La parole est mon royaume
Passer aux téléchargements et aux formats alternatifs
Visionneuse multimédia
Attribution
A propos du contenu
Title
La parole est mon royaume
Description
Dans "La parole est mon royaume", paru en 1955 dans un numéro d’"Esprit" placé sous le signe de la "Réforme de l’enseignement", Ricœur reprend, défend et approfondit certaines positions prises en juin 1954 par la rédaction d’"Esprit" et par ses collaborateurs, en s’appuyant notamment sur sa propre élaboration conceptuelle du couple travail-parole.
Creator
Contributor
Site du contributeur
Éditeur
Date Created
1955
Textes en liaison
Autour d’"Histoire et vérité" & réflexions sociales et politiques dans le sillage du christianisme social (1946-1967)
Language
fre
Type
Texte
Description physique
pp. 92-205
Sujets
Enseignement
Université
Formation professionnelle
Humanités
Latin
Traduction
Vedettes Rameau
Source
IIA068
Fonds Ricœur
Identifiant
ark:/18469/mwp3
Détenteur des droits
Fonds Ricœur
Numérisation Fonds Ricœur
content
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
© Comité éditorial du Fonds Ricœur
Note éditoriale
Ce texte est paru dans la revue Esprit en 1955, dans un numéro placé sous le signe de la « Réforme de
l’enseignement » 1. Comme les essais de Henri-Irénée Marrou, Albert Béguin et Paul Fraisse aux côtés
desquels il figure, il fait un large écho au numéro d’Esprit paru en juin 1954, consacré lui aussi à la
« Réforme de l’enseignement » 2. La notice rédactionnelle placée en tête de la livraison de 1955 précise à
l’intention des lecteurs que cette fois les « essais de réflexion [sont] moins strictement orientés vers les
réformes à réaliser pratiquement. Ils reprennent, dans l’optique personnelle et selon l’expérience de
chacun de leurs auteurs, la question de fond que l’on peut désigner comme le dilemme « “cultureéducationˮ » 3. Il est vrai que la livraison de 1954 était surtout riche en enquêtes, analyses chiffrées et
états des lieux : parti du constat général de la grande misère de l’enseignement (trop peu d’écoles au
regard de l’accroissement de la population scolaire) et du caractère totalement insuffisant de la réforme
entreprise par le gouvernement, déplorant le caractère très inégalitaire de l’accès à l’enseignement
supérieur, le numéro faisait le tour des nombreux problèmes (le rôle des humanités, la place du latin,
l’enseignement de la philosophie et de la médecine, l’enseignement technique, etc.) auxquels la France,
mal remise du récent conflit, se devait de faire face mieux qu’elle n’avait commencé à le faire.
Dans sa contribution personnelle à ce grand débat, Ricœur reprend, défend et approfondit certaines
positions prises en juin 1954 par la rédaction d’Esprit et par ses collaborateurs. Son essai est révélateur
d’une certaine méthode de travail et d’engagement de la pensée. Il s’appuie tout d’abord sur une
élaboration conceptuelle préalable, en l’occurrence le couple travail-parole, qui avait fait l’objet d’un essai
paru lui aussi dans Esprit, en 1953 4. « Travail et parole » comportait déjà des motifs inspirés de
préoccupations politiques et sociales du moment, par exemple la survalorisation de la notion de travail
dans la pensée sociale, notamment marxiste 5. Il faisait partie de ces écrits de circonstance que Ricœur a
choisi de présenter comme tels dans sa préface à Histoire et vérité 6, mais qui n’en offraient pas moins,
selon lui, les éléments essentiels de sa pensée « éthique », et plus particulièrement politique 7. « La
1
« La parole est mon royaume », Esprit 23, 1955, n° 223 (Réforme de l’enseignement), p. 192-205.
Esprit 22, 1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 801-981.
3
Esprit 23, 1955, n° 223 (Réforme de l’enseignement), p. 177.
4
Ricœur, « Travail et parole » (1953), Esprit 21, 1953, n° 198, p. 96-117, repris dans Histoire et vérité,
Paris, Éditions du Seuil, 1955, 1964, p. 210-233.
5
Ricœur s’y inquiétait de l’inflation de la notion de travail, où celui-ci en vient à « désigne[r] toute la condition
incarnée de l’homme, puisqu’il n’est rien que l’homme n’opère par une activité laborieuse ; il n’est rien
d’humain qui ne soit praxis » (ibid., p. 211). L’expression d’une forme civique et philosophique d’inquiétude
(« c’est précisément cette apothéose du travail qui m’inquiète. Une notion qui signifie tout ne signifie plus
rien », écrivait-il alors, ibid., p. 211) trouvait alors sa réponse dans la dialectique des concepts, Ricœur
choisissant de lier travail et parole.
6
Ricœur, « Préface », Histoire et vérité, op. cit., p. 7sq.
7
« Travail et parole » (comme « Vérité et mensonge », « L’homme non-violent et sa présence à l’histoire »,
« État et violence » et « Le paradoxe politique »), relève explicitement d’une « critique de civilisation ; on y
tente une reprise réflexive de certaines pulsions civilisatrices de notre époque ; tous ces textes sont orientés
2
parole est mon royaume » est, par comparaison avec « Travail et parole », encore davantage lié aux
circonstances qui ont motivé la réflexion ; Ricœur peut s’y livrer à des raccourcis précieux, des
fulgurances, en ne s’embarrassant pas des étapes qui le mènent aux concepts : ici, les concepts de
travail et parole sont justifiés par leur usage même au sein de la discussion. Ce texte montre peut-être
mieux qu’un autre à quel point la réflexion de Ricœur s’insère dans une entreprise collective – ici, au sein
de la rédaction d’Esprit, là, dans celle du Christianisme social, ou encore dans Foi Éducation, la revue de
la Fédération protestante de l’enseignement qu’il présidait. Dans les textes de ce genre, Ricœur s’engage
encore plus résolument dans des débats d’actualité, qui, s’ils auront après coup – fatalement et par
définition – une valeur documentaire, ont eu l’insigne mérite d’ancrer, mois après mois, la réflexion du
philosophe dans la vie sociale. Ces prises de parole étaient autant d’engagements, de prises de risque ;
mais au-delà de cette dimension militante, elles entendaient manifester l’utilité sociale de l’intellectuel,
sa dignité, qui est de mettre sa compétence propre – sa capacité à parler – au service de la société.
Tous les italiques sont de Ricœur. Les notes de Ricœur inchangées sont signalées par (NdA) – note de
l’auteur. Les notes qui ne sont pas de sa plume ou les ajouts sont signalés par (NdE) – note de l’éditeur.
(D. Frey, pour le Fonds Ricœur).
Mots-clés : Enseignement ; Université ; formation professionnelle ; Humanités ; latin ; traduction.
p. 192
Q
u’est-ce que je fais quand j’enseigne ? Je parle. Je n’ai pas d’autre gagne-pain et je n’ai pas d’autre
dignité ; je n’ai pas d’autre manière de transformer le monde et je n’ai pas d’autre influence sur les
hommes. La parole est mon travail ; la parole est mon royaume.
Mes élèves auront pour la plupart une autre relation avec les choses et les hommes ; ils construiront
quelque chose avec leurs mains ; ou bien ils parleront et écriront dans des bureaux, des magasins, des
administrations ; mais leur parole ne sera pas une parole qui enseigne ; ce sera un fragment d’action, un
ordre, un plan, une ébauche d’action. Ma parole ne commence aucune action, ne commande aucune
action qui puisse tomber directement ou indirectement dans la production ; je parle seulement pour
communiquer à la génération adolescente ce que sait et ce que cherche la génération adulte. Cette
communication par la parole d’un savoir acquis et d’une recherche en mouvement est ma raison d’être :
mon métier et mon honneur. Je ne serai pas jaloux de ceux qui sont « dans la vie », qui ont « prise sur
le réel », comme disent les enseignants mécontents d’eux-mêmes. Mon réel et ma vie, c’est l’empire des
mots, des phrases et des discours.
Je peux parcourir le vaste champ des matières enseignées : chacune d’elles s’est suscité une
manière de parler qui l’articule en elle-même, l’exprime pour moi-même et l’annonce pour un autre. Si
j’enseigne les mathématiques, je deviens, dans l’acte d’enseigner, le mot qui s’épuise dans la
dénomination exacte, la phrase réduite à la signification pure, le discours constructeur de la preuve, bref
la parole scellée par la nécessité. Si j’enseigne la poésie, je m’approche, avec les ressources de ma
prose, d’un langage qui, à l’inverse du langage exactement signifiant, dit infiniment au-delà de ce qu’il
signifie, d’un langage qui crée et recrée la substance des présences et des correspondances par [p. 193]
l’union charnelle du sens et de la voix. Si j’enseigne les sciences de la nature, je suis le serviteur d’un
autre langage, qui décrit le monde, qui articule simultanément le fait et la loi, qui véhicule l’objectivité de
tous mes objets et l’universalité de tous les énoncés sur le monde. Si je suis historien, j’entre dans un
vers une pédagogie politique », non sans lien d’ailleurs avec la pensée d’Emmanuel Mounier, fondateur de la
revue Esprit (ibid., p. 7).
discours qui est né du récit et qui tend vers la rigueur d’une langue capable de transformer une trace en
document, d’analyser et de relier, de reconstruire et de faire revivre. Si j’enseigne les langues vivantes,
je suis au service de la pure communication, par-delà la différence des langues ; je lutte contre la
différence, je cherche l’autre homme dans son autre langue et dans l’écriture de ses œuvres. Si
j’enseigne la philosophie, c’est encore à l’édification d’un discours que je me dévoue, d’un discours qui ne
soit plus seulement symbole comme celui du mathématicien, mais réalité ; qui ne soit plus seulement
poésie, mais vérité ; qui ne soit plus fait, mais condition de possibilité ; qui ne soit plus récit, mais ordre
et raison.
L’Université, c’est l’Univers des puissances multiples du langage dans le moment de la
communication du « dire ». Dès lors il est une seule chose qu’une Réforme de l’Enseignement ne peut se
proposer d’atteindre : la fin du règne de la parole dans l’enseignement ! Toute réforme est réforme à
l’intérieur du langage qu’une génération parle à l’autre pour lui transmettre les fruits et le mouvement de
sa culture.
Tel est le noyau de toute méditation préjudicielle à une réforme de l’enseignement en général ; le
reste se construit sur cette base ; le reste : et d’abord tout ce que nous appelons éducation. C’est une
véritable vie en commun qui naît autour de la communication du savoir, une vie sociétaire qui a ses
règles, son esprit et son cœur ; et l’homme tout entier s’y exerce. Mais cette vie n’est pas la vie dans les
métiers, dans la cité, dans le monde ; c’est une vie complète – ou du moins la vie de l’école devrait être
une vie digne de ce nom –, mais cette vie est entièrement réglée par la tâche majeure de la parole et
non par l’efficience professionnelle. C’est pourquoi il est exclu qu’une réforme de l’enseignement puisse
se proposer d’édifier la vie sociétaire de la classe, de l’école, de l’Université à l’image des relations
humaines dans la vie professionnelle ; cette vie ne peut être une anticipation ou une reproduction à
échelle réduite de la vie réelle, si l’on décide d’appeler vie réelle la vie professionnelle, l’insertion de
l’homme dans la division sociale du travail ; cette vie est la vie propre d’une communauté engendrée par
la communication du savoir d’une génération à une autre. L’école est éducatrice parce qu’elle est
enseignante, et non l’inverse. [p. 194]
Guidé par cette réflexion préjudicielle, je tente de faire le tour des faux problèmes qu’Esprit a
contribué à dissiper dans le numéro spécial consacré à la Réforme de l’Enseignement 8, et aussi le tour
des vrais problèmes que ce numéro a orientés vers une solution raisonnable.
1° Il est faux que notre pays ait à se repentir de sa tradition universitaire et à réduire la part de la
culture désintéressée dans l’enseignement – qu’il s’agisse de théorie mathématique, de connaissance des
cultures étrangères, d’histoire et de géographie, d’humanités classiques, de philosophie –, sous prétexte
qu’il doit maintenant accélérer sa modernisation. C’est vrai que l’industrialisation est l’impératif majeur
pour notre pays, s’il doit survivre même comme pays de haute culture. Mais l’alternative : culture
désintéressée ou spécialisation anticipée, est un faux dilemme à l’âge scolaire avant la fin de l’actuel
second degré. Je suis frappé au contraire par le langage que tiennent les technologues : le retard à la
spécialisation est, dans le monde moderne, nous disent-ils, un facteur d’ajustement ; si l’adaptation aux
techniques doit être de haute qualité, c’est-à-dire si elle doit réserver une part de mobilité
professionnelle, d’ajustement polyvalent, de coordination entre techniques spéciales, si elle doit rester
intelligente et inventive, il faut qu’elle soit culturellement dominée. Vue du point de vue technologique,
cette culture qui nous apparaissait tout à l’heure comme l’alternative du langage opposée au monde de
l’action, prend figure de retard à la spécialisation ; à ce titre, l’ajournement dans l’adaptation est une
fonction de l’adaptation elle-même ; elle est comme le « grand détour » entre l’homme et ses pouvoirs.
Bien plus, même d’un point de vue technologique, la culture désintéressée, la « théorie » au sens le plus
large du mot, est loin de se réduire à cette fonction de délai dans l’adaptation. Nous savons aujourd’hui
que le loisir dégagé par la productivité du travail pose un problème qui tendra à devenir aussi important
que celui de l’ajustement au travail, celui de l’emploi du loisir ; désormais toute culture doit préparer au
8
Esprit 22, 1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 801-981 (NdE).
travail et au loisir, au rythme travail-loisir ; or dans le loisir, l’homme, usager des biens et des services
que la technique met à son service, affronte un cycle nouveau de problèmes qui ne se posent plus en
termes techniques d’adaptation, mais en termes éthiques de maîtrise. Il faut même dire que toute
maîtrise implique le pouvoir de se déprendre des objets sur lesquels nous cherchons à avoir prise pour
en jouir. Cette déprise ne va pas sans une certaine mesure de protestation anti-technologique. Je dirai
paradoxalement que toute culture introduit non seulement un délai dans l’adaptation, mais encore un
facteur de désadaptation, de [p. 195] désenchantement, de désensorcellement technique, sans lequel
l’homme moderne ne peut faire un bon usage des biens de civilisation. Principalement dans une
économie consomptive comme celle vers laquelle nous semblons de plus en plus nous orienter, la culture
ne peut se définir seulement en termes de retard à la spécialisation, c’est-à-dire à l’ajustement, mais
aussi en termes de désajustement aux biens qui constituent de plus en plus le monde de
l’« immédiateté ». La tâche de la culture est ainsi de provoquer en permanence un report de la
désirabilité, des biens immédiats produits par la civilisation technique vers des biens d’accès plus difficile,
vers des plaisirs culturels plus complexes et plus rares. Cette fonction de désadaptation par rapport à
l’immédiateté, qui me paraît être le grand problème du loisir (et en général de la jouissance des biens
que nous consommons), met en déroute toute philosophie étroitement pragmatiste de la culture, toute
philosophie qui pense l’homme en termes d’adaptation au milieu ; ou bien, si l’on veut à tout prix garder
ce concept d’adaptation pour assurer la continuité entre les sciences de l’homme et les sciences
naturelles, il faut dire que l’adaptation de l’homme au monde artificiel de ses œuvres implique une
certaine désadaptation à l’égard des objets de sa désirabilité élémentaire. Autant dire que le concept
d’adaptation se détruit lui-même au contact de ce milieu paradoxal que l’homme se crée à lui-même par
son histoire culturelle.
Voilà pourquoi je vois dans le dévouement de l’Université à toutes les puissances du langage une
des formes de « ce service que la parole rend au travail » 9. Notre Université, dans la mesure où elle
transmet une culture vivante (ce qui pose un autre problème qui ne doit pas être mêlé avec celui de
l’intention fondamentale d’une entreprise d’enseignement en général) doit se refuser à la tentation
technicienne, je veux dire à la tentation de hâter l’adaptation de l’individu à son futur métier ; elle peut
et elle doit s’y refuser à la fois pour des raisons technologiques tenant aux conditions d’une bonne
adaptation aux techniques des métiers, et pour des raisons éthiques tenant aux conditions d’un bon
usage des biens de jouissance ; ces deux séries de raisons la ramènent à son traditionnel service de la
parole. C’est pourquoi je me sens en plein accord avec des formules telles que celles-ci : « L’aptitude à
apprendre et à s’adapter tard devrait être l’objet primordial de l’enseignement, ou plutôt de
l’éducation. » 10 – « [Notre siècle] sait que l’humanité étant condamnée à devenir une fourmilière de
spécialistes, il [p. 196] faut distraire les spécialistes de l’oppression des choses en leur fournissant les
moyens d’accéder à une culture générale, à une culture humaine. » 11 – « Car chaque pas que les
civilisations modernes font vers le matérialisme, elles devraient l’accompagner de l’écart nécessaire pour
éviter la boue. » 12
Au reste, cet appel que le monde de la technique lance à la culture est aussi celui que lui lance la
démocratie politique. Les deux exigences sont connexes dans la mesure où l’État, un parti, ou le Parti,
usent des moyens psychologiques qui ressortissent au même enchantement que la publicité dans la vie
économique. À cet égard je contresigne les déclarations si libérales, au plein sens du mot, d’Althusser sur
la classe de philosophie considérée comme « école de réflexion, de critique et de libération
intellectuelle » 13. Finalement, les deux fonctions de la culture sont liées : fonction de la « théorie » en
face de la spécialisation et de la formation professionnelle prématurée, fonction de la réflexion en face de
la pression totalitaire venue de la sphère politique.
9
10
11
12
13
Ricœur reprend ici le titre d’une section de son « Travail et parole » (1953), Esprit 21, 1953, n° 198,
p. 114 (repris dans RICŒUR Paul, Histoire et vérité, Paris, Éditions du Seuil, 1955, 1964, p. 230 – NdE).
Les chiffres renvoient aux pages d’Esprit, numéro spécial sur La Réforme de l’Enseignement (NdA). Ricœur
reprend ici un propos tenu par « plusieurs professeurs », cité dans « Réponses à l’enquête », Esprit 22,
1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 831 (NdE).
Propos de J.-P. Hébert, ibid., p. 831 (NdE).
Propos de J.-P. Hébert, ibid., p. 834 (NdE).
ALTHUSSER Louis, « L’enseignement de la philosophie », ibid., p. 862 (NdE).
2° Si nous serrons maintenant de plus près le problème, et si nous passons de l’intention la plus
générale de la culture à la question de la place légitime des « humanités » – je ne dis pas du latin – dans
la culture, un second problème nous affronte : est-il vrai que l’usage que la bourgeoisie a fait de la
culture en général et des « humanités » en particulier pour asseoir et consolider sa suprématie de classe
justifie une critique radicale de cette culture et de ces humanités, – je veux dire une critique qui exclut
qu’on en récupère le sens pour un autre type de civilisation et, plus modestement, pour un autre
contexte social de notre enseignement secondaire ? Ici aussi Esprit aura aidé à éliminer une fausse
alternative.
C’est un fait que « la population universitaire est l’image renversée de la population active : c’est
ainsi que les deux tiers de la population active que constituent les travailleurs fournissent un neuvième
de la population universitaire, tandis que le dernier tiers, constitué par les classes bourgeoises ou
moyennes, donne les huit neuvièmes de ses étudiants à l’Université » 14. Il y a donc une bataille à mener
pour briser « cette persévérance à déshériter de la culture les deux tiers » 15 des enfants de ce pays et
pour rapprocher la composition sociale de nos établissements scolaires de celle de la nation. Mais nous
entrons en pleine confusion lorsque nous mêlons à ce procès celui de « l’intellectualisme » de notre
enseignement secondaire, ou de « l’abstraction » coupée de la vie, ou celui du « formalisme » sans prise
sur le réel. Il y a là certes un problème, dont on aura à dire un mot plus loin ; mais ce [p. 197]
problème pédagogique concerne la manière d’enseigner les humanités ; il ne doit pas être mêlé au
problème social de la signification bourgeoise des « humanités ». Nous avons au contraire à poser, avec
la plus grande rigueur possible, le problème du rôle non plus général des enseignements théoriques qui
composent en bloc la culture, mais particulièrement des « humanités » dans une société moderne en
voie d’industrialisation rapide. La dénonciation de notre enseignement secondaire comme enseignement
de classe est une chose, la réflexion critique sur la fonction des humanités dans une société nonbourgeoise en est une autre. Il est parfaitement exact qu’actuellement la culture non spécialisée joue en
faveur d’une classe qui confirme son empire sur le travail des autres par sa maîtrise du langage et
finalement par la rhétorique ; mais la tâche de l’avenir est précisément de libérer la signification
universelle des humanités de sa fonction directe ou indirecte d’exploitation sociale, en étendant à tous le
bénéfice de ces humanités.
Cette fonction universelle des « humanités » n’apparaît que si, d’autre part, on dissocie le destin de
la culture classique de l’apprentissage des langues mortes. Le problème du latin est ici l’arbre qui cache
la forêt. Non seulement le problème du latin ne coïncide pas avec celui des humanités gréco-latines, mais
celui-ci ne coïncide pas avec celui des humanités pris dans sa totalité.
Le problème du latin n’épuise pas celui des études classiques ; sur ce point les correspondants
d’Esprit n’ont rien énoncé de scandaleux, ni même de révolutionnaire, quand ils ont dit que l’accès à la
littérature latine et grecque est un problème distinct de celui de l’apprentissage du latin (et plus
rarement, du grec) ; en vérité cette rupture est déjà consommée et nous nous la cachons autant que
nous pouvons ; nos élèves n’accèdent plus à la culture antique par l’étude des langues mortes. Pire :
l’illusion que l’apprentissage des langues mortes est la voie royale conduisant au sanctuaire de l’âme
antique est responsable d’un système qui prive de cette culture l’immense majorité des enfants qui « ne
font pas de latin ». Notre devoir est de rendre, ou plutôt de donner enfin à tous, dans le « tronc
commun » du secondaire, la culture latine et grecque que seules peuvent donner actuellement la lecture
et l’étude des œuvres de l’Antiquité à travers des traductions. Il n’est pas juste qu’Homère, Eschyle,
Platon, Lucrèce, Tacite soient réservés à ceux qui finalement ne peuvent pas les lire dans le texte, mais
sont au plus capables de « mettre en bon français » vingt lignes d’un auteur en trois heures de travail.
J’entends les objections : on n’accède pas à une culture par des traductions ! J’avoue que l’argument ne
m’impressionne pas du tout ; il vaut [p. 198 évidemment pour la formation des maîtres, non pour
l’initiation des enfants, de tous les enfants à une culture, surtout à la culture d’une langue morte. Aussi
14
15
Propos de M. Cayol, ibid., p. 867 (NdE).
Propos de J.-J. Mayoux, ibid., p. 868 (NdE).
bien, nous avons presque tous découvert Tolstoï, Dostoïevski et Kierkegaard en traduction ; sans doute
aussi Shakespeare, Cervantès et Dante, n’est-ce pas ? Les langues sont faites, pour être parlées – si
possible – et traduites, faute de mieux ; la traduction est le destin normal des langues, surtout si elles
sont mortes ; l’épreuve de la traduction est même une épreuve et une preuve d’universalité. Tant mieux
pour ceux qui, en outre, lisent (?) les chœurs d’Eschyle dans le texte !
Le vrai problème est, à mon sens, premièrement de créer un véritable enseignement d’humanités
antiques, indépendamment du débrouillage des langues mortes (qui a d’autres qualités mais peu de
rapport avec la culture gréco-romaine) ; deuxièmement, de trouver le juste équilibre entre les humanités
antiques et les humanités modernes. Avec ce second point nous abordons l’autre face du problème des
humanités : le problème des humanités gréco-latines n’est pas tout le problème des humanités. La vérité
est que la place de la culture gréco-latine est aujourd’hui contestée au sein même de notre mémoire
culturelle ; nous sommes passés progressivement d’un régime culturel déterminé presque exclusivement
par notre passé méditerranéen, à un régime culturel déterminé également par les cultures vivantes du
monde entier 16. La culture gréco-latine derrière nous et les cultures étrangères à côté de nous se
disputent en nous-mêmes la primauté ; aujourd’hui les cultures anglaise, allemande, espagnole,
italienne, russe, nous instruisent et nous assiègent ; demain l’Extrême-Orient frappera avec plus
d’insistance aux portes de notre entendement et de notre sensibilité. Pour ma part je défendrais
vigoureusement les humanités gréco-latines – dignes de ce nom – contre un excès de modernisme fondé
sur l’argument que seules les cultures du monde actuel sont vivantes. Le problème des humanités grécolatines est celui-ci : pouvons-nous nous offrir libéralement à toutes les influences aussi divergentes du
monde actuel, sans en même temps nous ré-enraciner dans nos origines, afin de préserver dans cette
grande compétition, qui ne cessera de s’élargir géographiquement et de devenir plus intime, la fermeté
d’une personnalité culturelle originale. La culture gréco-latine est le moyen privilégié pour rééquilibrer
l’âme moderne de plus en plus livrée à l’exotisme culturel. Il faut avoir un « soi » pour communiquer
avec les « autres » ; il faut [p. 199] avoir une mémoire et une fidélité pour écouter les autres et
apprendre d’eux 17.
Nous n’avons donc pas à défendre le latin, mais à fonder les humanités et à les restituer à tous les
enfants dans le « tronc commun » du secondaire. Ainsi conçues, les humanités dépassent le destin de la
société bourgeoise.
Dans un enseignement secondaire commun à tous, recruté dans toutes les classes de la société et à
l’image de cette société, la culture gréco-latine (elle-même distinguée de l’apprentissage des langues
mortes en tant qu’exercice pédagogique) trouverait enfin sa vérité ; elle ne serait plus l’instrument et
l’ornement verbal d’une classe dirigeante, mais la mémoire de ce secteur d’humanité à quoi nous
sommes maintenant réduits sur la planète ; elle ne serait plus un exercice tronqué, résiduel, pratiqué sur
un cadavre linguistique, mais la lecture vivante des grandes œuvres qui donnent aux hommes une part
de leur humanité.
3° Est-ce à dire qu’il n’y ait pas de problème concernant « l’école et la vie », pour reprendre la
troisième des rubriques de l’enquête Esprit ? 18 Nullement ; mais ce problème concerne moins
l’orientation de notre enseignement que sa pédagogie. La vie qui fait défaut à notre enseignement, c’est
16
17
18
Brun et Marquet ont remarquablement posé le problème du latin et de la culture, ibid., p. 849-852. D’une
manière générale l’article tout entier – « Le latin à sa place » – est juste et raisonnable (NdA).
Ceci dit, l’enseignement du latin comme langue morte pose un problème secondaire, mais réel, qui perdra
de son acuité le jour où la culture latine et grecque sera récupérée dans un enseignement authentique des
humanités. Il est très raisonnable de reconnaître au latin la valeur d’une discipline formatrice, comparable
à celle des mathématiques. Son rôle d’introduction grammaticale, morphologique, syntaxique et stylistique
au français est indéniable ; encore que le français doive surtout être enseigné à tous pour lui-même ; le
latin n’est-il pas enseigné pour lui-même, sans référence à son passé, du moins au niveau de l’enseignement secondaire ? Finalement, malgré tous ses mérites, l’enseignement du latin pour les élèves qui
arrêteront l’étude de la langue avant de la lire couramment, n’a à peu près aucun rapport avec le problème
des humanités antiques (NdA).
Plus exactement, « La pédagogie et la vie », Esprit 22, 1954, op. cit., p. 906-941. (NdE)
d’abord celle des œuvres et des pensées qu’il est censé transmettre. Pour prendre un exemple dans le
domaine que nous venons de quitter, celui des humanités, ce qu’il faut reprocher à cet enseignement, ce
n’est pas de ne pas embrayer sur le « réel », sur la « vie » – ces reproches méconnaissent totalement la
distance que la culture institue par rapport au réel et à la vie, par la grâce du langage et des œuvres
écrites. Nous avons à lui reprocher d’avoir perdu le contact avec son propre contenu humain, avec sa
« raison » et son « mystère », comme dit si bien Christiane Marcilhacy 19. « On redoutera d’autant moins
de faire à l’enseignement scientifique et technique toute sa place que la part non scientifique de notre
enseignement aura transformé son esprit et ses méthodes. » 20 Encore faut-il que cet enseignement ne
[p. 200] tue pas les humanités mais leur rende la vie et transmette cette vie aux adolescents. Voilà le
vrai problème ; c’est précisément si on ne s’égare pas du côté des faux problèmes de « la séparation
entre le verbe et la pratique contemporaine » 21, que celui de la vie propre de la culture transmise prend
toute son acuité.
Si l’on cherche dans cette direction, on s’engage dans une série de questions qui vont beaucoup plus
loin qu’une réforme des programmes ; si l’on peut faire un reproche à l’enquête d’Esprit et aux réponses
qui ont été faites, c’est de n’avoir pas donné assez d’ampleur à la critique du régime des études dans
notre enseignement, tellement marqué par la tradition des Jésuites et du lycée napoléonien. Je crains
que les « projets d’organisation », avec lesquels nous avons tendance à identifier la réforme de
l’enseignement, ne restent lettre morte, si nous ne transformons pas profondément la vie sociétaire qui
naît de la transmission de la culture par la parole. Nous nous épuisons en projets architectoniques, en
réformes structurales, qui risquent d’être annulées par la perpétuation des mêmes errements touchant la
vie de la classe et le régime des examens. Par exemple, je ne vois pas que l’on puisse transmettre les
« humanités » – gréco-latines et modernes – sans un changement profond de nos mœurs scolaires ; les
grandes œuvres exigent des lectures amples, des discussions dirigées dans des groupes d’étude peu
nombreux, d’où serait éliminé ce qui demeure encore de la relation du Maître et de l’Esclave dans nos
cours magistraux, enfin des interrogations et des travaux écrits incorporés à l’examen terminal. Encore
une fois, le droit de protester contre une conception utilitaire de l’enseignement, contre une invasion de
la formation professionnelle anticipée, doit se mériter et se gagner par la vitalité même de notre
enseignement des humanités. La Vie ? C’est dans le contenu culturel lui-même qu’il faut la créer.
Il est trop évident que notre régime d’examens et de concours est la clef de ce problème de l’école
et de la vie. Une réforme de l’enseignement qui se contenterait de transformer le recrutement social de
nos établissements et de modifier le cycle des programmes dans un « tronc commun » du secondaire
serait inopérante, si elle ne mettait pas la pioche à notre édifice d’examens et de concours. André
Latreille le dit avec force : « Ces créations, le maintien ou le renforcement des examens sont le résultat
d’une conspiration de presque tous les éléments de la nation. » 22 L’esclavage des enseignants sous les
programmes et le bourrage des enfants, la falsification de la vie sociétaire de la classe par la
préoccupation de l’examen ou du concours, la stratification d’une série de mandarinats dans la nation 23,
sont autant de maladies professionnelles du langage [p. 201] provoquées dans la vie sociétaire de
l’enseignement par le champignon de l’examinite. Il faut avouer que nous n’avons pas tiré les
conséquences de cette critique, hélas, impeccable. Une étude complète de la Réforme de l’Enseignement
devrait prendre à bras-le-corps ce problème des examens et des concours. Les deux clés sont le
baccalauréat et l’agrégation ; il faudrait ajouter sans doute les concours des grandes écoles, mais je
connais mal la question.
Pour ce qui est de l’agrégation je ne peux lire sans tristesse – puisque c’est mon métier de préparer
à l’agrégation – l’impitoyable réquisitoire contre l’agrégation écrit par quatre candidats pourtant
victorieux 24 : « Nous avons tous le sentiment que l’essentiel de notre culture, nous l’avons acquis en
19
20
21
22
23
24
Propos de C. Marcilhacy, ibid., p. 836 et p. 839 (NdE).
Propos de C. Marcilhacy, ibid., p. 839 (NdE).
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), ibid., p. 907 (NdE).
Propos d’A. Latreille, ibid., p. 925 (NdE).
Des numéros indiqués par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées à l’examen, ibid., p. 925-928 (NdE).
Des numéros indiqués ici par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées à l’agrégation, ibid., p. 929-932.
Celles-ci reprenaient un rapport rédigé collectivement par quatre étudiants en histoire-géographie, envoyé
dehors de l’agrégation, avant ou après. » 25 ; « En fait, dans notre spécialité tout au moins, le concours
d’agrégation ne répond à aucun des buts qu’on peut raisonnablement lui fixer. » 26 ; « Grotesque
mascarade qui nous a obligés des mois durant à pontifier dans un vide intellectuel total ! » 27 ; « Tous,
nous sommes plus ou moins “vidésˮ, nous ne savons pour combien de temps, et par conséquent plus ou
moins inaptes à une tâche qui réclamerait de nous une communication de la vie aux autres... » 28 Et les
victimes du concours !... Le gaspillage d’espoir et de santé psychique que représente l’échec !... Chacune
des phrases de ce réquisitoire me frappe au cœur de mon métier ; je crains qu’elles ne soient vraies et
qu’il n’y ait pas d’autre réforme de l’agrégation que sa suppression pure et simple. Je n’ignore pas la
gravité d’une telle proposition ; tant de lustre, en France et à l’étranger, est attaché à cette institution
spécifiquement française. Mais quand l’esprit de caste et le respect des vieilles choses auront cessé de
nous aveugler, il faudra bien, je le crains, nous rendre à l’évidence ; cette opération chirurgicale est
peut-être la condition de la santé du corps tout entier. Peut-être faut-il attendre que le nouveau
C.A.P.E.S. ait confirmé ses qualités 29 pour que l’on puisse mettre hardiment la cognée à l’arbre de
l’agrégation. Les vices intellectuels de la préparation à l’agrégation me paraissent trop graves pour
pouvoir être compensés par la qualité des éléments de tête que ce forçage permet de dégager. Ce qu’on
gagne au début de la carrière des meilleurs, ne l’obtiendrait-on pas d’un plus grand nombre, si
l’Université exigeait plus d’effort de culture après les examens d’accès ? Notre régime ne tient pas
compte de ce que l’on apprend en enseignant et pour enseigner ; à vrai dire notre système de barrages
successifs n’exige pas du tout qu’on [p. 202] se cultive après être entré dans la carrière ; peut-être
même
décourage-t-il
d’un
effort
ultérieur
de
culture.
Je
verrais
volontiers
l’institution
d’une
hiérarchisation – dans les promotions et dans les primes annexées au traitement – en fonction du travail
des enseignants postérieurement à leur entrée en fonction. Le doctorat d’Université devrait peut-être
prendre la place qu’il a dans la plupart des autres pays ; un esprit de recherche plus libre, un travail plus
spontané et plus joyeux, un équilibre mental plus grand me paraissent pouvoir être attachés à ce titre
plutôt qu’à l’agrégation. Enfin l’Université n’a pas seulement à encourager et récompenser le travail
« post-concours » des enseignants, elle doit en créer l’occasion et le goût : année sabbatique, voyages,
conférences de spécialités, etc. L’idée générale est la suivante : étaler sur la carrière l’effort qui est
concentré actuellement sur le forçage de l’agrégation.
Je crois que si notre édifice universitaire était dégagé par en haut, et guéri de ce mal chronique de
l’examinite, toute la maison recommencerait à respirer et à vivre. Et d’abord nos Facultés des Lettres et
des Sciences. La licence serait préparée dans un meilleur esprit, si l’ombre de l’agrégation ne pesait pas
déjà sur elle et si des réformes annexes étaient jointes (extension du régime des « séminaires » ;
création de postes de « tuteurs » ou de conseillers en faveur d’étudiants avancés qu’on retiendrait ainsi
dans les Facultés au lieu de les laisser se perdre dans quelque internat éloigné et qui serviraient de lien
entre, d’une part, le travail de séminaire et de préparation des travaux écrits, et, d’autre part, les
enseignements magistraux et les travaux pratiques ; développement des activités culturelles de liaison
entre disciplines trop tôt cloisonnées à l’âge de l’étudiant ; encouragement à la culture extra-universitaire
et à la vie communautaire parmi les étudiants, etc.). Peut-être faudrait-il aussi incorporer officiellement
les notes des travaux écrits de l’année et de travaux personnels libres dans la note terminale de la
licence. L’idée générale, c’est toujours : dégager la culture du carcan de l’examen et du concours ; car
c’est cela la « vie », dans l’univers du discours que constitue l’Université.
Quant au baccalauréat, nos suggestions ont été un peu courtes, mais bien orientées : « on peut
atténuer les effets de l’“examiniteˮ en limitant les épreuves à un oral pour les élèves dont les moyennes
annuelles seraient supérieures à une certaine note, en les complétant par des entretiens avec le candidat
25
26
27
28
29
à la rédaction quelques années plus tôt. Ces agrégés proposaient en conclusion de supprimer l’agrégation,
ou de la transformer sur le mode de celle de droit ou de médecine (NdE).
Ibid., p. 929 (NdE).
Ibid., p. 930 (NdE).
Ibid., p. 931 (NdE).
Ibid., p. 931 (NdE). Zadou-Naïsky [auteur d’un « Projet d’organisation de l’enseignement », ibid., p. 965981 (NdE)] n’est pas moins sévère, pas moins justement sévère (NdA).
Des numéros indiqués ici par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées au C.A.P.E.S., ibid., p. 933-941
(NdE).
et surtout en y diminuant la part de la mémoire et des exercices académiques » 30. Zadou-Naïsky insiste
aussi sur le rôle des « épreuves de capacité » et des travaux personnels libres 31. Il faut avouer que tout
cela reste vague et appelle une étude [p. 203] systématique. L’idée générale, me semble-t-il, devrait
être de transformer le baccalauréat en un diplôme de fin d’études secondaires dans lequel : 1° les notes
données aux travaux exécutés durant les années terminales (ou de l’année terminale) seraient
incorporées à la note finale ; 2° l’ampleur de l’examen serait réduite pour les bons élèves ; 3° l’examen
serait passé dans les établissements eux-mêmes, sous la responsabilité d’une commission mixte
composée des professeurs de l’établissement qui connaissent le candidat et de professeurs extérieurs à
l’établissement qui ne le connaissent pas, afin d’additionner les avantages des deux situations et
d’atténuer leurs inconvénients.
Je ne pense aucunement que les examens soient un mal en soi. Ils ont la valeur de toutes les
sanctions : ils provoquent du dehors à l’effort par la récompense et la punition. Ils sont une expression
de la justice et de l’égalité dans l’accès aux professions publiques et privées. Ils ont une certaine valeur
de critère des capacités et du savoir. Le problème n’est donc pas de tendre à les supprimer. Le problème
est de les ramener à leur rôle légitime, au-delà duquel ils deviennent une manière de perversion sociale.
Il n’est pas douteux que nous avons dépassé en France ce point critique, cette cote d’alerte, et que la
refonte de notre système d’examens et de concours est aussi importante que celle du « plan d’études »
proprement dit dans l’économie d’ensemble d’une Réforme de l’Enseignement.
4° J’ajouterai, pour finir, que le problème de « l’école et la vie » ne me paraît pas se limiter à la
pédagogie de la classe et au régime des examens, mais qu’il a un rapport certain avec un autre
problème, celui des « deux écoles », l’école publique et l’école privée. Nous avons consacré naguère un
cahier d’Esprit à cette question 32 ; mais nous avons négligé, dans le cahier consacré à la Réforme de
l’Enseignement, de montrer la connexion des deux problèmes et surtout la connexion des solutions des
deux problèmes. En un sens, il était sage de ne pas mêler les deux questions et de ne pas faire dépendre
la Réforme de l’Enseignement public de la solution donnée au problème national et politique du statut de
l’école, ce problème étant pour l’instant dans l’impasse. Mais, après coup, il n’est peut-être pas inutile
d’apercevoir les liens entre les deux groupes de projets qu’Esprit a élaborés séparément.
