette situation nouvelle échappe davantage à la prévision et au contrôle, on peut la compter parmi les
facteurs de désordre et parmi les obstacles conjoncturels.
Peut-être sous-estimons-nous aussi l'obstacle formidable du racisme que l'on ne saurait réduire au
phénomène de la nation ou de l'État ; la notion de race est scientifiquement illusoire et psychologiquement
puissante ; la race est une des manières dont l'humanité se perçoit ; du moment que cette notion a une
signification psychologique, elle est aussi une réalité culturelle, une réalité politique ; or nous sommes loin
d'avoir dépassé cet obstacle. Nous l'aurions dépassé si nous étions capables de projeter une humanité
entièrement métissée, ce que nous sommes rarement capables de penser intégralement ; l'affaire des Noirs
américains, l'affaire de l'Afrique du Sud et de la Rhodésie, nous le rappellent tous les jours.
Faut-il ajouter l'obstacle que représente la notion de continent ? Il se peut que dans les décennies à
venir le continent devienne une étape importante sur la voie de la mondialisation mais peut-être aussi un
obstacle, un stade auquel l'évolution peut se bloquer et où des phénomènes passionnels d'un nouveau genre
peuvent prendre corps.
Telle est l'étrange constellation de l'histoire contemporaine, le jeu combiné de la conscience planétaire,
des obstacles structurels et des obstacles conjoncturels.
J'accorde volontiers que cette vue est peut-être trop antinomique ; il faut certainement tenir compte
de tout ce qui tempère ces contradictions et de tout ce qui ouvre des brèches. En particulier, j'accorde qu'il ne
faut pas s'enfermer dans une perspective temporelle trop courte. Il faut apprendre à penser en termes de
temps long ; la conquête de la rationalité et de l'État moderne a été longue et lente ; la mise en place et la
prise en charge d'une pratique réglée par l'intérêt global de l'humanité demandera aussi sans doute des
décennies et peut-être des siècles. Mais cette pensée du temps long n'est pas encore descendue dans l'opinion
publique et dans la conscience individuelle. Par exemple il faut penser dans un temps long tous les
tâtonnements en vue [page 104] d'une économie mondiale ; les conférences interminables sur le
désarmement, sur le prix des matières premières, sur les investissements, sur les accords d'aide et de
coopération sont bien une figure de la lenteur du temps historique qui fera passer de l'État-Nation à un
gouvernement mondial des intérêts globaux de l'humanité. De même il faut penser dans un temps long la
transformation des révolutions socialistes, l'adaptation du capitalisme à son propre contraire, les essais et les
erreurs sur le chemin des formules mixtes entre le socialisme et le communisme qui sont à l'essai un peu
partout dans le monde ; c'est sur ces évolutions lentes et longues que se joue la coexistence pacifique, la
coopération entre systèmes sociaux différents et, peut-être, l'apparition de certaines convergences, voire même
de certains amalgames. D'autre part, outre qu'il faut tenir compte de ces ouvertures et de ces empirismes à
l'œuvre, il ne faut pas non plus sous-estimer l’importance des conflits comme facteurs d'évolution ; notre
histoire est marquée par la recherche de convergences, mais aussi par la fécondité des conflits ; il faut être
marxiste sur ce point ; les conflits sont aussi un moyen de prise de conscience et d'avancée de l'histoire. Il ne
faut donc pas s'enfermer dans une vue statique des obstacles et des difficultés, mais s'élever à une vision
dynamique de la situation. C'est par là qu'elle ouvre un champ d'action.
II. UNE TÂCHE COMPLEXE...
L'action des chrétiens dans le monde, semble-t-il, dépend aujourd'hui d'un juste rapport entre trois
facteurs ; d'abord l'élaboration d'une nouvelle prédication au monde ; deuxièmement un travail théologique de
l'Eglise sur elle-même et sur son rapport au monde ; troisièmement une qualité d'engagement de ses membres
dans des actions de caractère laïque. C'est de l'équilibre de ces trois facteurs que dépend la santé de la
présence de l'Église au monde ; on pourrait parler en ce sens du « trépied » de la présence de l'Église au
monde.
1. Pour une prédication au monde
Il faut commencer par le thème de la nouvelle prédication au monde, car la théologie n'est jamais
première : elle est toujours une réflexion de second degré qui suppose précisément l'exercice de cette
prédication et de cet engagement.
Je distinguerai ici prédication aux fidèles, et prédication au monde. [page 105] La prédication aux
fidèles a une fonction précise : celle d'entretenir le noyau de la communauté confessante qui porte
collectivement cette prédication au monde. La finalité de la prédication aux fidèles, c'est qu'il y ait une telle
communauté confessante, prédicateur collectif de la prédication au monde. Pour une autre raison la prédication
aux fidèles ne peut être qu'une part de la prédication : comme l'analyse de la situation internationale nous
l'apprend, la chrétienté historique est une réalité sociologique de caractère minoritaire, et de plus en plus
minoritaire ; par conséquent, si l’Église a un message pour le monde et sur les problèmes politiques du monde,
son message doit être prononcé en quelque sorte par-dessus l'épaule de la communauté confessante. D'où la
nécessité d'une prédication à tous les hommes. Et cette parole aura d'autant plus de portée et de poids qu'aura
été poursuivi par ailleurs et mené à bien le processus de démantèlement des institutions confessionnelles
d'intervention directe : syndicat confessionnel, parti confessionnel, etc. Ce qui fait peut-être le plus obstacle à
cette prédication au monde c'est la persistance d'un type de catholicisme social - et peut-être de
protestantisme - issu du XIXe siècle, un cléricalisme de gauche prenant simplement la relève d'un cléricalisme
de droite. Le nouveau type de témoignage qui doit apparaître doit être entièrement dissocié de tout aspect
institutionnel : ce doit être le témoignage d'une parole sans pouvoir d'aucune espèce et qui s'adresse au
politique pour l'exhorter et l'avertir. À cet égard l'adresse de Paul VI à l’ONU me paraît tout à fait exemplaire ;
non pas que tout ce qu'il a dit fût bon, mais l'acte lui-même était bon, bien placé, parfaitement significatif.
Il s'agit de faire apparaître dans le monde d'aujourd'hui une nouvelle articulation du spirituel et du
politique et, à travers elle, de peser sur le processus de mondialisation des problèmes, des solutions de la
politique elle-même. Nous sommes en effet à la recherche d'un nouvel équilibre entre le spirituel et le politique,
qui ne soit pas l'équilibre de deux pouvoirs, comme le Moyen Âge l'avait pensé, mais celui d'un témoignage et
du pouvoir laïque des hommes ; pour cela il faut que le spirituel ait trouvé sa visée propre et le politique
également.
Je rattache ce genre de réflexion à un type d'analyse que j'ai fait souvent, ici ou ailleurs, concernant
l'articulation de deux morales, la morale de conviction, qui représente les visées fondamentales de l'homme, et
la morale de responsabilité et de force qui concerne l'exercice de la puissance publique.
Cette prédication frappe à deux niveaux : au niveau politique et au niveau social. Au niveau politique
d'abord : la politique est saine, lorsqu'elle est [page 106] gardée contre ses démons par cette prédication et
cette morale de conviction ; alors elle trouve elle-même sa juste place ; elle se « désabsolutise » ; elle est
gardée de devenir à son tour une nouvelle religion, une religion laïque ; c'est la tâche de cette prédication de la
mettre et de la remettre à sa place. Paul VI a dit le mot juste lorsqu'il s'est présenté comme un « expert en
humanité » ; c'est bien en cela que consiste le pouvoir spirituel : maintenir la visée de l'humanité, dénoncer
courageusement les obstacles à l'unité de l'espèce humaine, exposer publiquement le jeu des distorsions ;
attaquer la bonne conscience des nantis, dénoncer le nationalisme et le culte de l'État ; par conséquent,
prendre position avec la plus grande netteté sur la limitation de la souveraineté, montrer dans les institutions
internationales gravitant autour de l'ONU la seule chance actuellement offerte aux hommes de dépasser le
stade des nations ; comme on le voit, il ne s'agit pas du tout de bénir l'ONU, mais de lui donner la seule espèce
de consécration qui lui convienne, à savoir la motivation suprême qui consiste dans la visée de l'humain comme
tel.
Inévitablement aussi, cette prédication doit prendre position au plan économico-social ; face à l'écart
croissant des riches et des pauvres, elle doit inviter les politiques à trouver les formes économiques du don.
André Philip le dit par ailleurs, la redistribution des moyens monétaires, la défense des niveaux de vie des «
sous-développés » vont directement à l'encontre des intérêts à court terme de tous les groupes sociaux des
pays industrialisés ; nous ne pouvons pas pratiquer une politique basée sur l'intérêt à court terme ; cet intérêt
à court terme, y compris celui des classes ouvrières des nations industrialisées, va dans le sens de la défense
des hauts niveaux de vie et rencontre par conséquent l'intérêt à court terme des classes dirigeantes. C'est
pourquoi seule une motivation de caractère éthique, à savoir la conscience d'appartenir à l'humanité comme
telle, peut renforcer l'intérêt à long terme de l'humanité, qui est d'élaborer une économie mondiale des besoins.
Il faut dire ici ce que Paul VI disait sur le plan politique : dans les institutions internationales, les peuples ne
sont pas égaux mais ils se font égaux ; c'est cette volonté de se faire « égaux », au plan politique et au plan
économico-social, qui doit être soutenue et motivée par cette prédication de la justice et de l'égalité.
2. Pour un travail théologique
C'est en deuxième position que je placerai le travail théologique de l'Église sur elle-même. Sa place
vient ici, en relation à la prédication au monde.
Ce que le théologien vient ici redécouvrir c'est l'universalisme chrétien [page 107] véritable, qui est un
universalisme « d'intention », entièrement distinct de la « prétention » universaliste de la chrétienté à l'âge
constantinien. C'est dans la mesure où cette chrétienté meurt que cet universalisme prend sens.
La lutte de l'intention universaliste avec la prétention universaliste a des racines jusque dans la Bible.
Nous en trouvons l'image inversée dans la lutte entre deux particularismes, un particularisme d'intention et un
particularisme de prétention. Je m'explique : le sens véritable de la vocation d'Israël a été durement conquis,
au plan théologique, sur le plus extraordinaire particularisme de l'histoire ; on trouve par exemple dans le livre
de Josué, le plus frappant à cet égard, une interprétation du destin du peuple d'Israël où l'Alliance est
essentiellement conçue comme non-mélange avec les autres, comme non-alliance, dans un particularisme
forcené, théologiquement forcené ; le récit des guerres de Josué en est le témoignage le plus étonnant ; alors
que la reconstitution actuelle des historiens nous incline à penser que l'installation en Canaan n'a pas eu le
caractère d'extermination qui est décrit dans la Bible, le fait même que les Israélites aient ainsi mythologisé
leur propre infiltration, sous la forme d'une guerre d'extermination, est théologiquement significatif. Il a fallu
que ce particularisme fût retourné contre luimême en un particularisme d'un autre genre, pour que la
signification d'Israël parmi les nations parût dans sa véritable lumière : l'élection d'Israël est l'élection singulière
d'un peuple dont l'humanité entière est le destinataire et le bénéficiaire : « En toi toutes les nations seront
bénies (se béniront) », Nous avons là une figure de l'élection de l'Église qui n'est que pour l'humanité entière :
en toi toutes les nations se béniront... L'élection n'a de sens qu'à partir de cette espèce d'appropriation par tous
les peuples, reprenant chacun pour lui-même et tous ensemble, la signification concrète de la bénédiction
d'Israël. Or il est remarquable que ce particularisme à vocation universaliste n'a été authentique que dans la
mesure où il n'a pas eu le support de la réussite politique : Israël n'a jamais tiré au clair sa propre signification
politique, oscillant entre la monarchie, le pouvoir des prêtres et le pouvoir de la loi. C'est dans la mesure où
son« particularisme universaliste », si l'on peut oser ce paradoxe, est resté authentique, qu'Israël a été capable
de se représenter l'humanité comme une totalité et, par delà l'humanité, la création tout entière comme une
œuvre divine. Je pense à ces essais d'énumération de peuples dans la Genèse, qui témoignent d'un premier
travail de théologie de l'histoire, et à cette théologie des païens qui apparaît ici ou là : « Cyrus, mon serviteur
... », Je pense enfin à cette grande eschatologie du banquet des derniers temps et de la réconciliation de toutes
choses au dernier jour.
C'est cet universalisme d'intention qui est repris, à mon sens, dans la [page 108] figure du Christ ; je
pense à l'interprétation, plus ou moins mythologique mais d'un symbolisme puissant, du drame de la Croix,
compris non pas comme un événement local, mais comme un drame cosmique concernant l'homme, tout
homme ; l'homme est pensé, en extension et en intensité, comme unité rassemblée face au drame de la croix ;
ici aussi, il faut s'écrier : « En toi toutes les nations se béniront ». Par cette énorme inflation d'un événement
particulier, transposé dans une signification universelle, l'homme tout entier, l'homme indivisible, est signifié
par delà tout particularisme politique. Saint Paul, le premier, a conçu et médité cette espèce de «
mondialisation » de la croix, lorsqu'il l'a projetée par delà les différences humaines : « Il n'y a plus ni juif ni
grec, ni homme libre, ni esclave» ; de la mondialisation de la croix procède une sorte de négativisme appliqué
aux différences actuelles de l'ordre économico-social et politique.