Si notre système d’examen est si rigide, n’est-ce pas parce qu’il faut faire comparaître les enfants
des deux écoles devant des étrangers à leurs études ? Si notre appareil administratif laisse si peu de
place aux initiatives locales, aux créations et aux aventures pédagogiques marquées par des
personnalités douées, n’est-ce pas parce que l’État a été obligé de dresser en face de l’école
confessionnelle [p. 204] une machine d’un seul tenant, directement unifiée par un règlement central ?
Le résultat est que nous nous usons en projets architectoniques qui sont censés révolutionner l’édifice
scolaire de bas en haut et de haut en bas ; nous sommes condamnés par notre système tout d’une pièce
à la loi du tout ou rien ; l’expérimentation libre et limitée y est à peu près impossible et même
inconcevable. Bien plus, la Réforme de l’Enseignement apparaît comme une réforme partielle de
l’appareil de l’État et ne semble pas possible en dehors d’un mouvement de rénovation affectant les
autres institutions. Un regret revient sans cesse sous la plume de nos correspondants : la Réforme de
l’Enseignement n’a pas eu lieu, parce que les autres réformes n’ont pas eu lieu.
30
31
32
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), ibid., p. 928 (NdE).
ZADOU-NAÏSKY G., « Projet d’organisation de l’enseignement », ibid., p. 974-980 (NdE).
Ricœur semble faire ici référence au numéro intitulé Propositions de paix scolaire (Esprit 17, n° 154 ; son
nom n’apparaît pas, toutefois, parmi ceux des contributeurs). Une seconde livraison traita la même année
du même sujet : Suite aux propositions de paix scolaire. Critiques et compléments (Esprit 17, n° 160).
Ricœur s’exprimera directement sur la question de la laïcité scolaire dans la revue de la Fédération
protestante qu’il dirige ; voir par exemple « Le Protestantisme et la question scolaire [conférence dans le
cadre « Positions protestantes », Strasbourg, février 1954] », Foi-Éducation 24, 1954, p. 48-59. (NdE)
C’est ici que les solutions que nous avons proposées pour résoudre le conflit des deux écoles me
paraissent également valables pour résoudre le problème de « la vie et l’école ». Nous avions proposé de
donner à l’Université le statut d’une institution autonome, distincte de l’administration publique, gérée
par les maîtres, les familles et les représentants de l’État ; nous avions suggéré que cette Université de
la Nation, ce corps social désétatisé, ait la structure la plus différenciée qui soit compatible avec l’unité
minimale d’un organisme cohérent, de manière à incorporer des formules géographiques variées, des
formules pédagogiques diverses, des expériences originales, et pas seulement des traditions consolidées.
Je suis convaincu que toutes les suggestions que nous avons faites dans notre récent numéro ne
trouveront leur champ d’application que dans une telle Université autonome.
En particulier, tant que le secteur éducatif de la nation n’aura pas été décollé de l’État, comme un
secteur différencié, – et « pédagogisé » (si j’ose dire !) dans la mesure où il sera dépolitisé — et tant que
cette Université n’aura pas procédé à sa radicale décentralisation, je doute que nous guérissions de notre
examinite chronique ; le « monstre froid » dont parle Jean-Marie Domenach restera « accroupi sur notre
système scolaire, qu’il régente et digère à la fois, l’Examen, pourvoyeur à son tour d’une autre bête, plus
farouche encore, le Concours » 33.
On me dira : comment pouvez-vous à la fois prôner le « tronc unique » de l’enseignement
secondaire et cette décentralisation géographique et fonctionnelle de l’Université ? Je ne vois aucune
contradiction entre une unification du plan d’étude que tout établissement aurait à respecter, et une
décentralisation de l’expérience pédagogique d’une part, et de la distribution des grades universitaires
d’autre part ; nous avons déjà cette décentralisation pour la licence, par exemple, où la structure des
certificats est une affaire nationale, la conduite des études et l’appréciation [dernière page] des
candidats une affaire intérieure des Facultés. Il me semble que la France a ici un problème spécial, très
différent de celui des pays anglo-saxons par exemple ; dans ces pays, en Amérique surtout, la dispersion
des grades académiques est totale ; un Master of Arts de tel Collège, de telle Université vaut tant, celui
d’une autre institution vaut tant ; les expériences pédagogiques sont variées, voire anarchiques ; les
établissements d’État (qui ne sont jamais aux États-Unis des établissements fédéraux) étendent leurs
propres ramifications à travers ce dédale d’institutions privées, le plus souvent de haute qualité. Nous
n’avons pas à imiter ce système ; chaque pays hérite une structure éducative liée à une aventure
nationale strictement inimitable. Nous ne pouvons faire que notre Université ne soit le produit d’abord de
la sécularisation d’un système clérical tendant déjà à la centralisation, puis du centralisme jacobin et
napoléonien, puis de la lutte de la République et de l’Église. On n’a pas les ancêtres qu’on veut. Il faut
travailler, si l’on peut dire, avec ceux que l’histoire donne. Nous avons donc à préserver un certain
héritage, caractérisé en particulier par une grille nationale de diplômes et par un plan national des
études ; nous n’avons aucunement à créer artificiellement les conditions d’une anarchie des grades
académiques à laquelle une autre nation peut être ajustée par la coutume. Mais il nous faut aller, je
crois, aussi loin qu’il est possible dans le sens de l’autonomie de gestion, d’invention et d’expérience,
sans rompre pour autant l’unité approximative de niveau dans l’attribution des grades universitaires et
sans ruiner l’unité d’intention et de plan du programme des études. Bref nous avons à la fois à
remembrer notre plan d’étude dans un « tronc commun » du secondaire et à autonomiser les unités
pédagogiques. L’exemple des autres pays prend ici sa valeur ; il peut nous guérir de notre propre
dogmatisme, en nous révélant que notre expérience pédagogique est aussi contingente que celle des
autres, et nous inciter à corriger les vices de notre système, qui souvent sont inverses de ceux de tel
pays étranger, mais qui sont aussi la rançon de réelles qualités que l’étranger nous reconnaît.
Voilà en quel sens les deux problèmes de « l’École et la Nation » et de « la Réforme de
l’Enseignement » me paraissent solidaires, en dépit des circonstances qui nous contraignent à les
disjoindre. L’appel de la vie, dans le cadre même d’une institution du langage, conduit à de radicales
mises en question. Mais l’appel de la vie ne peut nous mener à nous renier comme enseignants, à avoir
honte de parler seulement. Car pour nous, enseignants, nous n’avons pas d’autre vœu, à travers tous
nos projets de réforme de l’enseignement, que de pouvoir enfin parler dans nos classes.
33
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), Esprit 22, 1954, op. cit., p. 924 (NdE).
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
© Comité éditorial du Fonds Ricœur
Note éditoriale
Ce texte est paru dans la revue Esprit en 1955, dans un numéro placé sous le signe de la « Réforme de
l’enseignement » 1. Comme les essais de Henri-Irénée Marrou, Albert Béguin et Paul Fraisse aux côtés
desquels il figure, il fait un large écho au numéro d’Esprit paru en juin 1954, consacré lui aussi à la
« Réforme de l’enseignement » 2. La notice rédactionnelle placée en tête de la livraison de 1955 précise à
l’intention des lecteurs que cette fois les « essais de réflexion [sont] moins strictement orientés vers les
réformes à réaliser pratiquement. Ils reprennent, dans l’optique personnelle et selon l’expérience de
chacun de leurs auteurs, la question de fond que l’on peut désigner comme le dilemme « “cultureéducationˮ » 3. Il est vrai que la livraison de 1954 était surtout riche en enquêtes, analyses chiffrées et
états des lieux : parti du constat général de la grande misère de l’enseignement (trop peu d’écoles au
regard de l’accroissement de la population scolaire) et du caractère totalement insuffisant de la réforme
entreprise par le gouvernement, déplorant le caractère très inégalitaire de l’accès à l’enseignement
supérieur, le numéro faisait le tour des nombreux problèmes (le rôle des humanités, la place du latin,
l’enseignement de la philosophie et de la médecine, l’enseignement technique, etc.) auxquels la France,
mal remise du récent conflit, se devait de faire face mieux qu’elle n’avait commencé à le faire.
Dans sa contribution personnelle à ce grand débat, Ricœur reprend, défend et approfondit certaines
positions prises en juin 1954 par la rédaction d’Esprit et par ses collaborateurs. Son essai est révélateur
d’une certaine méthode de travail et d’engagement de la pensée. Il s’appuie tout d’abord sur une
élaboration conceptuelle préalable, en l’occurrence le couple travail-parole, qui avait fait l’objet d’un essai
paru lui aussi dans Esprit, en 1953 4. « Travail et parole » comportait déjà des motifs inspirés de
préoccupations politiques et sociales du moment, par exemple la survalorisation de la notion de travail
dans la pensée sociale, notamment marxiste 5. Il faisait partie de ces écrits de circonstance que Ricœur a
choisi de présenter comme tels dans sa préface à Histoire et vérité 6, mais qui n’en offraient pas moins,
selon lui, les éléments essentiels de sa pensée « éthique », et plus particulièrement politique 7. « La
1
« La parole est mon royaume », Esprit 23, 1955, n° 223 (Réforme de l’enseignement), p. 192-205.
Esprit 22, 1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 801-981.
3
Esprit 23, 1955, n° 223 (Réforme de l’enseignement), p. 177.
4
Ricœur, « Travail et parole » (1953), Esprit 21, 1953, n° 198, p. 96-117, repris dans Histoire et vérité,
Paris, Éditions du Seuil, 1955, 1964, p. 210-233.
5
Ricœur s’y inquiétait de l’inflation de la notion de travail, où celui-ci en vient à « désigne[r] toute la condition
incarnée de l’homme, puisqu’il n’est rien que l’homme n’opère par une activité laborieuse ; il n’est rien
d’humain qui ne soit praxis » (ibid., p. 211). L’expression d’une forme civique et philosophique d’inquiétude
(« c’est précisément cette apothéose du travail qui m’inquiète. Une notion qui signifie tout ne signifie plus
rien », écrivait-il alors, ibid., p. 211) trouvait alors sa réponse dans la dialectique des concepts, Ricœur
choisissant de lier travail et parole.
6
Ricœur, « Préface », Histoire et vérité, op. cit., p. 7sq.
7
« Travail et parole » (comme « Vérité et mensonge », « L’homme non-violent et sa présence à l’histoire »,
« État et violence » et « Le paradoxe politique »), relève explicitement d’une « critique de civilisation ; on y
tente une reprise réflexive de certaines pulsions civilisatrices de notre époque ; tous ces textes sont orientés
2
parole est mon royaume » est, par comparaison avec « Travail et parole », encore davantage lié aux
circonstances qui ont motivé la réflexion ; Ricœur peut s’y livrer à des raccourcis précieux, des
fulgurances, en ne s’embarrassant pas des étapes qui le mènent aux concepts : ici, les concepts de
travail et parole sont justifiés par leur usage même au sein de la discussion. Ce texte montre peut-être
mieux qu’un autre à quel point la réflexion de Ricœur s’insère dans une entreprise collective – ici, au sein
de la rédaction d’Esprit, là, dans celle du Christianisme social, ou encore dans Foi Éducation, la revue de
la Fédération protestante de l’enseignement qu’il présidait. Dans les textes de ce genre, Ricœur s’engage
encore plus résolument dans des débats d’actualité, qui, s’ils auront après coup – fatalement et par
définition – une valeur documentaire, ont eu l’insigne mérite d’ancrer, mois après mois, la réflexion du
philosophe dans la vie sociale. Ces prises de parole étaient autant d’engagements, de prises de risque ;
mais au-delà de cette dimension militante, elles entendaient manifester l’utilité sociale de l’intellectuel,
sa dignité, qui est de mettre sa compétence propre – sa capacité à parler – au service de la société.
Tous les italiques sont de Ricœur. Les notes de Ricœur inchangées sont signalées par (NdA) – note de
l’auteur. Les notes qui ne sont pas de sa plume ou les ajouts sont signalés par (NdE) – note de l’éditeur.
(D. Frey, pour le Fonds Ricœur).
Mots-clés : Enseignement ; Université ; formation professionnelle ; Humanités ; latin ; traduction.
p. 192
Q
u’est-ce que je fais quand j’enseigne ? Je parle. Je n’ai pas d’autre gagne-pain et je n’ai pas d’autre
dignité ; je n’ai pas d’autre manière de transformer le monde et je n’ai pas d’autre influence sur les
hommes. La parole est mon travail ; la parole est mon royaume.
Mes élèves auront pour la plupart une autre relation avec les choses et les hommes ; ils construiront
quelque chose avec leurs mains ; ou bien ils parleront et écriront dans des bureaux, des magasins, des
administrations ; mais leur parole ne sera pas une parole qui enseigne ; ce sera un fragment d’action, un
ordre, un plan, une ébauche d’action. Ma parole ne commence aucune action, ne commande aucune
action qui puisse tomber directement ou indirectement dans la production ; je parle seulement pour
communiquer à la génération adolescente ce que sait et ce que cherche la génération adulte. Cette
communication par la parole d’un savoir acquis et d’une recherche en mouvement est ma raison d’être :
mon métier et mon honneur. Je ne serai pas jaloux de ceux qui sont « dans la vie », qui ont « prise sur
le réel », comme disent les enseignants mécontents d’eux-mêmes. Mon réel et ma vie, c’est l’empire des
mots, des phrases et des discours.
Je peux parcourir le vaste champ des matières enseignées : chacune d’elles s’est suscité une
manière de parler qui l’articule en elle-même, l’exprime pour moi-même et l’annonce pour un autre. Si
j’enseigne les mathématiques, je deviens, dans l’acte d’enseigner, le mot qui s’épuise dans la
dénomination exacte, la phrase réduite à la signification pure, le discours constructeur de la preuve, bref
la parole scellée par la nécessité. Si j’enseigne la poésie, je m’approche, avec les ressources de ma
prose, d’un langage qui, à l’inverse du langage exactement signifiant, dit infiniment au-delà de ce qu’il
signifie, d’un langage qui crée et recrée la substance des présences et des correspondances par [p. 193]
l’union charnelle du sens et de la voix. Si j’enseigne les sciences de la nature, je suis le serviteur d’un
autre langage, qui décrit le monde, qui articule simultanément le fait et la loi, qui véhicule l’objectivité de
tous mes objets et l’universalité de tous les énoncés sur le monde. Si je suis historien, j’entre dans un
vers une pédagogie politique », non sans lien d’ailleurs avec la pensée d’Emmanuel Mounier, fondateur de la
revue Esprit (ibid., p. 7).
discours qui est né du récit et qui tend vers la rigueur d’une langue capable de transformer une trace en
document, d’analyser et de relier, de reconstruire et de faire revivre. Si j’enseigne les langues vivantes,
je suis au service de la pure communication, par-delà la différence des langues ; je lutte contre la
différence, je cherche l’autre homme dans son autre langue et dans l’écriture de ses œuvres. Si
j’enseigne la philosophie, c’est encore à l’édification d’un discours que je me dévoue, d’un discours qui ne
soit plus seulement symbole comme celui du mathématicien, mais réalité ; qui ne soit plus seulement
poésie, mais vérité ; qui ne soit plus fait, mais condition de possibilité ; qui ne soit plus récit, mais ordre
et raison.
L’Université, c’est l’Univers des puissances multiples du langage dans le moment de la
communication du « dire ». Dès lors il est une seule chose qu’une Réforme de l’Enseignement ne peut se
proposer d’atteindre : la fin du règne de la parole dans l’enseignement ! Toute réforme est réforme à
l’intérieur du langage qu’une génération parle à l’autre pour lui transmettre les fruits et le mouvement de
sa culture.
Tel est le noyau de toute méditation préjudicielle à une réforme de l’enseignement en général ; le
reste se construit sur cette base ; le reste : et d’abord tout ce que nous appelons éducation. C’est une
véritable vie en commun qui naît autour de la communication du savoir, une vie sociétaire qui a ses
règles, son esprit et son cœur ; et l’homme tout entier s’y exerce. Mais cette vie n’est pas la vie dans les
métiers, dans la cité, dans le monde ; c’est une vie complète – ou du moins la vie de l’école devrait être
une vie digne de ce nom –, mais cette vie est entièrement réglée par la tâche majeure de la parole et
non par l’efficience professionnelle. C’est pourquoi il est exclu qu’une réforme de l’enseignement puisse
se proposer d’édifier la vie sociétaire de la classe, de l’école, de l’Université à l’image des relations
humaines dans la vie professionnelle ; cette vie ne peut être une anticipation ou une reproduction à
échelle réduite de la vie réelle, si l’on décide d’appeler vie réelle la vie professionnelle, l’insertion de
l’homme dans la division sociale du travail ; cette vie est la vie propre d’une communauté engendrée par
la communication du savoir d’une génération à une autre. L’école est éducatrice parce qu’elle est
enseignante, et non l’inverse. [p. 194]
Guidé par cette réflexion préjudicielle, je tente de faire le tour des faux problèmes qu’Esprit a
contribué à dissiper dans le numéro spécial consacré à la Réforme de l’Enseignement 8, et aussi le tour
des vrais problèmes que ce numéro a orientés vers une solution raisonnable.
1° Il est faux que notre pays ait à se repentir de sa tradition universitaire et à réduire la part de la
culture désintéressée dans l’enseignement – qu’il s’agisse de théorie mathématique, de connaissance des
cultures étrangères, d’histoire et de géographie, d’humanités classiques, de philosophie –, sous prétexte
qu’il doit maintenant accélérer sa modernisation. C’est vrai que l’industrialisation est l’impératif majeur
pour notre pays, s’il doit survivre même comme pays de haute culture. Mais l’alternative : culture
désintéressée ou spécialisation anticipée, est un faux dilemme à l’âge scolaire avant la fin de l’actuel
second degré. Je suis frappé au contraire par le langage que tiennent les technologues : le retard à la
spécialisation est, dans le monde moderne, nous disent-ils, un facteur d’ajustement ; si l’adaptation aux
techniques doit être de haute qualité, c’est-à-dire si elle doit réserver une part de mobilité
professionnelle, d’ajustement polyvalent, de coordination entre techniques spéciales, si elle doit rester
intelligente et inventive, il faut qu’elle soit culturellement dominée. Vue du point de vue technologique,
cette culture qui nous apparaissait tout à l’heure comme l’alternative du langage opposée au monde de
l’action, prend figure de retard à la spécialisation ; à ce titre, l’ajournement dans l’adaptation est une
fonction de l’adaptation elle-même ; elle est comme le « grand détour » entre l’homme et ses pouvoirs.
Bien plus, même d’un point de vue technologique, la culture désintéressée, la « théorie » au sens le plus
large du mot, est loin de se réduire à cette fonction de délai dans l’adaptation. Nous savons aujourd’hui
que le loisir dégagé par la productivité du travail pose un problème qui tendra à devenir aussi important
que celui de l’ajustement au travail, celui de l’emploi du loisir ; désormais toute culture doit préparer au
8
Esprit 22, 1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 801-981 (NdE).
travail et au loisir, au rythme travail-loisir ; or dans le loisir, l’homme, usager des biens et des services
que la technique met à son service, affronte un cycle nouveau de problèmes qui ne se posent plus en
termes techniques d’adaptation, mais en termes éthiques de maîtrise. Il faut même dire que toute
maîtrise implique le pouvoir de se déprendre des objets sur lesquels nous cherchons à avoir prise pour
en jouir. Cette déprise ne va pas sans une certaine mesure de protestation anti-technologique. Je dirai
paradoxalement que toute culture introduit non seulement un délai dans l’adaptation, mais encore un
facteur de désadaptation, de [p. 195] désenchantement, de désensorcellement technique, sans lequel
l’homme moderne ne peut faire un bon usage des biens de civilisation. Principalement dans une
économie consomptive comme celle vers laquelle nous semblons de plus en plus nous orienter, la culture
ne peut se définir seulement en termes de retard à la spécialisation, c’est-à-dire à l’ajustement, mais
aussi en termes de désajustement aux biens qui constituent de plus en plus le monde de
l’« immédiateté ». La tâche de la culture est ainsi de provoquer en permanence un report de la
désirabilité, des biens immédiats produits par la civilisation technique vers des biens d’accès plus difficile,
vers des plaisirs culturels plus complexes et plus rares. Cette fonction de désadaptation par rapport à
l’immédiateté, qui me paraît être le grand problème du loisir (et en général de la jouissance des biens
que nous consommons), met en déroute toute philosophie étroitement pragmatiste de la culture, toute
philosophie qui pense l’homme en termes d’adaptation au milieu ; ou bien, si l’on veut à tout prix garder
ce concept d’adaptation pour assurer la continuité entre les sciences de l’homme et les sciences
naturelles, il faut dire que l’adaptation de l’homme au monde artificiel de ses œuvres implique une
certaine désadaptation à l’égard des objets de sa désirabilité élémentaire. Autant dire que le concept
d’adaptation se détruit lui-même au contact de ce milieu paradoxal que l’homme se crée à lui-même par
son histoire culturelle.
Voilà pourquoi je vois dans le dévouement de l’Université à toutes les puissances du langage une
des formes de « ce service que la parole rend au travail » 9. Notre Université, dans la mesure où elle
transmet une culture vivante (ce qui pose un autre problème qui ne doit pas être mêlé avec celui de
l’intention fondamentale d’une entreprise d’enseignement en général) doit se refuser à la tentation
technicienne, je veux dire à la tentation de hâter l’adaptation de l’individu à son futur métier ; elle peut
et elle doit s’y refuser à la fois pour des raisons technologiques tenant aux conditions d’une bonne
adaptation aux techniques des métiers, et pour des raisons éthiques tenant aux conditions d’un bon
usage des biens de jouissance ; ces deux séries de raisons la ramènent à son traditionnel service de la
parole. C’est pourquoi je me sens en plein accord avec des formules telles que celles-ci : « L’aptitude à
apprendre et à s’adapter tard devrait être l’objet primordial de l’enseignement, ou plutôt de
l’éducation. » 10 – « [Notre siècle] sait que l’humanité étant condamnée à devenir une fourmilière de
spécialistes, il [p. 196] faut distraire les spécialistes de l’oppression des choses en leur fournissant les
moyens d’accéder à une culture générale, à une culture humaine. » 11 – « Car chaque pas que les
civilisations modernes font vers le matérialisme, elles devraient l’accompagner de l’écart nécessaire pour
éviter la boue. » 12
Au reste, cet appel que le monde de la technique lance à la culture est aussi celui que lui lance la
démocratie politique. Les deux exigences sont connexes dans la mesure où l’État, un parti, ou le Parti,
usent des moyens psychologiques qui ressortissent au même enchantement que la publicité dans la vie
économique. À cet égard je contresigne les déclarations si libérales, au plein sens du mot, d’Althusser sur
la classe de philosophie considérée comme « école de réflexion, de critique et de libération
intellectuelle » 13. Finalement, les deux fonctions de la culture sont liées : fonction de la « théorie » en
face de la spécialisation et de la formation professionnelle prématurée, fonction de la réflexion en face de
la pression totalitaire venue de la sphère politique.
9
10
11
12
13
Ricœur reprend ici le titre d’une section de son « Travail et parole » (1953), Esprit 21, 1953, n° 198,
p. 114 (repris dans RICŒUR Paul, Histoire et vérité, Paris, Éditions du Seuil, 1955, 1964, p. 230 – NdE).
Les chiffres renvoient aux pages d’Esprit, numéro spécial sur La Réforme de l’Enseignement (NdA). Ricœur
reprend ici un propos tenu par « plusieurs professeurs », cité dans « Réponses à l’enquête », Esprit 22,
1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 831 (NdE).
Propos de J.-P. Hébert, ibid., p. 831 (NdE).
Propos de J.-P. Hébert, ibid., p. 834 (NdE).
ALTHUSSER Louis, « L’enseignement de la philosophie », ibid., p. 862 (NdE).
2° Si nous serrons maintenant de plus près le problème, et si nous passons de l’intention la plus
générale de la culture à la question de la place légitime des « humanités » – je ne dis pas du latin – dans
la culture, un second problème nous affronte : est-il vrai que l’usage que la bourgeoisie a fait de la
culture en général et des « humanités » en particulier pour asseoir et consolider sa suprématie de classe
justifie une critique radicale de cette culture et de ces humanités, – je veux dire une critique qui exclut
qu’on en récupère le sens pour un autre type de civilisation et, plus modestement, pour un autre
contexte social de notre enseignement secondaire ? Ici aussi Esprit aura aidé à éliminer une fausse
alternative.
C’est un fait que « la population universitaire est l’image renversée de la population active : c’est
ainsi que les deux tiers de la population active que constituent les travailleurs fournissent un neuvième
de la population universitaire, tandis que le dernier tiers, constitué par les classes bourgeoises ou
moyennes, donne les huit neuvièmes de ses étudiants à l’Université » 14. Il y a donc une bataille à mener
pour briser « cette persévérance à déshériter de la culture les deux tiers » 15 des enfants de ce pays et
pour rapprocher la composition sociale de nos établissements scolaires de celle de la nation. Mais nous
entrons en pleine confusion lorsque nous mêlons à ce procès celui de « l’intellectualisme » de notre
enseignement secondaire, ou de « l’abstraction » coupée de la vie, ou celui du « formalisme » sans prise
sur le réel. Il y a là certes un problème, dont on aura à dire un mot plus loin ; mais ce [p. 197]
problème pédagogique concerne la manière d’enseigner les humanités ; il ne doit pas être mêlé au
problème social de la signification bourgeoise des « humanités ». Nous avons au contraire à poser, avec
la plus grande rigueur possible, le problème du rôle non plus général des enseignements théoriques qui
composent en bloc la culture, mais particulièrement des « humanités » dans une société moderne en
voie d’industrialisation rapide. La dénonciation de notre enseignement secondaire comme enseignement
de classe est une chose, la réflexion critique sur la fonction des humanités dans une société nonbourgeoise en est une autre. Il est parfaitement exact qu’actuellement la culture non spécialisée joue en
faveur d’une classe qui confirme son empire sur le travail des autres par sa maîtrise du langage et
finalement par la rhétorique ; mais la tâche de l’avenir est précisément de libérer la signification
universelle des humanités de sa fonction directe ou indirecte d’exploitation sociale, en étendant à tous le
bénéfice de ces humanités.
Cette fonction universelle des « humanités » n’apparaît que si, d’autre part, on dissocie le destin de
la culture classique de l’apprentissage des langues mortes. Le problème du latin est ici l’arbre qui cache
la forêt. Non seulement le problème du latin ne coïncide pas avec celui des humanités gréco-latines, mais
celui-ci ne coïncide pas avec celui des humanités pris dans sa totalité.
Le problème du latin n’épuise pas celui des études classiques ; sur ce point les correspondants
d’Esprit n’ont rien énoncé de scandaleux, ni même de révolutionnaire, quand ils ont dit que l’accès à la
littérature latine et grecque est un problème distinct de celui de l’apprentissage du latin (et plus
rarement, du grec) ; en vérité cette rupture est déjà consommée et nous nous la cachons autant que
nous pouvons ; nos élèves n’accèdent plus à la culture antique par l’étude des langues mortes. Pire :
l’illusion que l’apprentissage des langues mortes est la voie royale conduisant au sanctuaire de l’âme
antique est responsable d’un système qui prive de cette culture l’immense majorité des enfants qui « ne
font pas de latin ». Notre devoir est de rendre, ou plutôt de donner enfin à tous, dans le « tronc
commun » du secondaire, la culture latine et grecque que seules peuvent donner actuellement la lecture
et l’étude des œuvres de l’Antiquité à travers des traductions. Il n’est pas juste qu’Homère, Eschyle,
Platon, Lucrèce, Tacite soient réservés à ceux qui finalement ne peuvent pas les lire dans le texte, mais
sont au plus capables de « mettre en bon français » vingt lignes d’un auteur en trois heures de travail.
J’entends les objections : on n’accède pas à une culture par des traductions ! J’avoue que l’argument ne
m’impressionne pas du tout ; il vaut [p. 198 évidemment pour la formation des maîtres, non pour
l’initiation des enfants, de tous les enfants à une culture, surtout à la culture d’une langue morte. Aussi
14
15
Propos de M. Cayol, ibid., p. 867 (NdE).
Propos de J.-J. Mayoux, ibid., p. 868 (NdE).
bien, nous avons presque tous découvert Tolstoï, Dostoïevski et Kierkegaard en traduction ; sans doute
aussi Shakespeare, Cervantès et Dante, n’est-ce pas ? Les langues sont faites, pour être parlées – si
possible – et traduites, faute de mieux ; la traduction est le destin normal des langues, surtout si elles
sont mortes ; l’épreuve de la traduction est même une épreuve et une preuve d’universalité. Tant mieux
pour ceux qui, en outre, lisent (?) les chœurs d’Eschyle dans le texte !
Le vrai problème est, à mon sens, premièrement de créer un véritable enseignement d’humanités
antiques, indépendamment du débrouillage des langues mortes (qui a d’autres qualités mais peu de
rapport avec la culture gréco-romaine) ; deuxièmement, de trouver le juste équilibre entre les humanités
antiques et les humanités modernes. Avec ce second point nous abordons l’autre face du problème des
humanités : le problème des humanités gréco-latines n’est pas tout le problème des humanités. La vérité
est que la place de la culture gréco-latine est aujourd’hui contestée au sein même de notre mémoire
culturelle ; nous sommes passés progressivement d’un régime culturel déterminé presque exclusivement
par notre passé méditerranéen, à un régime culturel déterminé également par les cultures vivantes du
monde entier 16. La culture gréco-latine derrière nous et les cultures étrangères à côté de nous se
disputent en nous-mêmes la primauté ; aujourd’hui les cultures anglaise, allemande, espagnole,
italienne, russe, nous instruisent et nous assiègent ; demain l’Extrême-Orient frappera avec plus
d’insistance aux portes de notre entendement et de notre sensibilité. Pour ma part je défendrais
vigoureusement les humanités gréco-latines – dignes de ce nom – contre un excès de modernisme fondé
sur l’argument que seules les cultures du monde actuel sont vivantes. Le problème des humanités grécolatines est celui-ci : pouvons-nous nous offrir libéralement à toutes les influences aussi divergentes du
monde actuel, sans en même temps nous ré-enraciner dans nos origines, afin de préserver dans cette
grande compétition, qui ne cessera de s’élargir géographiquement et de devenir plus intime, la fermeté
d’une personnalité culturelle originale. La culture gréco-latine est le moyen privilégié pour rééquilibrer
l’âme moderne de plus en plus livrée à l’exotisme culturel. Il faut avoir un « soi » pour communiquer
avec les « autres » ; il faut [p. 199] avoir une mémoire et une fidélité pour écouter les autres et
apprendre d’eux 17.
Nous n’avons donc pas à défendre le latin, mais à fonder les humanités et à les restituer à tous les
enfants dans le « tronc commun » du secondaire. Ainsi conçues, les humanités dépassent le destin de la
société bourgeoise.
Dans un enseignement secondaire commun à tous, recruté dans toutes les classes de la société et à
l’image de cette société, la culture gréco-latine (elle-même distinguée de l’apprentissage des langues
mortes en tant qu’exercice pédagogique) trouverait enfin sa vérité ; elle ne serait plus l’instrument et
l’ornement verbal d’une classe dirigeante, mais la mémoire de ce secteur d’humanité à quoi nous
sommes maintenant réduits sur la planète ; elle ne serait plus un exercice tronqué, résiduel, pratiqué sur
un cadavre linguistique, mais la lecture vivante des grandes œuvres qui donnent aux hommes une part
de leur humanité.
3° Est-ce à dire qu’il n’y ait pas de problème concernant « l’école et la vie », pour reprendre la
troisième des rubriques de l’enquête Esprit ? 18 Nullement ; mais ce problème concerne moins
l’orientation de notre enseignement que sa pédagogie. La vie qui fait défaut à notre enseignement, c’est
16
17
18
Brun et Marquet ont remarquablement posé le problème du latin et de la culture, ibid., p. 849-852. D’une
manière générale l’article tout entier – « Le latin à sa place » – est juste et raisonnable (NdA).
Ceci dit, l’enseignement du latin comme langue morte pose un problème secondaire, mais réel, qui perdra
de son acuité le jour où la culture latine et grecque sera récupérée dans un enseignement authentique des
humanités. Il est très raisonnable de reconnaître au latin la valeur d’une discipline formatrice, comparable
à celle des mathématiques. Son rôle d’introduction grammaticale, morphologique, syntaxique et stylistique
au français est indéniable ; encore que le français doive surtout être enseigné à tous pour lui-même ; le
latin n’est-il pas enseigné pour lui-même, sans référence à son passé, du moins au niveau de l’enseignement secondaire ? Finalement, malgré tous ses mérites, l’enseignement du latin pour les élèves qui
arrêteront l’étude de la langue avant de la lire couramment, n’a à peu près aucun rapport avec le problème
des humanités antiques (NdA).
Plus exactement, « La pédagogie et la vie », Esprit 22, 1954, op. cit., p. 906-941. (NdE)
d’abord celle des œuvres et des pensées qu’il est censé transmettre. Pour prendre un exemple dans le
domaine que nous venons de quitter, celui des humanités, ce qu’il faut reprocher à cet enseignement, ce
n’est pas de ne pas embrayer sur le « réel », sur la « vie » – ces reproches méconnaissent totalement la
distance que la culture institue par rapport au réel et à la vie, par la grâce du langage et des œuvres
écrites. Nous avons à lui reprocher d’avoir perdu le contact avec son propre contenu humain, avec sa
« raison » et son « mystère », comme dit si bien Christiane Marcilhacy 19. « On redoutera d’autant moins
de faire à l’enseignement scientifique et technique toute sa place que la part non scientifique de notre
enseignement aura transformé son esprit et ses méthodes. » 20 Encore faut-il que cet enseignement ne
[p. 200] tue pas les humanités mais leur rende la vie et transmette cette vie aux adolescents. Voilà le
vrai problème ; c’est précisément si on ne s’égare pas du côté des faux problèmes de « la séparation
entre le verbe et la pratique contemporaine » 21, que celui de la vie propre de la culture transmise prend
toute son acuité.
Si l’on cherche dans cette direction, on s’engage dans une série de questions qui vont beaucoup plus
loin qu’une réforme des programmes ; si l’on peut faire un reproche à l’enquête d’Esprit et aux réponses
qui ont été faites, c’est de n’avoir pas donné assez d’ampleur à la critique du régime des études dans
notre enseignement, tellement marqué par la tradition des Jésuites et du lycée napoléonien. Je crains
que les « projets d’organisation », avec lesquels nous avons tendance à identifier la réforme de
l’enseignement, ne restent lettre morte, si nous ne transformons pas profondément la vie sociétaire qui
naît de la transmission de la culture par la parole. Nous nous épuisons en projets architectoniques, en
réformes structurales, qui risquent d’être annulées par la perpétuation des mêmes errements touchant la
vie de la classe et le régime des examens. Par exemple, je ne vois pas que l’on puisse transmettre les
« humanités » – gréco-latines et modernes – sans un changement profond de nos mœurs scolaires ; les
grandes œuvres exigent des lectures amples, des discussions dirigées dans des groupes d’étude peu
nombreux, d’où serait éliminé ce qui demeure encore de la relation du Maître et de l’Esclave dans nos
cours magistraux, enfin des interrogations et des travaux écrits incorporés à l’examen terminal. Encore
une fois, le droit de protester contre une conception utilitaire de l’enseignement, contre une invasion de
la formation professionnelle anticipée, doit se mériter et se gagner par la vitalité même de notre
enseignement des humanités. La Vie ? C’est dans le contenu culturel lui-même qu’il faut la créer.
Il est trop évident que notre régime d’examens et de concours est la clef de ce problème de l’école
et de la vie. Une réforme de l’enseignement qui se contenterait de transformer le recrutement social de
nos établissements et de modifier le cycle des programmes dans un « tronc commun » du secondaire
serait inopérante, si elle ne mettait pas la pioche à notre édifice d’examens et de concours. André
Latreille le dit avec force : « Ces créations, le maintien ou le renforcement des examens sont le résultat
d’une conspiration de presque tous les éléments de la nation. » 22 L’esclavage des enseignants sous les
programmes et le bourrage des enfants, la falsification de la vie sociétaire de la classe par la
préoccupation de l’examen ou du concours, la stratification d’une série de mandarinats dans la nation 23,
sont autant de maladies professionnelles du langage [p. 201] provoquées dans la vie sociétaire de
l’enseignement par le champignon de l’examinite. Il faut avouer que nous n’avons pas tiré les
conséquences de cette critique, hélas, impeccable. Une étude complète de la Réforme de l’Enseignement
devrait prendre à bras-le-corps ce problème des examens et des concours. Les deux clés sont le
baccalauréat et l’agrégation ; il faudrait ajouter sans doute les concours des grandes écoles, mais je
connais mal la question.
Pour ce qui est de l’agrégation je ne peux lire sans tristesse – puisque c’est mon métier de préparer
à l’agrégation – l’impitoyable réquisitoire contre l’agrégation écrit par quatre candidats pourtant
victorieux 24 : « Nous avons tous le sentiment que l’essentiel de notre culture, nous l’avons acquis en
19
20
21
22
23
24
Propos de C. Marcilhacy, ibid., p. 836 et p. 839 (NdE).
Propos de C. Marcilhacy, ibid., p. 839 (NdE).
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), ibid., p. 907 (NdE).
Propos d’A. Latreille, ibid., p. 925 (NdE).
Des numéros indiqués par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées à l’examen, ibid., p. 925-928 (NdE).
Des numéros indiqués ici par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées à l’agrégation, ibid., p. 929-932.
Celles-ci reprenaient un rapport rédigé collectivement par quatre étudiants en histoire-géographie, envoyé
dehors de l’agrégation, avant ou après. » 25 ; « En fait, dans notre spécialité tout au moins, le concours
d’agrégation ne répond à aucun des buts qu’on peut raisonnablement lui fixer. » 26 ; « Grotesque
mascarade qui nous a obligés des mois durant à pontifier dans un vide intellectuel total ! » 27 ; « Tous,
nous sommes plus ou moins “vidésˮ, nous ne savons pour combien de temps, et par conséquent plus ou
moins inaptes à une tâche qui réclamerait de nous une communication de la vie aux autres... » 28 Et les
victimes du concours !... Le gaspillage d’espoir et de santé psychique que représente l’échec !... Chacune
des phrases de ce réquisitoire me frappe au cœur de mon métier ; je crains qu’elles ne soient vraies et
qu’il n’y ait pas d’autre réforme de l’agrégation que sa suppression pure et simple. Je n’ignore pas la
gravité d’une telle proposition ; tant de lustre, en France et à l’étranger, est attaché à cette institution
spécifiquement française. Mais quand l’esprit de caste et le respect des vieilles choses auront cessé de
nous aveugler, il faudra bien, je le crains, nous rendre à l’évidence ; cette opération chirurgicale est
peut-être la condition de la santé du corps tout entier. Peut-être faut-il attendre que le nouveau
C.A.P.E.S. ait confirmé ses qualités 29 pour que l’on puisse mettre hardiment la cognée à l’arbre de
l’agrégation. Les vices intellectuels de la préparation à l’agrégation me paraissent trop graves pour
pouvoir être compensés par la qualité des éléments de tête que ce forçage permet de dégager. Ce qu’on
gagne au début de la carrière des meilleurs, ne l’obtiendrait-on pas d’un plus grand nombre, si
l’Université exigeait plus d’effort de culture après les examens d’accès ? Notre régime ne tient pas
compte de ce que l’on apprend en enseignant et pour enseigner ; à vrai dire notre système de barrages
successifs n’exige pas du tout qu’on [p. 202] se cultive après être entré dans la carrière ; peut-être
même
décourage-t-il
d’un
effort
ultérieur
de
culture.
Je
verrais
volontiers
l’institution
d’une
hiérarchisation – dans les promotions et dans les primes annexées au traitement – en fonction du travail
des enseignants postérieurement à leur entrée en fonction. Le doctorat d’Université devrait peut-être
prendre la place qu’il a dans la plupart des autres pays ; un esprit de recherche plus libre, un travail plus
spontané et plus joyeux, un équilibre mental plus grand me paraissent pouvoir être attachés à ce titre
plutôt qu’à l’agrégation. Enfin l’Université n’a pas seulement à encourager et récompenser le travail
« post-concours » des enseignants, elle doit en créer l’occasion et le goût : année sabbatique, voyages,
conférences de spécialités, etc. L’idée générale est la suivante : étaler sur la carrière l’effort qui est
concentré actuellement sur le forçage de l’agrégation.
Je crois que si notre édifice universitaire était dégagé par en haut, et guéri de ce mal chronique de
l’examinite, toute la maison recommencerait à respirer et à vivre. Et d’abord nos Facultés des Lettres et
des Sciences. La licence serait préparée dans un meilleur esprit, si l’ombre de l’agrégation ne pesait pas
déjà sur elle et si des réformes annexes étaient jointes (extension du régime des « séminaires » ;
création de postes de « tuteurs » ou de conseillers en faveur d’étudiants avancés qu’on retiendrait ainsi
dans les Facultés au lieu de les laisser se perdre dans quelque internat éloigné et qui serviraient de lien
entre, d’une part, le travail de séminaire et de préparation des travaux écrits, et, d’autre part, les
enseignements magistraux et les travaux pratiques ; développement des activités culturelles de liaison
entre disciplines trop tôt cloisonnées à l’âge de l’étudiant ; encouragement à la culture extra-universitaire
et à la vie communautaire parmi les étudiants, etc.). Peut-être faudrait-il aussi incorporer officiellement
les notes des travaux écrits de l’année et de travaux personnels libres dans la note terminale de la
licence. L’idée générale, c’est toujours : dégager la culture du carcan de l’examen et du concours ; car
c’est cela la « vie », dans l’univers du discours que constitue l’Université.
Quant au baccalauréat, nos suggestions ont été un peu courtes, mais bien orientées : « on peut
atténuer les effets de l’“examiniteˮ en limitant les épreuves à un oral pour les élèves dont les moyennes
annuelles seraient supérieures à une certaine note, en les complétant par des entretiens avec le candidat
25
26
27
28
29
à la rédaction quelques années plus tôt. Ces agrégés proposaient en conclusion de supprimer l’agrégation,
ou de la transformer sur le mode de celle de droit ou de médecine (NdE).
Ibid., p. 929 (NdE).
Ibid., p. 930 (NdE).
Ibid., p. 931 (NdE).
Ibid., p. 931 (NdE). Zadou-Naïsky [auteur d’un « Projet d’organisation de l’enseignement », ibid., p. 965981 (NdE)] n’est pas moins sévère, pas moins justement sévère (NdA).
Des numéros indiqués ici par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées au C.A.P.E.S., ibid., p. 933-941
(NdE).
et surtout en y diminuant la part de la mémoire et des exercices académiques » 30. Zadou-Naïsky insiste
aussi sur le rôle des « épreuves de capacité » et des travaux personnels libres 31. Il faut avouer que tout
cela reste vague et appelle une étude [p. 203] systématique. L’idée générale, me semble-t-il, devrait
être de transformer le baccalauréat en un diplôme de fin d’études secondaires dans lequel : 1° les notes
données aux travaux exécutés durant les années terminales (ou de l’année terminale) seraient
incorporées à la note finale ; 2° l’ampleur de l’examen serait réduite pour les bons élèves ; 3° l’examen
serait passé dans les établissements eux-mêmes, sous la responsabilité d’une commission mixte
composée des professeurs de l’établissement qui connaissent le candidat et de professeurs extérieurs à
l’établissement qui ne le connaissent pas, afin d’additionner les avantages des deux situations et
d’atténuer leurs inconvénients.
Je ne pense aucunement que les examens soient un mal en soi. Ils ont la valeur de toutes les
sanctions : ils provoquent du dehors à l’effort par la récompense et la punition. Ils sont une expression
de la justice et de l’égalité dans l’accès aux professions publiques et privées. Ils ont une certaine valeur
de critère des capacités et du savoir. Le problème n’est donc pas de tendre à les supprimer. Le problème
est de les ramener à leur rôle légitime, au-delà duquel ils deviennent une manière de perversion sociale.
Il n’est pas douteux que nous avons dépassé en France ce point critique, cette cote d’alerte, et que la
refonte de notre système d’examens et de concours est aussi importante que celle du « plan d’études »
proprement dit dans l’économie d’ensemble d’une Réforme de l’Enseignement.
4° J’ajouterai, pour finir, que le problème de « l’école et la vie » ne me paraît pas se limiter à la
pédagogie de la classe et au régime des examens, mais qu’il a un rapport certain avec un autre
problème, celui des « deux écoles », l’école publique et l’école privée. Nous avons consacré naguère un
cahier d’Esprit à cette question 32 ; mais nous avons négligé, dans le cahier consacré à la Réforme de
l’Enseignement, de montrer la connexion des deux problèmes et surtout la connexion des solutions des
deux problèmes. En un sens, il était sage de ne pas mêler les deux questions et de ne pas faire dépendre
la Réforme de l’Enseignement public de la solution donnée au problème national et politique du statut de
l’école, ce problème étant pour l’instant dans l’impasse. Mais, après coup, il n’est peut-être pas inutile
d’apercevoir les liens entre les deux groupes de projets qu’Esprit a élaborés séparément.
Si notre système d’examen est si rigide, n’est-ce pas parce qu’il faut faire comparaître les enfants
des deux écoles devant des étrangers à leurs études ? Si notre appareil administratif laisse si peu de
place aux initiatives locales, aux créations et aux aventures pédagogiques marquées par des
personnalités douées, n’est-ce pas parce que l’État a été obligé de dresser en face de l’école
confessionnelle [p. 204] une machine d’un seul tenant, directement unifiée par un règlement central ?
Le résultat est que nous nous usons en projets architectoniques qui sont censés révolutionner l’édifice
scolaire de bas en haut et de haut en bas ; nous sommes condamnés par notre système tout d’une pièce
à la loi du tout ou rien ; l’expérimentation libre et limitée y est à peu près impossible et même
inconcevable. Bien plus, la Réforme de l’Enseignement apparaît comme une réforme partielle de
l’appareil de l’État et ne semble pas possible en dehors d’un mouvement de rénovation affectant les
autres institutions. Un regret revient sans cesse sous la plume de nos correspondants : la Réforme de
l’Enseignement n’a pas eu lieu, parce que les autres réformes n’ont pas eu lieu.
30
31
32
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), ibid., p. 928 (NdE).
ZADOU-NAÏSKY G., « Projet d’organisation de l’enseignement », ibid., p. 974-980 (NdE).
Ricœur semble faire ici référence au numéro intitulé Propositions de paix scolaire (Esprit 17, n° 154 ; son
nom n’apparaît pas, toutefois, parmi ceux des contributeurs). Une seconde livraison traita la même année
du même sujet : Suite aux propositions de paix scolaire. Critiques et compléments (Esprit 17, n° 160).
Ricœur s’exprimera directement sur la question de la laïcité scolaire dans la revue de la Fédération
protestante qu’il dirige ; voir par exemple « Le Protestantisme et la question scolaire [conférence dans le
cadre « Positions protestantes », Strasbourg, février 1954] », Foi-Éducation 24, 1954, p. 48-59. (NdE)
C’est ici que les solutions que nous avons proposées pour résoudre le conflit des deux écoles me
paraissent également valables pour résoudre le problème de « la vie et l’école ». Nous avions proposé de
donner à l’Université le statut d’une institution autonome, distincte de l’administration publique, gérée
par les maîtres, les familles et les représentants de l’État ; nous avions suggéré que cette Université de
la Nation, ce corps social désétatisé, ait la structure la plus différenciée qui soit compatible avec l’unité
minimale d’un organisme cohérent, de manière à incorporer des formules géographiques variées, des
formules pédagogiques diverses, des expériences originales, et pas seulement des traditions consolidées.
Je suis convaincu que toutes les suggestions que nous avons faites dans notre récent numéro ne
trouveront leur champ d’application que dans une telle Université autonome.
En particulier, tant que le secteur éducatif de la nation n’aura pas été décollé de l’État, comme un
secteur différencié, – et « pédagogisé » (si j’ose dire !) dans la mesure où il sera dépolitisé — et tant que
cette Université n’aura pas procédé à sa radicale décentralisation, je doute que nous guérissions de notre
examinite chronique ; le « monstre froid » dont parle Jean-Marie Domenach restera « accroupi sur notre
système scolaire, qu’il régente et digère à la fois, l’Examen, pourvoyeur à son tour d’une autre bête, plus
farouche encore, le Concours » 33.
On me dira : comment pouvez-vous à la fois prôner le « tronc unique » de l’enseignement
secondaire et cette décentralisation géographique et fonctionnelle de l’Université ? Je ne vois aucune
contradiction entre une unification du plan d’étude que tout établissement aurait à respecter, et une
décentralisation de l’expérience pédagogique d’une part, et de la distribution des grades universitaires
d’autre part ; nous avons déjà cette décentralisation pour la licence, par exemple, où la structure des
certificats est une affaire nationale, la conduite des études et l’appréciation [dernière page] des
candidats une affaire intérieure des Facultés. Il me semble que la France a ici un problème spécial, très
différent de celui des pays anglo-saxons par exemple ; dans ces pays, en Amérique surtout, la dispersion
des grades académiques est totale ; un Master of Arts de tel Collège, de telle Université vaut tant, celui
d’une autre institution vaut tant ; les expériences pédagogiques sont variées, voire anarchiques ; les
établissements d’État (qui ne sont jamais aux États-Unis des établissements fédéraux) étendent leurs
propres ramifications à travers ce dédale d’institutions privées, le plus souvent de haute qualité. Nous
n’avons pas à imiter ce système ; chaque pays hérite une structure éducative liée à une aventure
nationale strictement inimitable. Nous ne pouvons faire que notre Université ne soit le produit d’abord de
la sécularisation d’un système clérical tendant déjà à la centralisation, puis du centralisme jacobin et
napoléonien, puis de la lutte de la République et de l’Église. On n’a pas les ancêtres qu’on veut. Il faut
travailler, si l’on peut dire, avec ceux que l’histoire donne. Nous avons donc à préserver un certain
héritage, caractérisé en particulier par une grille nationale de diplômes et par un plan national des
études ; nous n’avons aucunement à créer artificiellement les conditions d’une anarchie des grades
académiques à laquelle une autre nation peut être ajustée par la coutume. Mais il nous faut aller, je
crois, aussi loin qu’il est possible dans le sens de l’autonomie de gestion, d’invention et d’expérience,
sans rompre pour autant l’unité approximative de niveau dans l’attribution des grades universitaires et
sans ruiner l’unité d’intention et de plan du programme des études. Bref nous avons à la fois à
remembrer notre plan d’étude dans un « tronc commun » du secondaire et à autonomiser les unités
pédagogiques. L’exemple des autres pays prend ici sa valeur ; il peut nous guérir de notre propre
dogmatisme, en nous révélant que notre expérience pédagogique est aussi contingente que celle des
autres, et nous inciter à corriger les vices de notre système, qui souvent sont inverses de ceux de tel
pays étranger, mais qui sont aussi la rançon de réelles qualités que l’étranger nous reconnaît.
Voilà en quel sens les deux problèmes de « l’École et la Nation » et de « la Réforme de
l’Enseignement » me paraissent solidaires, en dépit des circonstances qui nous contraignent à les
disjoindre. L’appel de la vie, dans le cadre même d’une institution du langage, conduit à de radicales
mises en question. Mais l’appel de la vie ne peut nous mener à nous renier comme enseignants, à avoir
honte de parler seulement. Car pour nous, enseignants, nous n’avons pas d’autre vœu, à travers tous
nos projets de réforme de l’enseignement, que de pouvoir enfin parler dans nos classes.
33
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), Esprit 22, 1954, op. cit., p. 924 (NdE).
La parole est mon royaume
Hegel auho
religieu
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
Ce texte est paru dans la revue Esprit en 1955, dans un numéro placé sous le signe de la
« Réforme de l’enseignement » 1. Comme les essais de Henri-Irénée Marrou, Albert Béguin et Paul
Fraisse aux côtés desquels il figure, il fait un large écho au numéro d’Esprit paru en juin 1954,
consacré lui aussi à la « Réforme de l’enseignement » 2. La notice rédactionnelle placée en tête de la
livraison de 1955 précise à l’intention des lecteurs que cette fois les « essais de réflexion [sont]
moins strictement orientés vers les réformes à réaliser pratiquement. Ils reprennent, dans l’optique
personnelle et selon l’expérience de chacun de leurs auteurs, la question de fond que l’on peut
désigner comme le dilemme “culture-éducation” » 3. Il est vrai que la livraison de 1954 était surtout
riche en enquêtes, analyses chiffrées et états des lieux : parti du constat général de la grande
misère de l’enseignement (trop peu d’écoles au regard de l’accroissement de la population scolaire)
et du caractère totalement insuffisant de la réforme entreprise par le gouvernement, déplorant le
caractère très inégalitaire de l’accès à l’enseignement supérieur, le numéro faisait le tour des
nombreux problèmes (le rôle des humanités, la place du latin, l’enseignement de la philosophie et
de la médecine, l’enseignement technique, etc.) auxquels la France, mal remise du récent conflit,
se devait de faire face mieux qu’elle n’avait commencé à le faire.
Dans sa contribution personnelle à ce grand débat, Ricœur reprend, défend et approfondit
certaines positions prises en juin 1954 par la rédaction d’Esprit et par ses collaborateurs. Son essai
est révélateur d’une certaine méthode de travail et d’engagement de la pensée. Il s’appuie tout
d’abord sur une élaboration conceptuelle préalable, en l’occurrence le couple travail-parole, qui
avait fait l’objet d’un essai paru lui aussi dans Esprit, en 1953 4. « Travail et parole » comportait
déjà des motifs inspirés de préoccupations politiques et sociales du moment, par exemple la
survalorisation de la notion de travail dans la pensée sociale, notamment marxiste 5. Il faisait partie
de ces écrits de circonstance que Ricœur a choisi de présenter comme tels dans sa préface à
Histoire et vérité 6 , mais qui n’en offraient pas moins, selon lui, les éléments essentiels de sa
pensée « éthique », et plus particulièrement politique 7 . « La parole est mon royaume » est, par
comparaison avec « Travail et parole », encore davantage lié aux circonstances qui ont motivé la
réflexion ; Ricœur peut s’y livrer à des raccourcis précieux, des fulgurances, en ne s’embarrassant
pas des étapes qui le mènent aux concepts : ici, les concepts de travail et parole sont justifiés par
leur usage même au sein de la discussion. Dans un texte comme celui-ci, Ricœur s’engage encore
1
« La parole est mon royaume », Esprit 23, 1955, n° 223 (Réforme de l’enseignement), p. 192-205.
Esprit 22, 1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 801-981.
3
Esprit 23, 1955, n° 223 (Réforme de l’enseignement), p. 177.
4
Ricœur, « Travail et parole » (1953), Esprit 21, 1953, n° 198, p. 96-117, repris dans Histoire et vérité, Paris,
Éditions du Seuil, 1955, 1964, p. 210-233.
5
Ricœur s’y inquiétait de l’inflation de la notion de travail, où celui-ci en vient à « désigne[r] toute la condition
incarnée de l’homme, puisqu’il n’est rien que l’homme n’opère par une activité laborieuse ; il n’est rien
d’humain qui ne soit praxis » (ibid., p. 211). L’expression d’une forme civique et philosophique d’inquiétude
(« c’est précisément cette apothéose du travail qui m’inquiète. Une notion qui signifie tout ne signifie plus
rien », écrivait-il alors, ibid., p. 211) trouvait alors sa réponse dans la dialectique des concepts, Ricœur
choisissant de lier travail et parole.
6
Ricœur, « Préface », Histoire et vérité, op. cit., p. 7sq.
7
« Travail et parole » (comme « Vérité et mensonge », « L’homme non-violent et sa présence à l’histoire », « État
et violence » et « Le paradoxe politique »), relève explicitement d’une « critique de civilisation ; on y tente une
reprise réflexive de certaines pulsions civilisatrices de notre époque ; tous ces textes sont orientés vers une
pédagogie politique », non sans lien d’ailleurs avec la pensée d’Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit
(ibid., p. 7).
2
1
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
plus résolument dans des débats d’actualité, ancrant, mois après mois, sa réflexion dans la vie
sociale, attestant — comme le veut ce texte même — que l’utilité sociale de l’intellectuel, sa
dignité, est de mettre sa compétence propre — sa capacité à parler — au service de la société 8.
(Daniel Frey, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : Dans « La parole est mon royaume », paru en 1955 dans un numéro d’Esprit placé sous
le signe de la « Réforme de l’enseignement », Ricœur reprend, défend et approfondit certaines
positions prises en juin 1954 par la rédaction d’Esprit et par ses collaborateurs, en s’appuyant
notamment sur sa propre élaboration conceptuelle du couple travail-parole.
Mots-clés : Enseignement ; Université ; formation professionnelle ; Humanités ; latin ; traduction.
Rubrique : Autour d’Histoire et vérité & réflexions sociales et politiques dans le sillage du
christianisme social (1946-1967).
~
p. 192
Q
u’est-ce que je fais quand j’enseigne ? Je parle. Je n’ai pas d’autre gagne-pain et je
n’ai pas d’autre dignité ; je n’ai pas d’autre manière de transformer le monde et je
n’ai pas d’autre influence sur les hommes. La parole est mon travail ; la parole est
mon royaume.
Mes élèves auront pour la plupart une autre relation avec les choses et les hommes ;
ils construiront quelque chose avec leurs mains ; ou bien ils parleront et écriront dans des
bureaux, des magasins, des administrations ; mais leur parole ne sera pas une parole qui
enseigne ; ce sera un fragment d’action, un ordre, un plan, une ébauche d’action. Ma
parole ne commence aucune action, ne commande aucune action qui puisse tomber
directement ou indirectement dans la production ; je parle seulement pour communiquer
à la génération adolescente ce que sait et ce que cherche la génération adulte. Cette
communication par la parole d’un savoir acquis et d’une recherche en mouvement est ma
raison d’être : mon métier et mon honneur. Je ne serai pas jaloux de ceux qui sont
« dans la vie », qui ont « prise sur le réel », comme disent les enseignants mécontents
d’eux-mêmes. Mon réel et ma vie, c’est l’empire des mots, des phrases et des discours.
Je peux parcourir le vaste champ des matières enseignées : chacune d’elles s’est
suscité une manière de parler qui l’articule en elle-même, l’exprime pour moi-même et
l’annonce pour un autre. Si j’enseigne les mathématiques, je deviens, dans l’acte
d’enseigner, le mot qui s’épuise dans la dénomination exacte, la phrase réduite à la
signification pure, le discours constructeur de la preuve, bref la parole scellée par la
nécessité. Si j’enseigne la poésie, je m’approche, avec les ressources de ma prose, d’un
langage qui, à l’inverse du langage exactement signifiant, dit infiniment au-delà de ce
qu’il signifie, d’un langage qui crée et recrée la substance des présences et des
correspondances par [p. 193] l’union charnelle du sens et de la voix. Si j’enseigne les
sciences de la nature, je suis le serviteur d’un autre langage, qui décrit le monde, qui
articule simultanément le fait et la loi, qui véhicule l’objectivité de tous mes objets et
8
Tous les italiques sont de Ricœur. Les notes de Ricœur inchangées sont signalées par (NdA) — note de
l’auteur. Les notes qui ne sont pas de sa plume ou les ajouts sont signalés par (NdE) — note de l’éditeur.
2
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
l’universalité de tous les énoncés sur le monde. Si je suis historien, j’entre dans un
discours qui est né du récit et qui tend vers la rigueur d’une langue capable de
transformer une trace en document, d’analyser et de relier, de reconstruire et de faire
revivre. Si j’enseigne les langues vivantes, je suis au service de la pure communication,
par-delà la différence des langues ; je lutte contre la différence, je cherche l’autre homme
dans son autre langue et dans l’écriture de ses œuvres. Si j’enseigne la philosophie, c’est
encore à l’édification d’un discours que je me dévoue, d’un discours qui ne soit plus
seulement symbole comme celui du mathématicien, mais réalité ; qui ne soit plus
seulement poésie, mais vérité ; qui ne soit plus fait, mais condition de possibilité ; qui ne
soit plus récit, mais ordre et raison.
L’Université, c’est l’Univers des puissances multiples du langage dans le moment de
la communication du « dire ». Dès lors il est une seule chose qu’une Réforme de
l’Enseignement ne peut se proposer d’atteindre : la fin du règne de la parole dans
l’enseignement ! Toute réforme est réforme à l’intérieur du langage qu’une génération
parle à l’autre pour lui transmettre les fruits et le mouvement de sa culture.
Tel est le noyau de toute méditation préjudicielle à une réforme de l’enseignement en
général ; le reste se construit sur cette base ; le reste : et d’abord tout ce que nous
appelons éducation. C’est une véritable vie en commun qui naît autour de la
communication du savoir, une vie sociétaire qui a ses règles, son esprit et son cœur ; et
l’homme tout entier s’y exerce. Mais cette vie n’est pas la vie dans les métiers, dans la
cité, dans le monde ; c’est une vie complète — ou du moins la vie de l’école devrait être
une vie digne de ce nom —, mais cette vie est entièrement réglée par la tâche majeure
de la parole et non par l’efficience professionnelle. C’est pourquoi il est exclu qu’une
réforme de l’enseignement puisse se proposer d’édifier la vie sociétaire de la classe, de
l’école, de l’Université à l’image des relations humaines dans la vie professionnelle ; cette
vie ne peut être une anticipation ou une reproduction à échelle réduite de la vie réelle, si
l’on décide d’appeler vie réelle la vie professionnelle, l’insertion de l’homme dans la
division sociale du travail ; cette vie est la vie propre d’une communauté engendrée par
la communication du savoir d’une génération à une autre. L’école est éducatrice parce
qu’elle est enseignante, et non l’inverse. [p. 194]
Guidé par cette réflexion préjudicielle, je tente de faire le tour des faux problèmes
qu’Esprit a contribué à dissiper dans le numéro spécial consacré à la Réforme de l’Enseignement 9 , et aussi le tour des vrais problèmes que ce numéro a orientés vers une
solution raisonnable.
1° Il est faux que notre pays ait à se repentir de sa tradition universitaire et à réduire
la part de la culture désintéressée dans l’enseignement — qu’il s’agisse de théorie
mathématique, de connaissance des cultures étrangères, d’histoire et de géographie,
d’humanités classiques, de philosophie —, sous prétexte qu’il doit maintenant accélérer
sa modernisation. C’est vrai que l’industrialisation est l’impératif majeur pour notre pays,
s’il doit survivre même comme pays de haute culture. Mais l’alternative : culture
désintéressée ou spécialisation anticipée, est un faux dilemme à l’âge scolaire avant la fin
de l’actuel second degré. Je suis frappé au contraire par le langage que tiennent les
technologues : le retard à la spécialisation est, dans le monde moderne, nous disent-ils,
un facteur d’ajustement ; si l’adaptation aux techniques doit être de haute qualité, c’està-dire si elle doit réserver une part de mobilité professionnelle, d’ajustement polyvalent,
de coordination entre techniques spéciales, si elle doit rester intelligente et inventive, il
faut qu’elle soit culturellement dominée. Vue du point de vue technologique, cette culture
9
Esprit 22, 1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 801-981 (NdE).
3
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
qui nous apparaissait tout à l’heure comme l’alternative du langage opposée au monde
de l’action, prend figure de retard à la spécialisation ; à ce titre, l’ajournement dans
l’adaptation est une fonction de l’adaptation elle-même ; elle est comme le « grand
détour » entre l’homme et ses pouvoirs. Bien plus, même d’un point de vue
technologique, la culture désintéressée, la « théorie » au sens le plus large du mot, est
loin de se réduire à cette fonction de délai dans l’adaptation. Nous savons aujourd’hui
que le loisir dégagé par la productivité du travail pose un problème qui tendra à devenir
aussi important que celui de l’ajustement au travail, celui de l’emploi du loisir ; désormais
toute culture doit préparer au travail et au loisir, au rythme travail-loisir ; or dans le
loisir, l’homme, usager des biens et des services que la technique met à son service,
affronte un cycle nouveau de problèmes qui ne se posent plus en termes techniques
d’adaptation, mais en termes éthiques de maîtrise. Il faut même dire que toute maîtrise
implique le pouvoir de se déprendre des objets sur lesquels nous cherchons à avoir prise
pour en jouir. Cette déprise ne va pas sans une certaine mesure de protestation antitechnologique. Je dirai paradoxalement que toute culture introduit non seulement un
délai dans l’adaptation, mais encore un facteur de désadaptation, de [p. 195]
désenchantement, de désensorcellement technique, sans lequel l’homme moderne ne
peut faire un bon usage des biens de civilisation. Principalement dans une économie
consomptive comme celle vers laquelle nous semblons de plus en plus nous orienter, la
culture ne peut se définir seulement en termes de retard à la spécialisation, c’est-à-dire à
l’ajustement, mais aussi en termes de désajustement aux biens qui constituent de plus
en plus le monde de l’« immédiateté ». La tâche de la culture est ainsi de provoquer en
permanence un report de la désirabilité, des biens immédiats produits par la civilisation
technique vers des biens d’accès plus difficile, vers des plaisirs culturels plus complexes
et plus rares. Cette fonction de désadaptation par rapport à l’immédiateté, qui me paraît
être le grand problème du loisir (et en général de la jouissance des biens que nous
consommons), met en déroute toute philosophie étroitement pragmatiste de la culture,
toute philosophie qui pense l’homme en termes d’adaptation au milieu ; ou bien, si l’on
veut à tout prix garder ce concept d’adaptation pour assurer la continuité entre les
sciences de l’homme et les sciences naturelles, il faut dire que l’adaptation de l’homme
au monde artificiel de ses œuvres implique une certaine désadaptation à l’égard des
objets de sa désirabilité élémentaire. Autant dire que le concept d’adaptation se détruit
lui-même au contact de ce milieu paradoxal que l’homme se crée à lui-même par son
histoire culturelle.
Voilà pourquoi je vois dans le dévouement de l’Université à toutes les puissances du
langage une des formes de « ce service que la parole rend au travail » 10 . Notre
Université, dans la mesure où elle transmet une culture vivante (ce qui pose un autre
problème qui ne doit pas être mêlé avec celui de l’intention fondamentale d’une
entreprise d’enseignement en général) doit se refuser à la tentation technicienne, je veux
dire à la tentation de hâter l’adaptation de l’individu à son futur métier ; elle peut et elle
doit s’y refuser à la fois pour des raisons technologiques tenant aux conditions d’une
bonne adaptation aux techniques des métiers, et pour des raisons éthiques tenant aux
conditions d’un bon usage des biens de jouissance ; ces deux séries de raisons la
ramènent à son traditionnel service de la parole. C’est pourquoi je me sens en plein
accord avec des formules telles que celles-ci : « L’aptitude à apprendre et à s’adapter
tard devrait être l’objet primordial de l’enseignement, ou plutôt de l’éducation. » 11 —
« [Notre siècle] sait que l’humanité étant condamnée à devenir une fourmilière de
10
11
Ricœur reprend ici le titre d’une section de son « Travail et parole » (1953), Esprit 21, 1953, n° 198, p. 114
(repris dans RICŒUR Paul, Histoire et vérité, Paris, Éditions du Seuil, 1955, 1964, p. 230 – NdE).
Les chiffres renvoient aux pages d’Esprit, numéro spécial sur La Réforme de l’Enseignement (NdA). Ricœur
reprend ici un propos tenu par « plusieurs professeurs », cité dans « Réponses à l’enquête », Esprit 22,
1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 831 (NdE).
4
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
spécialistes, il [p. 196] faut distraire les spécialistes de l’oppression des choses en leur
fournissant les moyens d’accéder à une culture générale, à une culture humaine. » 12 –
« Car chaque pas que les civilisations modernes font vers le matérialisme, elles devraient
l’accompagner de l’écart nécessaire pour éviter la boue. » 13
Au reste, cet appel que le monde de la technique lance à la culture est aussi celui que
lui lance la démocratie politique. Les deux exigences sont connexes dans la mesure où
l’État, un parti, ou le Parti, usent des moyens psychologiques qui ressortissent au même
enchantement que la publicité dans la vie économique. À cet égard je contresigne les
déclarations si libérales, au plein sens du mot, d’Althusser sur la classe de philosophie
considérée comme « école de réflexion, de critique et de libération intellectuelle » 14 .
Finalement, les deux fonctions de la culture sont liées : fonction de la « théorie » en face
de la spécialisation et de la formation professionnelle prématurée, fonction de la réflexion
en face de la pression totalitaire venue de la sphère politique.
2° Si nous serrons maintenant de plus près le problème, et si nous passons de
l’intention la plus générale de la culture à la question de la place légitime des
« humanités » — je ne dis pas du latin — dans la culture, un second problème nous
affronte : est-il vrai que l’usage que la bourgeoisie a fait de la culture en général et des
« humanités » en particulier pour asseoir et consolider sa suprématie de classe justifie
une critique radicale de cette culture et de ces humanités, — je veux dire une critique qui
exclut qu’on en récupère le sens pour un autre type de civilisation et, plus modestement,
pour un autre contexte social de notre enseignement secondaire ? Ici aussi Esprit aura
aidé à éliminer une fausse alternative.
C’est un fait que « la population universitaire est l’image renversée de la population
active : c’est ainsi que les deux tiers de la population active que constituent les
travailleurs fournissent un neuvième de la population universitaire, tandis que le dernier
tiers, constitué par les classes bourgeoises ou moyennes, donne les huit neuvièmes de
ses étudiants à l’Université » 15 . Il y a donc une bataille à mener pour briser « cette
persévérance à déshériter de la culture les deux tiers » 16 des enfants de ce pays et pour
rapprocher la composition sociale de nos établissements scolaires de celle de la nation.
Mais nous entrons en pleine confusion lorsque nous mêlons à ce procès celui de « l’intellectualisme » de notre enseignement secondaire, ou de « l’abstraction » coupée de la vie,
ou celui du « formalisme » sans prise sur le réel. Il y a là certes un problème, dont on
aura à dire un mot plus loin ; mais ce [p. 197] problème pédagogique concerne la
manière d’enseigner les humanités ; il ne doit pas être mêlé au problème social de la
signification bourgeoise des « humanités ». Nous avons au contraire à poser, avec la plus
grande rigueur possible, le problème du rôle non plus général des enseignements
théoriques qui composent en bloc la culture, mais particulièrement des « humanités »
dans une société moderne en voie d’industrialisation rapide. La dénonciation de notre
enseignement secondaire comme enseignement de classe est une chose, la réflexion
critique sur la fonction des humanités dans une société non-bourgeoise en est une autre.
Il est parfaitement exact qu’actuellement la culture non spécialisée joue en faveur d’une
classe qui confirme son empire sur le travail des autres par sa maîtrise du langage et
finalement par la rhétorique ; mais la tâche de l’avenir est précisément de libérer la
signification universelle des humanités de sa fonction directe ou indirecte d’exploitation
sociale, en étendant à tous le bénéfice de ces humanités.
12
13
14
15
16
Propos de J.-P. Hébert, ibid., p. 831 (NdE).
Propos de J.-P. Hébert, ibid., p. 834 (NdE).
ALTHUSSER Louis, « L’enseignement de la philosophie », ibid., p. 862 (NdE).
Propos de M. Cayol, ibid., p. 867 (NdE).
Propos de J.-J. Mayoux, ibid., p. 868 (NdE).
5
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
Cette fonction universelle des « humanités » n’apparaît que si, d’autre part, on
dissocie le destin de la culture classique de l’apprentissage des langues mortes. Le
problème du latin est ici l’arbre qui cache la forêt. Non seulement le problème du latin ne
coïncide pas avec celui des humanités gréco-latines, mais celui-ci ne coïncide pas avec
celui des humanités pris dans sa totalité.
Le problème du latin n’épuise pas celui des études classiques ; sur ce point les
correspondants d’Esprit n’ont rien énoncé de scandaleux, ni même de révolutionnaire,
quand ils ont dit que l’accès à la littérature latine et grecque est un problème distinct de
celui de l’apprentissage du latin (et plus rarement, du grec) ; en vérité cette rupture est
déjà consommée et nous nous la cachons autant que nous pouvons ; nos élèves
n’accèdent plus à la culture antique par l’étude des langues mortes. Pire : l’illusion que
l’apprentissage des langues mortes est la voie royale conduisant au sanctuaire de l’âme
antique est responsable d’un système qui prive de cette culture l’immense majorité des
enfants qui « ne font pas de latin ». Notre devoir est de rendre, ou plutôt de donner enfin
à tous, dans le « tronc commun » du secondaire, la culture latine et grecque que seules
peuvent donner actuellement la lecture et l’étude des œuvres de l’Antiquité à travers des
traductions. Il n’est pas juste qu’Homère, Eschyle, Platon, Lucrèce, Tacite soient réservés
à ceux qui finalement ne peuvent pas les lire dans le texte, mais sont au plus capables de
« mettre en bon français » vingt lignes d’un auteur en trois heures de travail. J’entends
les objections : on n’accède pas à une culture par des traductions ! J’avoue que l’argument ne m’impressionne pas du tout ; il vaut [p. 198 évidemment pour la formation
des maîtres, non pour l’initiation des enfants, de tous les enfants à une culture, surtout à
la culture d’une langue morte. Aussi bien, nous avons presque tous découvert Tolstoï,
Dostoïevski et Kierkegaard en traduction ; sans doute aussi Shakespeare, Cervantès et
Dante, n’est-ce pas ? Les langues sont faites, pour être parlées — si possible — et
traduites, faute de mieux ; la traduction est le destin normal des langues, surtout si elles
sont mortes ; l’épreuve de la traduction est même une épreuve et une preuve
d’universalité. Tant mieux pour ceux qui, en outre, lisent (?) les chœurs d’Eschyle dans le
texte !
Le vrai problème est, à mon sens, premièrement de créer un véritable enseignement
d’humanités antiques, indépendamment du débrouillage des langues mortes (qui a
d’autres qualités mais peu de rapport avec la culture gréco-romaine) ; deuxièmement, de
trouver le juste équilibre entre les humanités antiques et les humanités modernes. Avec
ce second point nous abordons l’autre face du problème des humanités : le problème des
humanités gréco-latines n’est pas tout le problème des humanités. La vérité est que la
place de la culture gréco-latine est aujourd’hui contestée au sein même de notre
mémoire culturelle ; nous sommes passés progressivement d’un régime culturel
déterminé presque exclusivement par notre passé méditerranéen, à un régime culturel
déterminé également par les cultures vivantes du monde entier 17. La culture gréco-latine
derrière nous et les cultures étrangères à côté de nous se disputent en nous-mêmes la
primauté ; aujourd’hui les cultures anglaise, allemande, espagnole, italienne, russe, nous
instruisent et nous assiègent ; demain l’Extrême-Orient frappera avec plus d’insistance
aux portes de notre entendement et de notre sensibilité. Pour ma part je défendrais
vigoureusement les humanités gréco-latines — dignes de ce nom — contre un excès de
modernisme fondé sur l’argument que seules les cultures du monde actuel sont vivantes.
Le problème des humanités gréco-latines est celui-ci : pouvons-nous nous offrir
libéralement à toutes les influences aussi divergentes du monde actuel, sans en même
temps nous ré-enraciner dans nos origines, afin de préserver dans cette grande
17
Brun et Marquet ont remarquablement posé le problème du latin et de la culture, ibid., p. 849-852. D’une
manière générale l’article tout entier — « Le latin à sa place » — est juste et raisonnable (NdA).
6
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
compétition, qui ne cessera de s’élargir géographiquement et de devenir plus intime, la
fermeté d’une personnalité culturelle originale. La culture gréco-latine est le moyen
privilégié pour rééquilibrer l’âme moderne de plus en plus livrée à l’exotisme culturel. Il
faut avoir un « soi » pour communiquer avec les « autres » ; il faut [p. 199] avoir une
mémoire et une fidélité pour écouter les autres et apprendre d’eux 18.
Nous n’avons donc pas à défendre le latin, mais à fonder les humanités et à les
restituer à tous les enfants dans le « tronc commun » du secondaire. Ainsi conçues, les
humanités dépassent le destin de la société bourgeoise.
Dans un enseignement secondaire commun à tous, recruté dans toutes les classes de
la société et à l’image de cette société, la culture gréco-latine (elle-même distinguée de
l’apprentissage des langues mortes en tant qu’exercice pédagogique) trouverait enfin sa
vérité ; elle ne serait plus l’instrument et l’ornement verbal d’une classe dirigeante, mais
la mémoire de ce secteur d’humanité à quoi nous sommes maintenant réduits sur la
planète ; elle ne serait plus un exercice tronqué, résiduel, pratiqué sur un cadavre
linguistique, mais la lecture vivante des grandes œuvres qui donnent aux hommes une
part de leur humanité.
3° Est-ce à dire qu’il n’y ait pas de problème concernant « l’école et la vie », pour
reprendre la troisième des rubriques de l’enquête Esprit ? 19 Nullement ; mais ce problème
concerne moins l’orientation de notre enseignement que sa pédagogie. La vie qui fait
défaut à notre enseignement, c’est d’abord celle des œuvres et des pensées qu’il est
censé transmettre. Pour prendre un exemple dans le domaine que nous venons de
quitter, celui des humanités, ce qu’il faut reprocher à cet enseignement, ce n’est pas de
ne pas embrayer sur le « réel », sur la « vie » — ces reproches méconnaissent totalement
la distance que la culture institue par rapport au réel et à la vie, par la grâce du langage
et des œuvres écrites. Nous avons à lui reprocher d’avoir perdu le contact avec son
propre contenu humain, avec sa « raison » et son « mystère », comme dit si bien
Christiane Marcilhacy 20 . « On redoutera d’autant moins de faire à l’enseignement
scientifique et technique toute sa place que la part non scientifique de notre
enseignement aura transformé son esprit et ses méthodes. » 21 Encore faut-il que cet
enseignement ne [p. 200] tue pas les humanités mais leur rende la vie et transmette
cette vie aux adolescents. Voilà le vrai problème ; c’est précisément si on ne s’égare pas
du côté des faux problèmes de « la séparation entre le verbe et la pratique
contemporaine » 22, que celui de la vie propre de la culture transmise prend toute son
acuité.
Si l’on cherche dans cette direction, on s’engage dans une série de questions qui vont
beaucoup plus loin qu’une réforme des programmes ; si l’on peut faire un reproche à
l’enquête d’Esprit et aux réponses qui ont été faites, c’est de n’avoir pas donné assez
d’ampleur à la critique du régime des études dans notre enseignement, tellement marqué
18
19
20
21
22
Ceci dit, l’enseignement du latin comme langue morte pose un problème secondaire, mais réel, qui perdra
de son acuité le jour où la culture latine et grecque sera récupérée dans un enseignement authentique des
humanités. Il est très raisonnable de reconnaître au latin la valeur d’une discipline formatrice, comparable
à celle des mathématiques. Son rôle d’introduction grammaticale, morphologique, syntaxique et stylistique
au français est indéniable ; encore que le français doive surtout être enseigné à tous pour lui-même ; le
latin n’est-il pas enseigné pour lui-même, sans référence à son passé, du moins au niveau de l’enseignement secondaire ? Finalement, malgré tous ses mérites, l’enseignement du latin pour les élèves qui
arrêteront l’étude de la langue avant de la lire couramment, n’a à peu près aucun rapport avec le problème
des humanités antiques (NdA).
Plus exactement, « La pédagogie et la vie », Esprit 22, 1954, op. cit., p. 906-941. (NdE)
Propos de C. Marcilhacy, ibid., p. 836 et p. 839 (NdE).
Propos de C. Marcilhacy, ibid., p. 839 (NdE).
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), ibid., p. 907 (NdE).