Mais cette réflexion théologique est inséparable de la prédication à tout homme. Coupée de celle-ci,
elle vire à la théologie abstraite, voire à la mythologie. Si elle cesse d'être déchiffrée dans une action qui
promeut l'humanité comme un tout, si je ne fais rien pour que l'humanité devienne un tout, l'utopie de
l'humanité totale devient mythe.
Dès lors la prédication à l'homme, à l'homme universel, n'est rien, elle est même mensonge et
duperie, si l'Église ne montre, par des signes concrets, comment elle-même elle a surmonté les différences de
nation, les différences de niveaux économiques et sociaux, les différences issues de la guerre froide. Et il ne
suffit pas que le mouvement œcuménique et l'Église catholique conjuguent leurs efforts pour que ces signes
concrets existent. Cette conjugaison elle-même peut être très ambiguë. Ici même Mario Miegge mettait en
garde contre un piège dans lequel le mouvement œcuménique peut toujours tomber ; il est en effet possible
que les chrétiens se réconcilient entre eux, et avec les autres hommes, religieux du monde, pour faire barrage
au communisme athée ; cette coalition des vieilles religions contre le communisme serait tout le contraire du
signe concret que les hommes attendent ; ce serait encore une coalition particulariste, dans le prolongement de
la théologie des guerres de Josué et non dans celui du rassemblement d'Israël en vue des nations; les signes
sont toujours ambigus et il dépend de la vigilance de tous et de nous-même que le signe de l'œcuménicité
s'inscrive dans la ligne de l'universalisme d'intention et non dans celle de l'universalisme de prétention. [page
109]
3. Une parole adressée et une action engagée
C'est pourquoi ce travail théologique est solidaire, d'une part d'une prédication à tous les hommes,
d'autre part de l'engagement des chrétiens, pris individuellement ou en groupe, dans des actions mondialistes
ou mondialisantes. À dessein j'ai placé le travail théologique dans l’entre-deux, entre la prédication et
l'engagement, comme une articulation réflexive entre ces deux pôles : une parole adressée et une action
engagée.
J'ai bien dit l'engagement des chrétiens : car il faut distinguer fermement l'engagement de l'Église
comme telle, qui est sa prédication, de l'engagement des chrétiens qui est sous la loi du mélange avec les
autres hommes. C'est dans la mesure où il y a une prédication spécifique et un engagement confondu avec tous
qu'il y a aussi une théologie.
Il me semble que nous sommes placés en face de trois sortes d'engagements. D'une part il y a les
engagements d'un style traditionnel, mais qui ne sont pas pour autant récusables : c'est l'action protestataire,
au niveau de l'écrit, de la déclaration, de la motion. Je donne pour exemple la participation aux campagnes
contre la bombe atomique française, contre la dissémination de l'arme atomique au niveau mondial, pour
l'élargissement des accords de Moscou dans le sens des interdictions des explosions souterraines et d'une
destruction du stock des bombes et des porteurs ; tout cela doit être fait et doit être intensifié. Il y aurait en
effet un danger grave à éliminer ce type d'intervention : il est lié au combat idéologique, c'est-à-dire à la lutte
au niveau des principes et des conceptions globales qui dominent les problèmes techniques de la vie
internationale, politique ou sociale ; or il y a actuellement, après la période d'excès idéologique, un inquiétant
reflux idéologique; j'accorde que la politique a été, dans les décennies passées, bien souvent pervertie par un
abus de déclarations creuses, de protestations trop générales ; il s'agit bien plutôt d'ajuster, avec plus de
rigueur et d'exactitude, ce genre de protestation à la nature de plus en plus technique des problèmes. Nous
touchons là à la question très délicate de la mise en prise directe, dans tous les mouvements du genre du
nôtre, des militants et des spécialistes. C'est une tendance générale de l'action politique et économique,
aujourd'hui, de reporter sur les compétents la charge de décisions qui sont, en réalité, de nature politique et
non technique ; la technocratie, comme on dit, n'est pas l'invention des technocrates mais le produit de la
démission politique des militants. La question de l'action protestataire n'est donc elle-même qu'un aspect
beaucoup plus vaste ; il s'agit de trouver la juste mesure entre l'abus de la phraséologie et le combat
idéologique au niveau des grandes options et des conceptions globales de la société. [page 110]
Il y a d'autre part une action qui suppose une pratique concrète des situations de rencontre. Je ne
parle pas ici de la rencontre d'homme à homme qui est un autre problème, plus éthique que politique. Quand je
parle de situations de rencontre, je pense ici à des situations collectives et à des rencontres organisées : le
problème des migrants, le problème de la coopération technique, le problème de l'éducation internationale des
jeunes nous en donnent les exemples privilégiés. Ce sont des situations vécues de rencontre en ce sens que les
structures que nous attaquons s'expriment immédiatement par le sort qui est fait actuellement à un certain
nombre d'hommes : le problème des migrations c'est celui du déplacement du sous-développement aux portes
de nos villes ; ce que nous rencontrons dans nos bidonvilles, c'est le monde du sous-développement, projeté au
cœur même des pays industrialisés. Le problème de la coopération, de son côté, c'est celui d'une rencontre en
sens inverse entre les compétents venus des pays développés et les responsables des pays en voie de
développement.
Or cette rencontre est un engagement très significatif : elle place certains hommes dans des situations
qui sont à la fois des situations d'assistance et de conflit ; le danger y est double : soit de prolonger sous le
couvert de la coopération technique des formes sournoises de paternalisme, voire de néocolonialisme, soit de
pratiquer, par flagornerie, la compromission avec des cadres politiques qui ne sont pas toujours au service du
bien de leur peuple. Il en est de même de l'éducation internationale des jeunes : les rencontres des jeunes
travailleurs ou d'étudiants ouvrent une brèche dans le mur des nationalismes ; par ces rencontres les idées et
les expériences circulent en même temps que les préjugés tombent ; mais le danger est aussi que ces
rencontres tournent au folklore ou à la fraternisation sans incidence sur les structures dont nous avons montré
par ailleurs l'extraordinaire pouvoir de résistance au changement.
Il reste toutefois que c'est dans cette pratique des situations vécues de rencontre que peut être vécu
ce qui est seulement pensé au niveau d'une théologie qui répète après Saint Paul qu'il n'y a plus ni Juif ni Grec,
ni esclave ni homme libre.
Troisième groupe d'action : notre insertion au niveau des institutions internationales, que ce soit la
FAO, l'OMS, l'UNESCO, etc. Je sais que l'on se plaint dans ces organismes internationaux du manque de
présence et d'engagement de gens convaincus, d'hommes de foi en tous les sens du mot, que ce soit au niveau
de la conception, au niveau des plans, au niveau des réalisations. C'est pourtant là que nous pouvons trouver
une occasion de rencontre à un niveau où les hommes sont considérablement brassés et mêlés ; il est peu
[page 111] d'endroits où l'on puisse côtoyer un échantillonnage humain aussi extraordinairement varié ; c'est là
aussi que se trouvent mêlées action de masses et action de spécialistes. C'est là enfin que le combat
idéologique se poursuit à travers un travail de coopération véritable.
L'éventail est donc grand ouvert, depuis le combat idéologique jusqu'à la pratique des institutions
internationales, en passant par les situations vécues de rencontre entre le développement et le sousdéveloppement.
Paul RICŒUR
IIA184, in Christianisme social, nos 73/9-12 (1965), septembre-décembre, p. 493-512
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
« De la Nation à l’Humanité : la tâche des chrétiens » constitue un rapport présenté en 1965 à Paris
au Congrès du Christianisme social, mouvement dont Ricœur est président depuis 1958. Il y
considère d’abord l’émergence de la « conscience planétaire » par des soubassements technicoscientifiques mais aussi politiques (notamment l’intime conscience des menaces globales
manifestées par les deux guerres mondiales). Au-delà de la grille de lecture offerte par le contexte
de la guerre froide, ce texte reprend un thème déjà esquissé par Ricœur lors du congrès de Lyon
en 1955. La société industrielle, facteur d’unification du genre humain, joue aussi comme « menace
de nivellement » (100-101) et perte d’identité. Par retour de flamme, ceci tend à renforcer les
nationalismes, la pluralité des styles de vie des nations pouvant servir comme « valeur de refuge et
de ressourcement » face « à l’unique science et à l’unique technique » qui ne semblent qu’aplatir,
dissoudre et uniformiser. À ces obstacles « structurels » durables à la mondialisation de la politique
que représentent « la Nation, l’État ou l’État-Nation » (98), s’opposent des obstacles
« conjoncturels » (101) liés aux distorsions économiques, politiques ou raciales.
À la suite de cette analyse, celui qui deviendra deux ans plus tard doyen de Nanterre invite
les chrétiens à une prise de responsabilité en se basant sur trois facteurs (un « trépied ») pouvant
garantir la santé de l’Église dans le monde (104) : (1) l’élaboration d’une nouvelle prédication, (2)
un travail théologique de l’Église sur elle-même et dans son rapport au monde, notamment sur
l’opposition entre l’universalisme « d’intention » et de « prétention » (p. 107), enfin (3) la qualité
d’engagement de ses membres dans : (a) des actions protestataires, (b) la pratique concrète des
situations de rencontre (groupe d’aide aux migrants,…) et (c) l’insertion au niveau d’institutions
internationales.
Ce rapport, notamment en sa seconde partie, fait écho au premier article « Le Chrétien et
la civilisation occidentale » qu’il fit publier en 1946 dans la Revue du Christianisme social (n°54), où
déjà se faisait jour l’articulation ricœurienne fondamentale de la recherche commune du mode
actuel de la fidélité et de l’invention.
(E. Giovannoni, pour le Fonds Ricœur)
Résumé : « De la Nation à l’Humanité : la tâche des chrétiens » est un rapport présenté en 1965
au Congrès du Christianisme social, qui présente la société industrielle comme un facteur
d’unification du genre humain mais également comme une menace de nivellement, et voit dans la
Nation, l’État ou l’État-Nation des obstacles structurels durables à la mondialisation de la politique.
Mots-clés : chrétien ; nation/humanité ; conscience planétaire ; politique ; société industrielle ;
mondialisation.
Rubrique : Autour d’Histoire et vérité & réflexions sociales et politiques dans le sillage du
christianisme social (1947-1967).
~
L
e temps que nous vivons est celui de la conscience planétaire : c’est un fait récent,
mais général. Toutes les civilisations ont accédé à la perception de leur
appartenance à une unique expérience humaine.
Mais, dans le même temps, nous ressentons plus vivement les obstacles
sortes qui arrêtent l’humanité sur le chemin qui va de la nation à l’humanité :
structurels tenant à la forme même que notre expérience historique apprise,
conjoncturels tenant aux circonstances de la politique mondiale dans ces
décades.
de toutes
obstacles
obstacles
dernières
Conscience planétaire, obstacles structurels et obstacles conjoncturels forment
une constellation singulière, qui appelle d’abord une analyse, ensuite une prise de
responsabilité.
I. UNE MARCHE DIFFICILE...
1. La conscience planétaire
La conscience mondiale de l’homme moderne diffère entièrement de ce que l’on a
pu éprouver dans d’autres époques, que ce soit le monde antique, le monde médiéval ou
même l’âge classique : l’on se représentait le monde civilisé comme une grande île
entourée de barbares, d’étrangers, de non civilisés ; le XVIIIe siècle lui-même qui a conçu
le premier projet de Paix Perpétuelle (c’est le titre d’un grand nombre d’essais dont celui
de Kant est le plus célèbre), se représentait cette paix essentiellement comme un accord
entre États et nations civilisées. [p. 97] Nous sommes certainement la première époque
historique qui prend une vue globale de son destin. Les éléments de cette conscience
planétaire sont faciles à discerner.
Elle a d’abord un soubassement technico-scientifique ; à cet égard on ne saurait
insister avec trop de force sur l’importance de cette aventure de domination du monde,
qui est vécue à des degrés de lucidité différents par tous les hommes, et ressentie
comme un facteur déterminant d’unification de leur histoire. Certes, il y a toujours eu
une technique ; mais nous sommes la première civilisation pour laquelle la technique est
une catégorie dominante qui suffit à caractériser l’époque. Cette conscience d’appartenir
à une unique entreprise de conquête scientifique et technique, se diffuse et irradie à
partir du noyau des techniques matérielles, jusqu’à une maîtrise de plus en plus
complète des phénomènes humains eux-mêmes, à travers la démographie, l’économie
politique, la science politique, les techniques de gestion et d’administration, les sciences
humaines, etc. : toutes ces formes de l’aventure technico-scientifique ont un caractère
universel, mieux universaliste.