7
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
par la tradition des Jésuites et du lycée napoléonien. Je crains que les « projets
d’organisation », avec lesquels nous avons tendance à identifier la réforme de
l’enseignement, ne restent lettre morte, si nous ne transformons pas profondément la vie
sociétaire qui naît de la transmission de la culture par la parole. Nous nous épuisons en
projets architectoniques, en réformes structurales, qui risquent d’être annulées par la
perpétuation des mêmes errements touchant la vie de la classe et le régime des
examens. Par exemple, je ne vois pas que l’on puisse transmettre les « humanités » —
gréco-latines et modernes — sans un changement profond de nos mœurs scolaires ; les
grandes œuvres exigent des lectures amples, des discussions dirigées dans des groupes
d’étude peu nombreux, d’où serait éliminé ce qui demeure encore de la relation du Maître
et de l’Esclave dans nos cours magistraux, enfin des interrogations et des travaux écrits
incorporés à l’examen terminal. Encore une fois, le droit de protester contre une
conception utilitaire de l’enseignement, contre une invasion de la formation
professionnelle anticipée, doit se mériter et se gagner par la vitalité même de notre
enseignement des humanités. La Vie ? C’est dans le contenu culturel lui-même qu’il faut
la créer.
Il est trop évident que notre régime d’examens et de concours est la clef de ce
problème de l’école et de la vie. Une réforme de l’enseignement qui se contenterait de
transformer le recrutement social de nos établissements et de modifier le cycle des
programmes dans un « tronc commun » du secondaire serait inopérante, si elle ne
mettait pas la pioche à notre édifice d’examens et de concours. André Latreille le dit avec
force : « Ces créations, le maintien ou le renforcement des examens sont le résultat
d’une conspiration de presque tous les éléments de la nation. » 23 L’esclavage des
enseignants sous les programmes et le bourrage des enfants, la falsification de la vie
sociétaire de la classe par la préoccupation de l’examen ou du concours, la stratification
d’une série de mandarinats dans la nation 24, sont autant de maladies professionnelles du
langage [p. 201] provoquées dans la vie sociétaire de l’enseignement par le champignon
de l’examinite. Il faut avouer que nous n’avons pas tiré les conséquences de cette
critique, hélas, impeccable. Une étude complète de la Réforme de l’Enseignement devrait
prendre à bras-le-corps ce problème des examens et des concours. Les deux clés sont le
baccalauréat et l’agrégation ; il faudrait ajouter sans doute les concours des grandes
écoles, mais je connais mal la question.
Pour ce qui est de l’agrégation je ne peux lire sans tristesse — puisque c’est mon
métier de préparer à l’agrégation — l’impitoyable réquisitoire contre l’agrégation écrit par
quatre candidats pourtant victorieux 25 : « Nous avons tous le sentiment que l’essentiel de
notre culture, nous l’avons acquis en dehors de l’agrégation, avant ou après. » 26 ; « En
fait, dans notre spécialité tout au moins, le concours d’agrégation ne répond à aucun des
buts qu’on peut raisonnablement lui fixer. » 27 ; « Grotesque mascarade qui nous a obligés
des mois durant à pontifier dans un vide intellectuel total ! » 28 ; « Tous, nous sommes
plus ou moins “vidésˮ, nous ne savons pour combien de temps, et par conséquent plus ou
moins inaptes à une tâche qui réclamerait de nous une communication de la vie aux
23
24
25
26
27
28
Propos d’A. Latreille, ibid., p. 925 (NdE).
Des numéros indiqués par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées à l’examen, ibid., p. 925-928 (NdE).
Des numéros indiqués ici par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées à l’agrégation, ibid., p. 929-932.
Celles-ci reprenaient un rapport rédigé collectivement par quatre étudiants en histoire-géographie, envoyé
à la rédaction quelques années plus tôt. Ces agrégés proposaient en conclusion de supprimer l’agrégation,
ou de la transformer sur le mode de celle de droit ou de médecine (NdE).
Ibid., p. 929 (NdE).
Ibid., p. 930 (NdE).
Ibid., p. 931 (NdE).
8
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
autres... » 29 Et les victimes du concours !... Le gaspillage d’espoir et de santé psychique
que représente l’échec !... Chacune des phrases de ce réquisitoire me frappe au cœur de
mon métier ; je crains qu’elles ne soient vraies et qu’il n’y ait pas d’autre réforme de
l’agrégation que sa suppression pure et simple. Je n’ignore pas la gravité d’une telle
proposition ; tant de lustre, en France et à l’étranger, est attaché à cette institution
spécifiquement française. Mais quand l’esprit de caste et le respect des vieilles choses
auront cessé de nous aveugler, il faudra bien, je le crains, nous rendre à l’évidence ;
cette opération chirurgicale est peut-être la condition de la santé du corps tout entier.
Peut-être faut-il attendre que le nouveau C.A.P.E.S. ait confirmé ses qualités 30 pour que
l’on puisse mettre hardiment la cognée à l’arbre de l’agrégation. Les vices intellectuels de
la préparation à l’agrégation me paraissent trop graves pour pouvoir être compensés par
la qualité des éléments de tête que ce forçage permet de dégager. Ce qu’on gagne au
début de la carrière des meilleurs, ne l’obtiendrait-on pas d’un plus grand nombre, si
l’Université exigeait plus d’effort de culture après les examens d’accès ? Notre régime ne
tient pas compte de ce que l’on apprend en enseignant et pour enseigner ; à vrai dire
notre système de barrages successifs n’exige pas du tout qu’on [p. 202] se cultive
après être entré dans la carrière ; peut-être même décourage-t-il d’un effort ultérieur de
culture. Je verrais volontiers l’institution d’une hiérarchisation — dans les promotions et
dans les primes annexées au traitement — en fonction du travail des enseignants
postérieurement à leur entrée en fonction. Le doctorat d’Université devrait peut-être
prendre la place qu’il a dans la plupart des autres pays ; un esprit de recherche plus libre,
un travail plus spontané et plus joyeux, un équilibre mental plus grand me paraissent
pouvoir être attachés à ce titre plutôt qu’à l’agrégation. Enfin l’Université n’a pas
seulement à encourager et récompenser le travail « post-concours » des enseignants, elle
doit en créer l’occasion et le goût : année sabbatique, voyages, conférences de
spécialités, etc. L’idée générale est la suivante : étaler sur la carrière l’effort qui est
concentré actuellement sur le forçage de l’agrégation.
Je crois que si notre édifice universitaire était dégagé par en haut, et guéri de ce mal
chronique de l’examinite, toute la maison recommencerait à respirer et à vivre. Et
d’abord nos Facultés des Lettres et des Sciences. La licence serait préparée dans un
meilleur esprit, si l’ombre de l’agrégation ne pesait pas déjà sur elle et si des réformes
annexes étaient jointes (extension du régime des « séminaires » ; création de postes de
« tuteurs » ou de conseillers en faveur d’étudiants avancés qu’on retiendrait ainsi dans les
Facultés au lieu de les laisser se perdre dans quelque internat éloigné et qui serviraient
de lien entre, d’une part, le travail de séminaire et de préparation des travaux écrits, et,
d’autre part, les enseignements magistraux et les travaux pratiques ; développement des
activités culturelles de liaison entre disciplines trop tôt cloisonnées à l’âge de l’étudiant ;
encouragement à la culture extra-universitaire et à la vie communautaire parmi les
étudiants, etc.). Peut-être faudrait-il aussi incorporer officiellement les notes des travaux
écrits de l’année et de travaux personnels libres dans la note terminale de la licence.
L’idée générale, c’est toujours : dégager la culture du carcan de l’examen et du
concours ; car c’est cela la « vie », dans l’univers du discours que constitue l’Université.
Quant au baccalauréat, nos suggestions ont été un peu courtes, mais bien orientées :
« on peut atténuer les effets de l’’examinite’ en limitant les épreuves à un oral pour les
élèves dont les moyennes annuelles seraient supérieures à une certaine note, en les
complétant par des entretiens avec le candidat et surtout en y diminuant la part de la
29
30
Ibid., p. 931 (NdE). Zadou-Naïsky [auteur d’un « Projet d’organisation de l’enseignement », ibid., p. 965981 (NdE)] n’est pas moins sévère, pas moins justement sévère (NdA).
Des numéros indiqués ici par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées au C.A.P.E.S., ibid., p. 933-941
(NdE).
9
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
mémoire et des exercices académiques » 31 . Zadou-Naïsky insiste aussi sur le rôle des
« épreuves de capacité » et des travaux personnels libres 32. Il faut avouer que tout cela
reste vague et appelle une étude [p. 203] systématique. L’idée générale, me semble-til, devrait être de transformer le baccalauréat en un diplôme de fin d’études secondaires
dans lequel : 1° les notes données aux travaux exécutés durant les années terminales
(ou de l’année terminale) seraient incorporées à la note finale ; 2° l’ampleur de l’examen
serait réduite pour les bons élèves ; 3° l’examen serait passé dans les établissements
eux-mêmes, sous la responsabilité d’une commission mixte composée des professeurs de
l’établissement qui connaissent le candidat et de professeurs extérieurs à l’établissement
qui ne le connaissent pas, afin d’additionner les avantages des deux situations et
d’atténuer leurs inconvénients.
Je ne pense aucunement que les examens soient un mal en soi. Ils ont la valeur de
toutes les sanctions : ils provoquent du dehors à l’effort par la récompense et la punition.
Ils sont une expression de la justice et de l’égalité dans l’accès aux professions publiques
et privées. Ils ont une certaine valeur de critère des capacités et du savoir. Le problème
n’est donc pas de tendre à les supprimer. Le problème est de les ramener à leur rôle
légitime, au-delà duquel ils deviennent une manière de perversion sociale. Il n’est pas
douteux que nous avons dépassé en France ce point critique, cette cote d’alerte, et que
la refonte de notre système d’examens et de concours est aussi importante que celle du
« plan d’études » proprement dit dans l’économie d’ensemble d’une Réforme de
l’Enseignement.
4° J’ajouterai, pour finir, que le problème de « l’école et la vie » ne me paraît pas se
limiter à la pédagogie de la classe et au régime des examens, mais qu’il a un rapport
certain avec un autre problème, celui des « deux écoles », l’école publique et l’école
privée. Nous avons consacré naguère un cahier d’Esprit à cette question 33 ; mais nous
avons négligé, dans le cahier consacré à la Réforme de l’Enseignement, de montrer la
connexion des deux problèmes et surtout la connexion des solutions des deux problèmes.
En un sens, il était sage de ne pas mêler les deux questions et de ne pas faire dépendre
la Réforme de l’Enseignement public de la solution donnée au problème national et
politique du statut de l’école, ce problème étant pour l’instant dans l’impasse. Mais, après
coup, il n’est peut-être pas inutile d’apercevoir les liens entre les deux groupes de projets
qu’Esprit a élaborés séparément.
Si notre système d’examen est si rigide, n’est-ce pas parce qu’il faut faire
comparaître les enfants des deux écoles devant des étrangers à leurs études ? Si notre
appareil administratif laisse si peu de place aux initiatives locales, aux créations et aux
aventures pédagogiques marquées par des personnalités douées, n’est-ce pas parce que
l’État a été obligé de dresser en face de l’école confessionnelle [p. 204] une machine
d’un seul tenant, directement unifiée par un règlement central ? Le résultat est que nous
nous usons en projets architectoniques qui sont censés révolutionner l’édifice scolaire de
bas en haut et de haut en bas ; nous sommes condamnés par notre système tout d’une
pièce à la loi du tout ou rien ; l’expérimentation libre et limitée y est à peu près
31
32
33
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), ibid., p. 928 (NdE).
ZADOU-NAÏSKY G., « Projet d’organisation de l’enseignement », ibid., p. 974-980 (NdE).
Ricœur semble faire ici référence au numéro intitulé Propositions de paix scolaire (Esprit 17, n° 154 ; son
nom n’apparaît pas, toutefois, parmi ceux des contributeurs). Une seconde livraison traita la même année
du même sujet : Suite aux propositions de paix scolaire. Critiques et compléments (Esprit 17, n° 160).
Ricœur s’exprimera directement sur la question de la laïcité scolaire dans la revue de la Fédération
protestante qu’il dirige ; voir par exemple « Le Protestantisme et la question scolaire [conférence dans le
cadre “Positions protestantes”, Strasbourg, février 1954] », Foi-Éducation 24, 1954, p. 48-59. (NdE)
10
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
impossible et même inconcevable. Bien plus, la Réforme de l’Enseignement apparaît
comme une réforme partielle de l’appareil de l’État et ne semble pas possible en dehors
d’un mouvement de rénovation affectant les autres institutions. Un regret revient sans
cesse sous la plume de nos correspondants : la Réforme de l’Enseignement n’a pas eu
lieu, parce que les autres réformes n’ont pas eu lieu.
C’est ici que les solutions que nous avons proposées pour résoudre le conflit des deux
écoles me paraissent également valables pour résoudre le problème de « la vie et
l’école ». Nous avions proposé de donner à l’Université le statut d’une institution
autonome, distincte de l’administration publique, gérée par les maîtres, les familles et les
représentants de l’État ; nous avions suggéré que cette Université de la Nation, ce corps
social désétatisé, ait la structure la plus différenciée qui soit compatible avec l’unité
minimale d’un organisme cohérent, de manière à incorporer des formules géographiques
variées, des formules pédagogiques diverses, des expériences originales, et pas
seulement des traditions consolidées. Je suis convaincu que toutes les suggestions que
nous avons faites dans notre récent numéro ne trouveront leur champ d’application que
dans une telle Université autonome.
En particulier, tant que le secteur éducatif de la nation n’aura pas été décollé de
l’État, comme un secteur différencié, — et « pédagogisé » (si j’ose dire !) dans la mesure
où il sera dépolitisé — et tant que cette Université n’aura pas procédé à sa radicale
décentralisation, je doute que nous guérissions de notre examinite chronique ; le
« monstre froid » dont parle Jean-Marie Domenach restera « accroupi sur notre système
scolaire, qu’il régente et digère à la fois, l’Examen, pourvoyeur à son tour d’une autre
bête, plus farouche encore, le Concours » 34.
On me dira : comment pouvez-vous à la fois prôner le « tronc unique » de
l’enseignement secondaire et cette décentralisation géographique et fonctionnelle de
l’Université ? Je ne vois aucune contradiction entre une unification du plan d’étude que
tout établissement aurait à respecter, et une décentralisation de l’expérience
pédagogique d’une part, et de la distribution des grades universitaires d’autre part ; nous
avons déjà cette décentralisation pour la licence, par exemple, où la structure des
certificats est une affaire nationale, la conduite des études et l’appréciation [dernière
page] des candidats une affaire intérieure des Facultés. Il me semble que la France a ici
un problème spécial, très différent de celui des pays anglo-saxons par exemple ; dans ces
pays, en Amérique surtout, la dispersion des grades académiques est totale ; un Master
of Arts de tel Collège, de telle Université vaut tant, celui d’une autre institution vaut
tant ; les expériences pédagogiques sont variées, voire anarchiques ; les établissements
d’État (qui ne sont jamais aux États-Unis des établissements fédéraux) étendent leurs
propres ramifications à travers ce dédale d’institutions privées, le plus souvent de haute
qualité. Nous n’avons pas à imiter ce système ; chaque pays hérite une structure
éducative liée à une aventure nationale strictement inimitable. Nous ne pouvons faire
que notre Université ne soit le produit d’abord de la sécularisation d’un système clérical
tendant déjà à la centralisation, puis du centralisme jacobin et napoléonien, puis de la
lutte de la République et de l’Église. On n’a pas les ancêtres qu’on veut. Il faut travailler,
si l’on peut dire, avec ceux que l’histoire donne. Nous avons donc à préserver un certain
héritage, caractérisé en particulier par une grille nationale de diplômes et par un plan
national des études ; nous n’avons aucunement à créer artificiellement les conditions
d’une anarchie des grades académiques à laquelle une autre nation peut être ajustée par
la coutume. Mais il nous faut aller, je crois, aussi loin qu’il est possible dans le sens de
l’autonomie de gestion, d’invention et d’expérience, sans rompre pour autant l’unité
34
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), Esprit 22, 1954, op. cit., p. 924 (NdE).
11
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
approximative de niveau dans l’attribution des grades universitaires et sans ruiner l’unité
d’intention et de plan du programme des études. Bref nous avons à la fois à remembrer
notre plan d’étude dans un « tronc commun » du secondaire et à autonomiser les unités
pédagogiques. L’exemple des autres pays prend ici sa valeur ; il peut nous guérir de
notre propre dogmatisme, en nous révélant que notre expérience pédagogique est aussi
contingente que celle des autres, et nous inciter à corriger les vices de notre système,
qui souvent sont inverses de ceux de tel pays étranger, mais qui sont aussi la rançon de
réelles qualités que l’étranger nous reconnaît.
Voilà en quel sens les deux problèmes de « l’École et la Nation » et de « la Réforme de
l’Enseignement » me paraissent solidaires, en dépit des circonstances qui nous
contraignent à les disjoindre. L’appel de la vie, dans le cadre même d’une institution du
langage, conduit à de radicales mises en question. Mais l’appel de la vie ne peut nous
mener à nous renier comme enseignants, à avoir honte de parler seulement. Car pour
nous, enseignants, nous n’avons pas d’autre vœu, à travers tous nos projets de réforme
de l’enseignement, que de pouvoir enfin parler dans nos classes.
Paul RICŒUR
12
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
Hegel auho
religieu
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
© Fonds Ricœur
Note éditoriale
Ce texte est paru dans la revue Esprit en 1955, dans un numéro placé sous le signe de la
« Réforme de l’enseignement » 1. Comme les essais de Henri-Irénée Marrou, Albert Béguin et Paul
Fraisse aux côtés desquels il figure, il fait un large écho au numéro d’Esprit paru en juin 1954,
consacré lui aussi à la « Réforme de l’enseignement » 2. La notice rédactionnelle placée en tête de la
livraison de 1955 précise à l’intention des lecteurs que cette fois les « essais de réflexion [sont]
moins strictement orientés vers les réformes à réaliser pratiquement. Ils reprennent, dans l’optique
personnelle et selon l’expérience de chacun de leurs auteurs, la question de fond que l’on peut
désigner comme le dilemme “culture-éducation” » 3. Il est vrai que la livraison de 1954 était surtout
riche en enquêtes, analyses chiffrées et états des lieux : parti du constat général de la grande
misère de l’enseignement (trop peu d’écoles au regard de l’accroissement de la population scolaire)
et du caractère totalement insuffisant de la réforme entreprise par le gouvernement, déplorant le
caractère très inégalitaire de l’accès à l’enseignement supérieur, le numéro faisait le tour des
nombreux problèmes (le rôle des humanités, la place du latin, l’enseignement de la philosophie et
de la médecine, l’enseignement technique, etc.) auxquels la France, mal remise du récent conflit,
se devait de faire face mieux qu’elle n’avait commencé à le faire.
Dans sa contribution personnelle à ce grand débat, Ricœur reprend, défend et approfondit
certaines positions prises en juin 1954 par la rédaction d’Esprit et par ses collaborateurs. Son essai
est révélateur d’une certaine méthode de travail et d’engagement de la pensée. Il s’appuie tout
d’abord sur une élaboration conceptuelle préalable, en l’occurrence le couple travail-parole, qui
avait fait l’objet d’un essai paru lui aussi dans Esprit, en 1953 4. « Travail et parole » comportait
déjà des motifs inspirés de préoccupations politiques et sociales du moment, par exemple la
survalorisation de la notion de travail dans la pensée sociale, notamment marxiste 5. Il faisait partie
de ces écrits de circonstance que Ricœur a choisi de présenter comme tels dans sa préface à
Histoire et vérité 6 , mais qui n’en offraient pas moins, selon lui, les éléments essentiels de sa
pensée « éthique », et plus particulièrement politique 7 . « La parole est mon royaume » est, par
comparaison avec « Travail et parole », encore davantage lié aux circonstances qui ont motivé la
réflexion ; Ricœur peut s’y livrer à des raccourcis précieux, des fulgurances, en ne s’embarrassant
pas des étapes qui le mènent aux concepts : ici, les concepts de travail et parole sont justifiés par
leur usage même au sein de la discussion. Dans un texte comme celui-ci, Ricœur s’engage encore
1
« La parole est mon royaume », Esprit 23, 1955, n° 223 (Réforme de l’enseignement), p. 192-205.
Esprit 22, 1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 801-981.
3
Esprit 23, 1955, n° 223 (Réforme de l’enseignement), p. 177.
4
Ricœur, « Travail et parole » (1953), Esprit 21, 1953, n° 198, p. 96-117, repris dans Histoire et vérité, Paris,
Éditions du Seuil, 1955, 1964, p. 210-233.
5
Ricœur s’y inquiétait de l’inflation de la notion de travail, où celui-ci en vient à « désigne[r] toute la condition
incarnée de l’homme, puisqu’il n’est rien que l’homme n’opère par une activité laborieuse ; il n’est rien
d’humain qui ne soit praxis » (ibid., p. 211). L’expression d’une forme civique et philosophique d’inquiétude
(« c’est précisément cette apothéose du travail qui m’inquiète. Une notion qui signifie tout ne signifie plus
rien », écrivait-il alors, ibid., p. 211) trouvait alors sa réponse dans la dialectique des concepts, Ricœur
choisissant de lier travail et parole.
6
Ricœur, « Préface », Histoire et vérité, op. cit., p. 7sq.
7
« Travail et parole » (comme « Vérité et mensonge », « L’homme non-violent et sa présence à l’histoire », « État
et violence » et « Le paradoxe politique »), relève explicitement d’une « critique de civilisation ; on y tente une
reprise réflexive de certaines pulsions civilisatrices de notre époque ; tous ces textes sont orientés vers une
pédagogie politique », non sans lien d’ailleurs avec la pensée d’Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit
(ibid., p. 7).
2
1
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
plus résolument dans des débats d’actualité, ancrant, mois après mois, sa réflexion dans la vie
sociale, attestant — comme le veut ce texte même — que l’utilité sociale de l’intellectuel, sa
dignité, est de mettre sa compétence propre — sa capacité à parler — au service de la société 8.
(Daniel Frey, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : Dans « La parole est mon royaume », paru en 1955 dans un numéro d’Esprit placé sous
le signe de la « Réforme de l’enseignement », Ricœur reprend, défend et approfondit certaines
positions prises en juin 1954 par la rédaction d’Esprit et par ses collaborateurs, en s’appuyant
notamment sur sa propre élaboration conceptuelle du couple travail-parole.
Mots-clés : Enseignement ; Université ; formation professionnelle ; Humanités ; latin ; traduction.
Rubrique : Autour d’Histoire et vérité & réflexions sociales et politiques dans le sillage du
christianisme social (1946-1967).
~
p. 192
Q
u’est-ce que je fais quand j’enseigne ? Je parle. Je n’ai pas d’autre gagne-pain et je
n’ai pas d’autre dignité ; je n’ai pas d’autre manière de transformer le monde et je
n’ai pas d’autre influence sur les hommes. La parole est mon travail ; la parole est
mon royaume.
Mes élèves auront pour la plupart une autre relation avec les choses et les hommes ;
ils construiront quelque chose avec leurs mains ; ou bien ils parleront et écriront dans des
bureaux, des magasins, des administrations ; mais leur parole ne sera pas une parole qui
enseigne ; ce sera un fragment d’action, un ordre, un plan, une ébauche d’action. Ma
parole ne commence aucune action, ne commande aucune action qui puisse tomber
directement ou indirectement dans la production ; je parle seulement pour communiquer
à la génération adolescente ce que sait et ce que cherche la génération adulte. Cette
communication par la parole d’un savoir acquis et d’une recherche en mouvement est ma
raison d’être : mon métier et mon honneur. Je ne serai pas jaloux de ceux qui sont
« dans la vie », qui ont « prise sur le réel », comme disent les enseignants mécontents
d’eux-mêmes. Mon réel et ma vie, c’est l’empire des mots, des phrases et des discours.
Je peux parcourir le vaste champ des matières enseignées : chacune d’elles s’est
suscité une manière de parler qui l’articule en elle-même, l’exprime pour moi-même et
l’annonce pour un autre. Si j’enseigne les mathématiques, je deviens, dans l’acte
d’enseigner, le mot qui s’épuise dans la dénomination exacte, la phrase réduite à la
signification pure, le discours constructeur de la preuve, bref la parole scellée par la
nécessité. Si j’enseigne la poésie, je m’approche, avec les ressources de ma prose, d’un
langage qui, à l’inverse du langage exactement signifiant, dit infiniment au-delà de ce
qu’il signifie, d’un langage qui crée et recrée la substance des présences et des
correspondances par [p. 193] l’union charnelle du sens et de la voix. Si j’enseigne les
sciences de la nature, je suis le serviteur d’un autre langage, qui décrit le monde, qui
articule simultanément le fait et la loi, qui véhicule l’objectivité de tous mes objets et
8
Tous les italiques sont de Ricœur. Les notes de Ricœur inchangées sont signalées par (NdA) — note de
l’auteur. Les notes qui ne sont pas de sa plume ou les ajouts sont signalés par (NdE) — note de l’éditeur.
2
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
l’universalité de tous les énoncés sur le monde. Si je suis historien, j’entre dans un
discours qui est né du récit et qui tend vers la rigueur d’une langue capable de
transformer une trace en document, d’analyser et de relier, de reconstruire et de faire
revivre. Si j’enseigne les langues vivantes, je suis au service de la pure communication,
par-delà la différence des langues ; je lutte contre la différence, je cherche l’autre homme
dans son autre langue et dans l’écriture de ses œuvres. Si j’enseigne la philosophie, c’est
encore à l’édification d’un discours que je me dévoue, d’un discours qui ne soit plus
seulement symbole comme celui du mathématicien, mais réalité ; qui ne soit plus
seulement poésie, mais vérité ; qui ne soit plus fait, mais condition de possibilité ; qui ne
soit plus récit, mais ordre et raison.
L’Université, c’est l’Univers des puissances multiples du langage dans le moment de
la communication du « dire ». Dès lors il est une seule chose qu’une Réforme de
l’Enseignement ne peut se proposer d’atteindre : la fin du règne de la parole dans
l’enseignement ! Toute réforme est réforme à l’intérieur du langage qu’une génération
parle à l’autre pour lui transmettre les fruits et le mouvement de sa culture.
Tel est le noyau de toute méditation préjudicielle à une réforme de l’enseignement en
général ; le reste se construit sur cette base ; le reste : et d’abord tout ce que nous
appelons éducation. C’est une véritable vie en commun qui naît autour de la
communication du savoir, une vie sociétaire qui a ses règles, son esprit et son cœur ; et
l’homme tout entier s’y exerce. Mais cette vie n’est pas la vie dans les métiers, dans la
cité, dans le monde ; c’est une vie complète — ou du moins la vie de l’école devrait être
une vie digne de ce nom —, mais cette vie est entièrement réglée par la tâche majeure
de la parole et non par l’efficience professionnelle. C’est pourquoi il est exclu qu’une
réforme de l’enseignement puisse se proposer d’édifier la vie sociétaire de la classe, de
l’école, de l’Université à l’image des relations humaines dans la vie professionnelle ; cette
vie ne peut être une anticipation ou une reproduction à échelle réduite de la vie réelle, si
l’on décide d’appeler vie réelle la vie professionnelle, l’insertion de l’homme dans la
division sociale du travail ; cette vie est la vie propre d’une communauté engendrée par
la communication du savoir d’une génération à une autre. L’école est éducatrice parce
qu’elle est enseignante, et non l’inverse. [p. 194]
Guidé par cette réflexion préjudicielle, je tente de faire le tour des faux problèmes
qu’Esprit a contribué à dissiper dans le numéro spécial consacré à la Réforme de l’Enseignement 9 , et aussi le tour des vrais problèmes que ce numéro a orientés vers une
solution raisonnable.
1° Il est faux que notre pays ait à se repentir de sa tradition universitaire et à réduire
la part de la culture désintéressée dans l’enseignement — qu’il s’agisse de théorie
mathématique, de connaissance des cultures étrangères, d’histoire et de géographie,
d’humanités classiques, de philosophie —, sous prétexte qu’il doit maintenant accélérer
sa modernisation. C’est vrai que l’industrialisation est l’impératif majeur pour notre pays,
s’il doit survivre même comme pays de haute culture. Mais l’alternative : culture
désintéressée ou spécialisation anticipée, est un faux dilemme à l’âge scolaire avant la fin
de l’actuel second degré. Je suis frappé au contraire par le langage que tiennent les
technologues : le retard à la spécialisation est, dans le monde moderne, nous disent-ils,
un facteur d’ajustement ; si l’adaptation aux techniques doit être de haute qualité, c’està-dire si elle doit réserver une part de mobilité professionnelle, d’ajustement polyvalent,
de coordination entre techniques spéciales, si elle doit rester intelligente et inventive, il
faut qu’elle soit culturellement dominée. Vue du point de vue technologique, cette culture
9
Esprit 22, 1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 801-981 (NdE).
3
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
qui nous apparaissait tout à l’heure comme l’alternative du langage opposée au monde
de l’action, prend figure de retard à la spécialisation ; à ce titre, l’ajournement dans
l’adaptation est une fonction de l’adaptation elle-même ; elle est comme le « grand
détour » entre l’homme et ses pouvoirs. Bien plus, même d’un point de vue
technologique, la culture désintéressée, la « théorie » au sens le plus large du mot, est
loin de se réduire à cette fonction de délai dans l’adaptation. Nous savons aujourd’hui
que le loisir dégagé par la productivité du travail pose un problème qui tendra à devenir
aussi important que celui de l’ajustement au travail, celui de l’emploi du loisir ; désormais
toute culture doit préparer au travail et au loisir, au rythme travail-loisir ; or dans le
loisir, l’homme, usager des biens et des services que la technique met à son service,
affronte un cycle nouveau de problèmes qui ne se posent plus en termes techniques
d’adaptation, mais en termes éthiques de maîtrise. Il faut même dire que toute maîtrise
implique le pouvoir de se déprendre des objets sur lesquels nous cherchons à avoir prise
pour en jouir. Cette déprise ne va pas sans une certaine mesure de protestation antitechnologique. Je dirai paradoxalement que toute culture introduit non seulement un
délai dans l’adaptation, mais encore un facteur de désadaptation, de [p. 195]
désenchantement, de désensorcellement technique, sans lequel l’homme moderne ne
peut faire un bon usage des biens de civilisation. Principalement dans une économie
consomptive comme celle vers laquelle nous semblons de plus en plus nous orienter, la
culture ne peut se définir seulement en termes de retard à la spécialisation, c’est-à-dire à
l’ajustement, mais aussi en termes de désajustement aux biens qui constituent de plus
en plus le monde de l’« immédiateté ». La tâche de la culture est ainsi de provoquer en
permanence un report de la désirabilité, des biens immédiats produits par la civilisation
technique vers des biens d’accès plus difficile, vers des plaisirs culturels plus complexes
et plus rares. Cette fonction de désadaptation par rapport à l’immédiateté, qui me paraît
être le grand problème du loisir (et en général de la jouissance des biens que nous
consommons), met en déroute toute philosophie étroitement pragmatiste de la culture,
toute philosophie qui pense l’homme en termes d’adaptation au milieu ; ou bien, si l’on
veut à tout prix garder ce concept d’adaptation pour assurer la continuité entre les
sciences de l’homme et les sciences naturelles, il faut dire que l’adaptation de l’homme
au monde artificiel de ses œuvres implique une certaine désadaptation à l’égard des
objets de sa désirabilité élémentaire. Autant dire que le concept d’adaptation se détruit
lui-même au contact de ce milieu paradoxal que l’homme se crée à lui-même par son
histoire culturelle.
Voilà pourquoi je vois dans le dévouement de l’Université à toutes les puissances du
langage une des formes de « ce service que la parole rend au travail » 10 . Notre
Université, dans la mesure où elle transmet une culture vivante (ce qui pose un autre
problème qui ne doit pas être mêlé avec celui de l’intention fondamentale d’une
entreprise d’enseignement en général) doit se refuser à la tentation technicienne, je veux
dire à la tentation de hâter l’adaptation de l’individu à son futur métier ; elle peut et elle
doit s’y refuser à la fois pour des raisons technologiques tenant aux conditions d’une
bonne adaptation aux techniques des métiers, et pour des raisons éthiques tenant aux
conditions d’un bon usage des biens de jouissance ; ces deux séries de raisons la
ramènent à son traditionnel service de la parole. C’est pourquoi je me sens en plein
accord avec des formules telles que celles-ci : « L’aptitude à apprendre et à s’adapter
tard devrait être l’objet primordial de l’enseignement, ou plutôt de l’éducation. » 11 —
« [Notre siècle] sait que l’humanité étant condamnée à devenir une fourmilière de
10
11
Ricœur reprend ici le titre d’une section de son « Travail et parole » (1953), Esprit 21, 1953, n° 198, p. 114
(repris dans RICŒUR Paul, Histoire et vérité, Paris, Éditions du Seuil, 1955, 1964, p. 230 – NdE).
Les chiffres renvoient aux pages d’Esprit, numéro spécial sur La Réforme de l’Enseignement (NdA). Ricœur
reprend ici un propos tenu par « plusieurs professeurs », cité dans « Réponses à l’enquête », Esprit 22,
1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 831 (NdE).
4
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
spécialistes, il [p. 196] faut distraire les spécialistes de l’oppression des choses en leur
fournissant les moyens d’accéder à une culture générale, à une culture humaine. » 12 –
« Car chaque pas que les civilisations modernes font vers le matérialisme, elles devraient
l’accompagner de l’écart nécessaire pour éviter la boue. » 13
Au reste, cet appel que le monde de la technique lance à la culture est aussi celui que
lui lance la démocratie politique. Les deux exigences sont connexes dans la mesure où
l’État, un parti, ou le Parti, usent des moyens psychologiques qui ressortissent au même
enchantement que la publicité dans la vie économique. À cet égard je contresigne les
déclarations si libérales, au plein sens du mot, d’Althusser sur la classe de philosophie
considérée comme « école de réflexion, de critique et de libération intellectuelle » 14 .
Finalement, les deux fonctions de la culture sont liées : fonction de la « théorie » en face
de la spécialisation et de la formation professionnelle prématurée, fonction de la réflexion
en face de la pression totalitaire venue de la sphère politique.
2° Si nous serrons maintenant de plus près le problème, et si nous passons de
l’intention la plus générale de la culture à la question de la place légitime des
« humanités » — je ne dis pas du latin — dans la culture, un second problème nous
affronte : est-il vrai que l’usage que la bourgeoisie a fait de la culture en général et des
« humanités » en particulier pour asseoir et consolider sa suprématie de classe justifie
une critique radicale de cette culture et de ces humanités, — je veux dire une critique qui
exclut qu’on en récupère le sens pour un autre type de civilisation et, plus modestement,
pour un autre contexte social de notre enseignement secondaire ? Ici aussi Esprit aura
aidé à éliminer une fausse alternative.
C’est un fait que « la population universitaire est l’image renversée de la population
active : c’est ainsi que les deux tiers de la population active que constituent les
travailleurs fournissent un neuvième de la population universitaire, tandis que le dernier
tiers, constitué par les classes bourgeoises ou moyennes, donne les huit neuvièmes de
ses étudiants à l’Université » 15 . Il y a donc une bataille à mener pour briser « cette
persévérance à déshériter de la culture les deux tiers » 16 des enfants de ce pays et pour
rapprocher la composition sociale de nos établissements scolaires de celle de la nation.
Mais nous entrons en pleine confusion lorsque nous mêlons à ce procès celui de « l’intellectualisme » de notre enseignement secondaire, ou de « l’abstraction » coupée de la vie,
ou celui du « formalisme » sans prise sur le réel. Il y a là certes un problème, dont on
aura à dire un mot plus loin ; mais ce [p. 197] problème pédagogique concerne la
manière d’enseigner les humanités ; il ne doit pas être mêlé au problème social de la
signification bourgeoise des « humanités ». Nous avons au contraire à poser, avec la plus
grande rigueur possible, le problème du rôle non plus général des enseignements
théoriques qui composent en bloc la culture, mais particulièrement des « humanités »
dans une société moderne en voie d’industrialisation rapide. La dénonciation de notre
enseignement secondaire comme enseignement de classe est une chose, la réflexion
critique sur la fonction des humanités dans une société non-bourgeoise en est une autre.
Il est parfaitement exact qu’actuellement la culture non spécialisée joue en faveur d’une
classe qui confirme son empire sur le travail des autres par sa maîtrise du langage et
finalement par la rhétorique ; mais la tâche de l’avenir est précisément de libérer la
signification universelle des humanités de sa fonction directe ou indirecte d’exploitation
sociale, en étendant à tous le bénéfice de ces humanités.
12
13
14
15
16
Propos de J.-P. Hébert, ibid., p. 831 (NdE).
Propos de J.-P. Hébert, ibid., p. 834 (NdE).
ALTHUSSER Louis, « L’enseignement de la philosophie », ibid., p. 862 (NdE).
Propos de M. Cayol, ibid., p. 867 (NdE).
Propos de J.-J. Mayoux, ibid., p. 868 (NdE).
5
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
Cette fonction universelle des « humanités » n’apparaît que si, d’autre part, on
dissocie le destin de la culture classique de l’apprentissage des langues mortes. Le
problème du latin est ici l’arbre qui cache la forêt. Non seulement le problème du latin ne
coïncide pas avec celui des humanités gréco-latines, mais celui-ci ne coïncide pas avec
celui des humanités pris dans sa totalité.
Le problème du latin n’épuise pas celui des études classiques ; sur ce point les
correspondants d’Esprit n’ont rien énoncé de scandaleux, ni même de révolutionnaire,
quand ils ont dit que l’accès à la littérature latine et grecque est un problème distinct de
celui de l’apprentissage du latin (et plus rarement, du grec) ; en vérité cette rupture est
déjà consommée et nous nous la cachons autant que nous pouvons ; nos élèves
n’accèdent plus à la culture antique par l’étude des langues mortes. Pire : l’illusion que
l’apprentissage des langues mortes est la voie royale conduisant au sanctuaire de l’âme
antique est responsable d’un système qui prive de cette culture l’immense majorité des
enfants qui « ne font pas de latin ». Notre devoir est de rendre, ou plutôt de donner enfin
à tous, dans le « tronc commun » du secondaire, la culture latine et grecque que seules
peuvent donner actuellement la lecture et l’étude des œuvres de l’Antiquité à travers des
traductions. Il n’est pas juste qu’Homère, Eschyle, Platon, Lucrèce, Tacite soient réservés
à ceux qui finalement ne peuvent pas les lire dans le texte, mais sont au plus capables de
« mettre en bon français » vingt lignes d’un auteur en trois heures de travail. J’entends
les objections : on n’accède pas à une culture par des traductions ! J’avoue que l’argument ne m’impressionne pas du tout ; il vaut [p. 198 évidemment pour la formation
des maîtres, non pour l’initiation des enfants, de tous les enfants à une culture, surtout à
la culture d’une langue morte. Aussi bien, nous avons presque tous découvert Tolstoï,
Dostoïevski et Kierkegaard en traduction ; sans doute aussi Shakespeare, Cervantès et
Dante, n’est-ce pas ? Les langues sont faites, pour être parlées — si possible — et
traduites, faute de mieux ; la traduction est le destin normal des langues, surtout si elles
sont mortes ; l’épreuve de la traduction est même une épreuve et une preuve
d’universalité. Tant mieux pour ceux qui, en outre, lisent (?) les chœurs d’Eschyle dans le
texte !
Le vrai problème est, à mon sens, premièrement de créer un véritable enseignement
d’humanités antiques, indépendamment du débrouillage des langues mortes (qui a
d’autres qualités mais peu de rapport avec la culture gréco-romaine) ; deuxièmement, de
trouver le juste équilibre entre les humanités antiques et les humanités modernes. Avec
ce second point nous abordons l’autre face du problème des humanités : le problème des
humanités gréco-latines n’est pas tout le problème des humanités. La vérité est que la
place de la culture gréco-latine est aujourd’hui contestée au sein même de notre
mémoire culturelle ; nous sommes passés progressivement d’un régime culturel
déterminé presque exclusivement par notre passé méditerranéen, à un régime culturel
déterminé également par les cultures vivantes du monde entier 17. La culture gréco-latine
derrière nous et les cultures étrangères à côté de nous se disputent en nous-mêmes la
primauté ; aujourd’hui les cultures anglaise, allemande, espagnole, italienne, russe, nous
instruisent et nous assiègent ; demain l’Extrême-Orient frappera avec plus d’insistance
aux portes de notre entendement et de notre sensibilité. Pour ma part je défendrais
vigoureusement les humanités gréco-latines — dignes de ce nom — contre un excès de
modernisme fondé sur l’argument que seules les cultures du monde actuel sont vivantes.
Le problème des humanités gréco-latines est celui-ci : pouvons-nous nous offrir
libéralement à toutes les influences aussi divergentes du monde actuel, sans en même
temps nous ré-enraciner dans nos origines, afin de préserver dans cette grande
17
Brun et Marquet ont remarquablement posé le problème du latin et de la culture, ibid., p. 849-852. D’une
manière générale l’article tout entier — « Le latin à sa place » — est juste et raisonnable (NdA).
6
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
compétition, qui ne cessera de s’élargir géographiquement et de devenir plus intime, la
fermeté d’une personnalité culturelle originale. La culture gréco-latine est le moyen
privilégié pour rééquilibrer l’âme moderne de plus en plus livrée à l’exotisme culturel. Il
faut avoir un « soi » pour communiquer avec les « autres » ; il faut [p. 199] avoir une
mémoire et une fidélité pour écouter les autres et apprendre d’eux 18.
Nous n’avons donc pas à défendre le latin, mais à fonder les humanités et à les
restituer à tous les enfants dans le « tronc commun » du secondaire. Ainsi conçues, les
humanités dépassent le destin de la société bourgeoise.
Dans un enseignement secondaire commun à tous, recruté dans toutes les classes de
la société et à l’image de cette société, la culture gréco-latine (elle-même distinguée de
l’apprentissage des langues mortes en tant qu’exercice pédagogique) trouverait enfin sa
vérité ; elle ne serait plus l’instrument et l’ornement verbal d’une classe dirigeante, mais
la mémoire de ce secteur d’humanité à quoi nous sommes maintenant réduits sur la
planète ; elle ne serait plus un exercice tronqué, résiduel, pratiqué sur un cadavre
linguistique, mais la lecture vivante des grandes œuvres qui donnent aux hommes une
part de leur humanité.
3° Est-ce à dire qu’il n’y ait pas de problème concernant « l’école et la vie », pour
reprendre la troisième des rubriques de l’enquête Esprit ? 19 Nullement ; mais ce problème
concerne moins l’orientation de notre enseignement que sa pédagogie. La vie qui fait
défaut à notre enseignement, c’est d’abord celle des œuvres et des pensées qu’il est
censé transmettre. Pour prendre un exemple dans le domaine que nous venons de
quitter, celui des humanités, ce qu’il faut reprocher à cet enseignement, ce n’est pas de
ne pas embrayer sur le « réel », sur la « vie » — ces reproches méconnaissent totalement
la distance que la culture institue par rapport au réel et à la vie, par la grâce du langage
et des œuvres écrites. Nous avons à lui reprocher d’avoir perdu le contact avec son
propre contenu humain, avec sa « raison » et son « mystère », comme dit si bien
Christiane Marcilhacy 20 . « On redoutera d’autant moins de faire à l’enseignement
scientifique et technique toute sa place que la part non scientifique de notre
enseignement aura transformé son esprit et ses méthodes. » 21 Encore faut-il que cet
enseignement ne [p. 200] tue pas les humanités mais leur rende la vie et transmette
cette vie aux adolescents. Voilà le vrai problème ; c’est précisément si on ne s’égare pas
du côté des faux problèmes de « la séparation entre le verbe et la pratique
contemporaine » 22, que celui de la vie propre de la culture transmise prend toute son
acuité.
Si l’on cherche dans cette direction, on s’engage dans une série de questions qui vont
beaucoup plus loin qu’une réforme des programmes ; si l’on peut faire un reproche à
l’enquête d’Esprit et aux réponses qui ont été faites, c’est de n’avoir pas donné assez
d’ampleur à la critique du régime des études dans notre enseignement, tellement marqué
18
19
20
21
22
Ceci dit, l’enseignement du latin comme langue morte pose un problème secondaire, mais réel, qui perdra
de son acuité le jour où la culture latine et grecque sera récupérée dans un enseignement authentique des
humanités. Il est très raisonnable de reconnaître au latin la valeur d’une discipline formatrice, comparable
à celle des mathématiques. Son rôle d’introduction grammaticale, morphologique, syntaxique et stylistique
au français est indéniable ; encore que le français doive surtout être enseigné à tous pour lui-même ; le
latin n’est-il pas enseigné pour lui-même, sans référence à son passé, du moins au niveau de l’enseignement secondaire ? Finalement, malgré tous ses mérites, l’enseignement du latin pour les élèves qui
arrêteront l’étude de la langue avant de la lire couramment, n’a à peu près aucun rapport avec le problème
des humanités antiques (NdA).
Plus exactement, « La pédagogie et la vie », Esprit 22, 1954, op. cit., p. 906-941. (NdE)
Propos de C. Marcilhacy, ibid., p. 836 et p. 839 (NdE).
Propos de C. Marcilhacy, ibid., p. 839 (NdE).
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), ibid., p. 907 (NdE).
7
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
par la tradition des Jésuites et du lycée napoléonien. Je crains que les « projets
d’organisation », avec lesquels nous avons tendance à identifier la réforme de
l’enseignement, ne restent lettre morte, si nous ne transformons pas profondément la vie
sociétaire qui naît de la transmission de la culture par la parole. Nous nous épuisons en
projets architectoniques, en réformes structurales, qui risquent d’être annulées par la
perpétuation des mêmes errements touchant la vie de la classe et le régime des
examens. Par exemple, je ne vois pas que l’on puisse transmettre les « humanités » —
gréco-latines et modernes — sans un changement profond de nos mœurs scolaires ; les
grandes œuvres exigent des lectures amples, des discussions dirigées dans des groupes
d’étude peu nombreux, d’où serait éliminé ce qui demeure encore de la relation du Maître
et de l’Esclave dans nos cours magistraux, enfin des interrogations et des travaux écrits
incorporés à l’examen terminal. Encore une fois, le droit de protester contre une
conception utilitaire de l’enseignement, contre une invasion de la formation
professionnelle anticipée, doit se mériter et se gagner par la vitalité même de notre
enseignement des humanités. La Vie ? C’est dans le contenu culturel lui-même qu’il faut
la créer.
Il est trop évident que notre régime d’examens et de concours est la clef de ce
problème de l’école et de la vie. Une réforme de l’enseignement qui se contenterait de
transformer le recrutement social de nos établissements et de modifier le cycle des
programmes dans un « tronc commun » du secondaire serait inopérante, si elle ne
mettait pas la pioche à notre édifice d’examens et de concours. André Latreille le dit avec
force : « Ces créations, le maintien ou le renforcement des examens sont le résultat
d’une conspiration de presque tous les éléments de la nation. » 23 L’esclavage des
enseignants sous les programmes et le bourrage des enfants, la falsification de la vie
sociétaire de la classe par la préoccupation de l’examen ou du concours, la stratification
d’une série de mandarinats dans la nation 24, sont autant de maladies professionnelles du
langage [p. 201] provoquées dans la vie sociétaire de l’enseignement par le champignon
de l’examinite. Il faut avouer que nous n’avons pas tiré les conséquences de cette
critique, hélas, impeccable. Une étude complète de la Réforme de l’Enseignement devrait
prendre à bras-le-corps ce problème des examens et des concours. Les deux clés sont le
baccalauréat et l’agrégation ; il faudrait ajouter sans doute les concours des grandes
écoles, mais je connais mal la question.
Pour ce qui est de l’agrégation je ne peux lire sans tristesse — puisque c’est mon
métier de préparer à l’agrégation — l’impitoyable réquisitoire contre l’agrégation écrit par
quatre candidats pourtant victorieux 25 : « Nous avons tous le sentiment que l’essentiel de
notre culture, nous l’avons acquis en dehors de l’agrégation, avant ou après. » 26 ; « En
fait, dans notre spécialité tout au moins, le concours d’agrégation ne répond à aucun des
buts qu’on peut raisonnablement lui fixer. » 27 ; « Grotesque mascarade qui nous a obligés
des mois durant à pontifier dans un vide intellectuel total ! » 28 ; « Tous, nous sommes
plus ou moins “vidésˮ, nous ne savons pour combien de temps, et par conséquent plus ou
moins inaptes à une tâche qui réclamerait de nous une communication de la vie aux
23
24
25
26
27
28
Propos d’A. Latreille, ibid., p. 925 (NdE).
Des numéros indiqués par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées à l’examen, ibid., p. 925-928 (NdE).
Des numéros indiqués ici par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées à l’agrégation, ibid., p. 929-932.
Celles-ci reprenaient un rapport rédigé collectivement par quatre étudiants en histoire-géographie, envoyé
à la rédaction quelques années plus tôt. Ces agrégés proposaient en conclusion de supprimer l’agrégation,
ou de la transformer sur le mode de celle de droit ou de médecine (NdE).
Ibid., p. 929 (NdE).
Ibid., p. 930 (NdE).
Ibid., p. 931 (NdE).
8
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
autres... » 29 Et les victimes du concours !... Le gaspillage d’espoir et de santé psychique
que représente l’échec !... Chacune des phrases de ce réquisitoire me frappe au cœur de
mon métier ; je crains qu’elles ne soient vraies et qu’il n’y ait pas d’autre réforme de
l’agrégation que sa suppression pure et simple. Je n’ignore pas la gravité d’une telle
proposition ; tant de lustre, en France et à l’étranger, est attaché à cette institution
spécifiquement française. Mais quand l’esprit de caste et le respect des vieilles choses
auront cessé de nous aveugler, il faudra bien, je le crains, nous rendre à l’évidence ;
cette opération chirurgicale est peut-être la condition de la santé du corps tout entier.
Peut-être faut-il attendre que le nouveau C.A.P.E.S. ait confirmé ses qualités 30 pour que
l’on puisse mettre hardiment la cognée à l’arbre de l’agrégation. Les vices intellectuels de
la préparation à l’agrégation me paraissent trop graves pour pouvoir être compensés par
la qualité des éléments de tête que ce forçage permet de dégager. Ce qu’on gagne au
début de la carrière des meilleurs, ne l’obtiendrait-on pas d’un plus grand nombre, si
l’Université exigeait plus d’effort de culture après les examens d’accès ? Notre régime ne
tient pas compte de ce que l’on apprend en enseignant et pour enseigner ; à vrai dire
notre système de barrages successifs n’exige pas du tout qu’on [p. 202] se cultive
après être entré dans la carrière ; peut-être même décourage-t-il d’un effort ultérieur de
culture. Je verrais volontiers l’institution d’une hiérarchisation — dans les promotions et
dans les primes annexées au traitement — en fonction du travail des enseignants
postérieurement à leur entrée en fonction. Le doctorat d’Université devrait peut-être
prendre la place qu’il a dans la plupart des autres pays ; un esprit de recherche plus libre,
un travail plus spontané et plus joyeux, un équilibre mental plus grand me paraissent
pouvoir être attachés à ce titre plutôt qu’à l’agrégation. Enfin l’Université n’a pas
seulement à encourager et récompenser le travail « post-concours » des enseignants, elle
doit en créer l’occasion et le goût : année sabbatique, voyages, conférences de
spécialités, etc. L’idée générale est la suivante : étaler sur la carrière l’effort qui est
concentré actuellement sur le forçage de l’agrégation.
Je crois que si notre édifice universitaire était dégagé par en haut, et guéri de ce mal
chronique de l’examinite, toute la maison recommencerait à respirer et à vivre. Et
d’abord nos Facultés des Lettres et des Sciences. La licence serait préparée dans un
meilleur esprit, si l’ombre de l’agrégation ne pesait pas déjà sur elle et si des réformes
annexes étaient jointes (extension du régime des « séminaires » ; création de postes de
« tuteurs » ou de conseillers en faveur d’étudiants avancés qu’on retiendrait ainsi dans les
Facultés au lieu de les laisser se perdre dans quelque internat éloigné et qui serviraient
de lien entre, d’une part, le travail de séminaire et de préparation des travaux écrits, et,
d’autre part, les enseignements magistraux et les travaux pratiques ; développement des
activités culturelles de liaison entre disciplines trop tôt cloisonnées à l’âge de l’étudiant ;
encouragement à la culture extra-universitaire et à la vie communautaire parmi les
étudiants, etc.). Peut-être faudrait-il aussi incorporer officiellement les notes des travaux
écrits de l’année et de travaux personnels libres dans la note terminale de la licence.
L’idée générale, c’est toujours : dégager la culture du carcan de l’examen et du
concours ; car c’est cela la « vie », dans l’univers du discours que constitue l’Université.
Quant au baccalauréat, nos suggestions ont été un peu courtes, mais bien orientées :
« on peut atténuer les effets de l’’examinite’ en limitant les épreuves à un oral pour les
élèves dont les moyennes annuelles seraient supérieures à une certaine note, en les
complétant par des entretiens avec le candidat et surtout en y diminuant la part de la
29
30
Ibid., p. 931 (NdE). Zadou-Naïsky [auteur d’un « Projet d’organisation de l’enseignement », ibid., p. 965981 (NdE)] n’est pas moins sévère, pas moins justement sévère (NdA).
Des numéros indiqués ici par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées au C.A.P.E.S., ibid., p. 933-941
(NdE).
9
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
mémoire et des exercices académiques » 31 . Zadou-Naïsky insiste aussi sur le rôle des
« épreuves de capacité » et des travaux personnels libres 32. Il faut avouer que tout cela
reste vague et appelle une étude [p. 203] systématique. L’idée générale, me semble-til, devrait être de transformer le baccalauréat en un diplôme de fin d’études secondaires
dans lequel : 1° les notes données aux travaux exécutés durant les années terminales
(ou de l’année terminale) seraient incorporées à la note finale ; 2° l’ampleur de l’examen
serait réduite pour les bons élèves ; 3° l’examen serait passé dans les établissements
eux-mêmes, sous la responsabilité d’une commission mixte composée des professeurs de
l’établissement qui connaissent le candidat et de professeurs extérieurs à l’établissement
qui ne le connaissent pas, afin d’additionner les avantages des deux situations et
d’atténuer leurs inconvénients.
Je ne pense aucunement que les examens soient un mal en soi. Ils ont la valeur de
toutes les sanctions : ils provoquent du dehors à l’effort par la récompense et la punition.
Ils sont une expression de la justice et de l’égalité dans l’accès aux professions publiques
et privées. Ils ont une certaine valeur de critère des capacités et du savoir. Le problème
n’est donc pas de tendre à les supprimer. Le problème est de les ramener à leur rôle
légitime, au-delà duquel ils deviennent une manière de perversion sociale. Il n’est pas
douteux que nous avons dépassé en France ce point critique, cette cote d’alerte, et que
la refonte de notre système d’examens et de concours est aussi importante que celle du
« plan d’études » proprement dit dans l’économie d’ensemble d’une Réforme de
l’Enseignement.
4° J’ajouterai, pour finir, que le problème de « l’école et la vie » ne me paraît pas se
limiter à la pédagogie de la classe et au régime des examens, mais qu’il a un rapport
certain avec un autre problème, celui des « deux écoles », l’école publique et l’école
privée. Nous avons consacré naguère un cahier d’Esprit à cette question 33 ; mais nous
avons négligé, dans le cahier consacré à la Réforme de l’Enseignement, de montrer la
connexion des deux problèmes et surtout la connexion des solutions des deux problèmes.
En un sens, il était sage de ne pas mêler les deux questions et de ne pas faire dépendre
la Réforme de l’Enseignement public de la solution donnée au problème national et
politique du statut de l’école, ce problème étant pour l’instant dans l’impasse. Mais, après
coup, il n’est peut-être pas inutile d’apercevoir les liens entre les deux groupes de projets
qu’Esprit a élaborés séparément.
Si notre système d’examen est si rigide, n’est-ce pas parce qu’il faut faire
comparaître les enfants des deux écoles devant des étrangers à leurs études ? Si notre
appareil administratif laisse si peu de place aux initiatives locales, aux créations et aux
aventures pédagogiques marquées par des personnalités douées, n’est-ce pas parce que
l’État a été obligé de dresser en face de l’école confessionnelle [p. 204] une machine
d’un seul tenant, directement unifiée par un règlement central ? Le résultat est que nous
nous usons en projets architectoniques qui sont censés révolutionner l’édifice scolaire de
bas en haut et de haut en bas ; nous sommes condamnés par notre système tout d’une
pièce à la loi du tout ou rien ; l’expérimentation libre et limitée y est à peu près
31
32
33
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), ibid., p. 928 (NdE).
ZADOU-NAÏSKY G., « Projet d’organisation de l’enseignement », ibid., p. 974-980 (NdE).
Ricœur semble faire ici référence au numéro intitulé Propositions de paix scolaire (Esprit 17, n° 154 ; son
nom n’apparaît pas, toutefois, parmi ceux des contributeurs). Une seconde livraison traita la même année
du même sujet : Suite aux propositions de paix scolaire. Critiques et compléments (Esprit 17, n° 160).
Ricœur s’exprimera directement sur la question de la laïcité scolaire dans la revue de la Fédération
protestante qu’il dirige ; voir par exemple « Le Protestantisme et la question scolaire [conférence dans le
cadre “Positions protestantes”, Strasbourg, février 1954] », Foi-Éducation 24, 1954, p. 48-59. (NdE)
10
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
impossible et même inconcevable. Bien plus, la Réforme de l’Enseignement apparaît
comme une réforme partielle de l’appareil de l’État et ne semble pas possible en dehors
d’un mouvement de rénovation affectant les autres institutions. Un regret revient sans
cesse sous la plume de nos correspondants : la Réforme de l’Enseignement n’a pas eu
lieu, parce que les autres réformes n’ont pas eu lieu.
C’est ici que les solutions que nous avons proposées pour résoudre le conflit des deux
écoles me paraissent également valables pour résoudre le problème de « la vie et
l’école ». Nous avions proposé de donner à l’Université le statut d’une institution
autonome, distincte de l’administration publique, gérée par les maîtres, les familles et les
représentants de l’État ; nous avions suggéré que cette Université de la Nation, ce corps
social désétatisé, ait la structure la plus différenciée qui soit compatible avec l’unité
minimale d’un organisme cohérent, de manière à incorporer des formules géographiques
variées, des formules pédagogiques diverses, des expériences originales, et pas
seulement des traditions consolidées. Je suis convaincu que toutes les suggestions que
nous avons faites dans notre récent numéro ne trouveront leur champ d’application que
dans une telle Université autonome.
En particulier, tant que le secteur éducatif de la nation n’aura pas été décollé de
l’État, comme un secteur différencié, — et « pédagogisé » (si j’ose dire !) dans la mesure
où il sera dépolitisé — et tant que cette Université n’aura pas procédé à sa radicale
décentralisation, je doute que nous guérissions de notre examinite chronique ; le
« monstre froid » dont parle Jean-Marie Domenach restera « accroupi sur notre système
scolaire, qu’il régente et digère à la fois, l’Examen, pourvoyeur à son tour d’une autre
bête, plus farouche encore, le Concours » 34.
On me dira : comment pouvez-vous à la fois prôner le « tronc unique » de
l’enseignement secondaire et cette décentralisation géographique et fonctionnelle de
l’Université ? Je ne vois aucune contradiction entre une unification du plan d’étude que
tout établissement aurait à respecter, et une décentralisation de l’expérience
pédagogique d’une part, et de la distribution des grades universitaires d’autre part ; nous
avons déjà cette décentralisation pour la licence, par exemple, où la structure des
certificats est une affaire nationale, la conduite des études et l’appréciation [dernière
page] des candidats une affaire intérieure des Facultés. Il me semble que la France a ici
un problème spécial, très différent de celui des pays anglo-saxons par exemple ; dans ces
pays, en Amérique surtout, la dispersion des grades académiques est totale ; un Master
of Arts de tel Collège, de telle Université vaut tant, celui d’une autre institution vaut
tant ; les expériences pédagogiques sont variées, voire anarchiques ; les établissements
d’État (qui ne sont jamais aux États-Unis des établissements fédéraux) étendent leurs
propres ramifications à travers ce dédale d’institutions privées, le plus souvent de haute
qualité. Nous n’avons pas à imiter ce système ; chaque pays hérite une structure
éducative liée à une aventure nationale strictement inimitable. Nous ne pouvons faire
que notre Université ne soit le produit d’abord de la sécularisation d’un système clérical
tendant déjà à la centralisation, puis du centralisme jacobin et napoléonien, puis de la
lutte de la République et de l’Église. On n’a pas les ancêtres qu’on veut. Il faut travailler,
si l’on peut dire, avec ceux que l’histoire donne. Nous avons donc à préserver un certain
héritage, caractérisé en particulier par une grille nationale de diplômes et par un plan
national des études ; nous n’avons aucunement à créer artificiellement les conditions
d’une anarchie des grades académiques à laquelle une autre nation peut être ajustée par
la coutume. Mais il nous faut aller, je crois, aussi loin qu’il est possible dans le sens de
l’autonomie de gestion, d’invention et d’expérience, sans rompre pour autant l’unité
34
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), Esprit 22, 1954, op. cit., p. 924 (NdE).
11
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
approximative de niveau dans l’attribution des grades universitaires et sans ruiner l’unité
d’intention et de plan du programme des études. Bref nous avons à la fois à remembrer
notre plan d’étude dans un « tronc commun » du secondaire et à autonomiser les unités
pédagogiques. L’exemple des autres pays prend ici sa valeur ; il peut nous guérir de
notre propre dogmatisme, en nous révélant que notre expérience pédagogique est aussi
contingente que celle des autres, et nous inciter à corriger les vices de notre système,
qui souvent sont inverses de ceux de tel pays étranger, mais qui sont aussi la rançon de
réelles qualités que l’étranger nous reconnaît.
Voilà en quel sens les deux problèmes de « l’École et la Nation » et de « la Réforme de
l’Enseignement » me paraissent solidaires, en dépit des circonstances qui nous
contraignent à les disjoindre. L’appel de la vie, dans le cadre même d’une institution du
langage, conduit à de radicales mises en question. Mais l’appel de la vie ne peut nous
mener à nous renier comme enseignants, à avoir honte de parler seulement. Car pour
nous, enseignants, nous n’avons pas d’autre vœu, à travers tous nos projets de réforme
de l’enseignement, que de pouvoir enfin parler dans nos classes.
Paul RICŒUR
12
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
1 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
Hegel auho
religieu
Note éditoriale
Ce texte est paru dans la revue Esprit en 1955, dans un numéro placé sous le signe de la
« Réforme de l’enseignement »
1
. Comme les essais de Henri-Irénée Marrou, Albert Béguin et Paul
Fraisse aux côtés desquels il figure, il fait un large écho au numéro d’Esprit paru en juin 1954,
consacré lui aussi à la « Réforme de l’enseignement »
2
. La notice rédactionnelle placée en tête de la
livraison de 1955 précise à l’intention des lecteurs que cette fois les « essais de réflexion [sont]
moins strictement orientés vers les réformes à réaliser pratiquement. Ils reprennent, dans l’optique
personnelle et selon l’expérience de chacun de leurs auteurs, la question de fond que l’on peut
désigner comme le dilemme “culture-éducation” »
3
. Il est vrai que la livraison de 1954 était surtout
riche en enquêtes, analyses chiffrées et états des lieux : parti du constat général de la grande
misère de l’enseignement (trop peu d’écoles au regard de l’accroissement de la population scolaire)
et du caractère totalement insuffisant de la réforme entreprise par le gouvernement, déplorant le
caractère très inégalitaire de l’accès à l’enseignement supérieur, le numéro faisait le tour des
nombreux problèmes (le rôle des humanités, la place du latin, l’enseignement de la philosophie et
de la médecine, l’enseignement technique, etc.) auxquels la France, mal remise du récent conflit,
se devait de faire face mieux qu’elle n’avait commencé à le faire.
Dans sa contribution personnelle à ce grand débat, Ricœur reprend, défend et approfondit
certaines positions prises en juin 1954 par la rédaction d’Esprit et par ses collaborateurs. Son essai
est révélateur d’une certaine méthode de travail et d’engagement de la pensée. Il s’appuie tout
d’abord sur une élaboration conceptuelle préalable, en l’occurrence le couple travail-parole, qui
avait fait l’objet d’un essai paru lui aussi dans Esprit, en 1953
4
. « Travail et parole » comportait
déjà des motifs inspirés de préoccupations politiques et sociales du moment, par exemple la
survalorisation de la notion de travail dans la pensée sociale, notamment marxiste
5
. Il faisait partie
de ces écrits de circonstance que Ricœur a choisi de présenter comme tels dans sa préface à
Histoire et vérité
6
, mais qui n’en offraient pas moins, selon lui, les éléments essentiels de sa
pensée « éthique », et plus particulièrement politique
7
. « La parole est mon royaume » est, par
comparaison avec « Travail et parole », encore davantage lié aux circonstances qui ont motivé la
réflexion ; Ricœur peut s’y livrer à des raccourcis précieux, des fulgurances, en ne s’embarrassant
pas des étapes qui le mènent aux concepts : ici, les concepts de travail et parole sont justifiés par
leur usage même au sein de la discussion. Dans un texte comme celui-ci, Ricœur s’engage encore
1
« La parole est mon royaume », Esprit 23, 1955, n° 223 (Réforme de l’enseignement), p. 192-205.
2
Esprit 22, 1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 801-981.
3
Esprit 23, 1955, n° 223 (Réforme de l’enseignement), p. 177.
4
Ricœur, « Travail et parole » (1953), Esprit 21, 1953, n° 198, p. 96-117, repris dans Histoire et vérité, Paris,
Éditions du Seuil, 1955, 1964, p. 210-233.
5
Ricœur s’y inquiétait de l’inflation de la notion de travail, où celui-ci en vient à « désigne[r] toute la condition
incarnée de l’homme, puisqu’il n’est rien que l’homme n’opère par une activité laborieuse ; il n’est rien
d’humain qui ne soit praxis » (ibid., p. 211). L’expression d’une forme civique et philosophique d’inquiétude
(« c’est précisément cette apothéose du travail qui m’inquiète. Une notion qui signifie tout ne signifie plus
rien », écrivait-il alors, ibid., p. 211) trouvait alors sa réponse dans la dialectique des concepts, Ricœur
choisissant de lier travail et parole.
6
Ricœur, « Préface », Histoire et vérité, op. cit., p. 7sq.
7
« Travail et parole » (comme « Vérité et mensonge », « L’homme non-violent et sa présence à l’histoire », « État
et violence » et « Le paradoxe politique »), relève explicitement d’une « critique de civilisation ; on y tente une
reprise réflexive de certaines pulsions civilisatrices de notre époque ; tous ces textes sont orientés vers une
pédagogie politique », non sans lien d’ailleurs avec la pensée d’Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit
(ibid., p. 7).
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
© Fonds Ricœur
2 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
plus résolument dans des débats d’actualité, ancrant, mois après mois, sa réflexion dans la vie
sociale, attestant — comme le veut ce texte même — que l’utilité sociale de l’intellectuel, sa
dignité, est de mettre sa compétence propre — sa capacité à parler — au service de la société
8
.
(Daniel Frey, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : Dans « La parole est mon royaume », paru en 1955 dans un numéro d’Esprit placé sous
le signe de la « Réforme de l’enseignement », Ricœur reprend, défend et approfondit certaines
positions prises en juin 1954 par la rédaction d’Esprit et par ses collaborateurs, en s’appuyant
notamment sur sa propre élaboration conceptuelle du couple travail-parole.
Mots-clés : Enseignement ; Université ; formation professionnelle ; Humanités ; latin ; traduction.
Rubrique : Autour d’Histoire et vérité & réflexions sociales et politiques dans le sillage du
christianisme social (1946-1967).
~
p. 192
u’est-ce que je fais quand j’enseigne ? Je parle. Je n’ai pas d’autre gagne-pain et je
n’ai pas d’autre dignité ; je n’ai pas d’autre manière de transformer le monde et je
n’ai pas d’autre influence sur les hommes. La parole est mon travail ; la parole est
mon royaume.
Mes élèves auront pour la plupart une autre relation avec les choses et les hommes ;
ils construiront quelque chose avec leurs mains ; ou bien ils parleront et écriront dans des
bureaux, des magasins, des administrations ; mais leur parole ne sera pas une parole qui
enseigne ; ce sera un fragment d’action, un ordre, un plan, une ébauche d’action. Ma
parole ne commence aucune action, ne commande aucune action qui puisse tomber
directement ou indirectement dans la production ; je parle seulement pour communiquer
à la génération adolescente ce que sait et ce que cherche la génération adulte. Cette
communication par la parole d’un savoir acquis et d’une recherche en mouvement est ma
raison d’être : mon métier et mon honneur. Je ne serai pas jaloux de ceux qui sont
« dans la vie », qui ont « prise sur le réel », comme disent les enseignants mécontents
d’eux-mêmes. Mon réel et ma vie, c’est l’empire des mots, des phrases et des discours.
Je peux parcourir le vaste champ des matières enseignées : chacune d’elles s’est
suscité une manière de parler qui l’articule en elle-même, l’exprime pour moi-même et
l’annonce pour un autre. Si j’enseigne les mathématiques, je deviens, dans l’acte
d’enseigner, le mot qui s’épuise dans la dénomination exacte, la phrase réduite à la
signification pure, le discours constructeur de la preuve, bref la parole scellée par la
nécessité. Si j’enseigne la poésie, je m’approche, avec les ressources de ma prose, d’un
langage qui, à l’inverse du langage exactement signifiant, dit infiniment au-delà de ce
qu’il signifie, d’un langage qui crée et recrée la substance des présences et des
correspondances par
[p. 193]
l’union charnelle du sens et de la voix. Si j’enseigne les
sciences de la nature, je suis le serviteur d’un autre langage, qui décrit le monde, qui
articule simultanément le fait et la loi, qui véhicule l’objectivité de tous mes objets et
8
Tous les italiques sont de Ricœur. Les notes de Ricœur inchangées sont signalées par (NdA) — note de
l’auteur. Les notes qui ne sont pas de sa plume ou les ajouts sont signalés par (NdE) — note de l’éditeur.
Q
3 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
l’universalité de tous les énoncés sur le monde. Si je suis historien, j’entre dans un
discours qui est né du récit et qui tend vers la rigueur d’une langue capable de
transformer une trace en document, d’analyser et de relier, de reconstruire et de faire
revivre. Si j’enseigne les langues vivantes, je suis au service de la pure communication,
par-delà la différence des langues ; je lutte contre la différence, je cherche l’autre homme
dans son autre langue et dans l’écriture de ses œuvres. Si j’enseigne la philosophie, c’est
encore à l’édification d’un discours que je me dévoue, d’un discours qui ne soit plus
seulement symbole comme celui du mathématicien, mais réalité ; qui ne soit plus
seulement poésie, mais vérité ; qui ne soit plus fait, mais condition de possibilité ; qui ne
soit plus récit, mais ordre et raison.
L’Université, c’est l’Univers des puissances multiples du langage dans le moment de
la communication du « dire ». Dès lors il est une seule chose qu’une Réforme de
l’Enseignement ne peut se proposer d’atteindre : la fin du règne de la parole dans
l’enseignement ! Toute réforme est réforme à l’intérieur du langage qu’une génération
parle à l’autre pour lui transmettre les fruits et le mouvement de sa culture.
Tel est le noyau de toute méditation préjudicielle à une réforme de l’enseignement en
général ; le reste se construit sur cette base ; le reste : et d’abord tout ce que nous
appelons éducation. C’est une véritable vie en commun qui naît autour de la
communication du savoir, une vie sociétaire qui a ses règles, son esprit et son cœur ; et
l’homme tout entier s’y exerce. Mais cette vie n’est pas la vie dans les métiers, dans la
cité, dans le monde ; c’est une vie complète — ou du moins la vie de l’école devrait être
une vie digne de ce nom —, mais cette vie est entièrement réglée par la tâche majeure
de la parole et non par l’efficience professionnelle. C’est pourquoi il est exclu qu’une
réforme de l’enseignement puisse se proposer d’édifier la vie sociétaire de la classe, de
l’école, de l’Université à l’image des relations humaines dans la vie professionnelle ; cette
vie ne peut être une anticipation ou une reproduction à échelle réduite de la vie réelle, si
l’on décide d’appeler vie réelle la vie professionnelle, l’insertion de l’homme dans la
division sociale du travail ; cette vie est la vie propre d’une communauté engendrée par
la communication du savoir d’une génération à une autre. L’école est éducatrice parce
qu’elle est enseignante, et non l’inverse.
[p. 194]
Guidé par cette réflexion préjudicielle, je tente de faire le tour des faux problèmes
qu’Esprit a contribué à dissiper dans le numéro spécial consacré à la Réforme de l’Ensei-
gnement
9
, et aussi le tour des vrais problèmes que ce numéro a orientés vers une
solution raisonnable.
1° Il est faux que notre pays ait à se repentir de sa tradition universitaire et à réduire
la part de la culture désintéressée dans l’enseignement — qu’il s’agisse de théorie
mathématique, de connaissance des cultures étrangères, d’histoire et de géographie,
d’humanités classiques, de philosophie —, sous prétexte qu’il doit maintenant accélérer
sa modernisation. C’est vrai que l’industrialisation est l’impératif majeur pour notre pays,
s’il doit survivre même comme pays de haute culture. Mais l’alternative : culture
désintéressée ou spécialisation anticipée, est un faux dilemme à l’âge scolaire avant la fin
de l’actuel second degré. Je suis frappé au contraire par le langage que tiennent les
technologues : le retard à la spécialisation est, dans le monde moderne, nous disent-ils,
un facteur d’ajustement ; si l’adaptation aux techniques doit être de haute qualité, c’est-
à-dire si elle doit réserver une part de mobilité professionnelle, d’ajustement polyvalent,
de coordination entre techniques spéciales, si elle doit rester intelligente et inventive, il
faut qu’elle soit culturellement dominée. Vue du point de vue technologique, cette culture
9
Esprit 22, 1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 801-981 (NdE).
4 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
qui nous apparaissait tout à l’heure comme l’alternative du langage opposée au monde
de l’action, prend figure de retard à la spécialisation ; à ce titre, l’ajournement dans
l’adaptation est une fonction de l’adaptation elle-même ; elle est comme le « grand
détour » entre l’homme et ses pouvoirs. Bien plus, même d’un point de vue
technologique, la culture désintéressée, la « théorie » au sens le plus large du mot, est
loin de se réduire à cette fonction de délai dans l’adaptation. Nous savons aujourd’hui
que le loisir dégagé par la productivité du travail pose un problème qui tendra à devenir
aussi important que celui de l’ajustement au travail, celui de l’emploi du loisir ; désormais
toute culture doit préparer au travail et au loisir, au rythme travail-loisir ; or dans le
loisir, l’homme, usager des biens et des services que la technique met à son service,
affronte un cycle nouveau de problèmes qui ne se posent plus en termes techniques
d’adaptation, mais en termes éthiques de maîtrise. Il faut même dire que toute maîtrise
implique le pouvoir de se déprendre des objets sur lesquels nous cherchons à avoir prise
pour en jouir. Cette déprise ne va pas sans une certaine mesure de protestation anti-
technologique. Je dirai paradoxalement que toute culture introduit non seulement un
délai dans l’adaptation, mais encore un facteur de désadaptation, de
[p. 195]
désenchantement, de désensorcellement technique, sans lequel l’homme moderne ne
peut faire un bon usage des biens de civilisation. Principalement dans une économie
consomptive comme celle vers laquelle nous semblons de plus en plus nous orienter, la
culture ne peut se définir seulement en termes de retard à la spécialisation, c’est-à-dire à
l’ajustement, mais aussi en termes de désajustement aux biens qui constituent de plus
en plus le monde de l’« immédiateté ». La tâche de la culture est ainsi de provoquer en
permanence un report de la désirabilité, des biens immédiats produits par la civilisation
technique vers des biens d’accès plus difficile, vers des plaisirs culturels plus complexes
et plus rares. Cette fonction de désadaptation par rapport à l’immédiateté, qui me paraît
être le grand problème du loisir (et en général de la jouissance des biens que nous
consommons), met en déroute toute philosophie étroitement pragmatiste de la culture,
toute philosophie qui pense l’homme en termes d’adaptation au milieu ; ou bien, si l’on
veut à tout prix garder ce concept d’adaptation pour assurer la continuité entre les
sciences de l’homme et les sciences naturelles, il faut dire que l’adaptation de l’homme
au monde artificiel de ses œuvres implique une certaine désadaptation à l’égard des
objets de sa désirabilité élémentaire. Autant dire que le concept d’adaptation se détruit
lui-même au contact de ce milieu paradoxal que l’homme se crée à lui-même par son
histoire culturelle.
Voilà pourquoi je vois dans le dévouement de l’Université à toutes les puissances du
langage une des formes de « ce service que la parole rend au travail »
10
. Notre
Université, dans la mesure où elle transmet une culture vivante (ce qui pose un autre
problème qui ne doit pas être mêlé avec celui de l’intention fondamentale d’une
entreprise d’enseignement en général) doit se refuser à la tentation technicienne, je veux
dire à la tentation de hâter l’adaptation de l’individu à son futur métier ; elle peut et elle
doit s’y refuser à la fois pour des raisons technologiques tenant aux conditions d’une
bonne adaptation aux techniques des métiers, et pour des raisons éthiques tenant aux
conditions d’un bon usage des biens de jouissance ; ces deux séries de raisons la
ramènent à son traditionnel service de la parole. C’est pourquoi je me sens en plein
accord avec des formules telles que celles-ci : « L’aptitude à apprendre et à s’adapter
tard devrait être l’objet primordial de l’enseignement, ou plutôt de l’éducation. »
11
—
« [Notre siècle] sait que l’humanité étant condamnée à devenir une fourmilière de
10
Ricœur reprend ici le titre d’une section de son « Travail et parole » (1953), Esprit 21, 1953, n° 198, p. 114
(repris dans R
ICŒUR
Paul, Histoire et vérité, Paris, Éditions du Seuil, 1955, 1964, p. 230 – NdE).
11
Les chiffres renvoient aux pages d’Esprit, numéro spécial sur La Réforme de l’Enseignement (NdA). Ricœur
reprend ici un propos tenu par « plusieurs professeurs », cité dans « Réponses à l’enquête », Esprit 22,
1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 831 (NdE).
5 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
spécialistes, il
[p. 196]
faut distraire les spécialistes de l’oppression des choses en leur
fournissant les moyens d’accéder à une culture générale, à une culture humaine. »
12
–
« Car chaque pas que les civilisations modernes font vers le matérialisme, elles devraient
l’accompagner de l’écart nécessaire pour éviter la boue. »
13
Au reste, cet appel que le monde de la technique lance à la culture est aussi celui que
lui lance la démocratie politique. Les deux exigences sont connexes dans la mesure où
l’État, un parti, ou le Parti, usent des moyens psychologiques qui ressortissent au même
enchantement que la publicité dans la vie économique. À cet égard je contresigne les
déclarations si libérales, au plein sens du mot, d’Althusser sur la classe de philosophie
considérée comme « école de réflexion, de critique et de libération intellectuelle »
14
.
Finalement, les deux fonctions de la culture sont liées : fonction de la « théorie » en face
de la spécialisation et de la formation professionnelle prématurée, fonction de la réflexion
en face de la pression totalitaire venue de la sphère politique.
2° Si nous serrons maintenant de plus près le problème, et si nous passons de
l’intention la plus générale de la culture à la question de la place légitime des
« humanités » — je ne dis pas du latin — dans la culture, un second problème nous
affronte : est-il vrai que l’usage que la bourgeoisie a fait de la culture en général et des
« humanités » en particulier pour asseoir et consolider sa suprématie de classe justifie
une critique radicale de cette culture et de ces humanités, — je veux dire une critique qui
exclut qu’on en récupère le sens pour un autre type de civilisation et, plus modestement,
pour un autre contexte social de notre enseignement secondaire ? Ici aussi Esprit aura
aidé à éliminer une fausse alternative.