À ce premier facteur d’ordre technologique, s’ajoute un facteur proprement
politique. C’est par la violence, par le moyen de la guerre, que la conscience planétaire a
douloureusement cheminé ; ce que nous avons appelé mondial, avant la paix, c’est la
guerre. Les deux dernières guerres ont été perçues par l’ensemble des hommes non
comme un phénomène local mais comme un événement mondial. La guerre ici a pris de
l’avance sur la paix. Aujourd’hui même, le péril atomique est ressenti par tous comme un
danger qui affecte l’humanité dans son ensemble et même, pour la première fois, qui
l’affecte dans son capital biologique, dans sa capacité de survie. La possibilité que
l’histoire s’arrête nous donne soudain le sentiment que l’histoire est une. De là le
caractère planétaire de la politique contemporaine, conçue comme une opération de
survie : c’est même aujourd’hui un critère de maturité politique et de responsabilité pour
les chefs d’État de savoir s’ils sont capables de concevoir la politique selon ces deux
objectifs contraires : d’une part assurer l’existence et la puissance de leur État, et en
même temps protéger la paix mondiale de façon que l’humanité survive. À cet égard
plusieurs des doutes que l’on peut avoir aujourd’hui sur la politique chinoise se
rattachent à ce point : ce pays conçoit-il comme également important la défense de son
propre patrimoine et la sauvegarde de la paix ?
La décolonisation est également un facteur d’accélération dans la prise de
conscience planétaire. L’accès à l’indépendance au moins nominale d’au moins cent vingt
États-Nations est un événement considérable ; même si ceux-ci n’ont pas entre eux une
égalité réelle, même si bien des indépen- [p. 98] -dances sont fictives, cette fiction ellemême est un fait psychologique et politique considérable ; comme le disait récemment
Paul VI à l’ONU : « Ici vous n’êtes pas égaux, mais vous vous faites égaux ». La
procédure abstraite qui consiste à donner également une voix au Gabon et à l’Union
Soviétique est significative de cette prise de conscience. Nous formons ainsi l’idée d’une
politique du genre humain, capable pour la première fois de donner un sens concret à
l’idée des philosophes selon laquelle l’humanité n’est pas une espèce, au sens des
animaux, mais une histoire, c’est-à-dire une histoire une.
Il en résulte qu’aujourd’hui la politique extérieure de tous les pays est devenue la
politique intérieure de l’humanité.
2. Les obstacles structurels
Mais ce projet d’une humanité une est en avance sur la réalité pour des raisons de
deux sortes que j’ai placées sous le titre des obstacles structurels et des obstacles
conjoncturels. Ces obstacles font qu’il est difficile pour longtemps de donner une figure
politique à ce que néanmoins nous vivons dès maintenant comme un destin unique.
Certes ces obstacles sont aussi des points d’appui ; ils comportent des brèches et offrent
des prises à l’action. Ils suffisent néanmoins à donner à cette conscience planétaire
l’aspect d’une conscience malheureuse, affectée de contradictions et de distorsions.
Je parlerai d’abord des obstacles les plus anciens et les plus durables : les
obstacles structurels qui tiennent à la forme dans laquelle l’humanité a jusqu’à présent
coulé son histoire, à savoir l’État-Nation. Mais peut-être faudra-t-il insister davantage sur
les obstacles conjoncturels que sur ces obstacles structurels.
En parlant d’État-Nation nous fondons peut-être trop vite deux facteurs distincts
qui ne coïncident que dans les vieux pays d’Europe comme la France, l’Angleterre, et plus
récemment l’Italie, l’Allemagne, etc. États et Nations ne recouvrent pourtant pas
exactement la même réalité et ne représentent pas un obstacle du même ordre à la
mondialisation. L’État est un obstacle juridique, la nation un obstacle organique.
Si nous concevons difficilement aujourd’hui un État, mondial, c’est à cause des
traits fondamentaux sous lesquels l’État est apparu, surtout depuis le XVIe siècle en
Europe. Cet État est devenu pour nous la figure du pouvoir à l’intérieur des
communautés historiques finies ; il est l’organe d’une communauté historique, le mode
d’organisation qui rend celle-ci capable de prendre des décisions ; c’est essentiellement
un pouvoir de décision dans une [p. 99] communauté finie. À ce trait principal s’ajoute le
caractère inconditionnel de l’exercice de la violence, laquelle ne joue que dans les limites
géographiques où cet État est souverain. Or, jusqu’à présent, nous ne savons pas
comment pourraient être exercées la décision et la force dans une autre structure que
cette forme limitée, finie et close de la souveraineté. À cet égard la diversité des formes
constitutionnelles est un obstacle moindre que le fait fondamental de la souveraineté ;
c’est lui qui fait que nous ne savons pas comment passer de la multiplicité d’États
souverains à un État universel. La souveraineté fait que l’État apparaît dans l’histoire
comme un grand individu violent en face d’autres individus violents. Un État universel
serait tout autre chose : ce serait essentiellement un État éducateur, éducateur à la
liberté. Mais le passage de cet État violent à cet État éducateur n’est pas encore en vue.
Il faudrait que dépérissent les États, du moins au sens de la souveraineté, de la violence
inconditionnelle que nous venons de dire, pour atteindre une situation de non-État. Pour
le moment c’est tout le contraire qui se passe : nous voyons l’État multiplier ses
fonctions d’organisation, de direction, de planification ; le processus dans lequel nous
sommes engagés est plutôt celui du renforcement de l’État ; et ce renforcement a lieu à
l’époque même où il faudrait passer à l’expression politique de la communauté humaine.
Certes il faut tempérer quelque peu ces vues et surtout bien les mettre à leur
place ; à bien des égards l’État est aujourd’hui une prétention plus qu’une réalité, et sa
souveraineté est parfois pure fiction. Il y a, dès maintenant, une pratique de la solidarité
et de l’interdépendance qui va à l’encontre des façons dont l’État se représente à luimême ou feint de se représenter son importance. Tous les États sont liés par des
conventions qui sont de réels abandons de souveraineté, lors même que ces abandons
restent inavoués. C’est bien pourquoi la souveraineté est une allégation bien souvent
démentie par les faits. Même la planification qui a pour support l’État n’est jamais
purement nationale. Le pouvoir réel de décision est souvent ailleurs que l’on croit ; c’est
pourquoi il faut toujours faire une analyse nouvelle pour discerner où réside le pouvoir
réel de décision. C’est là la véritable question. Aussi faut-il tenir compte de la
discordance bien souvent camouflée entre la souveraineté, telle qu’elle est alléguée ou
prétendue et l’exercice effectif du pouvoir de décision. Ajoutez à cela que des échanges
de toute nature tempèrent cette souveraineté : les idées circulent, des modèles
d’organisation et de développement sont échangés, la pratique des institutions
internationales exerce en outre une certaine action éducative en vue de la vie
internationale.
Tout cela est vrai ; néanmoins ces processus divers sont imbriqués dans une
situation complexe, dont la note dominante reste encore le principe de [p. 100]
souveraineté. C’est bien pourquoi nous sommes actuellement incapables de procéder à
un transfert entier de souveraineté de l’entité politique État à l’entité politique d’un
nouveau genre que requerrait une souveraineté mondiale.
Ce qui donne à l’obstacle de l’État sa consistance c’est qu’il est doublé bien
souvent par celui de la nation ; c’est la communauté elle-même à laquelle les hommes
ont conscience d’appartenir, comme à une unité géographique et historique de destinée.
Il se trouve que la nation a été jusqu’à présent la forme privilégiée dans laquelle
l’humanité a pris conscience de son existence. De même que nous ne pouvons pas
actuellement concevoir de langue universelle, avec une littérature, une histoire, etc., de
même l’humanité n’est concevable que sous la forme plurale des nations. Or la nation
non seulement n’a pas fini son temps, mais paraît se renforcer dans le monde entier ; et
cela pour des raisons tout à fait fondamentales.
C’est d’abord la nation qui a servi d’instrument pour la conquête de l’identité : les
communautés historiques ont pris conscience de ce qu’elles étaient par le moyen de la
nation. On peut dire que la nation est pour une communauté historique une forme de
représentation de sa propre identité.
La décolonisation a renforcé ce processus ; on comprend pourquoi : la colonisation
n’est pas seulement un phénomène d’exploitation mais de soustraction de personnalité ;
c’est pourquoi la décolonisation devait nécessairement passer par le nationalisme. Il
fallait que le colonisé recouvre d’abord son identité propre.
En outre la nation se trouve être une valeur de repli, une valeur-refuge, à l’heure
du déclin des idéologies. On le voit aujourd’hui, au moment où se desserrent les liens
idéologiques du bloc communiste et aussi ceux du bloc atlantique ; la nation est la valeur
sur laquelle on se replie lorsque les rassemblements idéologiques se décomposent ; c’est
ce qui fait d’ailleurs dans le monde entier le prestige du gaullisme : il représente à bien
des égards cette reconquête de l’identité nationale aux dépens de l’identification
idéologique plus ou moins contrainte, plus ou moins forcée, issue de la guerre froide. En
somme on pourrait dire que le nationalisme est l’expression exacerbée et passionnelle de
cette conscience de la pérennité de la valeur nation, face aux tentatives d’hégémonie des
puissances géantes, camouflées sous les apparences d’une hégémonie de
rassemblement.
Mais je pense qu’il y a une autre raison, qui rend la nation, voire le nationalisme,
difficile à surmonter ; la nation est aussi une valeur de refuge et de ressourcement
devant les menaces de nivellement que représente la société [p. 101] industrielle. Par la
nation passe la lutte contre l’anonymat, contre l’aplatissement et la dissolution dans la
société industrielle mondiale ; cette société industrielle, dont je parlais d’abord comme
d’un facteur d’unification du genre humain, joue aussi comme perte d’identité ; à l’unique
science et à l’unique technique nous opposons la pluralité des styles de vie que sont les
nations. C’est pourquoi il y a tout lieu de penser que l’État et la nation, et dans bien des
cas l’État-nation, demeureront des obstacles durables à la mondialisation de la politique.
3. Les obstacles conjoncturels
Mais il faut sans doute donner plus de poids encore aux obstacles conjoncturels,
aux distorsions qui caractérisent les phénomènes de développement. Les facteurs que
nous avons passés en revue tiennent à la structure de l’expérience humaine, du fait que
celle-ci a pris corps dans cette figure de l’État-nation ; les obstacles dont nous allons
maintenant parler sont des faits de conjoncture, c’est-à-dire qu’ils tiennent à la manière
dont un certain nombre de développements se sont produits.
On ne saurait trop insister, et la conférence de Le Guay le confirme, sur la gravité
des présentes disparités dans le monde, au premier rang desquelles les disparités de
caractère économique et social. L’inégalité dans la répartition des richesses et de la
puissance est un obstacle énorme à l’édification d’une politique mondiale. Or, comme on
l’a dit, cet écart va encore croître dans les décennies qui viennent ; c’est du même côté
que sont la puissance industrielle, la capacité technique, les moyens monétaires,
l’équipement en cadres supérieurs ; c’est de l’autre côté que sont les matières premières
à vil prix, la pénurie de capitaux, la pénurie de cadres, l’obstacle démographique ; cette
disparité croissante affecte profondément l’ordre mondial et rend impossible actuellement
la constitution d’une véritable politique mondiale. Le Guay montre par ailleurs comment
la montée à la puissance industrielle des jeunes nations diffère du processus semblable
qu’ont parcouru dans les siècles récents les pays actuellement industrialisés ; pour cellesci l’industrialisation s’était faite dans une sorte de vide ; dans le cas des nations nouvelles
la situation est tout autre ; elles arrivent dans un monde déjà plein et le succès déjà
acquis des premiers venus au bien-être est un obstacle supplémentaire au
développement des attardés. C’est pourquoi la notion de sous-développement est une
notion extraordinairement complexe ; ce n’est pas seulement un retard, c’est un
empêchement.
Or cette disparité, ce sous-développement, ne sont pas seulement un mal- [p.
102] -heur propre qui affecte certaines communautés historiques ; ce sont aujourd’hui
des formes de déséquilibre mondial. Toute analyse du sous-développement doit être
prise à deux points de vue différents ; il faut voir, d’une part, ce que cela signifie pour un
pays considéré, et d’autre part ce que cela signifie, en fait de désordre, pour la
communauté humaine. C’est par là que nous sommes nous-mêmes affectés et
concernés, dans la mesure où notre propre développement est un obstacle au
développement rapide des autres, un obstacle à la constitution d’une économie mondiale.
André Philip montrait naguère quels conflits souterrains d’intérêt affrontent les masses
occidentales aux masses africaines, asiatiques et sud-américaines ; bon gré mal gré, les
premières tendent à défendre leur niveau de vie, leurs hauts salaires, en même temps
qu’elles tendent à entretenir la pratique des bas prix pour les matières premières
extraites des pays sous-développés ; ce qui fait que les classes ouvrières des pays
industrialisés sont objectivement solidaires des intérêts globaux des nantis.