C’est un fait que « la population universitaire est l’image renversée de la population
active : c’est ainsi que les deux tiers de la population active que constituent les
travailleurs fournissent un neuvième de la population universitaire, tandis que le dernier
tiers, constitué par les classes bourgeoises ou moyennes, donne les huit neuvièmes de
ses étudiants à l’Université »
15
. Il y a donc une bataille à mener pour briser « cette
persévérance à déshériter de la culture les deux tiers »
16
des enfants de ce pays et pour
rapprocher la composition sociale de nos établissements scolaires de celle de la nation.
Mais nous entrons en pleine confusion lorsque nous mêlons à ce procès celui de « l’intel-
lectualisme » de notre enseignement secondaire, ou de « l’abstraction » coupée de la vie,
ou celui du « formalisme » sans prise sur le réel. Il y a là certes un problème, dont on
aura à dire un mot plus loin ; mais ce
[p. 197]
problème pédagogique concerne la
manière d’enseigner les humanités ; il ne doit pas être mêlé au problème social de la
signification bourgeoise des « humanités ». Nous avons au contraire à poser, avec la plus
grande rigueur possible, le problème du rôle non plus général des enseignements
théoriques qui composent en bloc la culture, mais particulièrement des « humanités »
dans une société moderne en voie d’industrialisation rapide. La dénonciation de notre
enseignement secondaire comme enseignement de classe est une chose, la réflexion
critique sur la fonction des humanités dans une société non-bourgeoise en est une autre.
Il est parfaitement exact qu’actuellement la culture non spécialisée joue en faveur d’une
classe qui confirme son empire sur le travail des autres par sa maîtrise du langage et
finalement par la rhétorique ; mais la tâche de l’avenir est précisément de libérer la
signification universelle des humanités de sa fonction directe ou indirecte d’exploitation
sociale, en étendant à tous le bénéfice de ces humanités.
12
Propos de J.-P. Hébert, ibid., p. 831 (NdE).
13
Propos de J.-P. Hébert, ibid., p. 834 (NdE).
14
A
LTHUSSER
Louis, « L’enseignement de la philosophie », ibid., p. 862 (NdE).
15
Propos de M. Cayol, ibid., p. 867 (NdE).
16
Propos de J.-J. Mayoux, ibid., p. 868 (NdE).
6 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
Cette fonction universelle des « humanités » n’apparaît que si, d’autre part, on
dissocie le destin de la culture classique de l’apprentissage des langues mortes. Le
problème du latin est ici l’arbre qui cache la forêt. Non seulement le problème du latin ne
coïncide pas avec celui des humanités gréco-latines, mais celui-ci ne coïncide pas avec
celui des humanités pris dans sa totalité.
Le problème du latin n’épuise pas celui des études classiques ; sur ce point les
correspondants d’Esprit n’ont rien énoncé de scandaleux, ni même de révolutionnaire,
quand ils ont dit que l’accès à la littérature latine et grecque est un problème distinct de
celui de l’apprentissage du latin (et plus rarement, du grec) ; en vérité cette rupture est
déjà consommée et nous nous la cachons autant que nous pouvons ; nos élèves
n’accèdent plus à la culture antique par l’étude des langues mortes. Pire : l’illusion que
l’apprentissage des langues mortes est la voie royale conduisant au sanctuaire de l’âme
antique est responsable d’un système qui prive de cette culture l’immense majorité des
enfants qui « ne font pas de latin ». Notre devoir est de rendre, ou plutôt de donner enfin
à tous, dans le « tronc commun » du secondaire, la culture latine et grecque que seules
peuvent donner actuellement la lecture et l’étude des œuvres de l’Antiquité à travers des
traductions. Il n’est pas juste qu’Homère, Eschyle, Platon, Lucrèce, Tacite soient réservés
à ceux qui finalement ne peuvent pas les lire dans le texte, mais sont au plus capables de
« mettre en bon français » vingt lignes d’un auteur en trois heures de travail. J’entends
les objections : on n’accède pas à une culture par des traductions ! J’avoue que l’argu-
ment ne m’impressionne pas du tout ; il vaut
[p. 198
évidemment pour la formation
des maîtres, non pour l’initiation des enfants, de tous les enfants à une culture, surtout à
la culture d’une langue morte. Aussi bien, nous avons presque tous découvert Tolstoï,
Dostoïevski et Kierkegaard en traduction ; sans doute aussi Shakespeare, Cervantès et
Dante, n’est-ce pas ? Les langues sont faites, pour être parlées — si possible — et
traduites, faute de mieux ; la traduction est le destin normal des langues, surtout si elles
sont mortes ; l’épreuve de la traduction est même une épreuve et une preuve
d’universalité. Tant mieux pour ceux qui, en outre, lisent (?) les chœurs d’Eschyle dans le
texte !
Le vrai problème est, à mon sens, premièrement de créer un véritable enseignement
d’humanités antiques, indépendamment du débrouillage des langues mortes (qui a
d’autres qualités mais peu de rapport avec la culture gréco-romaine) ; deuxièmement, de
trouver le juste équilibre entre les humanités antiques et les humanités modernes. Avec
ce second point nous abordons l’autre face du problème des humanités : le problème des
humanités gréco-latines n’est pas tout le problème des humanités. La vérité est que la
place de la culture gréco-latine est aujourd’hui contestée au sein même de notre
mémoire culturelle ; nous sommes passés progressivement d’un régime culturel
déterminé presque exclusivement par notre passé méditerranéen, à un régime culturel
déterminé également par les cultures vivantes du monde entier
17
. La culture gréco-latine
derrière nous et les cultures étrangères à côté de nous se disputent en nous-mêmes la
primauté ; aujourd’hui les cultures anglaise, allemande, espagnole, italienne, russe, nous
instruisent et nous assiègent ; demain l’Extrême-Orient frappera avec plus d’insistance
aux portes de notre entendement et de notre sensibilité. Pour ma part je défendrais
vigoureusement les humanités gréco-latines — dignes de ce nom — contre un excès de
modernisme fondé sur l’argument que seules les cultures du monde actuel sont vivantes.
Le problème des humanités gréco-latines est celui-ci : pouvons-nous nous offrir
libéralement à toutes les influences aussi divergentes du monde actuel, sans en même
temps nous ré-enraciner dans nos origines, afin de préserver dans cette grande
17
Brun et Marquet ont remarquablement posé le problème du latin et de la culture, ibid., p. 849-852. D’une
manière générale l’article tout entier — « Le latin à sa place » — est juste et raisonnable (NdA).
7 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
compétition, qui ne cessera de s’élargir géographiquement et de devenir plus intime, la
fermeté d’une personnalité culturelle originale. La culture gréco-latine est le moyen
privilégié pour rééquilibrer l’âme moderne de plus en plus livrée à l’exotisme culturel. Il
faut avoir un « soi » pour communiquer avec les « autres » ; il faut
[p. 199]
avoir une
mémoire et une fidélité pour écouter les autres et apprendre d’eux
18
.
Nous n’avons donc pas à défendre le latin, mais à fonder les humanités et à les
restituer à tous les enfants dans le « tronc commun » du secondaire. Ainsi conçues, les
humanités dépassent le destin de la société bourgeoise.
Dans un enseignement secondaire commun à tous, recruté dans toutes les classes de
la société et à l’image de cette société, la culture gréco-latine (elle-même distinguée de
l’apprentissage des langues mortes en tant qu’exercice pédagogique) trouverait enfin sa
vérité ; elle ne serait plus l’instrument et l’ornement verbal d’une classe dirigeante, mais
la mémoire de ce secteur d’humanité à quoi nous sommes maintenant réduits sur la
planète ; elle ne serait plus un exercice tronqué, résiduel, pratiqué sur un cadavre
linguistique, mais la lecture vivante des grandes œuvres qui donnent aux hommes une
part de leur humanité.
3° Est-ce à dire qu’il n’y ait pas de problème concernant « l’école et la vie », pour
reprendre la troisième des rubriques de l’enquête Esprit ?
19
Nullement ; mais ce problème
concerne moins l’orientation de notre enseignement que sa pédagogie. La vie qui fait
défaut à notre enseignement, c’est d’abord celle des œuvres et des pensées qu’il est
censé transmettre. Pour prendre un exemple dans le domaine que nous venons de
quitter, celui des humanités, ce qu’il faut reprocher à cet enseignement, ce n’est pas de
ne pas embrayer sur le « réel », sur la « vie » — ces reproches méconnaissent totalement
la distance que la culture institue par rapport au réel et à la vie, par la grâce du langage
et des œuvres écrites. Nous avons à lui reprocher d’avoir perdu le contact avec son
propre contenu humain, avec sa « raison » et son « mystère », comme dit si bien
Christiane Marcilhacy
20
. « On redoutera d’autant moins de faire à l’enseignement
scientifique et technique toute sa place que la part non scientifique de notre
enseignement aura transformé son esprit et ses méthodes. »
21
Encore faut-il que cet
enseignement ne
[p. 200]
tue pas les humanités mais leur rende la vie et transmette
cette vie aux adolescents. Voilà le vrai problème ; c’est précisément si on ne s’égare pas
du côté des faux problèmes de « la séparation entre le verbe et la pratique
contemporaine »
22
, que celui de la vie propre de la culture transmise prend toute son
acuité.
Si l’on cherche dans cette direction, on s’engage dans une série de questions qui vont
beaucoup plus loin qu’une réforme des programmes ; si l’on peut faire un reproche à
l’enquête d’Esprit et aux réponses qui ont été faites, c’est de n’avoir pas donné assez
d’ampleur à la critique du régime des études dans notre enseignement, tellement marqué
18
Ceci dit, l’enseignement du latin comme langue morte pose un problème secondaire, mais réel, qui perdra
de son acuité le jour où la culture latine et grecque sera récupérée dans un enseignement authentique des
humanités. Il est très raisonnable de reconnaître au latin la valeur d’une discipline formatrice, comparable
à celle des mathématiques. Son rôle d’introduction grammaticale, morphologique, syntaxique et stylistique
au français est indéniable ; encore que le français doive surtout être enseigné à tous pour lui-même ; le
latin n’est-il pas enseigné pour lui-même, sans référence à son passé, du moins au niveau de l’ensei-
gnement secondaire ? Finalement, malgré tous ses mérites, l’enseignement du latin pour les élèves qui
arrêteront l’étude de la langue avant de la lire couramment, n’a à peu près aucun rapport avec le problème
des humanités antiques (NdA).
19
Plus exactement, « La pédagogie et la vie », Esprit 22, 1954, op. cit., p. 906-941. (NdE)
20
Propos de C. Marcilhacy, ibid., p. 836 et p. 839 (NdE).
21
Propos de C. Marcilhacy, ibid., p. 839 (NdE).
22
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), ibid., p. 907 (NdE).
8 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
par la tradition des Jésuites et du lycée napoléonien. Je crains que les « projets
d’organisation », avec lesquels nous avons tendance à identifier la réforme de
l’enseignement, ne restent lettre morte, si nous ne transformons pas profondément la vie
sociétaire qui naît de la transmission de la culture par la parole. Nous nous épuisons en
projets architectoniques, en réformes structurales, qui risquent d’être annulées par la
perpétuation des mêmes errements touchant la vie de la classe et le régime des
examens. Par exemple, je ne vois pas que l’on puisse transmettre les « humanités » —
gréco-latines et modernes — sans un changement profond de nos mœurs scolaires ; les
grandes œuvres exigent des lectures amples, des discussions dirigées dans des groupes
d’étude peu nombreux, d’où serait éliminé ce qui demeure encore de la relation du Maître
et de l’Esclave dans nos cours magistraux, enfin des interrogations et des travaux écrits
incorporés à l’examen terminal. Encore une fois, le droit de protester contre une
conception utilitaire de l’enseignement, contre une invasion de la formation
professionnelle anticipée, doit se mériter et se gagner par la vitalité même de notre
enseignement des humanités. La Vie ? C’est dans le contenu culturel lui-même qu’il faut
la créer.
Il est trop évident que notre régime d’examens et de concours est la clef de ce
problème de l’école et de la vie. Une réforme de l’enseignement qui se contenterait de
transformer le recrutement social de nos établissements et de modifier le cycle des
programmes dans un « tronc commun » du secondaire serait inopérante, si elle ne
mettait pas la pioche à notre édifice d’examens et de concours. André Latreille le dit avec
force : « Ces créations, le maintien ou le renforcement des examens sont le résultat
d’une conspiration de presque tous les éléments de la nation. »
23
L’esclavage des
enseignants sous les programmes et le bourrage des enfants, la falsification de la vie
sociétaire de la classe par la préoccupation de l’examen ou du concours, la stratification
d’une série de mandarinats dans la nation
24
, sont autant de maladies professionnelles du
langage
[p. 201]
provoquées dans la vie sociétaire de l’enseignement par le champignon
de l’examinite. Il faut avouer que nous n’avons pas tiré les conséquences de cette
critique, hélas, impeccable. Une étude complète de la Réforme de l’Enseignement devrait
prendre à bras-le-corps ce problème des examens et des concours. Les deux clés sont le
baccalauréat et l’agrégation ; il faudrait ajouter sans doute les concours des grandes
écoles, mais je connais mal la question.
Pour ce qui est de l’agrégation je ne peux lire sans tristesse — puisque c’est mon
métier de préparer à l’agrégation — l’impitoyable réquisitoire contre l’agrégation écrit par
quatre candidats pourtant victorieux
25
: « Nous avons tous le sentiment que l’essentiel de
notre culture, nous l’avons acquis en dehors de l’agrégation, avant ou après. »
26
; « En
fait, dans notre spécialité tout au moins, le concours d’agrégation ne répond à aucun des
buts qu’on peut raisonnablement lui fixer. »
27
; « Grotesque mascarade qui nous a obligés
des mois durant à pontifier dans un vide intellectuel total ! »
28
; « Tous, nous sommes
plus ou moins “vidésˮ, nous ne savons pour combien de temps, et par conséquent plus ou
moins inaptes à une tâche qui réclamerait de nous une communication de la vie aux
23
Propos d’A. Latreille, ibid., p. 925 (NdE).
24
Des numéros indiqués par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées à l’examen, ibid., p. 925-928 (NdE).
25
Des numéros indiqués ici par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées à l’agrégation, ibid., p. 929-932.
Celles-ci reprenaient un rapport rédigé collectivement par quatre étudiants en histoire-géographie, envoyé
à la rédaction quelques années plus tôt. Ces agrégés proposaient en conclusion de supprimer l’agrégation,
ou de la transformer sur le mode de celle de droit ou de médecine (NdE).
26
Ibid., p. 929 (NdE).
27
Ibid., p. 930 (NdE).
28
Ibid., p. 931 (NdE).
9 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
autres... »
29
Et les victimes du concours !... Le gaspillage d’espoir et de santé psychique
que représente l’échec !... Chacune des phrases de ce réquisitoire me frappe au cœur de
mon métier ; je crains qu’elles ne soient vraies et qu’il n’y ait pas d’autre réforme de
l’agrégation que sa suppression pure et simple. Je n’ignore pas la gravité d’une telle
proposition ; tant de lustre, en France et à l’étranger, est attaché à cette institution
spécifiquement française. Mais quand l’esprit de caste et le respect des vieilles choses
auront cessé de nous aveugler, il faudra bien, je le crains, nous rendre à l’évidence ;
cette opération chirurgicale est peut-être la condition de la santé du corps tout entier.
Peut-être faut-il attendre que le nouveau C.A.P.E.S. ait confirmé ses qualités
30
pour que
l’on puisse mettre hardiment la cognée à l’arbre de l’agrégation. Les vices intellectuels de
la préparation à l’agrégation me paraissent trop graves pour pouvoir être compensés par
la qualité des éléments de tête que ce forçage permet de dégager. Ce qu’on gagne au
début de la carrière des meilleurs, ne l’obtiendrait-on pas d’un plus grand nombre, si
l’Université exigeait plus d’effort de culture après les examens d’accès ? Notre régime ne
tient pas compte de ce que l’on apprend en enseignant et pour enseigner ; à vrai dire
notre système de barrages successifs n’exige pas du tout qu’on
[p. 202]
se cultive
après être entré dans la carrière ; peut-être même décourage-t-il d’un effort ultérieur de
culture. Je verrais volontiers l’institution d’une hiérarchisation — dans les promotions et
dans les primes annexées au traitement — en fonction du travail des enseignants
postérieurement à leur entrée en fonction. Le doctorat d’Université devrait peut-être
prendre la place qu’il a dans la plupart des autres pays ; un esprit de recherche plus libre,
un travail plus spontané et plus joyeux, un équilibre mental plus grand me paraissent
pouvoir être attachés à ce titre plutôt qu’à l’agrégation. Enfin l’Université n’a pas
seulement à encourager et récompenser le travail « post-concours » des enseignants, elle
doit en créer l’occasion et le goût : année sabbatique, voyages, conférences de
spécialités, etc. L’idée générale est la suivante : étaler sur la carrière l’effort qui est
concentré actuellement sur le forçage de l’agrégation.
Je crois que si notre édifice universitaire était dégagé par en haut, et guéri de ce mal
chronique de l’examinite, toute la maison recommencerait à respirer et à vivre. Et
d’abord nos Facultés des Lettres et des Sciences. La licence serait préparée dans un
meilleur esprit, si l’ombre de l’agrégation ne pesait pas déjà sur elle et si des réformes
annexes étaient jointes (extension du régime des « séminaires » ; création de postes de
« tuteurs » ou de conseillers en faveur d’étudiants avancés qu’on retiendrait ainsi dans les
Facultés au lieu de les laisser se perdre dans quelque internat éloigné et qui serviraient
de lien entre, d’une part, le travail de séminaire et de préparation des travaux écrits, et,
d’autre part, les enseignements magistraux et les travaux pratiques ; développement des
activités culturelles de liaison entre disciplines trop tôt cloisonnées à l’âge de l’étudiant ;
encouragement à la culture extra-universitaire et à la vie communautaire parmi les
étudiants, etc.). Peut-être faudrait-il aussi incorporer officiellement les notes des travaux
écrits de l’année et de travaux personnels libres dans la note terminale de la licence.
L’idée générale, c’est toujours : dégager la culture du carcan de l’examen et du
concours ; car c’est cela la « vie », dans l’univers du discours que constitue l’Université.
Quant au baccalauréat, nos suggestions ont été un peu courtes, mais bien orientées :
« on peut atténuer les effets de l’’examinite’ en limitant les épreuves à un oral pour les
élèves dont les moyennes annuelles seraient supérieures à une certaine note, en les
complétant par des entretiens avec le candidat et surtout en y diminuant la part de la
29
Ibid., p. 931 (NdE). Zadou-Naïsky [auteur d’un « Projet d’organisation de l’enseignement », ibid., p. 965-
981 (NdE)] n’est pas moins sévère, pas moins justement sévère (NdA).
30
Des numéros indiqués ici par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées au C.A.P.E.S., ibid., p. 933-941
(NdE).
10 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
mémoire et des exercices académiques »
31
. Zadou-Naïsky insiste aussi sur le rôle des
« épreuves de capacité » et des travaux personnels libres
32
. Il faut avouer que tout cela
reste vague et appelle une étude
[p. 203]
systématique. L’idée générale, me semble-t-
il, devrait être de transformer le baccalauréat en un diplôme de fin d’études secondaires
dans lequel : 1° les notes données aux travaux exécutés durant les années terminales
(ou de l’année terminale) seraient incorporées à la note finale ; 2° l’ampleur de l’examen
serait réduite pour les bons élèves ; 3° l’examen serait passé dans les établissements
eux-mêmes, sous la responsabilité d’une commission mixte composée des professeurs de
l’établissement qui connaissent le candidat et de professeurs extérieurs à l’établissement
qui ne le connaissent pas, afin d’additionner les avantages des deux situations et
d’atténuer leurs inconvénients.
Je ne pense aucunement que les examens soient un mal en soi. Ils ont la valeur de
toutes les sanctions : ils provoquent du dehors à l’effort par la récompense et la punition.
Ils sont une expression de la justice et de l’égalité dans l’accès aux professions publiques
et privées. Ils ont une certaine valeur de critère des capacités et du savoir. Le problème
n’est donc pas de tendre à les supprimer. Le problème est de les ramener à leur rôle
légitime, au-delà duquel ils deviennent une manière de perversion sociale. Il n’est pas
douteux que nous avons dépassé en France ce point critique, cette cote d’alerte, et que
la refonte de notre système d’examens et de concours est aussi importante que celle du
« plan d’études » proprement dit dans l’économie d’ensemble d’une Réforme de
l’Enseignement.
4° J’ajouterai, pour finir, que le problème de « l’école et la vie » ne me paraît pas se
limiter à la pédagogie de la classe et au régime des examens, mais qu’il a un rapport
certain avec un autre problème, celui des « deux écoles », l’école publique et l’école
privée. Nous avons consacré naguère un cahier d’Esprit à cette question
33
; mais nous
avons négligé, dans le cahier consacré à la Réforme de l’Enseignement, de montrer la
connexion des deux problèmes et surtout la connexion des solutions des deux problèmes.
En un sens, il était sage de ne pas mêler les deux questions et de ne pas faire dépendre
la Réforme de l’Enseignement public de la solution donnée au problème national et
politique du statut de l’école, ce problème étant pour l’instant dans l’impasse. Mais, après
coup, il n’est peut-être pas inutile d’apercevoir les liens entre les deux groupes de projets
qu’Esprit a élaborés séparément.
Si notre système d’examen est si rigide, n’est-ce pas parce qu’il faut faire
comparaître les enfants des deux écoles devant des étrangers à leurs études ? Si notre
appareil administratif laisse si peu de place aux initiatives locales, aux créations et aux
aventures pédagogiques marquées par des personnalités douées, n’est-ce pas parce que
l’État a été obligé de dresser en face de l’école confessionnelle
[p. 204]
une machine
d’un seul tenant, directement unifiée par un règlement central ? Le résultat est que nous
nous usons en projets architectoniques qui sont censés révolutionner l’édifice scolaire de
bas en haut et de haut en bas ; nous sommes condamnés par notre système tout d’une
pièce à la loi du tout ou rien ; l’expérimentation libre et limitée y est à peu près
31
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), ibid., p. 928 (NdE).
32
Z
ADOU
-N
AÏSKY
G., « Projet d’organisation de l’enseignement », ibid., p. 974-980 (NdE).
33
Ricœur semble faire ici référence au numéro intitulé Propositions de paix scolaire (Esprit 17, n° 154 ; son
nom n’apparaît pas, toutefois, parmi ceux des contributeurs). Une seconde livraison traita la même année
du même sujet : Suite aux propositions de paix scolaire. Critiques et compléments (Esprit 17, n° 160).
Ricœur s’exprimera directement sur la question de la laïcité scolaire dans la revue de la Fédération
protestante qu’il dirige ; voir par exemple « Le Protestantisme et la question scolaire [conférence dans le
cadre “Positions protestantes”, Strasbourg, février 1954] », Foi-Éducation 24, 1954, p. 48-59. (NdE)
11 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
impossible et même inconcevable. Bien plus, la Réforme de l’Enseignement apparaît
comme une réforme partielle de l’appareil de l’État et ne semble pas possible en dehors
d’un mouvement de rénovation affectant les autres institutions. Un regret revient sans
cesse sous la plume de nos correspondants : la Réforme de l’Enseignement n’a pas eu
lieu, parce que les autres réformes n’ont pas eu lieu.
C’est ici que les solutions que nous avons proposées pour résoudre le conflit des deux
écoles me paraissent également valables pour résoudre le problème de « la vie et
l’école ». Nous avions proposé de donner à l’Université le statut d’une institution
autonome, distincte de l’administration publique, gérée par les maîtres, les familles et les
représentants de l’État ; nous avions suggéré que cette Université de la Nation, ce corps
social désétatisé, ait la structure la plus différenciée qui soit compatible avec l’unité
minimale d’un organisme cohérent, de manière à incorporer des formules géographiques
variées, des formules pédagogiques diverses, des expériences originales, et pas
seulement des traditions consolidées. Je suis convaincu que toutes les suggestions que
nous avons faites dans notre récent numéro ne trouveront leur champ d’application que
dans une telle Université autonome.
En particulier, tant que le secteur éducatif de la nation n’aura pas été décollé de
l’État, comme un secteur différencié, — et « pédagogisé » (si j’ose dire !) dans la mesure
où il sera dépolitisé — et tant que cette Université n’aura pas procédé à sa radicale
décentralisation, je doute que nous guérissions de notre examinite chronique ; le
« monstre froid » dont parle Jean-Marie Domenach restera « accroupi sur notre système
scolaire, qu’il régente et digère à la fois, l’Examen, pourvoyeur à son tour d’une autre
bête, plus farouche encore, le Concours »
34
.
On me dira : comment pouvez-vous à la fois prôner le « tronc unique » de
l’enseignement secondaire et cette décentralisation géographique et fonctionnelle de
l’Université ? Je ne vois aucune contradiction entre une unification du plan d’étude que
tout établissement aurait à respecter, et une décentralisation de l’expérience
pédagogique d’une part, et de la distribution des grades universitaires d’autre part ; nous
avons déjà cette décentralisation pour la licence, par exemple, où la structure des
certificats est une affaire nationale, la conduite des études et l’appréciation
[dernière
page]
des candidats une affaire intérieure des Facultés. Il me semble que la France a ici
un problème spécial, très différent de celui des pays anglo-saxons par exemple ; dans ces
pays, en Amérique surtout, la dispersion des grades académiques est totale ; un Master
of Arts de tel Collège, de telle Université vaut tant, celui d’une autre institution vaut
tant ; les expériences pédagogiques sont variées, voire anarchiques ; les établissements
d’État (qui ne sont jamais aux États-Unis des établissements fédéraux) étendent leurs
propres ramifications à travers ce dédale d’institutions privées, le plus souvent de haute
qualité. Nous n’avons pas à imiter ce système ; chaque pays hérite une structure
éducative liée à une aventure nationale strictement inimitable. Nous ne pouvons faire
que notre Université ne soit le produit d’abord de la sécularisation d’un système clérical
tendant déjà à la centralisation, puis du centralisme jacobin et napoléonien, puis de la
lutte de la République et de l’Église. On n’a pas les ancêtres qu’on veut. Il faut travailler,
si l’on peut dire, avec ceux que l’histoire donne. Nous avons donc à préserver un certain
héritage, caractérisé en particulier par une grille nationale de diplômes et par un plan
national des études ; nous n’avons aucunement à créer artificiellement les conditions
d’une anarchie des grades académiques à laquelle une autre nation peut être ajustée par
la coutume. Mais il nous faut aller, je crois, aussi loin qu’il est possible dans le sens de
l’autonomie de gestion, d’invention et d’expérience, sans rompre pour autant l’unité
34
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), Esprit 22, 1954, op. cit., p. 924 (NdE).
12 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
approximative de niveau dans l’attribution des grades universitaires et sans ruiner l’unité
d’intention et de plan du programme des études. Bref nous avons à la fois à remembrer
notre plan d’étude dans un « tronc commun » du secondaire et à autonomiser les unités
pédagogiques. L’exemple des autres pays prend ici sa valeur ; il peut nous guérir de
notre propre dogmatisme, en nous révélant que notre expérience pédagogique est aussi
contingente que celle des autres, et nous inciter à corriger les vices de notre système,
qui souvent sont inverses de ceux de tel pays étranger, mais qui sont aussi la rançon de
réelles qualités que l’étranger nous reconnaît.
Voilà en quel sens les deux problèmes de « l’École et la Nation » et de « la Réforme de
l’Enseignement » me paraissent solidaires, en dépit des circonstances qui nous
contraignent à les disjoindre. L’appel de la vie, dans le cadre même d’une institution du
langage, conduit à de radicales mises en question. Mais l’appel de la vie ne peut nous
mener à nous renier comme enseignants, à avoir honte de parler seulement. Car pour
nous, enseignants, nous n’avons pas d’autre vœu, à travers tous nos projets de réforme
de l’enseignement, que de pouvoir enfin parler dans nos classes.
Paul R
ICŒUR
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
Hegel auho
religieu
Note éditoriale
Ce texte est paru dans la revue Esprit en 1955, dans un numéro placé sous le signe de la
« Réforme de l’enseignement »
1
. Comme les essais de Henri-Irénée Marrou, Albert Béguin et Paul
Fraisse aux côtés desquels il figure, il fait un large écho au numéro d’Esprit paru en juin 1954,
consacré lui aussi à la « Réforme de l’enseignement »
2
. La notice rédactionnelle placée en tête de la
livraison de 1955 précise à l’intention des lecteurs que cette fois les « essais de réflexion [sont]
moins strictement orientés vers les réformes à réaliser pratiquement. Ils reprennent, dans l’optique
personnelle et selon l’expérience de chacun de leurs auteurs, la question de fond que l’on peut
désigner comme le dilemme “culture-éducation” »
3
. Il est vrai que la livraison de 1954 était surtout
riche en enquêtes, analyses chiffrées et états des lieux : parti du constat général de la grande
misère de l’enseignement (trop peu d’écoles au regard de l’accroissement de la population scolaire)
et du caractère totalement insuffisant de la réforme entreprise par le gouvernement, déplorant le
caractère très inégalitaire de l’accès à l’enseignement supérieur, le numéro faisait le tour des
nombreux problèmes (le rôle des humanités, la place du latin, l’enseignement de la philosophie et
de la médecine, l’enseignement technique, etc.) auxquels la France, mal remise du récent conflit,
se devait de faire face mieux qu’elle n’avait commencé à le faire.
Dans sa contribution personnelle à ce grand débat, Ricœur reprend, défend et approfondit
certaines positions prises en juin 1954 par la rédaction d’Esprit et par ses collaborateurs. Son essai
est révélateur d’une certaine méthode de travail et d’engagement de la pensée. Il s’appuie tout
d’abord sur une élaboration conceptuelle préalable, en l’occurrence le couple travail-parole, qui
avait fait l’objet d’un essai paru lui aussi dans Esprit, en 1953
4
. « Travail et parole » comportait
déjà des motifs inspirés de préoccupations politiques et sociales du moment, par exemple la
survalorisation de la notion de travail dans la pensée sociale, notamment marxiste
5
. Il faisait partie
de ces écrits de circonstance que Ricœur a choisi de présenter comme tels dans sa préface à
Histoire et vérité
6
, mais qui n’en offraient pas moins, selon lui, les éléments essentiels de sa
pensée « éthique », et plus particulièrement politique
7
. « La parole est mon royaume » est, par
comparaison avec « Travail et parole », encore davantage lié aux circonstances qui ont motivé la
réflexion ; Ricœur peut s’y livrer à des raccourcis précieux, des fulgurances, en ne s’embarrassant
pas des étapes qui le mènent aux concepts : ici, les concepts de travail et parole sont justifiés par
leur usage même au sein de la discussion. Dans un texte comme celui-ci, Ricœur s’engage encore
1
« La parole est mon royaume », Esprit 23, 1955, n° 223 (Réforme de l’enseignement), p. 192-205.
2
Esprit 22, 1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 801-981.
3
Esprit 23, 1955, n° 223 (Réforme de l’enseignement), p. 177.
4
Ricœur, « Travail et parole » (1953), Esprit 21, 1953, n° 198, p. 96-117, repris dans Histoire et vérité, Paris,
Éditions du Seuil, 1955, 1964, p. 210-233.
5
Ricœur s’y inquiétait de l’inflation de la notion de travail, où celui-ci en vient à « désigne[r] toute la condition
incarnée de l’homme, puisqu’il n’est rien que l’homme n’opère par une activité laborieuse ; il n’est rien
d’humain qui ne soit praxis » (ibid., p. 211). L’expression d’une forme civique et philosophique d’inquiétude
(« c’est précisément cette apothéose du travail qui m’inquiète. Une notion qui signifie tout ne signifie plus
rien », écrivait-il alors, ibid., p. 211) trouvait alors sa réponse dans la dialectique des concepts, Ricœur
choisissant de lier travail et parole.
6
Ricœur, « Préface », Histoire et vérité, op. cit., p. 7sq.
7
« Travail et parole » (comme « Vérité et mensonge », « L’homme non-violent et sa présence à l’histoire », « État
et violence » et « Le paradoxe politique »), relève explicitement d’une « critique de civilisation ; on y tente une
reprise réflexive de certaines pulsions civilisatrices de notre époque ; tous ces textes sont orientés vers une
pédagogie politique », non sans lien d’ailleurs avec la pensée d’Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit
(ibid., p. 7).
La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
© Fonds Ricœur
2 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
plus résolument dans des débats d’actualité, ancrant, mois après mois, sa réflexion dans la vie
sociale, attestant — comme le veut ce texte même — que l’utilité sociale de l’intellectuel, sa
dignité, est de mettre sa compétence propre — sa capacité à parler — au service de la société
8
.
(Daniel Frey, pour le Fonds Ricœur).
Résumé : Dans « La parole est mon royaume », paru en 1955 dans un numéro d’Esprit placé sous
le signe de la « Réforme de l’enseignement », Ricœur reprend, défend et approfondit certaines
positions prises en juin 1954 par la rédaction d’Esprit et par ses collaborateurs, en s’appuyant
notamment sur sa propre élaboration conceptuelle du couple travail-parole.
Mots-clés : Enseignement ; Université ; formation professionnelle ; Humanités ; latin ; traduction.
Rubrique : Autour d’Histoire et vérité & réflexions sociales et politiques dans le sillage du
christianisme social (1946-1967).
~
p. 192
u’est-ce que je fais quand j’enseigne ? Je parle. Je n’ai pas d’autre gagne-pain et je
n’ai pas d’autre dignité ; je n’ai pas d’autre manière de transformer le monde et je
n’ai pas d’autre influence sur les hommes. La parole est mon travail ; la parole est
mon royaume.
Mes élèves auront pour la plupart une autre relation avec les choses et les hommes ;
ils construiront quelque chose avec leurs mains ; ou bien ils parleront et écriront dans des
bureaux, des magasins, des administrations ; mais leur parole ne sera pas une parole qui
enseigne ; ce sera un fragment d’action, un ordre, un plan, une ébauche d’action. Ma
parole ne commence aucune action, ne commande aucune action qui puisse tomber
directement ou indirectement dans la production ; je parle seulement pour communiquer
à la génération adolescente ce que sait et ce que cherche la génération adulte. Cette
communication par la parole d’un savoir acquis et d’une recherche en mouvement est ma
raison d’être : mon métier et mon honneur. Je ne serai pas jaloux de ceux qui sont
« dans la vie », qui ont « prise sur le réel », comme disent les enseignants mécontents
d’eux-mêmes. Mon réel et ma vie, c’est l’empire des mots, des phrases et des discours.
Je peux parcourir le vaste champ des matières enseignées : chacune d’elles s’est
suscité une manière de parler qui l’articule en elle-même, l’exprime pour moi-même et
l’annonce pour un autre. Si j’enseigne les mathématiques, je deviens, dans l’acte
d’enseigner, le mot qui s’épuise dans la dénomination exacte, la phrase réduite à la
signification pure, le discours constructeur de la preuve, bref la parole scellée par la
nécessité. Si j’enseigne la poésie, je m’approche, avec les ressources de ma prose, d’un
langage qui, à l’inverse du langage exactement signifiant, dit infiniment au-delà de ce
qu’il signifie, d’un langage qui crée et recrée la substance des présences et des
correspondances par
[p. 193]
l’union charnelle du sens et de la voix. Si j’enseigne les
sciences de la nature, je suis le serviteur d’un autre langage, qui décrit le monde, qui
articule simultanément le fait et la loi, qui véhicule l’objectivité de tous mes objets et
8
Tous les italiques sont de Ricœur. Les notes de Ricœur inchangées sont signalées par (NdA) — note de
l’auteur. Les notes qui ne sont pas de sa plume ou les ajouts sont signalés par (NdE) — note de l’éditeur.
Q
3 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
l’universalité de tous les énoncés sur le monde. Si je suis historien, j’entre dans un
discours qui est né du récit et qui tend vers la rigueur d’une langue capable de
transformer une trace en document, d’analyser et de relier, de reconstruire et de faire
revivre. Si j’enseigne les langues vivantes, je suis au service de la pure communication,
par-delà la différence des langues ; je lutte contre la différence, je cherche l’autre homme
dans son autre langue et dans l’écriture de ses œuvres. Si j’enseigne la philosophie, c’est
encore à l’édification d’un discours que je me dévoue, d’un discours qui ne soit plus
seulement symbole comme celui du mathématicien, mais réalité ; qui ne soit plus
seulement poésie, mais vérité ; qui ne soit plus fait, mais condition de possibilité ; qui ne
soit plus récit, mais ordre et raison.
L’Université, c’est l’Univers des puissances multiples du langage dans le moment de
la communication du « dire ». Dès lors il est une seule chose qu’une Réforme de
l’Enseignement ne peut se proposer d’atteindre : la fin du règne de la parole dans
l’enseignement ! Toute réforme est réforme à l’intérieur du langage qu’une génération
parle à l’autre pour lui transmettre les fruits et le mouvement de sa culture.
Tel est le noyau de toute méditation préjudicielle à une réforme de l’enseignement en
général ; le reste se construit sur cette base ; le reste : et d’abord tout ce que nous
appelons éducation. C’est une véritable vie en commun qui naît autour de la
communication du savoir, une vie sociétaire qui a ses règles, son esprit et son cœur ; et
l’homme tout entier s’y exerce. Mais cette vie n’est pas la vie dans les métiers, dans la
cité, dans le monde ; c’est une vie complète — ou du moins la vie de l’école devrait être
une vie digne de ce nom —, mais cette vie est entièrement réglée par la tâche majeure
de la parole et non par l’efficience professionnelle. C’est pourquoi il est exclu qu’une
réforme de l’enseignement puisse se proposer d’édifier la vie sociétaire de la classe, de
l’école, de l’Université à l’image des relations humaines dans la vie professionnelle ; cette
vie ne peut être une anticipation ou une reproduction à échelle réduite de la vie réelle, si
l’on décide d’appeler vie réelle la vie professionnelle, l’insertion de l’homme dans la
division sociale du travail ; cette vie est la vie propre d’une communauté engendrée par
la communication du savoir d’une génération à une autre. L’école est éducatrice parce
qu’elle est enseignante, et non l’inverse.
[p. 194]
Guidé par cette réflexion préjudicielle, je tente de faire le tour des faux problèmes
qu’Esprit a contribué à dissiper dans le numéro spécial consacré à la Réforme de l’Ensei-
gnement
9
, et aussi le tour des vrais problèmes que ce numéro a orientés vers une
solution raisonnable.
1° Il est faux que notre pays ait à se repentir de sa tradition universitaire et à réduire
la part de la culture désintéressée dans l’enseignement — qu’il s’agisse de théorie
mathématique, de connaissance des cultures étrangères, d’histoire et de géographie,
d’humanités classiques, de philosophie —, sous prétexte qu’il doit maintenant accélérer
sa modernisation. C’est vrai que l’industrialisation est l’impératif majeur pour notre pays,
s’il doit survivre même comme pays de haute culture. Mais l’alternative : culture
désintéressée ou spécialisation anticipée, est un faux dilemme à l’âge scolaire avant la fin
de l’actuel second degré. Je suis frappé au contraire par le langage que tiennent les
technologues : le retard à la spécialisation est, dans le monde moderne, nous disent-ils,
un facteur d’ajustement ; si l’adaptation aux techniques doit être de haute qualité, c’est-
à-dire si elle doit réserver une part de mobilité professionnelle, d’ajustement polyvalent,
de coordination entre techniques spéciales, si elle doit rester intelligente et inventive, il
faut qu’elle soit culturellement dominée. Vue du point de vue technologique, cette culture
9
Esprit 22, 1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 801-981 (NdE).