À cette première distorsion, il faut ajouter aussi celle qui tient à la conscience
révolutionnaire dans le monde. Le fait qu’il existe aujourd’hui plusieurs consciences
révolutionnaires dans le monde est certainement un facteur non seulement de diversité
mais de distorsion. J’intègre ici une analyse récente d’Étienne Trocmé, portant sur les
trois attitudes révolutionnaires actuellement en circulation : d’une part la tendance
chinoise de révolution permanente et sans compromis ; d’autre part les communismes
dans la phase révisionniste, tentant d’intégrer des phénomènes de marché et des critères
de rentabilité à l’intérieur de leur planification rigide, enfin les révolutions du TiersMonde, caractérisées par un retard de la libération économique sur la libération politique
et par l’écartement, entre le néo-capitalisme, le révolutionnarisme chinois et les attitudes
d’aménagement et de consolidation des révolutions acquises. On peut parler de cette
diversification des modèles révolutionnaires comme d’un phénomène de distorsion, dans
la mesure où elle contribue à démanteler les projets de politique mondiale et plus
particulièrement d’économie mondiale. C’est principalement le Tiers-Monde qui vit cette
compétition comme un insupportable désordre ; le Tiers-Monde se trouve affronté à des
modèles de développement et à des modèles de révolutions absolument incompatibles
qui le placent en face de choix difficiles et parfois l’empêchent de produire un modèle
réformiste ou révolutionnaire propre et le condamnent à vivre d’emprunts aux projets
révolutionnaires des autres.
Enfin, à ces disparités économiques et à ces disparités au niveau même du
processus révolutionnaire s’ajoutent des distorsions politiques d’un caractère [p. 103]
propre : nous assistons depuis quelques années à la dissolution du directoire politique qui
était né de la guerre ; or le système de direction à deux avait relativement bien
fonctionné sur un point au moins, celui de la dissuasion atomique ; la dissémination de
l’arme atomique a créé une situation tout à fait nouvelle ; avec la décomposition des
camps, avec l’ouverture du club atomique à des nouveaux venus, nous passons d’un jeu
à deux joueurs à un jeu à n joueurs qui crée une situation tout à fait fluide, offrant moins
de prise au calcul que le système bipolaire antérieur ; dans la mesure où cette situation
nouvelle échappe davantage à la prévision et au contrôle, on peut la compter parmi les
facteurs de désordre et parmi les obstacles conjoncturels.
Peut-être sous-estimons-nous aussi l’obstacle formidable du racisme que l’on ne
saurait réduire au phénomène de la nation ou de l’État ; la notion de race est
scientifiquement illusoire et psychologiquement puissante ; la race est une des manières
dont l’humanité se perçoit ; du moment que cette notion a une signification
psychologique, elle est aussi une réalité culturelle, une réalité politique ; or nous sommes
loin d’avoir dépassé cet obstacle. Nous l’aurions dépassé si nous étions capables de
projeter une humanité entièrement métissée, ce que nous sommes rarement capables de
penser intégralement ; l’affaire des Noirs américains, l’affaire de l’Afrique du Sud et de la
Rhodésie, nous le rappellent tous les jours.
Faut-il ajouter l’obstacle que représente la notion de continent ? Il se peut que
dans les décennies à venir le continent devienne une étape importante sur la voie de la
mondialisation mais peut-être aussi un obstacle, un stade auquel l’évolution peut se
bloquer et où des phénomènes passionnels d’un nouveau genre peuvent prendre corps.
Telle est l’étrange constellation de l’histoire contemporaine, le jeu combiné de la
conscience planétaire, des obstacles structurels et des obstacles conjoncturels.
J’accorde volontiers que cette vue est peut-être trop antinomique ; il faut
certainement tenir compte de tout ce qui tempère ces contradictions et de tout ce qui
ouvre des brèches. En particulier, j’accorde qu’il ne faut pas s’enfermer dans une
perspective temporelle trop courte. Il faut apprendre à penser en termes de temps long ;
la conquête de la rationalité et de l’État moderne a été longue et lente ; la mise en place
et la prise en charge d’une pratique réglée par l’intérêt global de l’humanité demandera
aussi sans doute des décennies et peut-être des siècles. Mais cette pensée du temps long
n’est pas encore descendue dans l’opinion publique et dans la conscience individuelle. Par
exemple il faut penser dans un temps long tous les tâtonnements en vue [p. 104] d’une
économie mondiale ; les conférences interminables sur le désarmement, sur le prix des
matières premières, sur les investissements, sur les accords d’aide et de coopération
sont bien une figure de la lenteur du temps historique qui fera passer de l’État-Nation à
un gouvernement mondial des intérêts globaux de l’humanité. De même il faut penser
dans un temps long la transformation des révolutions socialistes, l’adaptation du
capitalisme à son propre contraire, les essais et les erreurs sur le chemin des formules
mixtes entre le socialisme et le communisme qui sont à l’essai un peu partout dans le
monde ; c’est sur ces évolutions lentes et longues que se joue la coexistence pacifique, la
coopération entre systèmes sociaux différents et, peut-être, l’apparition de certaines
convergences, voire même de certains amalgames. D’autre part, outre qu’il faut tenir
compte de ces ouvertures et de ces empirismes à l’œuvre, il ne faut pas non plus sousestimer l’importance des conflits comme facteurs d’évolution ; notre histoire est marquée
par la recherche de convergences, mais aussi par la fécondité des conflits ; il faut être
marxiste sur ce point ; les conflits sont aussi un moyen de prise de conscience et
d’avancée de l’histoire. Il ne faut donc pas s’enfermer dans une vue statique des
obstacles et des difficultés, mais s’élever à une vision dynamique de la situation. C’est
par là qu’elle ouvre un champ d’action.
II. UNE TÂCHE COMPLEXE...
L’action des chrétiens dans le monde, semble-t-il, dépend aujourd’hui d’un juste
rapport entre trois facteurs ; d’abord l’élaboration d’une nouvelle prédication au monde ;
deuxièmement un travail théologique de l’Église sur elle-même et sur son rapport au
monde ; troisièmement une qualité d’engagement de ses membres dans des actions de
caractère laïque. C’est de l’équilibre de ces trois facteurs que dépend la santé de la
présence de l’Église au monde ; on pourrait parler en ce sens du « trépied » de la
présence de l’Église au monde.
1. Pour une prédication au monde
Il faut commencer par le thème de la nouvelle prédication au monde, car la
théologie n’est jamais première : elle est toujours une réflexion de second degré qui
suppose précisément l’exercice de cette prédication et de cet engagement.
Je distinguerai ici prédication aux fidèles, et prédication au monde. [p. 105] La
prédication aux fidèles a une fonction précise : celle d’entretenir le noyau de la
communauté confessante qui porte collectivement cette prédication au monde. La finalité
de la prédication aux fidèles, c’est qu’il y ait une telle communauté confessante,
prédicateur collectif de la prédication au monde. Pour une autre raison la prédication aux
fidèles ne peut être qu’une part de la prédication : comme l’analyse de la situation
internationale nous l’apprend, la chrétienté historique est une réalité sociologique de
caractère minoritaire, et de plus en plus minoritaire ; par conséquent, si l’Église a un
message pour le monde et sur les problèmes politiques du monde, son message doit être
prononcé en quelque sorte par-dessus l’épaule de la communauté confessante. D’où la
nécessité d’une prédication à tous les hommes. Et cette parole aura d’autant plus de
portée et de poids qu’aura été poursuivi par ailleurs et mené à bien le processus de
démantèlement des institutions confessionnelles d’intervention directe : syndicat
confessionnel, parti confessionnel, etc. Ce qui fait peut-être le plus obstacle à cette
prédication au monde c’est la persistance d’un type de catholicisme social - et peut-être
de protestantisme - issu du XIXe siècle, un cléricalisme de gauche prenant simplement la
relève d’un cléricalisme de droite. Le nouveau type de témoignage qui doit apparaître
doit être entièrement dissocié de tout aspect institutionnel : ce doit être le témoignage
d’une parole sans pouvoir d’aucune espèce et qui s’adresse au politique pour l’exhorter et
l’avertir. À cet égard l’adresse de Paul VI à l’ONU me paraît tout à fait exemplaire ; non
pas que tout ce qu’il a dit fût bon, mais l’acte lui-même était bon, bien placé,
parfaitement significatif.
Il s’agit de faire apparaître dans le monde d’aujourd’hui une nouvelle articulation
du spirituel et du politique et, à travers elle, de peser sur le processus de mondialisation
des problèmes, des solutions de la politique elle-même. Nous sommes en effet à la
recherche d’un nouvel équilibre entre le spirituel et le politique, qui ne soit pas l’équilibre
de deux pouvoirs, comme le Moyen Âge l’avait pensé, mais celui d’un témoignage et du
pouvoir laïque des hommes ; pour cela il faut que le spirituel ait trouvé sa visée propre et
le politique également.
Je rattache ce genre de réflexion à un type d’analyse que j’ai fait souvent, ici ou
ailleurs, concernant l’articulation de deux morales, la morale de conviction, qui
représente les visées fondamentales de l’homme, et la morale de responsabilité et de
force qui concerne l’exercice de la puissance publique.
Cette prédication frappe à deux niveaux : au niveau politique et au niveau social.
Au niveau politique d’abord : la politique est saine, lorsqu’elle est [p. 106] gardée contre
ses démons par cette prédication et cette morale de conviction ; alors elle trouve ellemême sa juste place ; elle se « désabsolutise » ; elle est gardée de devenir à son tour une
nouvelle religion, une religion laïque ; c’est la tâche de cette prédication de la mettre et
de la remettre à sa place. Paul VI a dit le mot juste lorsqu’il s’est présenté comme un
« expert en humanité » ; c’est bien en cela que consiste le pouvoir spirituel : maintenir la
visée de l’humanité, dénoncer courageusement les obstacles à l’unité de l’espèce
humaine, exposer publiquement le jeu des distorsions ; attaquer la bonne conscience des
nantis, dénoncer le nationalisme et le culte de l’État ; par conséquent, prendre position
avec la plus grande netteté sur la limitation de la souveraineté, montrer dans les
institutions internationales gravitant autour de l’ONU la seule chance actuellement offerte
aux hommes de dépasser le stade des nations ; comme on le voit, il ne s’agit pas du tout
de bénir l’ONU, mais de lui donner la seule espèce de consécration qui lui convienne, à
savoir la motivation suprême qui consiste dans la visée de l’humain comme tel.
Inévitablement aussi, cette prédication doit prendre position au plan économicosocial ; face à l’écart croissant des riches et des pauvres, elle doit inviter les politiques à
trouver les formes économiques du don. André Philip le dit par ailleurs, la redistribution
des moyens monétaires, la défense des niveaux de vie des « sous-développés » vont
directement à l’encontre des intérêts à court terme de tous les groupes sociaux des pays
industrialisés ; nous ne pouvons pas pratiquer une politique basée sur l’intérêt à court
terme ; cet intérêt à court terme, y compris celui des classes ouvrières des nations
industrialisées, va dans le sens de la défense des hauts niveaux de vie et rencontre par
conséquent l’intérêt à court terme des classes dirigeantes. C’est pourquoi seule une
motivation de caractère éthique, à savoir la conscience d’appartenir à l’humanité comme
telle, peut renforcer l’intérêt à long terme de l’humanité, qui est d’élaborer une économie
mondiale des besoins. Il faut dire ici ce que Paul VI disait sur le plan politique : dans les
institutions internationales, les peuples ne sont pas égaux mais ils se font égaux ; c’est
cette volonté de se faire « égaux », au plan politique et au plan économico-social, qui doit
être soutenue et motivée par cette prédication de la justice et de l’égalité.
2. Pour un travail théologique
C’est en deuxième position que je placerai le travail théologique de l’Église sur
elle-même. Sa place vient ici, en relation à la prédication au monde.
Ce que le théologien vient ici redécouvrir c’est l’universalisme chrétien [p. 107]
véritable, qui est un universalisme « d’intention », entièrement distinct de la
« prétention » universaliste de la chrétienté à l’âge constantinien. C’est dans la mesure où
cette chrétienté meurt que cet universalisme prend sens.
La lutte de l’intention universaliste avec la prétention universaliste a des racines
jusque dans la Bible. Nous en trouvons l’image inversée dans la lutte entre deux
particularismes, un particularisme d’intention et un particularisme de prétention. Je
m’explique : le sens véritable de la vocation d’Israël a été durement conquis, au plan
théologique, sur le plus extraordinaire particularisme de l’histoire ; on trouve par exemple
dans le livre de Josué, le plus frappant à cet égard, une interprétation du destin du
peuple d’Israël où l’Alliance est essentiellement conçue comme non-mélange avec les
autres, comme non-alliance, dans un particularisme forcené, théologiquement forcené ;
le récit des guerres de Josué en est le témoignage le plus étonnant ; alors que la
reconstitution actuelle des historiens nous incline à penser que l’installation en Canaan
n’a pas eu le caractère d’extermination qui est décrit dans la Bible, le fait même que les
Israélites aient ainsi mythologisé leur propre infiltration, sous la forme d’une guerre
d’extermination, est théologiquement significatif. Il a fallu que ce particularisme fût
retourné contre lui-même en un particularisme d’un autre genre, pour que la
signification d’Israël parmi les nations parût dans sa véritable lumière : l’élection d’Israël
est l’élection singulière d’un peuple dont l’humanité entière est le destinataire et le
bénéficiaire : « En toi toutes les nations seront bénies (se béniront) », Nous avons là une
figure de l’élection de l’Église qui n’est que pour l’humanité entière : en toi toutes les
nations se béniront... L’élection n’a de sens qu’à partir de cette espèce d’appropriation
par tous les peuples, reprenant chacun pour lui-même et tous ensemble, la signification
concrète de la bénédiction d’Israël. Or il est remarquable que ce particularisme à
vocation universaliste n’a été authentique que dans la mesure où il n’a pas eu le support
de la réussite politique : Israël n’a jamais tiré au clair sa propre signification politique,
oscillant entre la monarchie, le pouvoir des prêtres et le pouvoir de la loi. C’est dans la
mesure où son« particularisme universaliste », si l’on peut oser ce paradoxe, est resté
authentique, qu’Israël a été capable de se représenter l’humanité comme une totalité et,
par delà l’humanité, la création tout entière comme une œuvre divine. Je pense à ces
essais d’énumération de peuples dans la Genèse, qui témoignent d’un premier travail de
théologie de l’histoire, et à cette théologie des païens qui apparaît ici ou là : « Cyrus,
mon serviteur... », Je pense enfin à cette grande eschatologie du banquet des derniers
temps et de la réconciliation de toutes choses au dernier jour.
C’est cet universalisme d’intention qui est repris, à mon sens, dans la [p. 108]
figure du Christ ; je pense à l’interprétation, plus ou moins mythologique mais d’un
symbolisme puissant, du drame de la Croix, compris non pas comme un événement
local, mais comme un drame cosmique concernant l’homme, tout homme ; l’homme est
pensé, en extension et en intensité, comme unité rassemblée face au drame de la croix ;
ici aussi, il faut s’écrier : « En toi toutes les nations se béniront ». Par cette énorme
inflation d’un événement particulier, transposé dans une signification universelle,
l’homme tout entier, l’homme indivisible, est signifié par delà tout particularisme
politique. Saint Paul, le premier, a conçu et médité cette espèce de « mondialisation » de
la croix, lorsqu’il l’a projetée par delà les différences humaines : « Il n’y a plus ni Juif ni
Grec, ni homme libre, ni esclave » ; de la mondialisation de la croix procède une sorte de
négativisme appliqué aux différences actuelles de l’ordre économico-social et politique.
Mais cette réflexion théologique est inséparable de la prédication à tout homme.
Coupée de celle-ci, elle vire à la théologie abstraite, voire à la mythologie. Si elle cesse
d’être déchiffrée dans une action qui promeut l’humanité comme un tout, si je ne fais
rien pour que l’humanité devienne un tout, l’utopie de l’humanité totale devient mythe.
Dès lors la prédication à l’homme, à l’homme universel, n’est rien, elle est même
mensonge et duperie, si l’Église ne montre, par des signes concrets, comment elle-même
elle a surmonté les différences de nation, les différences de niveaux économiques et
sociaux, les différences issues de la guerre froide. Et il ne suffit pas que le mouvement
œcuménique et l’Église catholique conjuguent leurs efforts pour que ces signes concrets
existent. Cette conjugaison elle-même peut être très ambiguë. Ici même Mario Miegge
mettait en garde contre un piège dans lequel le mouvement œcuménique peut toujours
tomber ; il est en effet possible que les chrétiens se réconcilient entre eux, et avec les
autres hommes, religieux du monde, pour faire barrage au communisme athée ; cette
coalition des vieilles religions contre le communisme serait tout le contraire du signe
concret que les hommes attendent ; ce serait encore une coalition particulariste, dans le
prolongement de la théologie des guerres de Josué et non dans celui du rassemblement
d’Israël en vue des nations ; les signes sont toujours ambigus et il dépend de la vigilance
de tous et de nous-même que le signe de l’œcuménicité s’inscrive dans la ligne de
l’universalisme d’intention et non dans celle de l’universalisme de prétention. [p. 109]
3. Une parole adressée et une action engagée
C’est pourquoi ce travail théologique est solidaire, d’une part d’une prédication à
tous les hommes, d’autre part de l’engagement des chrétiens, pris individuellement ou en
groupe, dans des actions mondialistes ou mondialisantes. À dessein j’ai placé le travail
théologique dans l’entre-deux, entre la prédication et l’engagement, comme une
articulation réflexive entre ces deux pôles : une parole adressée et une action engagée.
J’ai bien dit l’engagement des chrétiens : car il faut distinguer fermement
l’engagement de l’Église comme telle, qui est sa prédication, de l’engagement des
chrétiens qui est sous la loi du mélange avec les autres hommes. C’est dans la mesure
où il y a une prédication spécifique et un engagement confondu avec tous qu’il y a aussi
une théologie.
Il me semble que nous sommes placés en face de trois sortes d’engagements.
D’une part il y a les engagements d’un style traditionnel, mais qui ne sont pas pour
autant récusables : c’est l’action protestataire, au niveau de l’écrit, de la déclaration, de
la motion. Je donne pour exemple la participation aux campagnes contre la bombe
atomique française, contre la dissémination de l’arme atomique au niveau mondial, pour
l’élargissement des accords de Moscou dans le sens des interdictions des explosions
souterraines et d’une destruction du stock des bombes et des porteurs ; tout cela doit
être fait et doit être intensifié. Il y aurait en effet un danger grave à éliminer ce type
d’intervention : il est lié au combat idéologique, c’est-à-dire à la lutte au niveau des
principes et des conceptions globales qui dominent les problèmes techniques de la vie
internationale, politique ou sociale ; or il y a actuellement, après la période d’excès
idéologique, un inquiétant reflux idéologique ; j’accorde que la politique a été, dans les
décennies passées, bien souvent pervertie par un abus de déclarations creuses, de
protestations trop générales ; il s’agit bien plutôt d’ajuster, avec plus de rigueur et
d’exactitude, ce genre de protestation à la nature de plus en plus technique des
problèmes. Nous touchons là à la question très délicate de la mise en prise directe, dans
tous les mouvements du genre du nôtre, des militants et des spécialistes. C’est une
tendance générale de l’action politique et économique, aujourd’hui, de reporter sur les
compétents la charge de décisions qui sont, en réalité, de nature politique et non
technique ; la technocratie, comme on dit, n’est pas l’invention des technocrates mais le
produit de la démission politique des militants. La question de l’action protestataire n’est
donc elle-même qu’un aspect beaucoup plus vaste ; il s’agit de trouver la juste mesure
entre l’abus de la phraséologie et le combat idéologique au niveau des grandes options et
des conceptions globales de la société. [p. 110]
Il y a d’autre part une action qui suppose une pratique concrète des situations de
rencontre. Je ne parle pas ici de la rencontre d’homme à homme qui est un autre
problème, plus éthique que politique. Quand je parle de situations de rencontre, je pense
ici à des situations collectives et à des rencontres organisées : le problème des migrants,
le problème de la coopération technique, le problème de l’éducation internationale des
jeunes nous en donnent les exemples privilégiés. Ce sont des situations vécues de
rencontre en ce sens que les structures que nous attaquons s’expriment immédiatement
par le sort qui est fait actuellement à un certain nombre d’hommes : le problème des
migrations c’est celui du déplacement du sous-développement aux portes de nos villes ;
ce que nous rencontrons dans nos bidonvilles, c’est le monde du sous-développement,
projeté au cœur même des pays industrialisés. Le problème de la coopération, de son
côté, c’est celui d’une rencontre en sens inverse entre les compétents venus des pays
développés et les responsables des pays en voie de développement.
Or cette rencontre est un engagement très significatif : elle place certains
hommes dans des situations qui sont à la fois des situations d’assistance et de conflit ; le
danger y est double : soit de prolonger sous le couvert de la coopération technique des
formes sournoises de paternalisme, voire de néocolonialisme, soit de pratiquer, par
flagornerie, la compromission avec des cadres politiques qui ne sont pas toujours au
service du bien de leur peuple. Il en est de même de l’éducation internationale des
jeunes : les rencontres des jeunes travailleurs ou d’étudiants ouvrent une brèche dans le
mur des nationalismes ; par ces rencontres les idées et les expériences circulent en
même temps que les préjugés tombent ; mais le danger est aussi que ces rencontres
tournent au folklore ou à la fraternisation sans incidence sur les structures dont nous
avons montré par ailleurs l’extraordinaire pouvoir de résistance au changement.
Il reste toutefois que c’est dans cette pratique des situations vécues de rencontre
que peut être vécu ce qui est seulement pensé au niveau d’une théologie qui répète
après Saint Paul qu’il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre.
Troisième groupe d’action : notre insertion au niveau des institutions
internationales, que ce soit la FAO, l’OMS, l’UNESCO, etc. Je sais que l’on se plaint dans
ces organismes internationaux du manque de présence et d’engagement de gens
convaincus, d’hommes de foi en tous les sens du mot, que ce soit au niveau de la
conception, au niveau des plans, au niveau des réalisations. C’est pourtant là que nous
pouvons trouver une occasion de rencontre à un niveau où les hommes sont
considérablement brassés et mêlés ; il est peu [p. 111] d’endroits où l’on puisse côtoyer
un échantillonnage humain aussi extraordinairement varié ; c’est là aussi que se trouvent
mêlées action de masses et action de spécialistes. C’est là enfin que le combat
idéologique se poursuit à travers un travail de coopération véritable.
L’éventail est donc grand ouvert, depuis le combat idéologique jusqu’à la pratique
des institutions internationales, en passant par les situations vécues de rencontre entre
le développement et le sous-développement.
Paul RICŒUR
« De la Nation à l’Humanité : la tâche des chrétiens » constitue un rapport présenté en 1965 à Paris
au Congrès du Christianisme social, mouvement dont Ricœur est président depuis 1958. Il y
considère d’abord l’émergence de la « conscience planétaire » par des soubassements technico-
scientifiques mais aussi politiques (notamment l’intime conscience des menaces globales
manifestées par les deux guerres mondiales). Au-delà de la grille de lecture offerte par le contexte
de la guerre froide, ce texte reprend un thème déjà esquissé par Ricœur lors du congrès de Lyon
en 1955. La société industrielle, facteur d’unification du genre humain, joue aussi comme « menace
de nivellement » (100-101) et perte d’identité. Par retour de flamme, ceci tend à renforcer les
nationalismes, la pluralité des styles de vie des nations pouvant servir comme « valeur de refuge et
de ressourcement » face « à l’unique science et à l’unique technique » qui ne semblent qu’aplatir,
dissoudre et uniformiser. À ces obstacles « structurels » durables à la mondialisation de la politique
que représentent « la Nation, l’État ou l’État-Nation » (98), s’opposent des obstacles
« conjoncturels » (101) liés aux distorsions économiques, politiques ou raciales.
À la suite de cette analyse, celui qui deviendra deux ans plus tard doyen de Nanterre invite
les chrétiens à une prise de responsabilité en se basant sur trois facteurs (un « trépied ») pouvant
garantir la santé de l’Église dans le monde (104) : (1) l’élaboration d’une nouvelle prédication, (2)
un travail théologique de l’Église sur elle-même et dans son rapport au monde, notamment sur
l’opposition entre l’universalisme « d’intention » et de « prétention » (p. 107), enfin (3) la qualité
d’engagement de ses membres dans : (a) des actions protestataires, (b) la pratique concrète des
situations de rencontre (groupe d’aide aux migrants,…) et (c) l’insertion au niveau d’institutions
internationales.
Ce rapport, notamment en sa seconde partie, fait écho au premier article « Le Chrétien et
la civilisation occidentale » qu’il fit publier en 1946 dans la Revue du Christianisme social (n°54), où
déjà se faisait jour l’articulation ricœurienne fondamentale de la recherche commune du mode
actuel de la fidélité et de l’invention.
(E. Giovannoni, pour le Fonds Ricœur)
Résumé : « De la Nation à l’Humanité : la tâche des chrétiens » est un rapport présenté en 1965
au Congrès du Christianisme social, qui présente la société industrielle comme un facteur
d’unification du genre humain mais également comme une menace de nivellement, et voit dans la
Nation, l’État ou l’État-Nation des obstacles structurels durables à la mondialisation de la politique.
Mots-clés : chrétien ; nation/humanité ; conscience planétaire ; politique ; société industrielle ;
mondialisation.
Rubrique : Autour d’Histoire et vérité & réflexions sociales et politiques dans le sillage du
christianisme social (1947-1967).
~
De la nation à l’humanité : tâche des chrétiens
IIA184, in Christianisme social, n
os
73/9-12 (1965), septembre-décembre, p. 493-512
© Fonds Ricœur
e temps que nous vivons est celui de la conscience planétaire : c’est un fait récent,
mais général. Toutes les civilisations ont accédé à la perception de leur
appartenance à une unique expérience humaine.