4 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
qui nous apparaissait tout à l’heure comme l’alternative du langage opposée au monde
de l’action, prend figure de retard à la spécialisation ; à ce titre, l’ajournement dans
l’adaptation est une fonction de l’adaptation elle-même ; elle est comme le « grand
détour » entre l’homme et ses pouvoirs. Bien plus, même d’un point de vue
technologique, la culture désintéressée, la « théorie » au sens le plus large du mot, est
loin de se réduire à cette fonction de délai dans l’adaptation. Nous savons aujourd’hui
que le loisir dégagé par la productivité du travail pose un problème qui tendra à devenir
aussi important que celui de l’ajustement au travail, celui de l’emploi du loisir ; désormais
toute culture doit préparer au travail et au loisir, au rythme travail-loisir ; or dans le
loisir, l’homme, usager des biens et des services que la technique met à son service,
affronte un cycle nouveau de problèmes qui ne se posent plus en termes techniques
d’adaptation, mais en termes éthiques de maîtrise. Il faut même dire que toute maîtrise
implique le pouvoir de se déprendre des objets sur lesquels nous cherchons à avoir prise
pour en jouir. Cette déprise ne va pas sans une certaine mesure de protestation anti-
technologique. Je dirai paradoxalement que toute culture introduit non seulement un
délai dans l’adaptation, mais encore un facteur de désadaptation, de
[p. 195]
désenchantement, de désensorcellement technique, sans lequel l’homme moderne ne
peut faire un bon usage des biens de civilisation. Principalement dans une économie
consomptive comme celle vers laquelle nous semblons de plus en plus nous orienter, la
culture ne peut se définir seulement en termes de retard à la spécialisation, c’est-à-dire à
l’ajustement, mais aussi en termes de désajustement aux biens qui constituent de plus
en plus le monde de l’« immédiateté ». La tâche de la culture est ainsi de provoquer en
permanence un report de la désirabilité, des biens immédiats produits par la civilisation
technique vers des biens d’accès plus difficile, vers des plaisirs culturels plus complexes
et plus rares. Cette fonction de désadaptation par rapport à l’immédiateté, qui me paraît
être le grand problème du loisir (et en général de la jouissance des biens que nous
consommons), met en déroute toute philosophie étroitement pragmatiste de la culture,
toute philosophie qui pense l’homme en termes d’adaptation au milieu ; ou bien, si l’on
veut à tout prix garder ce concept d’adaptation pour assurer la continuité entre les
sciences de l’homme et les sciences naturelles, il faut dire que l’adaptation de l’homme
au monde artificiel de ses œuvres implique une certaine désadaptation à l’égard des
objets de sa désirabilité élémentaire. Autant dire que le concept d’adaptation se détruit
lui-même au contact de ce milieu paradoxal que l’homme se crée à lui-même par son
histoire culturelle.
Voilà pourquoi je vois dans le dévouement de l’Université à toutes les puissances du
langage une des formes de « ce service que la parole rend au travail »
10
. Notre
Université, dans la mesure où elle transmet une culture vivante (ce qui pose un autre
problème qui ne doit pas être mêlé avec celui de l’intention fondamentale d’une
entreprise d’enseignement en général) doit se refuser à la tentation technicienne, je veux
dire à la tentation de hâter l’adaptation de l’individu à son futur métier ; elle peut et elle
doit s’y refuser à la fois pour des raisons technologiques tenant aux conditions d’une
bonne adaptation aux techniques des métiers, et pour des raisons éthiques tenant aux
conditions d’un bon usage des biens de jouissance ; ces deux séries de raisons la
ramènent à son traditionnel service de la parole. C’est pourquoi je me sens en plein
accord avec des formules telles que celles-ci : « L’aptitude à apprendre et à s’adapter
tard devrait être l’objet primordial de l’enseignement, ou plutôt de l’éducation. »
11
—
« [Notre siècle] sait que l’humanité étant condamnée à devenir une fourmilière de
10
Ricœur reprend ici le titre d’une section de son « Travail et parole » (1953), Esprit 21, 1953, n° 198, p. 114
(repris dans R
ICŒUR
Paul, Histoire et vérité, Paris, Éditions du Seuil, 1955, 1964, p. 230 – NdE).
11
Les chiffres renvoient aux pages d’Esprit, numéro spécial sur La Réforme de l’Enseignement (NdA). Ricœur
reprend ici un propos tenu par « plusieurs professeurs », cité dans « Réponses à l’enquête », Esprit 22,
1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 831 (NdE).
5 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
spécialistes, il
[p. 196]
faut distraire les spécialistes de l’oppression des choses en leur
fournissant les moyens d’accéder à une culture générale, à une culture humaine. »
12
–
« Car chaque pas que les civilisations modernes font vers le matérialisme, elles devraient
l’accompagner de l’écart nécessaire pour éviter la boue. »
13
Au reste, cet appel que le monde de la technique lance à la culture est aussi celui que
lui lance la démocratie politique. Les deux exigences sont connexes dans la mesure où
l’État, un parti, ou le Parti, usent des moyens psychologiques qui ressortissent au même
enchantement que la publicité dans la vie économique. À cet égard je contresigne les
déclarations si libérales, au plein sens du mot, d’Althusser sur la classe de philosophie
considérée comme « école de réflexion, de critique et de libération intellectuelle »
14
.
Finalement, les deux fonctions de la culture sont liées : fonction de la « théorie » en face
de la spécialisation et de la formation professionnelle prématurée, fonction de la réflexion
en face de la pression totalitaire venue de la sphère politique.
2° Si nous serrons maintenant de plus près le problème, et si nous passons de
l’intention la plus générale de la culture à la question de la place légitime des
« humanités » — je ne dis pas du latin — dans la culture, un second problème nous
affronte : est-il vrai que l’usage que la bourgeoisie a fait de la culture en général et des
« humanités » en particulier pour asseoir et consolider sa suprématie de classe justifie
une critique radicale de cette culture et de ces humanités, — je veux dire une critique qui
exclut qu’on en récupère le sens pour un autre type de civilisation et, plus modestement,
pour un autre contexte social de notre enseignement secondaire ? Ici aussi Esprit aura
aidé à éliminer une fausse alternative.
C’est un fait que « la population universitaire est l’image renversée de la population
active : c’est ainsi que les deux tiers de la population active que constituent les
travailleurs fournissent un neuvième de la population universitaire, tandis que le dernier
tiers, constitué par les classes bourgeoises ou moyennes, donne les huit neuvièmes de
ses étudiants à l’Université »
15
. Il y a donc une bataille à mener pour briser « cette
persévérance à déshériter de la culture les deux tiers »
16
des enfants de ce pays et pour
rapprocher la composition sociale de nos établissements scolaires de celle de la nation.
Mais nous entrons en pleine confusion lorsque nous mêlons à ce procès celui de « l’intel-
lectualisme » de notre enseignement secondaire, ou de « l’abstraction » coupée de la vie,
ou celui du « formalisme » sans prise sur le réel. Il y a là certes un problème, dont on
aura à dire un mot plus loin ; mais ce
[p. 197]
problème pédagogique concerne la
manière d’enseigner les humanités ; il ne doit pas être mêlé au problème social de la
signification bourgeoise des « humanités ». Nous avons au contraire à poser, avec la plus
grande rigueur possible, le problème du rôle non plus général des enseignements
théoriques qui composent en bloc la culture, mais particulièrement des « humanités »
dans une société moderne en voie d’industrialisation rapide. La dénonciation de notre
enseignement secondaire comme enseignement de classe est une chose, la réflexion
critique sur la fonction des humanités dans une société non-bourgeoise en est une autre.
Il est parfaitement exact qu’actuellement la culture non spécialisée joue en faveur d’une
classe qui confirme son empire sur le travail des autres par sa maîtrise du langage et
finalement par la rhétorique ; mais la tâche de l’avenir est précisément de libérer la
signification universelle des humanités de sa fonction directe ou indirecte d’exploitation
sociale, en étendant à tous le bénéfice de ces humanités.
12
Propos de J.-P. Hébert, ibid., p. 831 (NdE).
13
Propos de J.-P. Hébert, ibid., p. 834 (NdE).
14
A
LTHUSSER
Louis, « L’enseignement de la philosophie », ibid., p. 862 (NdE).
15
Propos de M. Cayol, ibid., p. 867 (NdE).
16
Propos de J.-J. Mayoux, ibid., p. 868 (NdE).
6 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
Cette fonction universelle des « humanités » n’apparaît que si, d’autre part, on
dissocie le destin de la culture classique de l’apprentissage des langues mortes. Le
problème du latin est ici l’arbre qui cache la forêt. Non seulement le problème du latin ne
coïncide pas avec celui des humanités gréco-latines, mais celui-ci ne coïncide pas avec
celui des humanités pris dans sa totalité.
Le problème du latin n’épuise pas celui des études classiques ; sur ce point les
correspondants d’Esprit n’ont rien énoncé de scandaleux, ni même de révolutionnaire,
quand ils ont dit que l’accès à la littérature latine et grecque est un problème distinct de
celui de l’apprentissage du latin (et plus rarement, du grec) ; en vérité cette rupture est
déjà consommée et nous nous la cachons autant que nous pouvons ; nos élèves
n’accèdent plus à la culture antique par l’étude des langues mortes. Pire : l’illusion que
l’apprentissage des langues mortes est la voie royale conduisant au sanctuaire de l’âme
antique est responsable d’un système qui prive de cette culture l’immense majorité des
enfants qui « ne font pas de latin ». Notre devoir est de rendre, ou plutôt de donner enfin
à tous, dans le « tronc commun » du secondaire, la culture latine et grecque que seules
peuvent donner actuellement la lecture et l’étude des œuvres de l’Antiquité à travers des
traductions. Il n’est pas juste qu’Homère, Eschyle, Platon, Lucrèce, Tacite soient réservés
à ceux qui finalement ne peuvent pas les lire dans le texte, mais sont au plus capables de
« mettre en bon français » vingt lignes d’un auteur en trois heures de travail. J’entends
les objections : on n’accède pas à une culture par des traductions ! J’avoue que l’argu-
ment ne m’impressionne pas du tout ; il vaut
[p. 198
évidemment pour la formation
des maîtres, non pour l’initiation des enfants, de tous les enfants à une culture, surtout à
la culture d’une langue morte. Aussi bien, nous avons presque tous découvert Tolstoï,
Dostoïevski et Kierkegaard en traduction ; sans doute aussi Shakespeare, Cervantès et
Dante, n’est-ce pas ? Les langues sont faites, pour être parlées — si possible — et
traduites, faute de mieux ; la traduction est le destin normal des langues, surtout si elles
sont mortes ; l’épreuve de la traduction est même une épreuve et une preuve
d’universalité. Tant mieux pour ceux qui, en outre, lisent (?) les chœurs d’Eschyle dans le
texte !
Le vrai problème est, à mon sens, premièrement de créer un véritable enseignement
d’humanités antiques, indépendamment du débrouillage des langues mortes (qui a
d’autres qualités mais peu de rapport avec la culture gréco-romaine) ; deuxièmement, de
trouver le juste équilibre entre les humanités antiques et les humanités modernes. Avec
ce second point nous abordons l’autre face du problème des humanités : le problème des
humanités gréco-latines n’est pas tout le problème des humanités. La vérité est que la
place de la culture gréco-latine est aujourd’hui contestée au sein même de notre
mémoire culturelle ; nous sommes passés progressivement d’un régime culturel
déterminé presque exclusivement par notre passé méditerranéen, à un régime culturel
déterminé également par les cultures vivantes du monde entier
17
. La culture gréco-latine
derrière nous et les cultures étrangères à côté de nous se disputent en nous-mêmes la
primauté ; aujourd’hui les cultures anglaise, allemande, espagnole, italienne, russe, nous
instruisent et nous assiègent ; demain l’Extrême-Orient frappera avec plus d’insistance
aux portes de notre entendement et de notre sensibilité. Pour ma part je défendrais
vigoureusement les humanités gréco-latines — dignes de ce nom — contre un excès de
modernisme fondé sur l’argument que seules les cultures du monde actuel sont vivantes.
Le problème des humanités gréco-latines est celui-ci : pouvons-nous nous offrir
libéralement à toutes les influences aussi divergentes du monde actuel, sans en même
temps nous ré-enraciner dans nos origines, afin de préserver dans cette grande
17
Brun et Marquet ont remarquablement posé le problème du latin et de la culture, ibid., p. 849-852. D’une
manière générale l’article tout entier — « Le latin à sa place » — est juste et raisonnable (NdA).
7 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
compétition, qui ne cessera de s’élargir géographiquement et de devenir plus intime, la
fermeté d’une personnalité culturelle originale. La culture gréco-latine est le moyen
privilégié pour rééquilibrer l’âme moderne de plus en plus livrée à l’exotisme culturel. Il
faut avoir un « soi » pour communiquer avec les « autres » ; il faut
[p. 199]
avoir une
mémoire et une fidélité pour écouter les autres et apprendre d’eux
18
.
Nous n’avons donc pas à défendre le latin, mais à fonder les humanités et à les
restituer à tous les enfants dans le « tronc commun » du secondaire. Ainsi conçues, les
humanités dépassent le destin de la société bourgeoise.
Dans un enseignement secondaire commun à tous, recruté dans toutes les classes de
la société et à l’image de cette société, la culture gréco-latine (elle-même distinguée de
l’apprentissage des langues mortes en tant qu’exercice pédagogique) trouverait enfin sa
vérité ; elle ne serait plus l’instrument et l’ornement verbal d’une classe dirigeante, mais
la mémoire de ce secteur d’humanité à quoi nous sommes maintenant réduits sur la
planète ; elle ne serait plus un exercice tronqué, résiduel, pratiqué sur un cadavre
linguistique, mais la lecture vivante des grandes œuvres qui donnent aux hommes une
part de leur humanité.
3° Est-ce à dire qu’il n’y ait pas de problème concernant « l’école et la vie », pour
reprendre la troisième des rubriques de l’enquête Esprit ?
19
Nullement ; mais ce problème
concerne moins l’orientation de notre enseignement que sa pédagogie. La vie qui fait
défaut à notre enseignement, c’est d’abord celle des œuvres et des pensées qu’il est
censé transmettre. Pour prendre un exemple dans le domaine que nous venons de
quitter, celui des humanités, ce qu’il faut reprocher à cet enseignement, ce n’est pas de
ne pas embrayer sur le « réel », sur la « vie » — ces reproches méconnaissent totalement
la distance que la culture institue par rapport au réel et à la vie, par la grâce du langage
et des œuvres écrites. Nous avons à lui reprocher d’avoir perdu le contact avec son
propre contenu humain, avec sa « raison » et son « mystère », comme dit si bien
Christiane Marcilhacy
20
. « On redoutera d’autant moins de faire à l’enseignement
scientifique et technique toute sa place que la part non scientifique de notre
enseignement aura transformé son esprit et ses méthodes. »
21
Encore faut-il que cet
enseignement ne
[p. 200]
tue pas les humanités mais leur rende la vie et transmette
cette vie aux adolescents. Voilà le vrai problème ; c’est précisément si on ne s’égare pas
du côté des faux problèmes de « la séparation entre le verbe et la pratique
contemporaine »
22
, que celui de la vie propre de la culture transmise prend toute son
acuité.
Si l’on cherche dans cette direction, on s’engage dans une série de questions qui vont
beaucoup plus loin qu’une réforme des programmes ; si l’on peut faire un reproche à
l’enquête d’Esprit et aux réponses qui ont été faites, c’est de n’avoir pas donné assez
d’ampleur à la critique du régime des études dans notre enseignement, tellement marqué
18
Ceci dit, l’enseignement du latin comme langue morte pose un problème secondaire, mais réel, qui perdra
de son acuité le jour où la culture latine et grecque sera récupérée dans un enseignement authentique des
humanités. Il est très raisonnable de reconnaître au latin la valeur d’une discipline formatrice, comparable
à celle des mathématiques. Son rôle d’introduction grammaticale, morphologique, syntaxique et stylistique
au français est indéniable ; encore que le français doive surtout être enseigné à tous pour lui-même ; le
latin n’est-il pas enseigné pour lui-même, sans référence à son passé, du moins au niveau de l’ensei-
gnement secondaire ? Finalement, malgré tous ses mérites, l’enseignement du latin pour les élèves qui
arrêteront l’étude de la langue avant de la lire couramment, n’a à peu près aucun rapport avec le problème
des humanités antiques (NdA).
19
Plus exactement, « La pédagogie et la vie », Esprit 22, 1954, op. cit., p. 906-941. (NdE)
20
Propos de C. Marcilhacy, ibid., p. 836 et p. 839 (NdE).
21
Propos de C. Marcilhacy, ibid., p. 839 (NdE).
22
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), ibid., p. 907 (NdE).
8 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
par la tradition des Jésuites et du lycée napoléonien. Je crains que les « projets
d’organisation », avec lesquels nous avons tendance à identifier la réforme de
l’enseignement, ne restent lettre morte, si nous ne transformons pas profondément la vie
sociétaire qui naît de la transmission de la culture par la parole. Nous nous épuisons en
projets architectoniques, en réformes structurales, qui risquent d’être annulées par la
perpétuation des mêmes errements touchant la vie de la classe et le régime des
examens. Par exemple, je ne vois pas que l’on puisse transmettre les « humanités » —
gréco-latines et modernes — sans un changement profond de nos mœurs scolaires ; les
grandes œuvres exigent des lectures amples, des discussions dirigées dans des groupes
d’étude peu nombreux, d’où serait éliminé ce qui demeure encore de la relation du Maître
et de l’Esclave dans nos cours magistraux, enfin des interrogations et des travaux écrits
incorporés à l’examen terminal. Encore une fois, le droit de protester contre une
conception utilitaire de l’enseignement, contre une invasion de la formation
professionnelle anticipée, doit se mériter et se gagner par la vitalité même de notre
enseignement des humanités. La Vie ? C’est dans le contenu culturel lui-même qu’il faut
la créer.
Il est trop évident que notre régime d’examens et de concours est la clef de ce
problème de l’école et de la vie. Une réforme de l’enseignement qui se contenterait de
transformer le recrutement social de nos établissements et de modifier le cycle des
programmes dans un « tronc commun » du secondaire serait inopérante, si elle ne
mettait pas la pioche à notre édifice d’examens et de concours. André Latreille le dit avec
force : « Ces créations, le maintien ou le renforcement des examens sont le résultat
d’une conspiration de presque tous les éléments de la nation. »
23
L’esclavage des
enseignants sous les programmes et le bourrage des enfants, la falsification de la vie
sociétaire de la classe par la préoccupation de l’examen ou du concours, la stratification
d’une série de mandarinats dans la nation
24
, sont autant de maladies professionnelles du
langage
[p. 201]
provoquées dans la vie sociétaire de l’enseignement par le champignon
de l’examinite. Il faut avouer que nous n’avons pas tiré les conséquences de cette
critique, hélas, impeccable. Une étude complète de la Réforme de l’Enseignement devrait
prendre à bras-le-corps ce problème des examens et des concours. Les deux clés sont le
baccalauréat et l’agrégation ; il faudrait ajouter sans doute les concours des grandes
écoles, mais je connais mal la question.
Pour ce qui est de l’agrégation je ne peux lire sans tristesse — puisque c’est mon
métier de préparer à l’agrégation — l’impitoyable réquisitoire contre l’agrégation écrit par
quatre candidats pourtant victorieux
25
: « Nous avons tous le sentiment que l’essentiel de
notre culture, nous l’avons acquis en dehors de l’agrégation, avant ou après. »
26
; « En
fait, dans notre spécialité tout au moins, le concours d’agrégation ne répond à aucun des
buts qu’on peut raisonnablement lui fixer. »
27
; « Grotesque mascarade qui nous a obligés
des mois durant à pontifier dans un vide intellectuel total ! »
28
; « Tous, nous sommes
plus ou moins “vidésˮ, nous ne savons pour combien de temps, et par conséquent plus ou
moins inaptes à une tâche qui réclamerait de nous une communication de la vie aux
23
Propos d’A. Latreille, ibid., p. 925 (NdE).
24
Des numéros indiqués par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées à l’examen, ibid., p. 925-928 (NdE).
25
Des numéros indiqués ici par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées à l’agrégation, ibid., p. 929-932.
Celles-ci reprenaient un rapport rédigé collectivement par quatre étudiants en histoire-géographie, envoyé
à la rédaction quelques années plus tôt. Ces agrégés proposaient en conclusion de supprimer l’agrégation,
ou de la transformer sur le mode de celle de droit ou de médecine (NdE).
26
Ibid., p. 929 (NdE).
27
Ibid., p. 930 (NdE).
28
Ibid., p. 931 (NdE).
9 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
autres... »
29
Et les victimes du concours !... Le gaspillage d’espoir et de santé psychique
que représente l’échec !... Chacune des phrases de ce réquisitoire me frappe au cœur de
mon métier ; je crains qu’elles ne soient vraies et qu’il n’y ait pas d’autre réforme de
l’agrégation que sa suppression pure et simple. Je n’ignore pas la gravité d’une telle
proposition ; tant de lustre, en France et à l’étranger, est attaché à cette institution
spécifiquement française. Mais quand l’esprit de caste et le respect des vieilles choses
auront cessé de nous aveugler, il faudra bien, je le crains, nous rendre à l’évidence ;
cette opération chirurgicale est peut-être la condition de la santé du corps tout entier.
Peut-être faut-il attendre que le nouveau C.A.P.E.S. ait confirmé ses qualités
30
pour que
l’on puisse mettre hardiment la cognée à l’arbre de l’agrégation. Les vices intellectuels de
la préparation à l’agrégation me paraissent trop graves pour pouvoir être compensés par
la qualité des éléments de tête que ce forçage permet de dégager. Ce qu’on gagne au
début de la carrière des meilleurs, ne l’obtiendrait-on pas d’un plus grand nombre, si
l’Université exigeait plus d’effort de culture après les examens d’accès ? Notre régime ne
tient pas compte de ce que l’on apprend en enseignant et pour enseigner ; à vrai dire
notre système de barrages successifs n’exige pas du tout qu’on
[p. 202]
se cultive
après être entré dans la carrière ; peut-être même décourage-t-il d’un effort ultérieur de
culture. Je verrais volontiers l’institution d’une hiérarchisation — dans les promotions et
dans les primes annexées au traitement — en fonction du travail des enseignants
postérieurement à leur entrée en fonction. Le doctorat d’Université devrait peut-être
prendre la place qu’il a dans la plupart des autres pays ; un esprit de recherche plus libre,
un travail plus spontané et plus joyeux, un équilibre mental plus grand me paraissent
pouvoir être attachés à ce titre plutôt qu’à l’agrégation. Enfin l’Université n’a pas
seulement à encourager et récompenser le travail « post-concours » des enseignants, elle
doit en créer l’occasion et le goût : année sabbatique, voyages, conférences de
spécialités, etc. L’idée générale est la suivante : étaler sur la carrière l’effort qui est
concentré actuellement sur le forçage de l’agrégation.
Je crois que si notre édifice universitaire était dégagé par en haut, et guéri de ce mal
chronique de l’examinite, toute la maison recommencerait à respirer et à vivre. Et
d’abord nos Facultés des Lettres et des Sciences. La licence serait préparée dans un
meilleur esprit, si l’ombre de l’agrégation ne pesait pas déjà sur elle et si des réformes
annexes étaient jointes (extension du régime des « séminaires » ; création de postes de
« tuteurs » ou de conseillers en faveur d’étudiants avancés qu’on retiendrait ainsi dans les
Facultés au lieu de les laisser se perdre dans quelque internat éloigné et qui serviraient
de lien entre, d’une part, le travail de séminaire et de préparation des travaux écrits, et,
d’autre part, les enseignements magistraux et les travaux pratiques ; développement des
activités culturelles de liaison entre disciplines trop tôt cloisonnées à l’âge de l’étudiant ;
encouragement à la culture extra-universitaire et à la vie communautaire parmi les
étudiants, etc.). Peut-être faudrait-il aussi incorporer officiellement les notes des travaux
écrits de l’année et de travaux personnels libres dans la note terminale de la licence.
L’idée générale, c’est toujours : dégager la culture du carcan de l’examen et du
concours ; car c’est cela la « vie », dans l’univers du discours que constitue l’Université.
Quant au baccalauréat, nos suggestions ont été un peu courtes, mais bien orientées :
« on peut atténuer les effets de l’’examinite’ en limitant les épreuves à un oral pour les
élèves dont les moyennes annuelles seraient supérieures à une certaine note, en les
complétant par des entretiens avec le candidat et surtout en y diminuant la part de la
29
Ibid., p. 931 (NdE). Zadou-Naïsky [auteur d’un « Projet d’organisation de l’enseignement », ibid., p. 965-
981 (NdE)] n’est pas moins sévère, pas moins justement sévère (NdA).
30
Des numéros indiqués ici par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées au C.A.P.E.S., ibid., p. 933-941
(NdE).
10 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
mémoire et des exercices académiques »
31
. Zadou-Naïsky insiste aussi sur le rôle des
« épreuves de capacité » et des travaux personnels libres
32
. Il faut avouer que tout cela
reste vague et appelle une étude
[p. 203]
systématique. L’idée générale, me semble-t-
il, devrait être de transformer le baccalauréat en un diplôme de fin d’études secondaires
dans lequel : 1° les notes données aux travaux exécutés durant les années terminales
(ou de l’année terminale) seraient incorporées à la note finale ; 2° l’ampleur de l’examen
serait réduite pour les bons élèves ; 3° l’examen serait passé dans les établissements
eux-mêmes, sous la responsabilité d’une commission mixte composée des professeurs de
l’établissement qui connaissent le candidat et de professeurs extérieurs à l’établissement
qui ne le connaissent pas, afin d’additionner les avantages des deux situations et
d’atténuer leurs inconvénients.
Je ne pense aucunement que les examens soient un mal en soi. Ils ont la valeur de
toutes les sanctions : ils provoquent du dehors à l’effort par la récompense et la punition.
Ils sont une expression de la justice et de l’égalité dans l’accès aux professions publiques
et privées. Ils ont une certaine valeur de critère des capacités et du savoir. Le problème
n’est donc pas de tendre à les supprimer. Le problème est de les ramener à leur rôle
légitime, au-delà duquel ils deviennent une manière de perversion sociale. Il n’est pas
douteux que nous avons dépassé en France ce point critique, cette cote d’alerte, et que
la refonte de notre système d’examens et de concours est aussi importante que celle du
« plan d’études » proprement dit dans l’économie d’ensemble d’une Réforme de
l’Enseignement.
4° J’ajouterai, pour finir, que le problème de « l’école et la vie » ne me paraît pas se
limiter à la pédagogie de la classe et au régime des examens, mais qu’il a un rapport
certain avec un autre problème, celui des « deux écoles », l’école publique et l’école
privée. Nous avons consacré naguère un cahier d’Esprit à cette question
33
; mais nous
avons négligé, dans le cahier consacré à la Réforme de l’Enseignement, de montrer la
connexion des deux problèmes et surtout la connexion des solutions des deux problèmes.
En un sens, il était sage de ne pas mêler les deux questions et de ne pas faire dépendre
la Réforme de l’Enseignement public de la solution donnée au problème national et
politique du statut de l’école, ce problème étant pour l’instant dans l’impasse. Mais, après
coup, il n’est peut-être pas inutile d’apercevoir les liens entre les deux groupes de projets
qu’Esprit a élaborés séparément.
Si notre système d’examen est si rigide, n’est-ce pas parce qu’il faut faire
comparaître les enfants des deux écoles devant des étrangers à leurs études ? Si notre
appareil administratif laisse si peu de place aux initiatives locales, aux créations et aux
aventures pédagogiques marquées par des personnalités douées, n’est-ce pas parce que
l’État a été obligé de dresser en face de l’école confessionnelle
[p. 204]
une machine
d’un seul tenant, directement unifiée par un règlement central ? Le résultat est que nous
nous usons en projets architectoniques qui sont censés révolutionner l’édifice scolaire de
bas en haut et de haut en bas ; nous sommes condamnés par notre système tout d’une
pièce à la loi du tout ou rien ; l’expérimentation libre et limitée y est à peu près
31
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), ibid., p. 928 (NdE).
32
Z
ADOU
-N
AÏSKY
G., « Projet d’organisation de l’enseignement », ibid., p. 974-980 (NdE).
33
Ricœur semble faire ici référence au numéro intitulé Propositions de paix scolaire (Esprit 17, n° 154 ; son
nom n’apparaît pas, toutefois, parmi ceux des contributeurs). Une seconde livraison traita la même année
du même sujet : Suite aux propositions de paix scolaire. Critiques et compléments (Esprit 17, n° 160).
Ricœur s’exprimera directement sur la question de la laïcité scolaire dans la revue de la Fédération
protestante qu’il dirige ; voir par exemple « Le Protestantisme et la question scolaire [conférence dans le
cadre “Positions protestantes”, Strasbourg, février 1954] », Foi-Éducation 24, 1954, p. 48-59. (NdE)
11 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
impossible et même inconcevable. Bien plus, la Réforme de l’Enseignement apparaît
comme une réforme partielle de l’appareil de l’État et ne semble pas possible en dehors
d’un mouvement de rénovation affectant les autres institutions. Un regret revient sans
cesse sous la plume de nos correspondants : la Réforme de l’Enseignement n’a pas eu
lieu, parce que les autres réformes n’ont pas eu lieu.
C’est ici que les solutions que nous avons proposées pour résoudre le conflit des deux
écoles me paraissent également valables pour résoudre le problème de « la vie et
l’école ». Nous avions proposé de donner à l’Université le statut d’une institution
autonome, distincte de l’administration publique, gérée par les maîtres, les familles et les
représentants de l’État ; nous avions suggéré que cette Université de la Nation, ce corps
social désétatisé, ait la structure la plus différenciée qui soit compatible avec l’unité
minimale d’un organisme cohérent, de manière à incorporer des formules géographiques
variées, des formules pédagogiques diverses, des expériences originales, et pas
seulement des traditions consolidées. Je suis convaincu que toutes les suggestions que
nous avons faites dans notre récent numéro ne trouveront leur champ d’application que
dans une telle Université autonome.
En particulier, tant que le secteur éducatif de la nation n’aura pas été décollé de
l’État, comme un secteur différencié, — et « pédagogisé » (si j’ose dire !) dans la mesure
où il sera dépolitisé — et tant que cette Université n’aura pas procédé à sa radicale
décentralisation, je doute que nous guérissions de notre examinite chronique ; le
« monstre froid » dont parle Jean-Marie Domenach restera « accroupi sur notre système
scolaire, qu’il régente et digère à la fois, l’Examen, pourvoyeur à son tour d’une autre
bête, plus farouche encore, le Concours »
34
.
On me dira : comment pouvez-vous à la fois prôner le « tronc unique » de
l’enseignement secondaire et cette décentralisation géographique et fonctionnelle de
l’Université ? Je ne vois aucune contradiction entre une unification du plan d’étude que
tout établissement aurait à respecter, et une décentralisation de l’expérience
pédagogique d’une part, et de la distribution des grades universitaires d’autre part ; nous
avons déjà cette décentralisation pour la licence, par exemple, où la structure des
certificats est une affaire nationale, la conduite des études et l’appréciation
[dernière
page]
des candidats une affaire intérieure des Facultés. Il me semble que la France a ici
un problème spécial, très différent de celui des pays anglo-saxons par exemple ; dans ces
pays, en Amérique surtout, la dispersion des grades académiques est totale ; un Master
of Arts de tel Collège, de telle Université vaut tant, celui d’une autre institution vaut
tant ; les expériences pédagogiques sont variées, voire anarchiques ; les établissements
d’État (qui ne sont jamais aux États-Unis des établissements fédéraux) étendent leurs
propres ramifications à travers ce dédale d’institutions privées, le plus souvent de haute
qualité. Nous n’avons pas à imiter ce système ; chaque pays hérite une structure
éducative liée à une aventure nationale strictement inimitable. Nous ne pouvons faire
que notre Université ne soit le produit d’abord de la sécularisation d’un système clérical
tendant déjà à la centralisation, puis du centralisme jacobin et napoléonien, puis de la
lutte de la République et de l’Église. On n’a pas les ancêtres qu’on veut. Il faut travailler,
si l’on peut dire, avec ceux que l’histoire donne. Nous avons donc à préserver un certain
héritage, caractérisé en particulier par une grille nationale de diplômes et par un plan
national des études ; nous n’avons aucunement à créer artificiellement les conditions
d’une anarchie des grades académiques à laquelle une autre nation peut être ajustée par
la coutume. Mais il nous faut aller, je crois, aussi loin qu’il est possible dans le sens de
l’autonomie de gestion, d’invention et d’expérience, sans rompre pour autant l’unité
34
Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), Esprit 22, 1954, op. cit., p. 924 (NdE).
12 La parole est mon royaume
IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205
approximative de niveau dans l’attribution des grades universitaires et sans ruiner l’unité
d’intention et de plan du programme des études. Bref nous avons à la fois à remembrer
notre plan d’étude dans un « tronc commun » du secondaire et à autonomiser les unités
pédagogiques. L’exemple des autres pays prend ici sa valeur ; il peut nous guérir de
notre propre dogmatisme, en nous révélant que notre expérience pédagogique est aussi
contingente que celle des autres, et nous inciter à corriger les vices de notre système,
qui souvent sont inverses de ceux de tel pays étranger, mais qui sont aussi la rançon de
réelles qualités que l’étranger nous reconnaît.
Voilà en quel sens les deux problèmes de « l’École et la Nation » et de « la Réforme de
l’Enseignement » me paraissent solidaires, en dépit des circonstances qui nous
contraignent à les disjoindre. L’appel de la vie, dans le cadre même d’une institution du
langage, conduit à de radicales mises en question. Mais l’appel de la vie ne peut nous
mener à nous renier comme enseignants, à avoir honte de parler seulement. Car pour
nous, enseignants, nous n’avons pas d’autre vœu, à travers tous nos projets de réforme
de l’enseignement, que de pouvoir enfin parler dans nos classes.