Mais, dans le même temps, nous ressentons plus vivement les obstacles de toutes
sortes qui arrêtent l’humanité sur le chemin qui va de la nation à l’humanité : obstacles
structurels tenant à la forme même que notre expérience historique apprise, obstacles
conjoncturels tenant aux circonstances de la politique mondiale dans ces dernières
décades.
Conscience planétaire, obstacles structurels et obstacles conjoncturels forment
une constellation singulière, qui appelle d’abord une analyse, ensuite une prise de
responsabilité.
I. UNE MARCHE DIFFICILE...
1. La conscience planétaire
La conscience mondiale de l’homme moderne diffère entièrement de ce que l’on a
pu éprouver dans d’autres époques, que ce soit le monde antique, le monde médiéval ou
même l’âge classique : l’on se représentait le monde civilisé comme une grande île
entourée de barbares, d’étrangers, de non civilisés ; le XVIII
e
siècle lui-même qui a conçu
le premier projet de Paix Perpétuelle (c’est le titre d’un grand nombre d’essais dont celui
de Kant est le plus célèbre), se représentait cette paix essentiellement comme un accord
entre États et nations civilisées.
[p. 97]
Nous sommes certainement la première époque
historique qui prend une vue globale de son destin. Les éléments de cette conscience
planétaire sont faciles à discerner.
Elle a d’abord un soubassement technico-scientifique ; à cet égard on ne saurait
insister avec trop de force sur l’importance de cette aventure de domination du monde,
qui est vécue à des degrés de lucidité différents par tous les hommes, et ressentie
comme un facteur déterminant d’unification de leur histoire. Certes, il y a toujours eu
une technique ; mais nous sommes la première civilisation pour laquelle la technique est
une catégorie dominante qui suffit à caractériser l’époque. Cette conscience d’appartenir
à une unique entreprise de conquête scientifique et technique, se diffuse et irradie à
partir du noyau des techniques matérielles, jusqu’à une maîtrise de plus en plus
complète des phénomènes humains eux-mêmes, à travers la démographie, l’économie
politique, la science politique, les techniques de gestion et d’administration, les sciences
humaines, etc. : toutes ces formes de l’aventure technico-scientifique ont un caractère
universel, mieux universaliste.
À ce premier facteur d’ordre technologique, s’ajoute un facteur proprement
politique. C’est par la violence, par le moyen de la guerre, que la conscience planétaire a
douloureusement cheminé ; ce que nous avons appelé mondial, avant la paix, c’est la
guerre. Les deux dernières guerres ont été perçues par l’ensemble des hommes non
comme un phénomène local mais comme un événement mondial. La guerre ici a pris de
l’avance sur la paix. Aujourd’hui même, le péril atomique est ressenti par tous comme un
danger qui affecte l’humanité dans son ensemble et même, pour la première fois, qui
l’affecte dans son capital biologique, dans sa capacité de survie. La possibilité que
l’histoire s’arrête nous donne soudain le sentiment que l’histoire est une. De là le
caractère planétaire de la politique contemporaine, conçue comme une opération de
survie : c’est même aujourd’hui un critère de maturité politique et de responsabilité pour
les chefs d’État de savoir s’ils sont capables de concevoir la politique selon ces deux
objectifs contraires : d’une part assurer l’existence et la puissance de leur État, et en
L
même temps protéger la paix mondiale de façon que l’humanité survive. À cet égard
plusieurs des doutes que l’on peut avoir aujourd’hui sur la politique chinoise se
rattachent à ce point : ce pays conçoit-il comme également important la défense de son
propre patrimoine et la sauvegarde de la paix ?
La décolonisation est également un facteur d’accélération dans la prise de
conscience planétaire. L’accès à l’indépendance au moins nominale d’au moins cent vingt
États-Nations est un événement considérable ; même si ceux-ci n’ont pas entre eux une
égalité réelle, même si bien des indépen-
[p. 98]
-dances sont fictives, cette fiction elle-
même est un fait psychologique et politique considérable ; comme le disait récemment
Paul VI à l’ONU : « Ici vous n’êtes pas égaux, mais vous vous faites égaux ». La
procédure abstraite qui consiste à donner également une voix au Gabon et à l’Union
Soviétique est significative de cette prise de conscience. Nous formons ainsi l’idée d’une
politique du genre humain, capable pour la première fois de donner un sens concret à
l’idée des philosophes selon laquelle l’humanité n’est pas une espèce, au sens des
animaux, mais une histoire, c’est-à-dire une histoire une.
Il en résulte qu’aujourd’hui la politique extérieure de tous les pays est devenue la
politique intérieure de l’humanité.
2. Les obstacles structurels
Mais ce projet d’une humanité une est en avance sur la réalité pour des raisons de
deux sortes que j’ai placées sous le titre des obstacles structurels et des obstacles
conjoncturels. Ces obstacles font qu’il est difficile pour longtemps de donner une figure
politique à ce que néanmoins nous vivons dès maintenant comme un destin unique.
Certes ces obstacles sont aussi des points d’appui ; ils comportent des brèches et offrent
des prises à l’action. Ils suffisent néanmoins à donner à cette conscience planétaire
l’aspect d’une conscience malheureuse, affectée de contradictions et de distorsions.
Je parlerai d’abord des obstacles les plus anciens et les plus durables : les
obstacles structurels qui tiennent à la forme dans laquelle l’humanité a jusqu’à présent
coulé son histoire, à savoir l’État-Nation. Mais peut-être faudra-t-il insister davantage sur
les obstacles conjoncturels que sur ces obstacles structurels.
En parlant d’État-Nation nous fondons peut-être trop vite deux facteurs distincts
qui ne coïncident que dans les vieux pays d’Europe comme la France, l’Angleterre, et plus
récemment l’Italie, l’Allemagne, etc. États et Nations ne recouvrent pourtant pas
exactement la même réalité et ne représentent pas un obstacle du même ordre à la
mondialisation. L’État est un obstacle juridique, la nation un obstacle organique.
Si nous concevons difficilement aujourd’hui un État, mondial, c’est à cause des
traits fondamentaux sous lesquels l’État est apparu, surtout depuis le XVI
e
siècle en
Europe. Cet État est devenu pour nous la figure du pouvoir à l’intérieur des
communautés historiques finies ; il est l’organe d’une communauté historique, le mode
d’organisation qui rend celle-ci capable de prendre des décisions ; c’est essentiellement
un pouvoir de décision dans une
[p. 99]
communauté finie. À ce trait principal s’ajoute le
caractère inconditionnel de l’exercice de la violence, laquelle ne joue que dans les limites
géographiques où cet État est souverain. Or, jusqu’à présent, nous ne savons pas
comment pourraient être exercées la décision et la force dans une autre structure que
cette forme limitée, finie et close de la souveraineté. À cet égard la diversité des formes
constitutionnelles est un obstacle moindre que le fait fondamental de la souveraineté ;
c’est lui qui fait que nous ne savons pas comment passer de la multiplicité d’États
souverains à un État universel. La souveraineté fait que l’État apparaît dans l’histoire
comme un grand individu violent en face d’autres individus violents. Un État universel
serait tout autre chose : ce serait essentiellement un État éducateur, éducateur à la
liberté. Mais le passage de cet État violent à cet État éducateur n’est pas encore en vue.
Il faudrait que dépérissent les États, du moins au sens de la souveraineté, de la violence
inconditionnelle que nous venons de dire, pour atteindre une situation de non-État. Pour
le moment c’est tout le contraire qui se passe : nous voyons l’État multiplier ses
fonctions d’organisation, de direction, de planification ; le processus dans lequel nous
sommes engagés est plutôt celui du renforcement de l’État ; et ce renforcement a lieu à
l’époque même où il faudrait passer à l’expression politique de la communauté humaine.
Certes il faut tempérer quelque peu ces vues et surtout bien les mettre à leur
place ; à bien des égards l’État est aujourd’hui une prétention plus qu’une réalité, et sa
souveraineté est parfois pure fiction. Il y a, dès maintenant, une pratique de la solidarité
et de l’interdépendance qui va à l’encontre des façons dont l’État se représente à lui-
même ou feint de se représenter son importance. Tous les États sont liés par des
conventions qui sont de réels abandons de souveraineté, lors même que ces abandons
restent inavoués. C’est bien pourquoi la souveraineté est une allégation bien souvent
démentie par les faits. Même la planification qui a pour support l’État n’est jamais
purement nationale. Le pouvoir réel de décision est souvent ailleurs que l’on croit ; c’est
pourquoi il faut toujours faire une analyse nouvelle pour discerner où réside le pouvoir
réel de décision. C’est là la véritable question. Aussi faut-il tenir compte de la
discordance bien souvent camouflée entre la souveraineté, telle qu’elle est alléguée ou
prétendue et l’exercice effectif du pouvoir de décision. Ajoutez à cela que des échanges
de toute nature tempèrent cette souveraineté : les idées circulent, des modèles
d’organisation et de développement sont échangés, la pratique des institutions
internationales exerce en outre une certaine action éducative en vue de la vie
internationale.
Tout cela est vrai ; néanmoins ces processus divers sont imbriqués dans une
situation complexe, dont la note dominante reste encore le principe de
[p. 100]
souveraineté. C’est bien pourquoi nous sommes actuellement incapables de procéder à
un transfert entier de souveraineté de l’entité politique État à l’entité politique d’un
nouveau genre que requerrait une souveraineté mondiale.
Ce qui donne à l’obstacle de l’État sa consistance c’est qu’il est doublé bien
souvent par celui de la nation ; c’est la communauté elle-même à laquelle les hommes
ont conscience d’appartenir, comme à une unité géographique et historique de destinée.
Il se trouve que la nation a été jusqu’à présent la forme privilégiée dans laquelle
l’humanité a pris conscience de son existence. De même que nous ne pouvons pas
actuellement concevoir de langue universelle, avec une littérature, une histoire, etc., de
même l’humanité n’est concevable que sous la forme plurale des nations. Or la nation
non seulement n’a pas fini son temps, mais paraît se renforcer dans le monde entier ; et
cela pour des raisons tout à fait fondamentales.
C’est d’abord la nation qui a servi d’instrument pour la conquête de l’identité : les
communautés historiques ont pris conscience de ce qu’elles étaient par le moyen de la
nation. On peut dire que la nation est pour une communauté historique une forme de
représentation de sa propre identité.
La décolonisation a renforcé ce processus ; on comprend pourquoi : la colonisation
n’est pas seulement un phénomène d’exploitation mais de soustraction de personnalité ;
c’est pourquoi la décolonisation devait nécessairement passer par le nationalisme. Il
fallait que le colonisé recouvre d’abord son identité propre.
En outre la nation se trouve être une valeur de repli, une valeur-refuge, à l’heure
du déclin des idéologies. On le voit aujourd’hui, au moment où se desserrent les liens
idéologiques du bloc communiste et aussi ceux du bloc atlantique ; la nation est la valeur
sur laquelle on se replie lorsque les rassemblements idéologiques se décomposent ; c’est
ce qui fait d’ailleurs dans le monde entier le prestige du gaullisme : il représente à bien
des égards cette reconquête de l’identité nationale aux dépens de l’identification
idéologique plus ou moins contrainte, plus ou moins forcée, issue de la guerre froide. En
somme on pourrait dire que le nationalisme est l’expression exacerbée et passionnelle de
cette conscience de la pérennité de la valeur nation, face aux tentatives d’hégémonie des
puissances géantes, camouflées sous les apparences d’une hégémonie de
rassemblement.
Mais je pense qu’il y a une autre raison, qui rend la nation, voire le nationalisme,
difficile à surmonter ; la nation est aussi une valeur de refuge et de ressourcement
devant les menaces de nivellement que représente la société
[p. 101]
industrielle. Par la
nation passe la lutte contre l’anonymat, contre l’aplatissement et la dissolution dans la
société industrielle mondiale ; cette société industrielle, dont je parlais d’abord comme
d’un facteur d’unification du genre humain, joue aussi comme perte d’identité ; à l’unique
science et à l’unique technique nous opposons la pluralité des styles de vie que sont les
nations. C’est pourquoi il y a tout lieu de penser que l’État et la nation, et dans bien des
cas l’État-nation, demeureront des obstacles durables à la mondialisation de la politique.
3. Les obstacles conjoncturels
Mais il faut sans doute donner plus de poids encore aux obstacles conjoncturels,
aux distorsions qui caractérisent les phénomènes de développement. Les facteurs que
nous avons passés en revue tiennent à la structure de l’expérience humaine, du fait que
celle-ci a pris corps dans cette figure de l’État-nation ; les obstacles dont nous allons
maintenant parler sont des faits de conjoncture, c’est-à-dire qu’ils tiennent à la manière
dont un certain nombre de développements se sont produits.