Paul R
ICŒUR
1 La parole est mon royaume IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205 Hegel auho religieu Note éditoriale Ce texte est paru dans la revue Esprit en 1955, dans un numéro placé sous le signe de la « Réforme de l’enseignement » 1 . Comme les essais de Henri-Irénée Marrou, Albert Béguin et Paul Fraisse aux côtés desquels il figure, il fait un large écho au numéro d’Esprit paru en juin 1954, consacré lui aussi à la « Réforme de l’enseignement » 2 . La notice rédactionnelle placée en tête de la livraison de 1955 précise à l’intention des lecteurs que cette fois les « essais de réflexion [sont] moins strictement orientés vers les réformes à réaliser pratiquement. Ils reprennent, dans l’optique personnelle et selon l’expérience de chacun de leurs auteurs, la question de fond que l’on peut désigner comme le dilemme “culture-éducation” » 3 . Il est vrai que la livraison de 1954 était surtout riche en enquêtes, analyses chiffrées et états des lieux : parti du constat général de la grande misère de l’enseignement (trop peu d’écoles au regard de l’accroissement de la population scolaire) et du caractère totalement insuffisant de la réforme entreprise par le gouvernement, déplorant le caractère très inégalitaire de l’accès à l’enseignement supérieur, le numéro faisait le tour des nombreux problèmes (le rôle des humanités, la place du latin, l’enseignement de la philosophie et de la médecine, l’enseignement technique, etc.) auxquels la France, mal remise du récent conflit, se devait de faire face mieux qu’elle n’avait commencé à le faire. Dans sa contribution personnelle à ce grand débat, Ricœur reprend, défend et approfondit certaines positions prises en juin 1954 par la rédaction d’Esprit et par ses collaborateurs. Son essai est révélateur d’une certaine méthode de travail et d’engagement de la pensée. Il s’appuie tout d’abord sur une élaboration conceptuelle préalable, en l’occurrence le couple travail-parole, qui avait fait l’objet d’un essai paru lui aussi dans Esprit, en 1953 4 . « Travail et parole » comportait déjà des motifs inspirés de préoccupations politiques et sociales du moment, par exemple la survalorisation de la notion de travail dans la pensée sociale, notamment marxiste 5 . Il faisait partie de ces écrits de circonstance que Ricœur a choisi de présenter comme tels dans sa préface à Histoire et vérité 6 , mais qui n’en offraient pas moins, selon lui, les éléments essentiels de sa pensée « éthique », et plus particulièrement politique 7 . « La parole est mon royaume » est, par comparaison avec « Travail et parole », encore davantage lié aux circonstances qui ont motivé la réflexion ; Ricœur peut s’y livrer à des raccourcis précieux, des fulgurances, en ne s’embarrassant pas des étapes qui le mènent aux concepts : ici, les concepts de travail et parole sont justifiés par leur usage même au sein de la discussion. Dans un texte comme celui-ci, Ricœur s’engage encore 1 « La parole est mon royaume », Esprit 23, 1955, n° 223 (Réforme de l’enseignement), p. 192-205. 2 Esprit 22, 1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 801-981. 3 Esprit 23, 1955, n° 223 (Réforme de l’enseignement), p. 177. 4 Ricœur, « Travail et parole » (1953), Esprit 21, 1953, n° 198, p. 96-117, repris dans Histoire et vérité, Paris, Éditions du Seuil, 1955, 1964, p. 210-233. 5 Ricœur s’y inquiétait de l’inflation de la notion de travail, où celui-ci en vient à « désigne[r] toute la condition incarnée de l’homme, puisqu’il n’est rien que l’homme n’opère par une activité laborieuse ; il n’est rien d’humain qui ne soit praxis » (ibid., p. 211). L’expression d’une forme civique et philosophique d’inquiétude (« c’est précisément cette apothéose du travail qui m’inquiète. Une notion qui signifie tout ne signifie plus rien », écrivait-il alors, ibid., p. 211) trouvait alors sa réponse dans la dialectique des concepts, Ricœur choisissant de lier travail et parole. 6 Ricœur, « Préface », Histoire et vérité, op. cit., p. 7sq. 7 « Travail et parole » (comme « Vérité et mensonge », « L’homme non-violent et sa présence à l’histoire », « État et violence » et « Le paradoxe politique »), relève explicitement d’une « critique de civilisation ; on y tente une reprise réflexive de certaines pulsions civilisatrices de notre époque ; tous ces textes sont orientés vers une pédagogie politique », non sans lien d’ailleurs avec la pensée d’Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit (ibid., p. 7). La parole est mon royaume IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205 © Fonds Ricœur 2 La parole est mon royaume IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205 plus résolument dans des débats d’actualité, ancrant, mois après mois, sa réflexion dans la vie sociale, attestant — comme le veut ce texte même — que l’utilité sociale de l’intellectuel, sa dignité, est de mettre sa compétence propre — sa capacité à parler — au service de la société 8 . (Daniel Frey, pour le Fonds Ricœur). Résumé : Dans « La parole est mon royaume », paru en 1955 dans un numéro d’Esprit placé sous le signe de la « Réforme de l’enseignement », Ricœur reprend, défend et approfondit certaines positions prises en juin 1954 par la rédaction d’Esprit et par ses collaborateurs, en s’appuyant notamment sur sa propre élaboration conceptuelle du couple travail-parole. Mots-clés : Enseignement ; Université ; formation professionnelle ; Humanités ; latin ; traduction. Rubrique : Autour d’Histoire et vérité & réflexions sociales et politiques dans le sillage du christianisme social (1946-1967). ~ p. 192 u’est-ce que je fais quand j’enseigne ? Je parle. Je n’ai pas d’autre gagne-pain et je n’ai pas d’autre dignité ; je n’ai pas d’autre manière de transformer le monde et je n’ai pas d’autre influence sur les hommes. La parole est mon travail ; la parole est mon royaume. Mes élèves auront pour la plupart une autre relation avec les choses et les hommes ; ils construiront quelque chose avec leurs mains ; ou bien ils parleront et écriront dans des bureaux, des magasins, des administrations ; mais leur parole ne sera pas une parole qui enseigne ; ce sera un fragment d’action, un ordre, un plan, une ébauche d’action. Ma parole ne commence aucune action, ne commande aucune action qui puisse tomber directement ou indirectement dans la production ; je parle seulement pour communiquer à la génération adolescente ce que sait et ce que cherche la génération adulte. Cette communication par la parole d’un savoir acquis et d’une recherche en mouvement est ma raison d’être : mon métier et mon honneur. Je ne serai pas jaloux de ceux qui sont « dans la vie », qui ont « prise sur le réel », comme disent les enseignants mécontents d’eux-mêmes. Mon réel et ma vie, c’est l’empire des mots, des phrases et des discours. Je peux parcourir le vaste champ des matières enseignées : chacune d’elles s’est suscité une manière de parler qui l’articule en elle-même, l’exprime pour moi-même et l’annonce pour un autre. Si j’enseigne les mathématiques, je deviens, dans l’acte d’enseigner, le mot qui s’épuise dans la dénomination exacte, la phrase réduite à la signification pure, le discours constructeur de la preuve, bref la parole scellée par la nécessité. Si j’enseigne la poésie, je m’approche, avec les ressources de ma prose, d’un langage qui, à l’inverse du langage exactement signifiant, dit infiniment au-delà de ce qu’il signifie, d’un langage qui crée et recrée la substance des présences et des correspondances par [p. 193] l’union charnelle du sens et de la voix. Si j’enseigne les sciences de la nature, je suis le serviteur d’un autre langage, qui décrit le monde, qui articule simultanément le fait et la loi, qui véhicule l’objectivité de tous mes objets et 8 Tous les italiques sont de Ricœur. Les notes de Ricœur inchangées sont signalées par (NdA) — note de l’auteur. Les notes qui ne sont pas de sa plume ou les ajouts sont signalés par (NdE) — note de l’éditeur. Q 3 La parole est mon royaume IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205 l’universalité de tous les énoncés sur le monde. Si je suis historien, j’entre dans un discours qui est né du récit et qui tend vers la rigueur d’une langue capable de transformer une trace en document, d’analyser et de relier, de reconstruire et de faire revivre. Si j’enseigne les langues vivantes, je suis au service de la pure communication, par-delà la différence des langues ; je lutte contre la différence, je cherche l’autre homme dans son autre langue et dans l’écriture de ses œuvres. Si j’enseigne la philosophie, c’est encore à l’édification d’un discours que je me dévoue, d’un discours qui ne soit plus seulement symbole comme celui du mathématicien, mais réalité ; qui ne soit plus seulement poésie, mais vérité ; qui ne soit plus fait, mais condition de possibilité ; qui ne soit plus récit, mais ordre et raison. L’Université, c’est l’Univers des puissances multiples du langage dans le moment de la communication du « dire ». Dès lors il est une seule chose qu’une Réforme de l’Enseignement ne peut se proposer d’atteindre : la fin du règne de la parole dans l’enseignement ! Toute réforme est réforme à l’intérieur du langage qu’une génération parle à l’autre pour lui transmettre les fruits et le mouvement de sa culture. Tel est le noyau de toute méditation préjudicielle à une réforme de l’enseignement en général ; le reste se construit sur cette base ; le reste : et d’abord tout ce que nous appelons éducation. C’est une véritable vie en commun qui naît autour de la communication du savoir, une vie sociétaire qui a ses règles, son esprit et son cœur ; et l’homme tout entier s’y exerce. Mais cette vie n’est pas la vie dans les métiers, dans la cité, dans le monde ; c’est une vie complète — ou du moins la vie de l’école devrait être une vie digne de ce nom —, mais cette vie est entièrement réglée par la tâche majeure de la parole et non par l’efficience professionnelle. C’est pourquoi il est exclu qu’une réforme de l’enseignement puisse se proposer d’édifier la vie sociétaire de la classe, de l’école, de l’Université à l’image des relations humaines dans la vie professionnelle ; cette vie ne peut être une anticipation ou une reproduction à échelle réduite de la vie réelle, si l’on décide d’appeler vie réelle la vie professionnelle, l’insertion de l’homme dans la division sociale du travail ; cette vie est la vie propre d’une communauté engendrée par la communication du savoir d’une génération à une autre. L’école est éducatrice parce qu’elle est enseignante, et non l’inverse. [p. 194] Guidé par cette réflexion préjudicielle, je tente de faire le tour des faux problèmes qu’Esprit a contribué à dissiper dans le numéro spécial consacré à la Réforme de l’Ensei- gnement 9 , et aussi le tour des vrais problèmes que ce numéro a orientés vers une solution raisonnable. 1° Il est faux que notre pays ait à se repentir de sa tradition universitaire et à réduire la part de la culture désintéressée dans l’enseignement — qu’il s’agisse de théorie mathématique, de connaissance des cultures étrangères, d’histoire et de géographie, d’humanités classiques, de philosophie —, sous prétexte qu’il doit maintenant accélérer sa modernisation. C’est vrai que l’industrialisation est l’impératif majeur pour notre pays, s’il doit survivre même comme pays de haute culture. Mais l’alternative : culture désintéressée ou spécialisation anticipée, est un faux dilemme à l’âge scolaire avant la fin de l’actuel second degré. Je suis frappé au contraire par le langage que tiennent les technologues : le retard à la spécialisation est, dans le monde moderne, nous disent-ils, un facteur d’ajustement ; si l’adaptation aux techniques doit être de haute qualité, c’est- à-dire si elle doit réserver une part de mobilité professionnelle, d’ajustement polyvalent, de coordination entre techniques spéciales, si elle doit rester intelligente et inventive, il faut qu’elle soit culturellement dominée. Vue du point de vue technologique, cette culture 9 Esprit 22, 1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 801-981 (NdE). 4 La parole est mon royaume IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205 qui nous apparaissait tout à l’heure comme l’alternative du langage opposée au monde de l’action, prend figure de retard à la spécialisation ; à ce titre, l’ajournement dans l’adaptation est une fonction de l’adaptation elle-même ; elle est comme le « grand détour » entre l’homme et ses pouvoirs. Bien plus, même d’un point de vue technologique, la culture désintéressée, la « théorie » au sens le plus large du mot, est loin de se réduire à cette fonction de délai dans l’adaptation. Nous savons aujourd’hui que le loisir dégagé par la productivité du travail pose un problème qui tendra à devenir aussi important que celui de l’ajustement au travail, celui de l’emploi du loisir ; désormais toute culture doit préparer au travail et au loisir, au rythme travail-loisir ; or dans le loisir, l’homme, usager des biens et des services que la technique met à son service, affronte un cycle nouveau de problèmes qui ne se posent plus en termes techniques d’adaptation, mais en termes éthiques de maîtrise. Il faut même dire que toute maîtrise implique le pouvoir de se déprendre des objets sur lesquels nous cherchons à avoir prise pour en jouir. Cette déprise ne va pas sans une certaine mesure de protestation anti- technologique. Je dirai paradoxalement que toute culture introduit non seulement un délai dans l’adaptation, mais encore un facteur de désadaptation, de [p. 195] désenchantement, de désensorcellement technique, sans lequel l’homme moderne ne peut faire un bon usage des biens de civilisation. Principalement dans une économie consomptive comme celle vers laquelle nous semblons de plus en plus nous orienter, la culture ne peut se définir seulement en termes de retard à la spécialisation, c’est-à-dire à l’ajustement, mais aussi en termes de désajustement aux biens qui constituent de plus en plus le monde de l’« immédiateté ». La tâche de la culture est ainsi de provoquer en permanence un report de la désirabilité, des biens immédiats produits par la civilisation technique vers des biens d’accès plus difficile, vers des plaisirs culturels plus complexes et plus rares. Cette fonction de désadaptation par rapport à l’immédiateté, qui me paraît être le grand problème du loisir (et en général de la jouissance des biens que nous consommons), met en déroute toute philosophie étroitement pragmatiste de la culture, toute philosophie qui pense l’homme en termes d’adaptation au milieu ; ou bien, si l’on veut à tout prix garder ce concept d’adaptation pour assurer la continuité entre les sciences de l’homme et les sciences naturelles, il faut dire que l’adaptation de l’homme au monde artificiel de ses œuvres implique une certaine désadaptation à l’égard des objets de sa désirabilité élémentaire. Autant dire que le concept d’adaptation se détruit lui-même au contact de ce milieu paradoxal que l’homme se crée à lui-même par son histoire culturelle. Voilà pourquoi je vois dans le dévouement de l’Université à toutes les puissances du langage une des formes de « ce service que la parole rend au travail » 10 . Notre Université, dans la mesure où elle transmet une culture vivante (ce qui pose un autre problème qui ne doit pas être mêlé avec celui de l’intention fondamentale d’une entreprise d’enseignement en général) doit se refuser à la tentation technicienne, je veux dire à la tentation de hâter l’adaptation de l’individu à son futur métier ; elle peut et elle doit s’y refuser à la fois pour des raisons technologiques tenant aux conditions d’une bonne adaptation aux techniques des métiers, et pour des raisons éthiques tenant aux conditions d’un bon usage des biens de jouissance ; ces deux séries de raisons la ramènent à son traditionnel service de la parole. C’est pourquoi je me sens en plein accord avec des formules telles que celles-ci : « L’aptitude à apprendre et à s’adapter tard devrait être l’objet primordial de l’enseignement, ou plutôt de l’éducation. » 11 — « [Notre siècle] sait que l’humanité étant condamnée à devenir une fourmilière de 10 Ricœur reprend ici le titre d’une section de son « Travail et parole » (1953), Esprit 21, 1953, n° 198, p. 114 (repris dans R ICŒUR Paul, Histoire et vérité, Paris, Éditions du Seuil, 1955, 1964, p. 230 – NdE). 11 Les chiffres renvoient aux pages d’Esprit, numéro spécial sur La Réforme de l’Enseignement (NdA). Ricœur reprend ici un propos tenu par « plusieurs professeurs », cité dans « Réponses à l’enquête », Esprit 22, 1954, n° 215 (Réforme de l’enseignement), p. 831 (NdE). 5 La parole est mon royaume IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205 spécialistes, il [p. 196] faut distraire les spécialistes de l’oppression des choses en leur fournissant les moyens d’accéder à une culture générale, à une culture humaine. » 12 – « Car chaque pas que les civilisations modernes font vers le matérialisme, elles devraient l’accompagner de l’écart nécessaire pour éviter la boue. » 13 Au reste, cet appel que le monde de la technique lance à la culture est aussi celui que lui lance la démocratie politique. Les deux exigences sont connexes dans la mesure où l’État, un parti, ou le Parti, usent des moyens psychologiques qui ressortissent au même enchantement que la publicité dans la vie économique. À cet égard je contresigne les déclarations si libérales, au plein sens du mot, d’Althusser sur la classe de philosophie considérée comme « école de réflexion, de critique et de libération intellectuelle » 14 . Finalement, les deux fonctions de la culture sont liées : fonction de la « théorie » en face de la spécialisation et de la formation professionnelle prématurée, fonction de la réflexion en face de la pression totalitaire venue de la sphère politique. 2° Si nous serrons maintenant de plus près le problème, et si nous passons de l’intention la plus générale de la culture à la question de la place légitime des « humanités » — je ne dis pas du latin — dans la culture, un second problème nous affronte : est-il vrai que l’usage que la bourgeoisie a fait de la culture en général et des « humanités » en particulier pour asseoir et consolider sa suprématie de classe justifie une critique radicale de cette culture et de ces humanités, — je veux dire une critique qui exclut qu’on en récupère le sens pour un autre type de civilisation et, plus modestement, pour un autre contexte social de notre enseignement secondaire ? Ici aussi Esprit aura aidé à éliminer une fausse alternative. C’est un fait que « la population universitaire est l’image renversée de la population active : c’est ainsi que les deux tiers de la population active que constituent les travailleurs fournissent un neuvième de la population universitaire, tandis que le dernier tiers, constitué par les classes bourgeoises ou moyennes, donne les huit neuvièmes de ses étudiants à l’Université » 15 . Il y a donc une bataille à mener pour briser « cette persévérance à déshériter de la culture les deux tiers » 16 des enfants de ce pays et pour rapprocher la composition sociale de nos établissements scolaires de celle de la nation. Mais nous entrons en pleine confusion lorsque nous mêlons à ce procès celui de « l’intel- lectualisme » de notre enseignement secondaire, ou de « l’abstraction » coupée de la vie, ou celui du « formalisme » sans prise sur le réel. Il y a là certes un problème, dont on aura à dire un mot plus loin ; mais ce [p. 197] problème pédagogique concerne la manière d’enseigner les humanités ; il ne doit pas être mêlé au problème social de la signification bourgeoise des « humanités ». Nous avons au contraire à poser, avec la plus grande rigueur possible, le problème du rôle non plus général des enseignements théoriques qui composent en bloc la culture, mais particulièrement des « humanités » dans une société moderne en voie d’industrialisation rapide. La dénonciation de notre enseignement secondaire comme enseignement de classe est une chose, la réflexion critique sur la fonction des humanités dans une société non-bourgeoise en est une autre. Il est parfaitement exact qu’actuellement la culture non spécialisée joue en faveur d’une classe qui confirme son empire sur le travail des autres par sa maîtrise du langage et finalement par la rhétorique ; mais la tâche de l’avenir est précisément de libérer la signification universelle des humanités de sa fonction directe ou indirecte d’exploitation sociale, en étendant à tous le bénéfice de ces humanités. 12 Propos de J.-P. Hébert, ibid., p. 831 (NdE). 13 Propos de J.-P. Hébert, ibid., p. 834 (NdE). 14 A LTHUSSER Louis, « L’enseignement de la philosophie », ibid., p. 862 (NdE). 15 Propos de M. Cayol, ibid., p. 867 (NdE). 16 Propos de J.-J. Mayoux, ibid., p. 868 (NdE). 6 La parole est mon royaume IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205 Cette fonction universelle des « humanités » n’apparaît que si, d’autre part, on dissocie le destin de la culture classique de l’apprentissage des langues mortes. Le problème du latin est ici l’arbre qui cache la forêt. Non seulement le problème du latin ne coïncide pas avec celui des humanités gréco-latines, mais celui-ci ne coïncide pas avec celui des humanités pris dans sa totalité. Le problème du latin n’épuise pas celui des études classiques ; sur ce point les correspondants d’Esprit n’ont rien énoncé de scandaleux, ni même de révolutionnaire, quand ils ont dit que l’accès à la littérature latine et grecque est un problème distinct de celui de l’apprentissage du latin (et plus rarement, du grec) ; en vérité cette rupture est déjà consommée et nous nous la cachons autant que nous pouvons ; nos élèves n’accèdent plus à la culture antique par l’étude des langues mortes. Pire : l’illusion que l’apprentissage des langues mortes est la voie royale conduisant au sanctuaire de l’âme antique est responsable d’un système qui prive de cette culture l’immense majorité des enfants qui « ne font pas de latin ». Notre devoir est de rendre, ou plutôt de donner enfin à tous, dans le « tronc commun » du secondaire, la culture latine et grecque que seules peuvent donner actuellement la lecture et l’étude des œuvres de l’Antiquité à travers des traductions. Il n’est pas juste qu’Homère, Eschyle, Platon, Lucrèce, Tacite soient réservés à ceux qui finalement ne peuvent pas les lire dans le texte, mais sont au plus capables de « mettre en bon français » vingt lignes d’un auteur en trois heures de travail. J’entends les objections : on n’accède pas à une culture par des traductions ! J’avoue que l’argu- ment ne m’impressionne pas du tout ; il vaut [p. 198 évidemment pour la formation des maîtres, non pour l’initiation des enfants, de tous les enfants à une culture, surtout à la culture d’une langue morte. Aussi bien, nous avons presque tous découvert Tolstoï, Dostoïevski et Kierkegaard en traduction ; sans doute aussi Shakespeare, Cervantès et Dante, n’est-ce pas ? Les langues sont faites, pour être parlées — si possible — et traduites, faute de mieux ; la traduction est le destin normal des langues, surtout si elles sont mortes ; l’épreuve de la traduction est même une épreuve et une preuve d’universalité. Tant mieux pour ceux qui, en outre, lisent (?) les chœurs d’Eschyle dans le texte ! Le vrai problème est, à mon sens, premièrement de créer un véritable enseignement d’humanités antiques, indépendamment du débrouillage des langues mortes (qui a d’autres qualités mais peu de rapport avec la culture gréco-romaine) ; deuxièmement, de trouver le juste équilibre entre les humanités antiques et les humanités modernes. Avec ce second point nous abordons l’autre face du problème des humanités : le problème des humanités gréco-latines n’est pas tout le problème des humanités. La vérité est que la place de la culture gréco-latine est aujourd’hui contestée au sein même de notre mémoire culturelle ; nous sommes passés progressivement d’un régime culturel déterminé presque exclusivement par notre passé méditerranéen, à un régime culturel déterminé également par les cultures vivantes du monde entier 17 . La culture gréco-latine derrière nous et les cultures étrangères à côté de nous se disputent en nous-mêmes la primauté ; aujourd’hui les cultures anglaise, allemande, espagnole, italienne, russe, nous instruisent et nous assiègent ; demain l’Extrême-Orient frappera avec plus d’insistance aux portes de notre entendement et de notre sensibilité. Pour ma part je défendrais vigoureusement les humanités gréco-latines — dignes de ce nom — contre un excès de modernisme fondé sur l’argument que seules les cultures du monde actuel sont vivantes. Le problème des humanités gréco-latines est celui-ci : pouvons-nous nous offrir libéralement à toutes les influences aussi divergentes du monde actuel, sans en même temps nous ré-enraciner dans nos origines, afin de préserver dans cette grande 17 Brun et Marquet ont remarquablement posé le problème du latin et de la culture, ibid., p. 849-852. D’une manière générale l’article tout entier — « Le latin à sa place » — est juste et raisonnable (NdA). 7 La parole est mon royaume IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205 compétition, qui ne cessera de s’élargir géographiquement et de devenir plus intime, la fermeté d’une personnalité culturelle originale. La culture gréco-latine est le moyen privilégié pour rééquilibrer l’âme moderne de plus en plus livrée à l’exotisme culturel. Il faut avoir un « soi » pour communiquer avec les « autres » ; il faut [p. 199] avoir une mémoire et une fidélité pour écouter les autres et apprendre d’eux 18 . Nous n’avons donc pas à défendre le latin, mais à fonder les humanités et à les restituer à tous les enfants dans le « tronc commun » du secondaire. Ainsi conçues, les humanités dépassent le destin de la société bourgeoise. Dans un enseignement secondaire commun à tous, recruté dans toutes les classes de la société et à l’image de cette société, la culture gréco-latine (elle-même distinguée de l’apprentissage des langues mortes en tant qu’exercice pédagogique) trouverait enfin sa vérité ; elle ne serait plus l’instrument et l’ornement verbal d’une classe dirigeante, mais la mémoire de ce secteur d’humanité à quoi nous sommes maintenant réduits sur la planète ; elle ne serait plus un exercice tronqué, résiduel, pratiqué sur un cadavre linguistique, mais la lecture vivante des grandes œuvres qui donnent aux hommes une part de leur humanité. 3° Est-ce à dire qu’il n’y ait pas de problème concernant « l’école et la vie », pour reprendre la troisième des rubriques de l’enquête Esprit ? 19 Nullement ; mais ce problème concerne moins l’orientation de notre enseignement que sa pédagogie. La vie qui fait défaut à notre enseignement, c’est d’abord celle des œuvres et des pensées qu’il est censé transmettre. Pour prendre un exemple dans le domaine que nous venons de quitter, celui des humanités, ce qu’il faut reprocher à cet enseignement, ce n’est pas de ne pas embrayer sur le « réel », sur la « vie » — ces reproches méconnaissent totalement la distance que la culture institue par rapport au réel et à la vie, par la grâce du langage et des œuvres écrites. Nous avons à lui reprocher d’avoir perdu le contact avec son propre contenu humain, avec sa « raison » et son « mystère », comme dit si bien Christiane Marcilhacy 20 . « On redoutera d’autant moins de faire à l’enseignement scientifique et technique toute sa place que la part non scientifique de notre enseignement aura transformé son esprit et ses méthodes. » 21 Encore faut-il que cet enseignement ne [p. 200] tue pas les humanités mais leur rende la vie et transmette cette vie aux adolescents. Voilà le vrai problème ; c’est précisément si on ne s’égare pas du côté des faux problèmes de « la séparation entre le verbe et la pratique contemporaine » 22 , que celui de la vie propre de la culture transmise prend toute son acuité. Si l’on cherche dans cette direction, on s’engage dans une série de questions qui vont beaucoup plus loin qu’une réforme des programmes ; si l’on peut faire un reproche à l’enquête d’Esprit et aux réponses qui ont été faites, c’est de n’avoir pas donné assez d’ampleur à la critique du régime des études dans notre enseignement, tellement marqué 18 Ceci dit, l’enseignement du latin comme langue morte pose un problème secondaire, mais réel, qui perdra de son acuité le jour où la culture latine et grecque sera récupérée dans un enseignement authentique des humanités. Il est très raisonnable de reconnaître au latin la valeur d’une discipline formatrice, comparable à celle des mathématiques. Son rôle d’introduction grammaticale, morphologique, syntaxique et stylistique au français est indéniable ; encore que le français doive surtout être enseigné à tous pour lui-même ; le latin n’est-il pas enseigné pour lui-même, sans référence à son passé, du moins au niveau de l’ensei- gnement secondaire ? Finalement, malgré tous ses mérites, l’enseignement du latin pour les élèves qui arrêteront l’étude de la langue avant de la lire couramment, n’a à peu près aucun rapport avec le problème des humanités antiques (NdA). 19 Plus exactement, « La pédagogie et la vie », Esprit 22, 1954, op. cit., p. 906-941. (NdE) 20 Propos de C. Marcilhacy, ibid., p. 836 et p. 839 (NdE). 21 Propos de C. Marcilhacy, ibid., p. 839 (NdE). 22 Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), ibid., p. 907 (NdE). 8 La parole est mon royaume IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205 par la tradition des Jésuites et du lycée napoléonien. Je crains que les « projets d’organisation », avec lesquels nous avons tendance à identifier la réforme de l’enseignement, ne restent lettre morte, si nous ne transformons pas profondément la vie sociétaire qui naît de la transmission de la culture par la parole. Nous nous épuisons en projets architectoniques, en réformes structurales, qui risquent d’être annulées par la perpétuation des mêmes errements touchant la vie de la classe et le régime des examens. Par exemple, je ne vois pas que l’on puisse transmettre les « humanités » — gréco-latines et modernes — sans un changement profond de nos mœurs scolaires ; les grandes œuvres exigent des lectures amples, des discussions dirigées dans des groupes d’étude peu nombreux, d’où serait éliminé ce qui demeure encore de la relation du Maître et de l’Esclave dans nos cours magistraux, enfin des interrogations et des travaux écrits incorporés à l’examen terminal. Encore une fois, le droit de protester contre une conception utilitaire de l’enseignement, contre une invasion de la formation professionnelle anticipée, doit se mériter et se gagner par la vitalité même de notre enseignement des humanités. La Vie ? C’est dans le contenu culturel lui-même qu’il faut la créer. Il est trop évident que notre régime d’examens et de concours est la clef de ce problème de l’école et de la vie. Une réforme de l’enseignement qui se contenterait de transformer le recrutement social de nos établissements et de modifier le cycle des programmes dans un « tronc commun » du secondaire serait inopérante, si elle ne mettait pas la pioche à notre édifice d’examens et de concours. André Latreille le dit avec force : « Ces créations, le maintien ou le renforcement des examens sont le résultat d’une conspiration de presque tous les éléments de la nation. » 23 L’esclavage des enseignants sous les programmes et le bourrage des enfants, la falsification de la vie sociétaire de la classe par la préoccupation de l’examen ou du concours, la stratification d’une série de mandarinats dans la nation 24 , sont autant de maladies professionnelles du langage [p. 201] provoquées dans la vie sociétaire de l’enseignement par le champignon de l’examinite. Il faut avouer que nous n’avons pas tiré les conséquences de cette critique, hélas, impeccable. Une étude complète de la Réforme de l’Enseignement devrait prendre à bras-le-corps ce problème des examens et des concours. Les deux clés sont le baccalauréat et l’agrégation ; il faudrait ajouter sans doute les concours des grandes écoles, mais je connais mal la question. Pour ce qui est de l’agrégation je ne peux lire sans tristesse — puisque c’est mon métier de préparer à l’agrégation — l’impitoyable réquisitoire contre l’agrégation écrit par quatre candidats pourtant victorieux 25 : « Nous avons tous le sentiment que l’essentiel de notre culture, nous l’avons acquis en dehors de l’agrégation, avant ou après. » 26 ; « En fait, dans notre spécialité tout au moins, le concours d’agrégation ne répond à aucun des buts qu’on peut raisonnablement lui fixer. » 27 ; « Grotesque mascarade qui nous a obligés des mois durant à pontifier dans un vide intellectuel total ! » 28 ; « Tous, nous sommes plus ou moins “vidés ˮ , nous ne savons pour combien de temps, et par conséquent plus ou moins inaptes à une tâche qui réclamerait de nous une communication de la vie aux 23 Propos d’A. Latreille, ibid., p. 925 (NdE). 24 Des numéros indiqués par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées à l’examen, ibid., p. 925-928 (NdE). 25 Des numéros indiqués ici par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées à l’agrégation, ibid., p. 929-932. Celles-ci reprenaient un rapport rédigé collectivement par quatre étudiants en histoire-géographie, envoyé à la rédaction quelques années plus tôt. Ces agrégés proposaient en conclusion de supprimer l’agrégation, ou de la transformer sur le mode de celle de droit ou de médecine (NdE). 26 Ibid., p. 929 (NdE). 27 Ibid., p. 930 (NdE). 28 Ibid., p. 931 (NdE). 9 La parole est mon royaume IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205 autres... » 29 Et les victimes du concours !... Le gaspillage d’espoir et de santé psychique que représente l’échec !... Chacune des phrases de ce réquisitoire me frappe au cœur de mon métier ; je crains qu’elles ne soient vraies et qu’il n’y ait pas d’autre réforme de l’agrégation que sa suppression pure et simple. Je n’ignore pas la gravité d’une telle proposition ; tant de lustre, en France et à l’étranger, est attaché à cette institution spécifiquement française. Mais quand l’esprit de caste et le respect des vieilles choses auront cessé de nous aveugler, il faudra bien, je le crains, nous rendre à l’évidence ; cette opération chirurgicale est peut-être la condition de la santé du corps tout entier. Peut-être faut-il attendre que le nouveau C.A.P.E.S. ait confirmé ses qualités 30 pour que l’on puisse mettre hardiment la cognée à l’arbre de l’agrégation. Les vices intellectuels de la préparation à l’agrégation me paraissent trop graves pour pouvoir être compensés par la qualité des éléments de tête que ce forçage permet de dégager. Ce qu’on gagne au début de la carrière des meilleurs, ne l’obtiendrait-on pas d’un plus grand nombre, si l’Université exigeait plus d’effort de culture après les examens d’accès ? Notre régime ne tient pas compte de ce que l’on apprend en enseignant et pour enseigner ; à vrai dire notre système de barrages successifs n’exige pas du tout qu’on [p. 202] se cultive après être entré dans la carrière ; peut-être même décourage-t-il d’un effort ultérieur de culture. Je verrais volontiers l’institution d’une hiérarchisation — dans les promotions et dans les primes annexées au traitement — en fonction du travail des enseignants postérieurement à leur entrée en fonction. Le doctorat d’Université devrait peut-être prendre la place qu’il a dans la plupart des autres pays ; un esprit de recherche plus libre, un travail plus spontané et plus joyeux, un équilibre mental plus grand me paraissent pouvoir être attachés à ce titre plutôt qu’à l’agrégation. Enfin l’Université n’a pas seulement à encourager et récompenser le travail « post-concours » des enseignants, elle doit en créer l’occasion et le goût : année sabbatique, voyages, conférences de spécialités, etc. L’idée générale est la suivante : étaler sur la carrière l’effort qui est concentré actuellement sur le forçage de l’agrégation. Je crois que si notre édifice universitaire était dégagé par en haut, et guéri de ce mal chronique de l’examinite, toute la maison recommencerait à respirer et à vivre. Et d’abord nos Facultés des Lettres et des Sciences. La licence serait préparée dans un meilleur esprit, si l’ombre de l’agrégation ne pesait pas déjà sur elle et si des réformes annexes étaient jointes (extension du régime des « séminaires » ; création de postes de « tuteurs » ou de conseillers en faveur d’étudiants avancés qu’on retiendrait ainsi dans les Facultés au lieu de les laisser se perdre dans quelque internat éloigné et qui serviraient de lien entre, d’une part, le travail de séminaire et de préparation des travaux écrits, et, d’autre part, les enseignements magistraux et les travaux pratiques ; développement des activités culturelles de liaison entre disciplines trop tôt cloisonnées à l’âge de l’étudiant ; encouragement à la culture extra-universitaire et à la vie communautaire parmi les étudiants, etc.). Peut-être faudrait-il aussi incorporer officiellement les notes des travaux écrits de l’année et de travaux personnels libres dans la note terminale de la licence. L’idée générale, c’est toujours : dégager la culture du carcan de l’examen et du concours ; car c’est cela la « vie », dans l’univers du discours que constitue l’Université. Quant au baccalauréat, nos suggestions ont été un peu courtes, mais bien orientées : « on peut atténuer les effets de l’’examinite’ en limitant les épreuves à un oral pour les élèves dont les moyennes annuelles seraient supérieures à une certaine note, en les complétant par des entretiens avec le candidat et surtout en y diminuant la part de la 29 Ibid., p. 931 (NdE). Zadou-Naïsky [auteur d’un « Projet d’organisation de l’enseignement », ibid., p. 965- 981 (NdE)] n’est pas moins sévère, pas moins justement sévère (NdA). 30 Des numéros indiqués ici par Ricœur renvoyaient aux pages consacrées au C.A.P.E.S., ibid., p. 933-941 (NdE). 10 La parole est mon royaume IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205 mémoire et des exercices académiques » 31 . Zadou-Naïsky insiste aussi sur le rôle des « épreuves de capacité » et des travaux personnels libres 32 . Il faut avouer que tout cela reste vague et appelle une étude [p. 203] systématique. L’idée générale, me semble-t- il, devrait être de transformer le baccalauréat en un diplôme de fin d’études secondaires dans lequel : 1° les notes données aux travaux exécutés durant les années terminales (ou de l’année terminale) seraient incorporées à la note finale ; 2° l’ampleur de l’examen serait réduite pour les bons élèves ; 3° l’examen serait passé dans les établissements eux-mêmes, sous la responsabilité d’une commission mixte composée des professeurs de l’établissement qui connaissent le candidat et de professeurs extérieurs à l’établissement qui ne le connaissent pas, afin d’additionner les avantages des deux situations et d’atténuer leurs inconvénients. Je ne pense aucunement que les examens soient un mal en soi. Ils ont la valeur de toutes les sanctions : ils provoquent du dehors à l’effort par la récompense et la punition. Ils sont une expression de la justice et de l’égalité dans l’accès aux professions publiques et privées. Ils ont une certaine valeur de critère des capacités et du savoir. Le problème n’est donc pas de tendre à les supprimer. Le problème est de les ramener à leur rôle légitime, au-delà duquel ils deviennent une manière de perversion sociale. Il n’est pas douteux que nous avons dépassé en France ce point critique, cette cote d’alerte, et que la refonte de notre système d’examens et de concours est aussi importante que celle du « plan d’études » proprement dit dans l’économie d’ensemble d’une Réforme de l’Enseignement. 4° J’ajouterai, pour finir, que le problème de « l’école et la vie » ne me paraît pas se limiter à la pédagogie de la classe et au régime des examens, mais qu’il a un rapport certain avec un autre problème, celui des « deux écoles », l’école publique et l’école privée. Nous avons consacré naguère un cahier d’Esprit à cette question 33 ; mais nous avons négligé, dans le cahier consacré à la Réforme de l’Enseignement, de montrer la connexion des deux problèmes et surtout la connexion des solutions des deux problèmes. En un sens, il était sage de ne pas mêler les deux questions et de ne pas faire dépendre la Réforme de l’Enseignement public de la solution donnée au problème national et politique du statut de l’école, ce problème étant pour l’instant dans l’impasse. Mais, après coup, il n’est peut-être pas inutile d’apercevoir les liens entre les deux groupes de projets qu’Esprit a élaborés séparément. Si notre système d’examen est si rigide, n’est-ce pas parce qu’il faut faire comparaître les enfants des deux écoles devant des étrangers à leurs études ? Si notre appareil administratif laisse si peu de place aux initiatives locales, aux créations et aux aventures pédagogiques marquées par des personnalités douées, n’est-ce pas parce que l’État a été obligé de dresser en face de l’école confessionnelle [p. 204] une machine d’un seul tenant, directement unifiée par un règlement central ? Le résultat est que nous nous usons en projets architectoniques qui sont censés révolutionner l’édifice scolaire de bas en haut et de haut en bas ; nous sommes condamnés par notre système tout d’une pièce à la loi du tout ou rien ; l’expérimentation libre et limitée y est à peu près 31 Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), ibid., p. 928 (NdE). 32 Z ADOU -N AÏSKY G., « Projet d’organisation de l’enseignement », ibid., p. 974-980 (NdE). 33 Ricœur semble faire ici référence au numéro intitulé Propositions de paix scolaire (Esprit 17, n° 154 ; son nom n’apparaît pas, toutefois, parmi ceux des contributeurs). Une seconde livraison traita la même année du même sujet : Suite aux propositions de paix scolaire. Critiques et compléments (Esprit 17, n° 160). Ricœur s’exprimera directement sur la question de la laïcité scolaire dans la revue de la Fédération protestante qu’il dirige ; voir par exemple « Le Protestantisme et la question scolaire [conférence dans le cadre “Positions protestantes”, Strasbourg, février 1954] », Foi-Éducation 24, 1954, p. 48-59. (NdE) 11 La parole est mon royaume IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205 impossible et même inconcevable. Bien plus, la Réforme de l’Enseignement apparaît comme une réforme partielle de l’appareil de l’État et ne semble pas possible en dehors d’un mouvement de rénovation affectant les autres institutions. Un regret revient sans cesse sous la plume de nos correspondants : la Réforme de l’Enseignement n’a pas eu lieu, parce que les autres réformes n’ont pas eu lieu. C’est ici que les solutions que nous avons proposées pour résoudre le conflit des deux écoles me paraissent également valables pour résoudre le problème de « la vie et l’école ». Nous avions proposé de donner à l’Université le statut d’une institution autonome, distincte de l’administration publique, gérée par les maîtres, les familles et les représentants de l’État ; nous avions suggéré que cette Université de la Nation, ce corps social désétatisé, ait la structure la plus différenciée qui soit compatible avec l’unité minimale d’un organisme cohérent, de manière à incorporer des formules géographiques variées, des formules pédagogiques diverses, des expériences originales, et pas seulement des traditions consolidées. Je suis convaincu que toutes les suggestions que nous avons faites dans notre récent numéro ne trouveront leur champ d’application que dans une telle Université autonome. En particulier, tant que le secteur éducatif de la nation n’aura pas été décollé de l’État, comme un secteur différencié, — et « pédagogisé » (si j’ose dire !) dans la mesure où il sera dépolitisé — et tant que cette Université n’aura pas procédé à sa radicale décentralisation, je doute que nous guérissions de notre examinite chronique ; le « monstre froid » dont parle Jean-Marie Domenach restera « accroupi sur notre système scolaire, qu’il régente et digère à la fois, l’Examen, pourvoyeur à son tour d’une autre bête, plus farouche encore, le Concours » 34 . On me dira : comment pouvez-vous à la fois prôner le « tronc unique » de l’enseignement secondaire et cette décentralisation géographique et fonctionnelle de l’Université ? Je ne vois aucune contradiction entre une unification du plan d’étude que tout établissement aurait à respecter, et une décentralisation de l’expérience pédagogique d’une part, et de la distribution des grades universitaires d’autre part ; nous avons déjà cette décentralisation pour la licence, par exemple, où la structure des certificats est une affaire nationale, la conduite des études et l’appréciation [dernière page] des candidats une affaire intérieure des Facultés. Il me semble que la France a ici un problème spécial, très différent de celui des pays anglo-saxons par exemple ; dans ces pays, en Amérique surtout, la dispersion des grades académiques est totale ; un Master of Arts de tel Collège, de telle Université vaut tant, celui d’une autre institution vaut tant ; les expériences pédagogiques sont variées, voire anarchiques ; les établissements d’État (qui ne sont jamais aux États-Unis des établissements fédéraux) étendent leurs propres ramifications à travers ce dédale d’institutions privées, le plus souvent de haute qualité. Nous n’avons pas à imiter ce système ; chaque pays hérite une structure éducative liée à une aventure nationale strictement inimitable. Nous ne pouvons faire que notre Université ne soit le produit d’abord de la sécularisation d’un système clérical tendant déjà à la centralisation, puis du centralisme jacobin et napoléonien, puis de la lutte de la République et de l’Église. On n’a pas les ancêtres qu’on veut. Il faut travailler, si l’on peut dire, avec ceux que l’histoire donne. Nous avons donc à préserver un certain héritage, caractérisé en particulier par une grille nationale de diplômes et par un plan national des études ; nous n’avons aucunement à créer artificiellement les conditions d’une anarchie des grades académiques à laquelle une autre nation peut être ajustée par la coutume. Mais il nous faut aller, je crois, aussi loin qu’il est possible dans le sens de l’autonomie de gestion, d’invention et d’expérience, sans rompre pour autant l’unité 34 Propos de J.-M. Domenach (texte de liaison), Esprit 22, 1954, op. cit., p. 924 (NdE). 12 La parole est mon royaume IIA68, dans Esprit (Réforme de l'enseignement) 23/2 (1955) février, 192-205 approximative de niveau dans l’attribution des grades universitaires et sans ruiner l’unité d’intention et de plan du programme des études. Bref nous avons à la fois à remembrer notre plan d’étude dans un « tronc commun » du secondaire et à autonomiser les unités pédagogiques. L’exemple des autres pays prend ici sa valeur ; il peut nous guérir de notre propre dogmatisme, en nous révélant que notre expérience pédagogique est aussi contingente que celle des autres, et nous inciter à corriger les vices de notre système, qui souvent sont inverses de ceux de tel pays étranger, mais qui sont aussi la rançon de réelles qualités que l’étranger nous reconnaît. Voilà en quel sens les deux problèmes de « l’École et la Nation » et de « la Réforme de l’Enseignement » me paraissent solidaires, en dépit des circonstances qui nous contraignent à les disjoindre. L’appel de la vie, dans le cadre même d’une institution du langage, conduit à de radicales mises en question. Mais l’appel de la vie ne peut nous mener à nous renier comme enseignants, à avoir honte de parler seulement. Car pour nous, enseignants, nous n’avons pas d’autre vœu, à travers tous nos projets de réforme de l’enseignement, que de pouvoir enfin parler dans nos classes. Paul R ICŒUR
Page
Title
IIA68 La parole est mon royaume
Aucune donnée à afficher
Ricoeur, Paul (1913-2005), “La parole est mon royaume”, 1955, IIA068, Fonds Ricœur. Consulté le 3 juil. 2025, https://bibnum.explore.psl.eu/s/psl/item/66709
À propos
Dans "La parole est mon royaume", paru en 1955 dans un numéro d’"Esprit" placé sous le signe de la "Réforme de l’enseignement", Ricœur reprend, défend et approfondit certaines positions prises en juin 1954 par la rédaction d’"Esprit" et par ses collaborateurs, en s’appuyant notamment sur sa propre élaboration conceptuelle du couple travail-parole.
Notice
Contributeur
Site du contributeur
Éditeur
Date de création
1955
Textes en liaison
Autour d’"Histoire et vérité" & réflexions sociales et politiques dans le sillage du christianisme social (1946-1967)
Langue
fre
Type
Texte
Description physique
pp. 92-205
Sujets
Enseignement
Université
Formation professionnelle
Humanités
Latin
Traduction
Vedettes Rameau
Source
IIA068
Fonds Ricœur
Identifiant
ark:/18469/mwp3
Détenteur des droits
Fonds Ricœur
Numérisation Fonds Ricœur