On ne saurait trop insister, et la conférence de Le Guay le confirme, sur la gravité
des présentes disparités dans le monde, au premier rang desquelles les disparités de
caractère économique et social. L’inégalité dans la répartition des richesses et de la
puissance est un obstacle énorme à l’édification d’une politique mondiale. Or, comme on
l’a dit, cet écart va encore croître dans les décennies qui viennent ; c’est du même côté
que sont la puissance industrielle, la capacité technique, les moyens monétaires,
l’équipement en cadres supérieurs ; c’est de l’autre côté que sont les matières premières
à vil prix, la pénurie de capitaux, la pénurie de cadres, l’obstacle démographique ; cette
disparité croissante affecte profondément l’ordre mondial et rend impossible actuellement
la constitution d’une véritable politique mondiale. Le Guay montre par ailleurs comment
la montée à la puissance industrielle des jeunes nations diffère du processus semblable
qu’ont parcouru dans les siècles récents les pays actuellement industrialisés ; pour celles-
ci l’industrialisation s’était faite dans une sorte de vide ; dans le cas des nations nouvelles
la situation est tout autre ; elles arrivent dans un monde déjà plein et le succès déjà
acquis des premiers venus au bien-être est un obstacle supplémentaire au
développement des attardés. C’est pourquoi la notion de sous-développement est une
notion extraordinairement complexe ; ce n’est pas seulement un retard, c’est un
empêchement.
Or cette disparité, ce sous-développement, ne sont pas seulement un mal-
[p.
102]
-heur propre qui affecte certaines communautés historiques ; ce sont aujourd’hui
des formes de déséquilibre mondial. Toute analyse du sous-développement doit être
prise à deux points de vue différents ; il faut voir, d’une part, ce que cela signifie pour un
pays considéré, et d’autre part ce que cela signifie, en fait de désordre, pour la
communauté humaine. C’est par là que nous sommes nous-mêmes affectés et
concernés, dans la mesure où notre propre développement est un obstacle au
développement rapide des autres, un obstacle à la constitution d’une économie mondiale.
André Philip montrait naguère quels conflits souterrains d’intérêt affrontent les masses
occidentales aux masses africaines, asiatiques et sud-américaines ; bon gré mal gré, les
premières tendent à défendre leur niveau de vie, leurs hauts salaires, en même temps
qu’elles tendent à entretenir la pratique des bas prix pour les matières premières
extraites des pays sous-développés ; ce qui fait que les classes ouvrières des pays
industrialisés sont objectivement solidaires des intérêts globaux des nantis.
À cette première distorsion, il faut ajouter aussi celle qui tient à la conscience
révolutionnaire dans le monde. Le fait qu’il existe aujourd’hui plusieurs consciences
révolutionnaires dans le monde est certainement un facteur non seulement de diversité
mais de distorsion. J’intègre ici une analyse récente d’Étienne Trocmé, portant sur les
trois attitudes révolutionnaires actuellement en circulation : d’une part la tendance
chinoise de révolution permanente et sans compromis ; d’autre part les communismes
dans la phase révisionniste, tentant d’intégrer des phénomènes de marché et des critères
de rentabilité à l’intérieur de leur planification rigide, enfin les révolutions du Tiers-
Monde, caractérisées par un retard de la libération économique sur la libération politique
et par l’écartement, entre le néo-capitalisme, le révolutionnarisme chinois et les attitudes
d’aménagement et de consolidation des révolutions acquises. On peut parler de cette
diversification des modèles révolutionnaires comme d’un phénomène de distorsion, dans
la mesure où elle contribue à démanteler les projets de politique mondiale et plus
particulièrement d’économie mondiale. C’est principalement le Tiers-Monde qui vit cette
compétition comme un insupportable désordre ; le Tiers-Monde se trouve affronté à des
modèles de développement et à des modèles de révolutions absolument incompatibles
qui le placent en face de choix difficiles et parfois l’empêchent de produire un modèle
réformiste ou révolutionnaire propre et le condamnent à vivre d’emprunts aux projets
révolutionnaires des autres.
Enfin, à ces disparités économiques et à ces disparités au niveau même du
processus révolutionnaire s’ajoutent des distorsions politiques d’un caractère
[p. 103]
propre : nous assistons depuis quelques années à la dissolution du directoire politique qui
était né de la guerre ; or le système de direction à deux avait relativement bien
fonctionné sur un point au moins, celui de la dissuasion atomique ; la dissémination de
l’arme atomique a créé une situation tout à fait nouvelle ; avec la décomposition des
camps, avec l’ouverture du club atomique à des nouveaux venus, nous passons d’un jeu
à deux joueurs à un jeu à n joueurs qui crée une situation tout à fait fluide, offrant moins
de prise au calcul que le système bipolaire antérieur ; dans la mesure où cette situation
nouvelle échappe davantage à la prévision et au contrôle, on peut la compter parmi les
facteurs de désordre et parmi les obstacles conjoncturels.
Peut-être sous-estimons-nous aussi l’obstacle formidable du racisme que l’on ne
saurait réduire au phénomène de la nation ou de l’État ; la notion de race est
scientifiquement illusoire et psychologiquement puissante ; la race est une des manières
dont l’humanité se perçoit ; du moment que cette notion a une signification
psychologique, elle est aussi une réalité culturelle, une réalité politique ; or nous sommes
loin d’avoir dépassé cet obstacle. Nous l’aurions dépassé si nous étions capables de
projeter une humanité entièrement métissée, ce que nous sommes rarement capables de
penser intégralement ; l’affaire des Noirs américains, l’affaire de l’Afrique du Sud et de la
Rhodésie, nous le rappellent tous les jours.
Faut-il ajouter l’obstacle que représente la notion de continent ? Il se peut que
dans les décennies à venir le continent devienne une étape importante sur la voie de la
mondialisation mais peut-être aussi un obstacle, un stade auquel l’évolution peut se
bloquer et où des phénomènes passionnels d’un nouveau genre peuvent prendre corps.
Telle est l’étrange constellation de l’histoire contemporaine, le jeu combiné de la
conscience planétaire, des obstacles structurels et des obstacles conjoncturels.
J’accorde volontiers que cette vue est peut-être trop antinomique ; il faut
certainement tenir compte de tout ce qui tempère ces contradictions et de tout ce qui
ouvre des brèches. En particulier, j’accorde qu’il ne faut pas s’enfermer dans une
perspective temporelle trop courte. Il faut apprendre à penser en termes de temps long ;
la conquête de la rationalité et de l’État moderne a été longue et lente ; la mise en place
et la prise en charge d’une pratique réglée par l’intérêt global de l’humanité demandera
aussi sans doute des décennies et peut-être des siècles. Mais cette pensée du temps long
n’est pas encore descendue dans l’opinion publique et dans la conscience individuelle. Par
exemple il faut penser dans un temps long tous les tâtonnements en vue
[p. 104]
d’une
économie mondiale ; les conférences interminables sur le désarmement, sur le prix des
matières premières, sur les investissements, sur les accords d’aide et de coopération
sont bien une figure de la lenteur du temps historique qui fera passer de l’État-Nation à
un gouvernement mondial des intérêts globaux de l’humanité. De même il faut penser
dans un temps long la transformation des révolutions socialistes, l’adaptation du
capitalisme à son propre contraire, les essais et les erreurs sur le chemin des formules
mixtes entre le socialisme et le communisme qui sont à l’essai un peu partout dans le
monde ; c’est sur ces évolutions lentes et longues que se joue la coexistence pacifique, la
coopération entre systèmes sociaux différents et, peut-être, l’apparition de certaines
convergences, voire même de certains amalgames. D’autre part, outre qu’il faut tenir
compte de ces ouvertures et de ces empirismes à l’œuvre, il ne faut pas non plus sous-
estimer l’importance des conflits comme facteurs d’évolution ; notre histoire est marquée
par la recherche de convergences, mais aussi par la fécondité des conflits ; il faut être
marxiste sur ce point ; les conflits sont aussi un moyen de prise de conscience et
d’avancée de l’histoire. Il ne faut donc pas s’enfermer dans une vue statique des
obstacles et des difficultés, mais s’élever à une vision dynamique de la situation. C’est
par là qu’elle ouvre un champ d’action.
II. UNE TÂCHE COMPLEXE...
L’action des chrétiens dans le monde, semble-t-il, dépend aujourd’hui d’un juste
rapport entre trois facteurs ; d’abord l’élaboration d’une nouvelle prédication au monde ;
deuxièmement un travail théologique de l’Église sur elle-même et sur son rapport au
monde ; troisièmement une qualité d’engagement de ses membres dans des actions de
caractère laïque. C’est de l’équilibre de ces trois facteurs que dépend la santé de la
présence de l’Église au monde ; on pourrait parler en ce sens du « trépied » de la
présence de l’Église au monde.
1. Pour une prédication au monde
Il faut commencer par le thème de la nouvelle prédication au monde, car la
théologie n’est jamais première : elle est toujours une réflexion de second degré qui
suppose précisément l’exercice de cette prédication et de cet engagement.
Je distinguerai ici prédication aux fidèles, et prédication au monde.
[p. 105]
La
prédication aux fidèles a une fonction précise : celle d’entretenir le noyau de la
communauté confessante qui porte collectivement cette prédication au monde. La finalité
de la prédication aux fidèles, c’est qu’il y ait une telle communauté confessante,
prédicateur collectif de la prédication au monde. Pour une autre raison la prédication aux
fidèles ne peut être qu’une part de la prédication : comme l’analyse de la situation
internationale nous l’apprend, la chrétienté historique est une réalité sociologique de
caractère minoritaire, et de plus en plus minoritaire ; par conséquent, si l’Église a un
message pour le monde et sur les problèmes politiques du monde, son message doit être
prononcé en quelque sorte par-dessus l’épaule de la communauté confessante. D’où la
nécessité d’une prédication à tous les hommes. Et cette parole aura d’autant plus de
portée et de poids qu’aura été poursuivi par ailleurs et mené à bien le processus de
démantèlement des institutions confessionnelles d’intervention directe : syndicat
confessionnel, parti confessionnel, etc. Ce qui fait peut-être le plus obstacle à cette
prédication au monde c’est la persistance d’un type de catholicisme social - et peut-être
de protestantisme - issu du XIX
e
siècle, un cléricalisme de gauche prenant simplement la
relève d’un cléricalisme de droite. Le nouveau type de témoignage qui doit apparaître
doit être entièrement dissocié de tout aspect institutionnel : ce doit être le témoignage
d’une parole sans pouvoir d’aucune espèce et qui s’adresse au politique pour l’exhorter et
l’avertir. À cet égard l’adresse de Paul VI à l’ONU me paraît tout à fait exemplaire ; non
pas que tout ce qu’il a dit fût bon, mais l’acte lui-même était bon, bien placé,
parfaitement significatif.
Il s’agit de faire apparaître dans le monde d’aujourd’hui une nouvelle articulation
du spirituel et du politique et, à travers elle, de peser sur le processus de mondialisation
des problèmes, des solutions de la politique elle-même. Nous sommes en effet à la
recherche d’un nouvel équilibre entre le spirituel et le politique, qui ne soit pas l’équilibre
de deux pouvoirs, comme le Moyen Âge l’avait pensé, mais celui d’un témoignage et du
pouvoir laïque des hommes ; pour cela il faut que le spirituel ait trouvé sa visée propre et
le politique également.
Je rattache ce genre de réflexion à un type d’analyse que j’ai fait souvent, ici ou
ailleurs, concernant l’articulation de deux morales, la morale de conviction, qui
représente les visées fondamentales de l’homme, et la morale de responsabilité et de
force qui concerne l’exercice de la puissance publique.
Cette prédication frappe à deux niveaux : au niveau politique et au niveau social.
Au niveau politique d’abord : la politique est saine, lorsqu’elle est
[p. 106]
gardée contre
ses démons par cette prédication et cette morale de conviction ; alors elle trouve elle-
même sa juste place ; elle se « désabsolutise » ; elle est gardée de devenir à son tour une
nouvelle religion, une religion laïque ; c’est la tâche de cette prédication de la mettre et
de la remettre à sa place. Paul VI a dit le mot juste lorsqu’il s’est présenté comme un
« expert en humanité » ; c’est bien en cela que consiste le pouvoir spirituel : maintenir la
visée de l’humanité, dénoncer courageusement les obstacles à l’unité de l’espèce
humaine, exposer publiquement le jeu des distorsions ; attaquer la bonne conscience des
nantis, dénoncer le nationalisme et le culte de l’État ; par conséquent, prendre position
avec la plus grande netteté sur la limitation de la souveraineté, montrer dans les
institutions internationales gravitant autour de l’ONU la seule chance actuellement offerte
aux hommes de dépasser le stade des nations ; comme on le voit, il ne s’agit pas du tout
de bénir l’ONU, mais de lui donner la seule espèce de consécration qui lui convienne, à
savoir la motivation suprême qui consiste dans la visée de l’humain comme tel.
Inévitablement aussi, cette prédication doit prendre position au plan économico-
social ; face à l’écart croissant des riches et des pauvres, elle doit inviter les politiques à
trouver les formes économiques du don. André Philip le dit par ailleurs, la redistribution
des moyens monétaires, la défense des niveaux de vie des « sous-développés » vont
directement à l’encontre des intérêts à court terme de tous les groupes sociaux des pays
industrialisés ; nous ne pouvons pas pratiquer une politique basée sur l’intérêt à court
terme ; cet intérêt à court terme, y compris celui des classes ouvrières des nations
industrialisées, va dans le sens de la défense des hauts niveaux de vie et rencontre par
conséquent l’intérêt à court terme des classes dirigeantes. C’est pourquoi seule une
motivation de caractère éthique, à savoir la conscience d’appartenir à l’humanité comme
telle, peut renforcer l’intérêt à long terme de l’humanité, qui est d’élaborer une économie
mondiale des besoins. Il faut dire ici ce que Paul VI disait sur le plan politique : dans les
institutions internationales, les peuples ne sont pas égaux mais ils se font égaux ; c’est
cette volonté de se faire « égaux », au plan politique et au plan économico-social, qui doit
être soutenue et motivée par cette prédication de la justice et de l’égalité.
2. Pour un travail théologique
C’est en deuxième position que je placerai le travail théologique de l’Église sur
elle-même. Sa place vient ici, en relation à la prédication au monde.
Ce que le théologien vient ici redécouvrir c’est l’universalisme chrétien
[p. 107]
véritable, qui est un universalisme « d’intention », entièrement distinct de la
« prétention » universaliste de la chrétienté à l’âge constantinien. C’est dans la mesure où
cette chrétienté meurt que cet universalisme prend sens.
La lutte de l’intention universaliste avec la prétention universaliste a des racines
jusque dans la Bible. Nous en trouvons l’image inversée dans la lutte entre deux
particularismes, un particularisme d’intention et un particularisme de prétention. Je
m’explique : le sens véritable de la vocation d’Israël a été durement conquis, au plan
théologique, sur le plus extraordinaire particularisme de l’histoire ; on trouve par exemple
dans le livre de Josué, le plus frappant à cet égard, une interprétation du destin du
peuple d’Israël où l’Alliance est essentiellement conçue comme non-mélange avec les
autres, comme non-alliance, dans un particularisme forcené, théologiquement forcené ;
le récit des guerres de Josué en est le témoignage le plus étonnant ; alors que la
reconstitution actuelle des historiens nous incline à penser que l’installation en Canaan
n’a pas eu le caractère d’extermination qui est décrit dans la Bible, le fait même que les
Israélites aient ainsi mythologisé leur propre infiltration, sous la forme d’une guerre
d’extermination, est théologiquement significatif. Il a fallu que ce particularisme fût
retourné contre lui--même en un particularisme d’un autre genre, pour que la
signification d’Israël parmi les nations parût dans sa véritable lumière : l’élection d’Israël
est l’élection singulière d’un peuple dont l’humanité entière est le destinataire et le
bénéficiaire : « En toi toutes les nations seront bénies (se béniront) », Nous avons là une
figure de l’élection de l’Église qui n’est que pour l’humanité entière : en toi toutes les
nations se béniront... L’élection n’a de sens qu’à partir de cette espèce d’appropriation
par tous les peuples, reprenant chacun pour lui-même et tous ensemble, la signification
concrète de la bénédiction d’Israël. Or il est remarquable que ce particularisme à
vocation universaliste n’a été authentique que dans la mesure où il n’a pas eu le support
de la réussite politique : Israël n’a jamais tiré au clair sa propre signification politique,
oscillant entre la monarchie, le pouvoir des prêtres et le pouvoir de la loi. C’est dans la
mesure où son« particularisme universaliste », si l’on peut oser ce paradoxe, est resté
authentique, qu’Israël a été capable de se représenter l’humanité comme une totalité et,
par delà l’humanité, la création tout entière comme une œuvre divine. Je pense à ces
essais d’énumération de peuples dans la Genèse, qui témoignent d’un premier travail de
théologie de l’histoire, et à cette théologie des païens qui apparaît ici ou là : « Cyrus,
mon serviteur... », Je pense enfin à cette grande eschatologie du banquet des derniers
temps et de la réconciliation de toutes choses au dernier jour.
C’est cet universalisme d’intention qui est repris, à mon sens, dans la
[p. 108]
figure du Christ ; je pense à l’interprétation, plus ou moins mythologique mais d’un
symbolisme puissant, du drame de la Croix, compris non pas comme un événement
local, mais comme un drame cosmique concernant l’homme, tout homme ; l’homme est
pensé, en extension et en intensité, comme unité rassemblée face au drame de la croix ;
ici aussi, il faut s’écrier : « En toi toutes les nations se béniront ». Par cette énorme
inflation d’un événement particulier, transposé dans une signification universelle,
l’homme tout entier, l’homme indivisible, est signifié par delà tout particularisme
politique. Saint Paul, le premier, a conçu et médité cette espèce de « mondialisation » de
la croix, lorsqu’il l’a projetée par delà les différences humaines : « Il n’y a plus ni Juif ni
Grec, ni homme libre, ni esclave » ; de la mondialisation de la croix procède une sorte de
négativisme appliqué aux différences actuelles de l’ordre économico-social et politique.
Mais cette réflexion théologique est inséparable de la prédication à tout homme.
Coupée de celle-ci, elle vire à la théologie abstraite, voire à la mythologie. Si elle cesse
d’être déchiffrée dans une action qui promeut l’humanité comme un tout, si je ne fais
rien pour que l’humanité devienne un tout, l’utopie de l’humanité totale devient mythe.
Dès lors la prédication à l’homme, à l’homme universel, n’est rien, elle est même
mensonge et duperie, si l’Église ne montre, par des signes concrets, comment elle-même
elle a surmonté les différences de nation, les différences de niveaux économiques et
sociaux, les différences issues de la guerre froide. Et il ne suffit pas que le mouvement
œcuménique et l’Église catholique conjuguent leurs efforts pour que ces signes concrets
existent. Cette conjugaison elle-même peut être très ambiguë. Ici même Mario Miegge
mettait en garde contre un piège dans lequel le mouvement œcuménique peut toujours
tomber ; il est en effet possible que les chrétiens se réconcilient entre eux, et avec les
autres hommes, religieux du monde, pour faire barrage au communisme athée ; cette
coalition des vieilles religions contre le communisme serait tout le contraire du signe
concret que les hommes attendent ; ce serait encore une coalition particulariste, dans le
prolongement de la théologie des guerres de Josué et non dans celui du rassemblement
d’Israël en vue des nations ; les signes sont toujours ambigus et il dépend de la vigilance
de tous et de nous-même que le signe de l’œcuménicité s’inscrive dans la ligne de
l’universalisme d’intention et non dans celle de l’universalisme de prétention.
[p. 109]
3. Une parole adressée et une action engagée
C’est pourquoi ce travail théologique est solidaire, d’une part d’une prédication à
tous les hommes, d’autre part de l’engagement des chrétiens, pris individuellement ou en
groupe, dans des actions mondialistes ou mondialisantes. À dessein j’ai placé le travail
théologique dans l’entre-deux, entre la prédication et l’engagement, comme une
articulation réflexive entre ces deux pôles : une parole adressée et une action engagée.
J’ai bien dit l’engagement des chrétiens : car il faut distinguer fermement
l’engagement de l’Église comme telle, qui est sa prédication, de l’engagement des
chrétiens qui est sous la loi du mélange avec les autres hommes. C’est dans la mesure
où il y a une prédication spécifique et un engagement confondu avec tous qu’il y a aussi
une théologie.
Il me semble que nous sommes placés en face de trois sortes d’engagements.
D’une part il y a les engagements d’un style traditionnel, mais qui ne sont pas pour
autant récusables : c’est l’action protestataire, au niveau de l’écrit, de la déclaration, de
la motion. Je donne pour exemple la participation aux campagnes contre la bombe
atomique française, contre la dissémination de l’arme atomique au niveau mondial, pour
l’élargissement des accords de Moscou dans le sens des interdictions des explosions
souterraines et d’une destruction du stock des bombes et des porteurs ; tout cela doit
être fait et doit être intensifié. Il y aurait en effet un danger grave à éliminer ce type
d’intervention : il est lié au combat idéologique, c’est-à-dire à la lutte au niveau des
principes et des conceptions globales qui dominent les problèmes techniques de la vie
internationale, politique ou sociale ; or il y a actuellement, après la période d’excès
idéologique, un inquiétant reflux idéologique ; j’accorde que la politique a été, dans les
décennies passées, bien souvent pervertie par un abus de déclarations creuses, de
protestations trop générales ; il s’agit bien plutôt d’ajuster, avec plus de rigueur et
d’exactitude, ce genre de protestation à la nature de plus en plus technique des
problèmes. Nous touchons là à la question très délicate de la mise en prise directe, dans
tous les mouvements du genre du nôtre, des militants et des spécialistes. C’est une
tendance générale de l’action politique et économique, aujourd’hui, de reporter sur les
compétents la charge de décisions qui sont, en réalité, de nature politique et non
technique ; la technocratie, comme on dit, n’est pas l’invention des technocrates mais le
produit de la démission politique des militants. La question de l’action protestataire n’est
donc elle-même qu’un aspect beaucoup plus vaste ; il s’agit de trouver la juste mesure
entre l’abus de la phraséologie et le combat idéologique au niveau des grandes options et
des conceptions globales de la société.
[p. 110]
Il y a d’autre part une action qui suppose une pratique concrète des situations de
rencontre. Je ne parle pas ici de la rencontre d’homme à homme qui est un autre
problème, plus éthique que politique. Quand je parle de situations de rencontre, je pense
ici à des situations collectives et à des rencontres organisées : le problème des migrants,
le problème de la coopération technique, le problème de l’éducation internationale des
jeunes nous en donnent les exemples privilégiés. Ce sont des situations vécues de
rencontre en ce sens que les structures que nous attaquons s’expriment immédiatement
par le sort qui est fait actuellement à un certain nombre d’hommes : le problème des
migrations c’est celui du déplacement du sous-développement aux portes de nos villes ;
ce que nous rencontrons dans nos bidonvilles, c’est le monde du sous-développement,
projeté au cœur même des pays industrialisés. Le problème de la coopération, de son
côté, c’est celui d’une rencontre en sens inverse entre les compétents venus des pays
développés et les responsables des pays en voie de développement.
Or cette rencontre est un engagement très significatif : elle place certains
hommes dans des situations qui sont à la fois des situations d’assistance et de conflit ; le
danger y est double : soit de prolonger sous le couvert de la coopération technique des
formes sournoises de paternalisme, voire de néo-colonialisme, soit de pratiquer, par
flagornerie, la compromission avec des cadres politiques qui ne sont pas toujours au
service du bien de leur peuple. Il en est de même de l’éducation internationale des
jeunes : les rencontres des jeunes travailleurs ou d’étudiants ouvrent une brèche dans le
mur des nationalismes ; par ces rencontres les idées et les expériences circulent en
même temps que les préjugés tombent ; mais le danger est aussi que ces rencontres
tournent au folklore ou à la fraternisation sans incidence sur les structures dont nous
avons montré par ailleurs l’extraordinaire pouvoir de résistance au changement.
Il reste toutefois que c’est dans cette pratique des situations vécues de rencontre
que peut être vécu ce qui est seulement pensé au niveau d’une théologie qui répète
après Saint Paul qu’il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre.
Troisième groupe d’action : notre insertion au niveau des institutions
internationales, que ce soit la FAO, l’OMS, l’UNESCO, etc. Je sais que l’on se plaint dans
ces organismes internationaux du manque de présence et d’engagement de gens
convaincus, d’hommes de foi en tous les sens du mot, que ce soit au niveau de la
conception, au niveau des plans, au niveau des réalisations. C’est pourtant là que nous
pouvons trouver une occasion de rencontre à un niveau où les hommes sont
considérablement brassés et mêlés ; il est peu
[p. 111]
d’endroits où l’on puisse côtoyer
un échantillonnage humain aussi extraordinairement varié ; c’est là aussi que se trouvent
mêlées action de masses et action de spécialistes. C’est là enfin que le combat
idéologique se poursuit à travers un travail de coopération véritable.
L’éventail est donc grand ouvert, depuis le combat idéologique jusqu’à la pratique
des institutions internationales, en passant par les situations vécues de rencontre entre
le développement et le sous-développement.
Paul RICŒUR
Note éditoriale
(E. Giovannoni, pour le Fonds Ricœur)
Résumé : « De la Nation à l’Humanité : la tâche des chrétiens » est un rapport présenté en 1965 au Congrès du Christianisme social, qui présente la société industrielle comme un facteur d’unification du genre humain mais également comme une menace de ...
Mots-clés : chrétien ; nation/humanité ; conscience planétaire ; politique ; société industrielle ; mondialisation.
Rubrique : Autour d’Histoire et vérité & réflexions sociales et politiques dans le sillage du christianisme social (1947-1967).
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Ricoeur, Paul (1913-2005), “De la nation à l’humanité : tâche des chrétiens”, 1965, IIA184, Fonds Ricœur. Consulté le 5 juin 2025, https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/ark:/18469/vsc5
À propos
"De la Nation à l’Humanité : la tâche des chrétiens" est un rapport présenté en 1965 au Congrès du Christianisme social, qui présente la société industrielle comme un facteur d’unification du genre humain mais également comme une menace de nivellement, et voit dans la Nation, l’État ou l’État-Nation des obstacles structurels durables à la mondialisation de la politique.